Les Coudées franches - Ligaran - E-Book

Les Coudées franches E-Book

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Extrait: "Il arrive un moment vers la fin de l'été, surtout dans les années sèches, où la campagne des environs de Paris devient tout à fait inhabitable, j'entends pour les gens qui se respectent. Les gens qui se respectent sont ceux qui ont beaucoup d'argent à dépenser et qui, par conséquent, sont plus sensibles que d'autres aux inconvénients de la chaleur..."

À PROPOS DES ÉDITIONS Ligaran :

Les éditions Ligaran proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

● Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
● Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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À un ami inconnu

I

À nous autres conteurs, romanciers ou poètes,
Il nous pleut des amis d’en haut comme d’en bas,
Gens qui, pour leur plaisir, s’attachent à nos pas,
Nous suivent dans un Louvre ou dans un galetas,
Dans la paix du désert ou le fracas des fêtes,
Gens que nous aimons fort et ne connaissons pas.

II

Ce sont nos chers lecteurs, ces lecteurs que sans cesse
Avec des mots choisis notre plume caresse,
Quoique jamais pour nous ils ne se soient gênés,
Car, malgré leur esprit, leur bon goût, leur finesse.
Quand notre histoire est longue ou nos vers mal tournés,
Quand nous les ennuyons, ils nous bâillent au nez

III

Et s’endorment bientôt, ou plantent là le livre.
Mais en revanche aussi, quand nous les amusons,
Comme à notre soleil ils trouvent bon de vivre,
Comme ils prennent leur part du vin qui nous enivre !
Comme ils disent : « Lisez l’auteur que nous lisons ! »
Comme ils prônent nos vers, nos récits, nos chansons !

IV

Et c’est tout ? C’est assez. Un élan sympathique,
Des pleurs sans amertume et bien vite essuyés,
Un sourire aux endroits par la verve égayés,
Un franc éclat de rire à quelque trait comique,
Voilà de quoi se fait la gloire poétique,
Et, quand nous l’obtenons, nous sommes trop payés.

V

Quels honneurs, en effet, égalent cette gloire ?
Quelle victoire est douce après cette victoire ?
Un jour, pourtant, un jour j’obtins mieux que cela
Mon lecteur me rendit un service notoire :
Il s’agissait d’un prix pour œuvre méritoire…
Mes amis se taisaient, un inconnu parla,

VI

Un inconnu célèbre et cité par le monde
Pour unir au talent l’austère probité,
Chéri de quelques-uns, et de tous respecté.
Il possédait du cœur l’éloquence féconde :
Il défendit mes droits qu’appuyait l’équité,
Et je lui dus le prix qui m’était disputé.

VII

Ce procédé, qu’un tiers m’apprit exprès peut-être,
Valait bien une carte ou plutôt une lettre.
Je m’abstins toutefois. C’est qu’entre nous j’eus peur
Que, si mon inconnu venait à me connaître,
Il ne changeât de mode et n’eût cette tiédeur
Qu’ont parfois nos amis, par excès de pudeur.

VIII

Il faut qu’à mon silence enfin je remédie,
Il faut, brave inconnu, m’acquitter envers toi.
Que n’ai-je à faire don de quelque œuvre hardie
Chaude encore des bravos, ou drame ou comédie !
Mais la vieille Thalie est brouillée avec moi.
Ceci n’est qu’un roman, et je te le dédie.

IX

« Ceci n’est qu’un roman ! » Je l’ose dire en vers !
Le roman, n’est-ce pas le cadre riche et vaste
Où vivent nos vertus, nos vices, nos travers,
Cette ample comédie aux cent actes divers,
Dont les milliers d’acteurs brillent par le contraste,
Dont la scène mobile est l’immense univers ?

X

Le roman ! le roman ! c’est l’épopée antique.
Homère nous légua deux romans merveilleux.
L’histoire de Joseph est un roman biblique,
L’Énéide un roman, et quoi que maint classique
Ose arguer encore, nous avons pour aïeux,
Pour devanciers du moins, ses maîtres et ses dieux.

XI

Aujourd’hui le roman, puissante fourmilière,
Croit, s’agite à côté de la Création.
Il n’est plus rêverie, il n’est plus fiction ;
Il est l’humanité vivante, tout entière,
Et, comme il ne subit entrave ni barrière,
Il s’élance aussi loin que va la passion.

XII

Il reproduit le laid comme le beau. Qu’importe !
L’art montre des laideurs qui sont belles à voir.
De les éterniser nous aurons le pouvoir ;
Et de ce lourd butin que l’Avenir emporte,
Peintures de tout prix, tableaux de toute sorte,
Il restera du Siècle un fidèle miroir.

XIII

N’allez pas croire au moins que j’entende et prétende
Qu’on calque le roman sur la réalité.
Des tableaux aux portraits la différence est grande.
Ce n’est pas monsieur tel ou tel qu’on nous demande,
C’est l’homme, et nous faisons pour notre humanité
Ce qu’Apelle autrefois a fait pour la beauté.

XIV

Ici, cher inconnu, j’ouvre une parenthèse
Pour un fait personnel dont je serais fort aise
De me justifier. On dit qu’en plus d’un cas
J’ai peint des gens connus, mais peint du haut en bas,
Si fidèlement peint, que, ne vous en déplaise,
On voit tout ce qu’ils ont et tout ce qu’ils n’ont pas.

XV

C’est une calomnie absurde, et bien crédule
Qui me croirait du goût pour un pareil emploi.
Quand je connais quelqu’un, fût-il plus ridicule
Que monsieur X, eh bien ! il est sacré pour moi.
Qu’on lui réserve ailleurs quelques coups de férule :
Moi, j’ai les yeux fermés sur tout ce que je voi.

XVI

Je suis aveugle et sourd, mes amis. C’est à peine
Si je remarque en vous notre sottise humaine,
Ou, quand vous m’attirez malgré moi, je rends blanc
Ce que j’observe noir, je change de domaine,
Ce que j’ai pris au mont je le donne à la plaine,
Et par là je fais vrai sans faire ressemblant.

XVII

Quant à ces gens connus que je ne connais guère,
Ministres, financiers, grands et petits commis,
Grands et petits seigneurs, c’est le fait du vulgaire
D’aller à tout propos leur déclarer la guerre ;
J’omets toujours sur eux ce qui doit être omis :
Ils sont sacrés pour moi, sans être mes amis.

XVIII

Mais si tous ces gens-là peuvent dormir tranquilles,
Je sais me rattraper sur beaucoup d’inconnus
Que je n’ai pas l’honneur de connaître non plus.
À leurs dépens souvent ils me sont fort utiles.
Ils feraient, pour me fuir, des efforts superflus ;
J’irais les relancer dans les champs, dans les villes,

XIX

Au bout de l’univers, et même encore plus loin.
Car j’ai, pour me servir, une aimable courrière
Qui pourrait devancer la vapeur, au besoin.
Vous ne connaissez pas ma muse romancière ?
(Romantique serait plus joli. Mais j’ai soin,
Monsieur, de m’exprimer d’une manière claire.)

XX

La muse que le Ciel fit au gré de mes vœux
Est un des beaux produits de la race divine.
Ses yeux sont bleus ou noirs, bruns ou blonds ses cheveux ;
Quand je veux elle est grave, et folle quand je veux.
Sitôt qu’elle me rit de sa lèvre enfantine,
Je crois rêver, mon cœur déborde, et je m’incline.

XXI

Elle vécut longtemps hors du monde réel,
Dans ces astres où luit une éternelle aurore.
Elle y vit de fort près les Muses que j’adore,
Et de ses grandes sœurs elle parle sans fiel.
Elle parle de bien d’autres choses encore :
En habitant la terre on se souvient du Ciel.

XXII

Elle n’en a pas moins exploré notre monde,
Des plus humbles hameaux aux plus fières cités.
Elle a fait du beau sexe une étude profonde.
Elle a pu contempler quatre ou cinq Majestés,
Quinze ou vingt sénateurs, autant de députés,
Et, jasant volontiers, volontiers elle fronde.

XXIII

Mais lorsque je l’entends parler trop librement,
Je m’esquive au plus vite, ou lui dis qu’elle ment.
La franchise parfois à des accents barbares.
Je peins les mœurs, il faut les peindre décemment ;
À la vérité même il faut un vêtement :
Je veux être vendu, s’il se peut, dans les gares.

XXIV

Pourtant (jusques à moi le bruit en a couru)
On me trouve imprudent, on m’accuse d’audace.
Ma dernière peinture est d’un ton un peu cru ;
Il faudrait adoucir le trait de place en place,
Et que tel personnage eût au moins disparu.
Un grave magistrat s’en est voilé la face.

XXV

Tu ne t’attendais pas, muse, je parierais,
Au reproche étonnant que tu m’attirerais.
Que veux-tu ? C’est ainsi qu’avec nous on en use.
Tâche qu’à l’avenir tes types soient moins vrais,
Qu’ils n’offrent de nos mœurs qu’une image confuse…
Si tu récidivais, je serais sans excuse.

XXVI

Crains surtout d’attenter à nos hommes de bien.
Si tu peins désormais quelque grand, fais en sorte
Que sa façon d’agir ne soit suspecte en rien,
Qu’il ait un noble cœur, qu’il soit bon citoyen,
Que sur ses intérêts la justice l’emporte,
Et qu’il soit des beaux-arts l’espoir et le soutien.

XXVII

Mais n’ai-je pas risqué six lignes indiscrètes ?
C’est toi, cher inconnu, toi-même qui m’arrêtes.
Ce portrait, en effet, est le tien de tout point.
En y joignant les dons de nos meilleurs poètes.
Je vous aurai rendu, Monsieur, tel que vous êtes,
Et, voyez cependant, je ne vous connais point.
I Une résidence d’été au bord de la mer

Il arrive un moment vers la fin de l’été, surtout dans les années sèches, où la campagne des environs de Paris devient tout à fait inhabitable, j’entends pour les gens qui se respectent. Les gens qui se respectent sont ceux qui ont beaucoup d’argent à dépenser et qui, par conséquent, sont plus sensibles que d’autres aux inconvénients de la chaleur. Le médecin qui vient les voir en ami trois ou quatre fois par semaine, et qui a besoin lui-même d’un peu de repos et de liberté, ne manque jamais alors de leur prescrire de se rendre aux bains de mer, sinon pour prendre des bains, du moins pour jouir d’un air plus vif et plus pur. Quoi de charmant, en effet, comme de se trouver tout à coup au bord de la mer par ces jours brûlants et arides ? Quel spectacle plus sublime que celui de cette immense plaine d’eau qui se déroule sans limite aux regards ? Quel concert plus harmonieux que le murmure de ces vagues qui viennent expirer l’une après l’autre sur le rivage ? Ce n’est pas seulement par les poumons qu’on respire la puissante fraîcheur de l’Océan, il semble qu’on s’en pénètre encore par l’oreille et par les yeux. Pour moi, je n’ai jamais éprouvé un bien-être plus complet que lorsque, me promenant par un beau soir d’été sur quelque falaise, je saisissais au passage les moindres frémissements de la brise, et regardais le soleil descendre sur les flots qu’il empourprait au loin de ses feux.

C’était là sans doute aussi le sentiment de Mme Saugeon, car, depuis plusieurs années déjà, elle ne manquait jamais de venir finir l’été dans sa jolie résidence d’A…, petit village maritime situé à deux lieues environ de la ville de X… La ville de X… est un des points de la France les plus rapprochés de l’Angleterre. Par un temps clair, et sans avoir recours à la lunette, on distingue très bien à l’horizon quelque chose de blanc et de vague : ce sont les côtes de nos chers voisins. X… est, dans la belle saison, le rendez-vous de nombreuses familles anglaises et de quelques familles françaises. On y trouve d’élégantes et larges rues, une plage molle et unie, des vues charmantes ; il y a une fort jolie salle de spectacle, des acteurs détestables, mais remplis de bonne volonté ; on y donne des bals, des concerts, des fêtes de jour, des fêtes de nuit : que faut-il de plus pour s’amuser ? Aussi on s’y amuse généralement pendant trois ou quatre mois de l’année.

Mme Saugeon était une femme qui pouvait avoir tout près de quarante ans, et qui avait dû être fort belle. Il lui en restait des yeux magnifiques, une abondante chevelure noire, une bouche appétissante garnie d’une double rangée de perles. Son teint n’avait plus sans doute le même éclat qu’autrefois ; on remarquait davantage qu’elle avait le front un peu bas, le nez un peu irrégulier, la taille un peu courte : telle qu’elle était néanmoins, elle passait encore, auprès des connaisseurs, pour une beauté majestueuse. Elle était veuve, à en juger par l’apparence, quoique certaines gens prétendissent qu’il y avait un M. Saugeon à Constantinople ou au Pérou. Ce qui me porte à croire qu’elle était réellement veuve, c’est qu’elle agissait avec une liberté qui prouvait suffisamment que personne n’avait droit de contrôle sur sa conduite. Je me trompe pourtant, quand je dis personne. Il y avait quelqu’un à qui elle était désireuse de ne pas déplaire, bien que ce quelqu’un n’eût aucune espèce de droits sur elle, étant lui-même marié et père de famille ; mais c’était un homme considérable, un homme qui occupait une haute position sociale et qui pouvait lui être utile. Il ne résidait point, du reste, pendant toute la saison au château d’A… ; il n’y faisait que de courtes apparitions, et son arrivée était toujours le signal d’une série de fêtes dont il ne prenait pour lui que le plaisir, et dont son aimable hôtesse faisait seule les honneurs avec sa fille.

Mlle Elina Saugeon, fille unique de Mme Saugeon, était une jeune personne qui comptait ses dix-huit printemps depuis déjà quelques années, grande, élancée, admirablement faite, et dont les traits rappelaient ceux de sa mère, mais par le côté le moins avantageux. Ainsi elle avait son front et n’avait pas ses yeux ; elle avait son nez et n’avait pas sa bouche. Elle avait longtemps passé pour rousse, mais ses cheveux avaient bruni sans qu’elle eût rien fait pour cela, et, grâce à sa taille, grâce surtout à l’éclat de son teint, on pouvait dire en parlant d’elle, comme on le disait à X… et même à Paris, la belle Mlle Saugeon. Elle joignait aux dons physiques que je viens de mentionner un aplomb remarquable pour son âge, une grande facilité d’élocution et une certaine culture intellectuelle (j’entends par là qu’elle avait lu tous les romans qu’on avait publiés depuis qu’elle était au monde). Elle parlait haut, riait fort, avait réponse à tout, et aurait tenu tête, au besoin, à quatre ou cinq hommes. Les sujets les plus scabreux ne l’effrayaient pas, au contraire. C’était une personne intrépide de toute façon. Elle montait fort bien à cheval, aimait à fumer sa cigarette après le dîner, et avait renoncé à la danse pour se consacrer exclusivement au culte de la valse. Sa mère qui, tout en lui laissant la plus grande liberté, se vantait pourtant de la surveiller de fort près, sa mère commençait à s’inquiéter un peu de cette effervescence extraordinaire et à craindre qu’Elina ne fît quelque écart nuisible à son établissement, car il était grand temps de l’établir. Mais Mme Saugeon ne connaissait sa fille qu’à demi. Elina Saugeon, quelque ardente qu’elle fût, était encore plus prudente ; elle sentait elle-même la nécessité de se pourvoir d’abord d’un mari, elle avait dressé ses batteries en conséquence, et nous ne tarderons pas à constater que ses visées s’étaient égarées assez haut.

La saison était vraiment admirable. Depuis près de six semaines, il n’était pas tombé une goutte d’eau, et, si les gens de la campagne commençaient à s’en plaindre, les gens de la ville s’en réjouissaient. Chaque matin le soleil se levait radieux, chaque matin la mer revêtait sa belle robe d’azur aux reflets d’or. Mais malheur au touriste qui voulait se donner le plaisir d’une excursion sur la côte ! Le sable brûlait ses pieds imprudents, la chaleur dévorant et obligeait à s’éloigner, à gagner les champs, et là encore il ne trouvait qu’un sol calciné, quelques vestiges d’une herbe rousse, des arbres maigres dont le feuillage grillé ne versait plus d’ombre. Le jour, selon l’expression d’un poète, n’était bon qu’à donner à Morphée ; il fallait pour vivre, pour respirer, attendre la nuit, la nuit avec ses douces clartés, avec ses molles brises qui couraient au-dessus des flots sans y mouiller leurs ailes, et qui, ensuite, se répandaient légères par la ville et par la campagne.

Le château d’A…, situé en face de la mer, à deux cents pieds au-dessus du rivage, ne pouvait offrir dans son parc assez étendu ni bosquets mystérieux ni allées ombreuses. C’est à peine si quelques rangées de sapins avaient résisté aux attaques des vents. On comptait les autres arbres, on les saluait comme des vaincus qui avaient lutté bravement et qui, frappés au front, étaient restés debout, car, à partir d’une certaine hauteur, ils ne portaient tous que des branches mortes. On avait voulu, du moins, que les grâces de la nature suppléassent à ses beautés : une terre riche avait recouvert à grands frais le sol sablonneux ; des arbustes rares, des gazons verts, des massifs de fleurs surprenaient et charmaient les yeux, et une source vive se jouait en cascade sur des rochers et se transformait en rivière pour traverser le parc. Quant au château lui-même, il présentait dans son ensemble un aspect plus bizarre qu’imposant. C’était un vaste bâtiment avec créneaux, tourelles et fenêtres en ogives, flanqué, du côté de la mer, d’une énorme tour dont l’extrémité seule paraissait de construction moderne. On faisait remonter l’existence de cette tour à une très haute antiquité. Elle avait été longtemps en ruine et était presque abandonnée au public, lorsqu’un riche Anglais, l’ayant achetée avec tout le terrain environnant, l’avait restaurée d’après l’ancien plan, et s’était fait bâtir à la suite, en plein dix-neuvième siècle, une demeure toute féodale, entourée de fossés profonds, et dans laquelle on ne pénétrait que par des pont-levis. Puis, son œuvre achevée, il s’en était, dégoûté et l’avait revendue à perte au puissant personnage dont j’ai parlé plus haut.

On aurait pu loger toute une garnison dans ce château gothique ; mais, tel qu’il était, avec ses longues galeries, ses vastes salons, ses dépendances de toute espèce, il suffisait à peine à Mme Saugeon. Mme Saugeon menait grand train. Elle avait quatre chevaux, huit ou dix domestiques ; elle recevait beaucoup ; elle dépensait beaucoup, elle faisait même du bien dans le pays et aimait à donner aux pauvres. Les méchantes langues l’en récompensaient en disant que le bien qu’elle faisait ne lui coûtait pas plus que le reste.

Il y avait au château, cette année-là, outre Mme Saugeon, et sa fille, deux personnes de leur connaissance intime, deux personnes de distinction, M. le comte et Mme la comtesse d’Heudicourt. M. le comte d’Heudicourt était un homme très grand, très maigre, très pâle, avec des yeux éteints, des cheveux et des favoris en filasse, et à qui on aurait pu donner quarante ou quarante-cinq ans, mais qui, pour la raison et pour la manière d’être, n’en avait réellement que vingt. Issu d’une famille illustre que la Révolution de 93 avait ruinée, gentilhomme d’autrefois accoutré en dandy moderne, n’ayant jamais rien appris et ne voulant rien apprendre, il s’était destiné tout jeune à la diplomatie. Il avait même daigné solliciter un emploi, et le fait est qu’à cause de sa naissance et de ses relations, on n’eût pas été fâché de l’adjoindre à quelque ambassade ; mais il n’y avait pas eu moyen : on avait toujours dû attendre qu’il eût acquis un peu plus de maturité. Il avait épousé sa cousine germaine. Ils avaient allié leurs misères plutôt que confondu leurs fortunes, cette cousine n’étant pas plus riche que lui. Mme la comtesse d’Heudicourt était aussi grande, aussi maigre, aussi blonde que son mari, et avait, en outre, de grands yeux verts, un petit nez pointu et une énorme bouche dont on voyait toutes les dents ; mais ce qui la distinguait profondément de M. le comte, c’est qu’elle avait beaucoup d’esprit naturel. Elle y joignait une suprême impertinence et des façons du meilleur genre. On trouvait bien à X… qu’elle avait mauvais ton, mais c’était une opinion de province, et beaucoup de femmes qui la critiquaient eussent été ravies qu’il leur fût permis de lui ressembler. Il est vrai qu’elle avait des vivacités de langage qui pouvaient donner à penser ; on citait d’elle plusieurs mots qui avaient fait scandale. Elle avait dit, par exemple, un certain soir, en parlant de la vertu, que personne n’y croyait plus après souper. Mais si elle était légère en paroles, elle ne l’était pas en conduite ; du moins elle avait le bon goût de sauver les apparences et de ne s’afficher avec personne, peut-être parce qu’elle se compromettait avec tout le monde.

On conçoit qu’une telle femme devait plaire à Mlle Elina Saugeon, et, en effet, elles s’entendaient toutes deux à merveille. Elles faisaient de la musique ensemble, elles montaient à cheval ensemble, elles recevaient ensemble les visites qui venaient de la ville, lorsque Mme Saugeon, sujette à de fréquentes migraines, n’était pas disposée à recevoir. J’ai dit qu’on voyait beaucoup de monde au château d’A…, beaucoup de jeunes gens d’abord, quelques familles du pays, entre autres M. et Mme Tourangeau et leurs filles, deux innocentes colombes qui prenaient déjà des airs de lionnes ; puis des baigneurs, des connaissances de Paris qu’on avait retrouvées à X…, et au premier rang, M. le baron et Mme la baronne Hocart avec leur bonne amie Mme Milo, trois personnes qui ne marchaient jamais l’une sans l’autre. Cette triple union ne s’était point établie sans peine ; la baronne avait d’abord jeté les hauts cris et parlé de séparation, puis elle avait fini par entendre raison, c’est-à-dire par s’accoutumer à Mme Milo, et tout était rentré dans l’ordre.

Nous citerons encore parmi les familiers de la maison Saugeon M. Isidore Leblond et M. César Briquet.

M. Isidore Leblond était, au physique, un garçon de trente-cinq ans environ, un peu gros, un peu trapu, mais leste et nerveux, avec un teint de brique, d’énormes favoris châtains, des traits qui n’avaient rien de désagréable et beaucoup de rondeur dans les manières. Au moral, c’était un homme qui avait plus d’esprit que n’en ont les gens d’affaires, et plus de cœur que n’en gardent ceux qui ont fait fortune. Fils de ses œuvres, il s’était lancé tout jeune avec audace dans les vastes entreprises et menait la vie d’un grand seigneur avec la prudence d’un financier. Quant à M. César Briquet, c’était tout simplement un ancien carrossier du pays, qui avait conservé de sa profession un goût trop prononcé pour les cuirs, mais qui, avec un habit noir et des gants blancs, comme il était grand et pâle, pouvait passer dans une soirée pour un monsieur, pourvu qu’il ne parlât pas. Malheureusement il avait la rage de pérorer, gonflé et joyeux qu’il était de se trouver mêlé à tout ce beau monde. Les gens de X… ne comprenaient point comment la brillante Mme Saugeon pouvait admettre dans son intimité un pareil animal ; mais il était entendu, prêt à tout, très commode pour les commissions, il servait volontiers de cible aux plaisanteries d’Isidore Leblond, et on s’amusait de lui quand on n’avait rien de mieux à faire.

Il y avait quelque temps qu’on n’avait donné de fête au château, le dieu mystérieux pour lequel on y rassemblait tous les plaisirs étant absent : une affaire imprévue l’avait brusquement rappelé à Paris au moment où il venait d’arriver à X… Ce dieu, que nous appellerons M. Guillaume, aimait assez, comme les autres dieux, qu’on ne s’amusât pas trop en son absence. Aussi un bal et un grand dîner avaient-ils été contremandés. On s’occupait d’organiser un concert pour l’époque probable de son retour ; mais comme le concert paraissait un peu maigre, il fut décidé qu’on y joindrait une petite comédie, et on fit choix du Caprice, d’Alfred de Musset.

Mlle Elina, qui s’efforçait en toute occasion de plaire à M. Guillaume, quoique M. Guillaume lût assez dur pour elle et ne lui témoignât aucune espèce de sympathie, ce qui, par parenthèse, n’avait pas peu contribué à faire tomber le bruit qu’elle était sa fille, Mlle Elina s’adjugea la part de la lionne, c’est-à-dire le rôle, de Mme de Léry. La comtesse d’Heudicourt se chargea par bonté d’âme du rôle de la jeune femme délaissée, et le sous-préfet de X…, qui ne croyait point l’administration incompatible avec les plaisirs de l’intelligence, prit celui de M. de Chavigny. Mlle Elina voulait qu’Isidore Leblond fît le domestique, elle l’en pria même à plusieurs reprises ; mais il résista à ses prières et lui conseilla de s’adresser à César Briquet, qu’il se faisait fort d’instruire et de transformer en domestique de bonne maison. César Briquet, malgré sa complaisance ordinaire, ne se rendit pas tout de suite non plus à la proposition de Mlle Elina : il lui répugnait d’endosser la livrée en public, même pour rire ; puis il finit par céder, Isidore lui ayant dit que, dans le grand monde, des ducs remplissaient quelquefois des rôles de valets, lorsqu’on jouait la comédie.

En dépit de ce résultat, Mlle Saugeon garda rancune à Isidore du refus qu’elle avait essuyé. Elle avait avec lui, du reste, des manières assez étranges, l’accueillant tantôt avec une hauteur de grande dame, tantôt avec une familiarité marquée. On eût dit qu’en de certains moments elle se croyait à cent pieds au-dessus de lui, et que, dans d’autres, elle retombait à son niveau, et même au-dessous. Quant à lui, il était toujours avec elle sur un pied de respect ironique et supportait les hauts et les bas avec un flegme imperturbable, flegme qui ne laissait pas de piquer au jeu l’altière demoiselle et de lui faire quelquefois rabattre le vol de ses prétentions matrimoniales jusqu’à M. Leblond lui-même.

Un jour, la répétition venait de finir, le sous-préfet était reparti avec M. Leblond, dont aucun des acteurs ne dédaignait maintenant les conseils, car ce diable de Leblond eût fait au besoin un directeur de spectacle (c’est le comte d’Heudicourt qui parle ainsi) ; Mme Saugeon avait sa migraine ; la comtesse, qui se sentait toute je ne sais comment, s’était mise au lit pour une heure ou deux, lorsqu’un élégant tilbury, conduit par un beau jeune homme, entra dans la cour du château, et, quelques instants après, on vint annoncer à Elina que le prince de Valberg demandait à voir ces dames.

Elina rougit de plaisir, jeta, un coup d’œil sur sa toilette et dit qu’on fît monter le prince au salon, qu’elle allait s’y rendre elle-même. Puis elle se ravisa, songeant sans doute qu’il n’était pas convenable qu’une jeune fille allât toute seule recevoir un jeune homme. Décider sa mère à l’accompagner, il n’y fallait pas songer : Mme Saugeon ne se coiffait jamais ses jours de migraine. Il n’y avait donc que la comtesse qui pût lui servir de chaperon, et elle courut aussitôt à la chambre de la comtesse.

En pénétrant dans le petit salon qui précédait cette chambre, elle trouva la camériste qui lui dit que sa maîtresse dormait. Elina voulut s’en assurer par elle-même et passa outre, en marchant avec précaution sur la pointe des pieds ; mais elle accrocha, par mégarde, avec sa robe, un grand fauteuil qui tomba bruyamment sur le parquet.

La comtesse se dressa sur son lit en criant ; puis reconnaissant Elina :

« Mon Dieu ! qu’y a-t-il ? fit-elle. Est-ce que le feu est au château ?

– Non, ma chère, répondit l’experte jeune fille. Je suis vraiment désolée de ma maladresse… C’est qu’il y a quelqu’un au salon, et je venais voir si vous ne vouliez pas vous lever.

– Non, ma belle, non, et je ne me lèverai pas avant demain matin, car je suis brisée, anéantie.

– Cela vous distrairait peut-être.

– Cela m’achèverait, j’en suis sûre.

– C’est quelqu’un que vous aimez.

– N’importe !

– Je vous en supplie, Gabrielle.

– Ah çà ! qui est-ce donc ? »

Avant de répondre, Elina jeta un regard tout particulier sur la femme de chambre, qui était restée à la porte et qui tourna les talons, sans en demander davantage.

« C’est le prince de Valberg, reprit à voix basse la jeune fille dès qu’elles furent seules.

– Ah ! ah ! Et quel bon vent l’amène ?

– Je ne sais. Mais je ne voudrais pas qu’il partît sans nous avoir vues ; il n’est peut-être ici qu’en passant, pour un jour. Levez-vous, je vous en prie.

– Je ne le puis.

– Vous seriez déjà habillée, si vous aviez voulu !… Levez-vous, je vous le demande en grâce.

– Oh ! ceci n’est pas naturel. Il y a quelque chose. Je ne me lève que si vous êtes franche avec moi.

– Il n’y a rien, je vous jure. Voici votre corset. Le prince m’a fait valser plusieurs fois cet hiver ; il m’a dit des fadeurs par-ci par-là, rien de sérieux. J’ai cru devoir pourtant en parler à ma mère.

– J’approuve ce trait de pudeur. Donnez-moi mes jupes, et appelez Rose. Non, ne l’appelez pas, elle nous espionnerait. Vous me passerez bien ma robe. Et qu’a dit cette chère Mme Saugeon ?

– Ma mère a dit qu’il fallait voir, qu’on ne savait pas ce qui pouvait arriver, que le prince était jeune et ne dépendait que de lui. Mais le grand vizir (c’est ainsi qu’on désignait quelquefois M. Guillaume dans l’intimité de Mme Saugeon), le grand vizir a prétendu que j’étais folle, et que c’était impossible. Moi, je suis assez d’avis que le mot impossible n’est plus français.

– Vous avez raison, surtout pour nous autres femmes. Mais il faut absolument appeler Rose pour me coiffer.

– Cela n’en finirait plus ! Avec deux coups de peigne, je vais réparer tout ce désordre.

– Et quels sont vos projets ?

– Mais de me laisser aimer, si l’on m’aime.

– On vous aime, il n’y a plus à en douter. Vous vous laisserez donc aimer. Et après, ma chère Elina ?

– Après, ma chère Gabrielle ? Cette question m’étonne de votre part.

– Admirablement répondu. Vous êtes digne d’être princesse. Bon, voilà qui est fait. Encore une épingle ici. Mais ne me trouvez-vous pas bien affreuse ?

– Charmante, au contraire.

– Non, je ne puis décidément me présenter ainsi, je lui ferais peur ; je reste.

– De grâce, chère !… Il y a une demi-heure qu’il attend.

– Tant mieux pour vous. Que vous êtes jeune, chère petite ! Il est jeune aussi, lui, très ardent, très dominé par ses goûts ; mais il a eu déjà sept ou huit passions. Ce n’est plus du tout le prince Candide. Prenez garde, c’est chanceux. Il n’a encore épousé personne que je sache.

– Oh ! soyez tranquille, je ne suis plus une enfant.

– Prenez garde ! prenez garde !… »

Et, en échangeant encore quelques mots à voix basse, elles se rendirent dans le grand salon où l’on avait introduit le prince de Valberg, – qui commençait à perdre patience.

II Le prince charmant

Louis-Auguste-Amédée de Valberg n’avait point été appelé par sa naissance à de hautes et brillantes destinées. Fils d’une simple ouvrière, qui était morte en lui donnant le jour, il avait été réclamé par un domestique du prince de Valberg et confié à une femme de la campagne qui, après l’avoir nourri, s’engagea à le garder chez elle moyennant une modique pension. Il y resta jusqu’à l’âge de neuf ans, fort peu distingué des petits rustres avec lesquels il était élevé. Dans cet intervalle, celui qui était réellement son père, mais qui ne voulait pas même passer pour son protecteur, le prince se maria et eut successivement deux fils, qui ne vécurent l’un et l’autre que quelques mois. C’est alors qu’on fit venir de la campagne le jeune Amédée, et qu’on le plaça dans un des premiers lycées de Paris, toujours par les soins du domestique de confiance. Du reste, l’enfant ne connut ni ne vit son père. Il eut d’abord quelque peine à s’habituer à la discipline du lycée et surtout à l’air moins pur qu’il y respirait ; mais, comme il était d’un caractère heureux et facile, et qu’il n’avait pas beaucoup de raisons pour regretter la maison de sa nourrice, il en prit bientôt son parti, travailla de bon cœur, s’amusa de même, et se fit aimer de ses camarades et de ses maîtres, car ceux qui ont été privés des premières affections ont je ne sais quel charme pour s’en acquérir d’autres. Cependant le prince de Valberg avait eu encore deux enfants, encore deux fils, deux héritiers de son grand nom et de son immense fortune, et ceux-là dans des conditions de force et de santé qui devaient lui ôter toute crainte pour l’avenir. Il les éleva, en effet, l’un jusqu’à cinq ans, l’autre jusqu’à six ; mais ils succombèrent aussi au mal qui avait si vite, enlevé les premiers, et leur mère ne tarda point à les suivre. Le prince, frappé de tous les côtés et effrayé du vide qui s’était fait autour de lui, songea pour la seconde fois qu’il lui restait encore un fils. Il s’était demandé avec angoisse à qui il transmettrait son nom et ses biens ; ç’avait toujours été là, depuis la mort de son premier enfant, sa préoccupation la plus sérieuse et la plus vive. Il fit donc venir Amédée qui, à cette époque, touchait à ses dix-huit ans. En face l’un de l’autre, ils se pénétrèrent du premier regard ; le père ouvrit les bras sans parler, le jeune homme s’y précipita de même, car la ressemblance qu’il y avait entre eux était telle qu’elle tenait lieu de toute explication. Amédée quitta le lycée, fut reconnu publiquement par le prince, et vint loger dans son hôtel de la rue de Varennes, avec le titre et tous les privilèges d’un fils unique et bien-aimé.

Il y avait en lui des qualités de cœur et d’esprit qui justifièrent et qui fortifièrent encore chaque jour cette affection tardive. C’était ce qu’on appelle un bon et aimable garçon, avec la franchise et la vivacité de son âge, et cette prudence précoce que possèdent les jeunes gens qui n’ont pas été gâtés à leur début dans la vie. La fortune ne l’éblouit point, comme tant d’autres. Il continua d’aller au-devant de ses camarades et de leur serrer la main lorsqu’il les rencontrait quelque part ; il arrêta même quelquefois son cheval pour échanger avec eux un mot en passant, quoiqu’ils fussent à pied. Seulement le goût qu’il commençait à montrer pour la poésie se porta tout entier sur les chevaux. Le prince était un amateur de premier ordre ; il avait des écuries modèles, il faisait courir chaque année au bois de Boulogne et à Chantilly : il initia tout naturellement son fils aux jouissances du sportman. Il l’initia aussi, par malheur, à d’autres habitudes de haute vie que les pères peuvent tolérer, mais qu’ils ne devraient jamais faciliter. Amédée, de ce côté, n’avait pas besoin d’être encouragé, au contraire. Il se jeta donc à corps perdu dans une existence de plaisirs à laquelle allait bientôt manquer l’ombre même d’un contrôle quelconque. Il y avait deux ans à peine qu’il était sorti du lycée, l’heure de sa majorité n’était pas encore sonnée, lorsque son père tomba malade et mourut tout à coup en l’embrassant et en lui recommandant de se marier de bonne heure et surtout de faire choix d’une femme bien constituée.

Après plusieurs mois donnés à une douleur sincère, Amédée, maître d’une fortune qui s’élevait à plus de six millions et possesseur d’un des plus beaux noms de l’Europe, reprit peu à peu des habitudes dont il n’avait pas encore eu le temps de se lasser ; mais, contrairement à ce qu’on aurait pu craindre, il fit voir tout d’abord qu’en vivant largement, il n’avait point pour cela l’intention de se ruiner. Il avait eu une fois en sa vie d’écolier le prix de calcul. Il s’imposa pour règle de ne dépenser que les trois quarts de ses revenus, garda un vieil intendant qui était honnête, conserva les écuries sans augmenter le nombre des chevaux ; enfin, il fut généreux avec ses maîtresses sans jamais tomber dans une folle prodigalité. Néanmoins, les frais qu’il fit pour l’une d’elles ne laissèrent point de le mettre en relief dans un certain monde et de le désigner comme proie à de certains oiseaux qui cherchaient aventure.

C’était la première affection véritable qu’il eût encore éprouvée. Il n’avait pas volé bien haut pour trouver cette reine de son cœur : papillon d’or, il s’était abattu sur une humble petite fleur éclose dans la boue. Il avait cru qu’elle lui avait donné son âme dans un baiser et qu’il l’avait emportée avec lui jusqu’au ciel où il planait. Un jour, ô déception ! il la surprit… Le complice s’évada ; la coupable, encore novice en tromperie ; n’eut pas l’adresse de se défendre ; Amédée, furieux, se livra à des transports désordonnés, brisa tout ce qui se trouva sous sa main, et s’oublia jusqu’à frapper de sa cravache l’indigne créature qui l’avait trahi. Ce coup de cravache lui fit une réputation de brutalité qu’il ne méritait certes pas, car depuis, en mainte occasion semblable, il se conduisit le plus modérément du monde. Hâtons-nous de dire aussi que son choix ne se ravala plus jamais aussi bas, et qu’il rencontra dans ses nouvelles relations galantes, sinon plus de fidélité, du moins plus de soin et d’habileté à sauver les apparences.

Au moment où le prince Amédée de Valberg se présente à nous, il doit avoir vingt-six ou vingt-sept ans, il est dans toute la fleur et dans toute la force de la jeunesse. Je dirais qu’il est un cavalier accompli s’il était un peu plus grand. Sa taille n’est guère au-dessus de la moyenne ; mais ce léger défaut est amplement racheté par la grâce et la distinction de toute sa personne et par une figure des plus agréables qu’on puisse voir. Il a de jolis cheveux bruns qui frisent naturellement, des yeux d’un bleu profond et pleins de flamme, un nez et une bouche d’une finesse exquise, une barbe pareille aux cheveux, qu’il porte entière, mais très courte, et qui a des reflets d’or ; enfin, des mains et des pieds de femme. Il est impossible de ne pas être séduit tout de suite par le charme attirant de sa physionomie.

Il s’avance au-devant d’Elina et de la comtesse avec cette aisance des gens qui ont l’usage du monde et la conscience de leur position et de leur fortune. Il leur tend familièrement la main à l’une et à l’autre, s’informe de la santé de cette chère Mme Saugeon, se déclare désolé de la savoir souffrante, et débite, non sans agrément, ces phrases banales qui sont comme les droits d’entrée de la conversation. La comtesse et la belle Elina luttent de bonne humeur et d’esprit pour lui donner la réplique. La comtesse était accablée, mourante, il n’y a qu’un quart d’heure : elle n’y était pour personne, même pour son mari ; mais elle n’a pu résister au désir de voir son aimable prince. Ici Elina insinue que ce n’est pas tout à fait exact, que c’est elle, au contraire, qui a décidé la comtesse à se lever et qu’elle n’y est point parvenue sans peine. Là-dessus une petite dispute, qui ne laisse pas d’être flatteuse pour celui qui en est l’objet. Le bel Amédée ne peut dissimuler la secrète satisfaction qu’il éprouve. On parle des Italiens, des dernières courses, du dernier scandale, d’une certaine demoiselle de grande naissance qui a enlevé un capitaine de dragons. Elina s’écrie qu’elle comprend cela et que l’amour excuse tout. On rit beaucoup, elle rit beaucoup elle-même. La conversation monte, monte si haut que nous aurions peine à la suivre. On ne sait pas jusqu’où peuvent s’aventurer en paroles une grande dame et une jeune personne qui ne sont pas bégueules et qui s’en vantent.

Mais voici qu’entre deux éclats de rire, le prince avoue sérieusement qu’il n’est à X… que pour un jour, qu’il le regrette, qu’il doit s’embarquer pour Londres, où ses affaires l’appellent. La comtesse et Elina se récrient là-dessus. Il est impossible qu’il parte, il doit rester : on va s’amuser beaucoup, on attend M. Guillaume ; on donnera des bals, des fêtes, on jouera la comédie. Il faut absolument qu’il reste pour voir Elina dans le rôle de Mme de Léry, et César Briquet dans le rôle du domestique. César Briquet vaut à lui seul qu’on reste quinze jours, César Briquet est ce qu’il y a de plus curieux à voir dans le pays. Le prince hésite, balbutie des excuses ; puis, voyant que la figure de la vive Elina prend tout à coup une teinte marquée de mélancolie, il finit par céder. Le plaisir l’emporte, les affaires attendront. Aussi, lorsqu’il se lève enfin pour prendre congé de ces dames, la comtesse lui dit d’un ton moitié ironique, moitié convaincu, et comme pour résumer l’impression qu’il a produite :

« Vous ne serez plus le prince Amédée ; vous serez pour nous désormais le prince Charmant. »

Le prince Charmant ! Quelle joie à vingt-sept ans d’emporter un tel compliment et d’être obligé de s’avouer qu’on le mérite ! Le jeune homme descend dans la cour, suivi des yeux par les deux belles, monte lestement en voiture, prend les rênes des mains du domestique en adressant à ses chevaux un mot d’amitié, et disparaît bientôt dans un nuage poudreux que dore le soleil. N’est-ce pas ainsi que disparaissent les dieux ? Il se sent dieu lui-même en ce moment ; il ne songe ni à la poussière qui l’aveugle, ni aux rayons qui le brûlent : il ne songe qu’à ces deux femmes qui l’ont véritablement enivré. Il est éperdument épris de l’une ou de l’autre. De laquelle ? De la plus jeune, de la plus belle, et c’est pour elle qu’il a renoncé au voyage de Londres, c’est pour elle qu’il va manquer au rendez-vous qu’une belle dame lui a donné, pour affaires, sur les bords peu fleuris de la Tamise.

Le lendemain dans la soirée, le prince de Valberg revint au château. Mme Saugeon, Elina, le comte et la comtesse avec Isidore Leblond, qu’on avait retenu à dîner, étaient sur une espèce de terrasse, occupés à contempler le coucher du soleil. Elina, qui, à certaines heures, affectait des dispositions poétiques, faisait remarquer à Isidore les délicates nuances d’or pâle dont se teignaient les nuages. Il lui avait dit qu’il n’aimait pas le jaune ; elle n’en persistait pas moins dans son admiration prolixe, et il avait fini par l’écouter d’un air de finesse béate qui n’appartenait qu’à lui, se contentant de répondre de temps en temps par politesse : « Oui, c’est beau, c’est très beau. »

Mais, dès qu’Amédée parut, Isidore n’obtint plus un mot ni un regard. Mme Saugeon n’imita point sa fille en cela. Elle accueillit le prince en femme accoutumée à frayer avec les puissances, et, après lui avoir exprimé ses regrets de ne l’avoir pas vu la veille, elle lui présenta comme un de ses bons amis Isidore Leblond, qu’elle traitait, en toute circonstance, avec une bienveillance marquée. Mme Saugeon savait que, dans notre société moderne, un homme qui gagne beaucoup d’argent est un homme considérable aux yeux de tous.