Erhalten Sie Zugang zu diesem und mehr als 300000 Büchern ab EUR 5,99 monatlich.
Extrait : "Ce n'est pas sans regrets que je meurs. Je regrette de ne pouvoir en aucune façon prévoir ce que deviendront mes idées. C'est une faiblesse, et qui ne va pas sans souffrance : quel est le sort que les hommes réservent au Personnalisme ? Et je m'en vais avant d'avoir dit mon dernier mot. On s'en va toujours avant d'avoir terminé sa tâche. C'est la plus triste des tristesses de la vie."
À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :
Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :
• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.
Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:
Seitenzahl: 68
Veröffentlichungsjahr: 2016
Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:
(Facsimile d’un dessin d’après le peintre Baron)
LES DERNIERS ENTRETIENS DE CHARLES RENOUVIER
28 août, 1 heure du soir.
Je me sens un peu plus fort aujourd’hui, je respire librement, je ne souffre pas. Je n’ai pas eu de crise ce matin. On dirait que le mal veut me laisser quelque répit.
Je ne me fais pas illusion sur mon état ; je sais que bientôt je vais mourir, dans huit jours, dans quinze jours peut-être. Et j’ai tant de choses à te dire au sujet de notre doctrine ! Approche de mon fauteuil la petite table ; tu prendras quelques notes, elles te seront, je l’espère, utiles dans l’avenir.
Ne cherche pas, je t’en prie, à me donner le change. À mon âge on n’a plus le droit d’espérer ; les jours sont comptés, peut-être les heures. Il faut se résigner.
Ce n’est pas sans regrets que je meurs. Je regrette de ne pouvoir en aucune façon prévoir ce que deviendront mes idées. C’est une faiblesse, et qui ne va pas sans souffrance : quel est le sort que les hommes réservent au Personnalisme ? Et je m’en vais avant d’avoir dit mon dernier mot. On s’en va toujours avant d’avoir terminé sa tâche. C’est la plus triste des tristesses de la vie.
Ce n’est pas tout. Quand on est vieux, bien vieux, habitué à la vie, on a beaucoup de peine à mourir. Plus facilement que les vieux, les jeunes gens, je le croirais volontiers, acceptent l’idée de la mort. Quand on a dépassé les quatre-vingts ans, on devient lâche, on ne veut plus mourir. Et quand on sait à n’en pas douter que la mort est prochaine, c’est une grande amertume pour l’âme.
J’ai étudié la question sous toutes ses faces ; depuis quelques jours, je remâche la même idée : je sais que je vais mourir, je n’arrive pas à me persuader que je vais mourir. Ce n’est pas le philosophe qui proteste en moi ; le philosophe, lui, ne croit pas à la mort, c’est le vieil homme. Le vieil homme n’a pas le courage de se résigner. Il faut pourtant se résigner à l’inévitable.
Pendant ces dernières nuits – les nuits sont longues quand on ne dort pas – j’ai longuement médité sur ma vie. Je me suis revu, je me suis appliqué à me revoir dans le temps ; ce n’est pas aussi facile qu’on le pourrait croire. On a eu tant d’occasions d’oublier et de s’oublier, tant de raisons aussi pour oublier quand les ans pèsent sur la mémoire !
J’ai essayé de faire scrupuleusement mon examen de conscience. J’ai revécu le bon de ma vie et le mauvais. Hélas ! je me suis surtout félicité de n’avoir pas fait tout le mal que j’aurais pu faire. Et je me suis demandé si nous ne valons pas plus par le mal que nous ne faisons pas, que par le bien que nous croyons accomplir. Misère de nous ! nous savons mieux ce qu’il ne nous faut pas faire que ce qu’il nous faut faire.
Pourtant, ceci est à mon honneur et je le dis avec quelque fierté, j’ai beaucoup travaillé. J’ai cherché sincèrement, d’une façon désintéressée, la vérité. Je ne me souviens pas d’avoir écrit une ligne qui ne fût l’expression de ma pensée. J’ai combattu avec passion les opinions de mes adversaires philosophiques ou politiques, j’ai toujours respecté les personnes. C’est là le meilleur de moi-même. Mais j’ai découvert, en fouillant ma vie, bien des actes reprochables, et, somme toute, je n’ose pas décider si j’ai été moins méchant que le commun des hommes.
Malgré tout l’espérance me soutient. Je crois en la bonté de Dieu, je crois que sa justice n’est pas la nôtre. Je crois en moi. Après le sommeil, qu’importe qu’il soit court ou de longue durée – il n’y a pas de durée pour le sommeil de la mort, – le réveil de nouveau ouvrira les paupières ; de nouveau il faudra se lever, tracer son sillon laborieusement, courageusement. Semper eadem sed aliter. Aliter, je veux dire dans un autre milieu, dans d’autres circonstances. C’est la série des épreuves.
J’avais comme le besoin de te faire ma confession. Il me semble que je suis maintenant délivré d’un poids.
Je ne te parlerai pas plus longtemps de moi et de mes misères. J’ai autre chose à te dire qui est plus important.
Notre doctrine est belle ; elle est consolante, elle est la vérité. Tu connais toutes mes idées. Il en est, dans le nombre, que nous avons pensé ensemble, durant nos longues promenades à travers champs. Nous les avons façonnées, nous les avons construites, nous les avons faites. Je sais que tu les aimes. Je te demande de les faire connaître, de les faire aimer, de les défendre selon tes forces.
L’hiver dernier a été bon pour le travail. J’ai travaillé à mon « Kant » et j’ai pris des notes aussi que je crois intéressantes. J’aurais voulu écrire un petit livre – cent pages tout au plus – dans lequel seraient groupées les thèses principales du « Personnalisme » en vue de démontrer que la doctrine des Trois Mondes n’est pas seulement une philosophie de l’action fortement logique et rationnelle, mais une solution du problème du mal et, de ce point de vue, sinon une religion, du moins une réponse à la terrible question qu’on ne peut pas ne pas se poser : Quel est le sens de la vie ?
Cette démonstration n’est pas impossible. Elle devrait être très simple et très claire. Ce serait comme une sorte de bréviaire pour tous les intellectuels qui n’ont pas sombré dans l’athéisme et qui répugnent au dogme catholique. Plus que les autres, les intellectuels ont besoin de religion.
Tu trouveras les notes dans le petit bureau. Elles ont, je crois, quelque importance.
Je voudrais à ce livre une assiette très solide, logique à la fois et psychologique. Le point de départ serait une étude sur les catégories. C’est le problème le plus ardu qui se puisse présenter à un philosophe. C’est la clé de tout. Je l’ai étudié, pour ainsi dire, pendant toute ma vie ; je ne l’ai pas assez étudié encore.
Je me suis aperçu, il n’y a pas bien longtemps, de l’utilité qu’il y aurait à grouper les catégories sous deux chefs : d’une part, les catégories logiques ou de l’entendement dont les objets trouveraient, dans la catégorie d’espace, leur expression définitive, et, d’une autre part, les catégories de la personne qui, en un sens, sont opposées aux premières. Le dehors est en opposition avec le dedans. Mais ici une analyse est nécessaire.
Je voudrais présenter au sujet des catégories de l’entendement et de la personne quelques arguments. Je voudrais surtout esquisser une théorie de l’espace que je crois, en partie, nouvelle. Il me semble que je le puis sans trop de fatigue. Mon ήγεμονιϰόv, lui, n’est pas malade.
LA RÉFUTATION DE L’INFINI
La première question à examiner au sujet des catégories logiques de l’entendement, est celle de l’infini numérique. Réfuter l’infini est d’une importance capitale pour le Personnalisme.
La réfutation que je voudrais t’exposer a, selon moi, le mérite d’être très claire ; il me semble que tous ceux qui sont capables de réfléchir la pourraient entendre.
Nous ne pensons la quantité que par relation. La qualité étant le terme d’une relation dont le sujet est l’autre terme, et les qualités pouvant se multiplier pendant que le sujet continue à se penser comme un, il résulte de là que la qualité se pense comme une sorte d’unité ou de partie, dont le sujet forme, en l’unissant à d’autres qualités, un nombre ou un tout. Seulement les unités répondent à des idées différentes les unes des autres et qui ne sont pas nécessairement localisées dans l’espace. Le nombre et le tout n’ont pas de détermination fixe.