Les Enfants de personne - Anne Barthel - E-Book

Les Enfants de personne E-Book

Anne Barthel

0,0

Beschreibung

L'histoire de la fabuleuse œuvre de John Bost.

Alors qu’il regagne son domicile après un fabuleux concert, John Bost croise la petite Jeanne, qui mendie en pleine nuit. La révolution industrielle est source de formidables progrès, mais aussi d’une misère humaine sans précédent. Il le sait trop bien, lui qui consacre une partie de son temps aux plus démunis de la capitale. Mais ce soir-là, ce prestigieux musicien destiné à une brillante carrière est plus touché que jamais. Il décide alors de tourner le dos au succès et de fuir la gloire pour se consacrer aux enfants oubliés de tous, ceux exposés aux plus grands dangers : orphelins, malades incurables, handicapés ou bambins issus d’adultères. Il veut leur donner un avenir en les rendant autonomes par le travail. Nommé pasteur, à Laforce, dans le Périgord, il y accueille d’abord des filles, puis des garçons. Aidé par toute une population acquise à sa cause, soutenu par sa foi inébranlable et par l’amour indéfectible que lui porte Eugénie, qu’il a épousée après dix-sept ans d’attente, neuf asiles verront le jour, sur cette colline qui domine la Dordogne. Une vie romanesque portée aux sommets par une force invisible à tous, sauf à John.

Un roman historique très intéressant sur l'un des pionniers de l'action sociale, qui a renoncé à la gloire pour aider les plus démunis !

EXTRAIT

Depuis trois ans, il connaissait la pauvreté du peuple dans Paris où la révolution industrielle mettait tous les jours des miséreux sur le pavé, mais ce qu’il découvrit au fond de la courette était au-delà de tout ce qu’il avait imaginé. À la lueur d’une chandelle, il distingua une silhouette féminine allongée sur un grabat confectionné avec des chiffons couverts de teinture noire, et deux petits enfants au cul nul serrés contre elle. Ils grelottaient.
— C’est Maman, dit la petite. Depuis que Papa est mort, la teinturerie est fermée et Maman est malade.
Enfin, John entrevit le visage de la fillette. Blafard,les yeux immenses bordés de cernes au fond des orbites, et une petite bouche pincée au-dessus d’un menton volontaire. Quel âge pouvait-elle avoir ? Douze, peut-être treize ans… Elle était si menue qu’il était difficile de le dire.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Anne Barthel n’a de cesse de mettre en lumière dans ses romans le lien indéfectible qui l’unit avec les Cévennes. Toujours fidèle à la réalité historique, elle envoûte les lecteurs avec des histoires passionnantes où se mêlent des personnages fictifs et réels. L’auteur vit aujourd’hui à côté de Toulon.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern

Seitenzahl: 232

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



John pleurait. Des larmes de désespoir alors qu’il aurait dû être heureux. Les applaudissements à la fin du concert résonnaient encore dans sa tête après l’ultime sonate. Alors, pourquoi pleurer ? Pourquoi s’enfuir avant d’être entouré par la foule qui s’écoulait lentement, comme à regret, par les portes largement ouvertes sur la nuit de Paris ? Les femmes en toilette et les hommes en habit avec leurs phrases emphatiques lui étaient devenus insupportables malgré le bonheur intense qui le comblait lorsqu’il jouait. Même Franz Liszt l’avait félicité quelques jours auparavant ! Une voix lui murmurait à l’oreille comme une litanie : « Vanité des vanités, tout n’est que vanité ». Plus son succès grandissait, plus la tristesse l’envahissait sans qu’il parvînt à en analyser la raison profonde. Il y avait tellement de contradictions entre ce monde bourgeois, sa vie de plaisir et de luxe, et la voie que son éducation méthodiste rigoureuse lui avait assignée, qu’il en était déchiré. Ses pleurs étaient si sincères et son désespoir si vif qu’il envisageait d’abandonner sa carrière musicale pour consacrer sa vie aux déshérités. Depuis sa plus tendre enfance, toutes ses orientations s’étaient soldées par des échecs. De santé délicate, il n’avait pu supporter le régime quasi militaire de la pension protestante où son père, le charismatique Ami, pasteur évangéliste à la carrière itinérante, les avait inscrits lui et ses frères. Dans cet internat triste, les enfants élevés à la dure, nourris chichement, exposés au froid dans des dortoirs non chauffés, aux portes et aux fenêtres disjointes, survivaient tant bien que mal. Il présentait un seul avantage : des tarifs accessibles à la bourse d’un pasteur. Après plusieurs tentatives désastreuses, la nature fragile du garçon ne résista pas longtemps aux conditions drastiques du pensionnat, et Ami, qui aimait tendrement ses enfants, après plusieurs nuits passées à son chevet, dut le ramener à la maison. John fut donc le seul garçon à avoir étudié épisodiquement compte tenu de sa faible constitution et des déplacements familiaux dans toute l’Europe. D’établissements scolaires en cures de repos, ses résultats étaient considérés comme médiocres. Seuls, la musique, la nature, et les animaux parvenaient à le tirer de sa mélancolie et à calmer ses douleurs. Après un apprentissage chez un relieur et quelques mois de service militaire obligatoire, il intégra l’armée suisse comme estafette. Au gré de ses missions, il put parcourir avec plaisir plusieurs cantons. Il devint ainsi un fin connaisseur des chevaux qu’il aimait par-dessus tout. Ses migraines s’espacèrent, et après quelques mois, sa santé s’était considérablement améliorée. Mais un soir, pour une raison si futile que le souvenir s’en était évaporé dans les vapeurs d’un verre de vin blanc du Jura, il fut souffleté par un autre militaire. Peut-être, était-ce au sujet de la disparition d’une canne lui appartenant. Il ne savait plus. Pour éviter de se battre, il avait pris la fuite, et toute la nuit, il fut très agité, dominé par la colère et un désir de vengeance qui ne l’abandonna pas jusqu’au petit matin. Au lever, une migraine atroce enserrait sa pauvre tête meurtrie, et Jenny, sa mère, à qui il raconta l’histoire, finit par le convaincre de ne pas répondre à la provocation.

— Tout peut dégénérer si vite, mon cher fils, ne te laisse pas entraîner par la colère et par l’orgueil… Il ne peut rien sortir de bon d’un tel règlement de compte ! Ne peux-tu trouver une autre solution ?

— Si. Bien sûr. Donner ma démission ! Tu sais bien que je suis un fervent adepte de la non-violence, et quitte à passer pour un lâche, ce soir même, je fais mon baluchon, je vends mon cheval et…

Au bord des larmes, il ne put continuer. Sa main tremblait quand il signa le document par lequel il renonçait à sa fonction militaire. En un instant, cette gifle l’avait ramené à la croisée des chemins. Une chose était sûre, il ne voulait pas se battre. Peu lui importait d’être traité de poltron par un crétin, mais cela impliquait pour lui de quitter Genève, car le gars n’était pas homme à faire la paix. Il patienterait le temps qu’il faudrait pour le prendre à partie au moment où John s’y attendrait le moins. Contraint au départ, ce dernier arriva trois jours plus tard à Paris, porteur de lettres de recommandation de son père, qui lui ouvrirent quelques portes. De petits métiers en leçons de musique, il avait pu assurer sa subsistance et continuer ses études musicales jusqu’au succès de ce soir. Alors, pourquoi fuir ? Fuir en avant, toujours à la recherche de ce qui comblerait enfin sa vie ? À vingt-deux ans, son avenir prometteur de musicien lui paraissait vain, superficiel, et il se réfugiait plus encore dans la prière et dans la mortification. Des migraines terribles le terrassaient parfois plusieurs jours ; d’autres fois, il se réveillait le matin avec le sentiment horrible de vivre dans le péché le plus abject et s’accusait d’infamies, sûrement poursuivi par les fantômes de son enfance au pensionnat. Quand il émergeait de ces excès, plus indécis et plus malheureux que jamais, il lui semblait pourtant qu’après chacune de ses crises, il avait fait un pas, un progrès vers l’être meilleur qui sommeillait au fond de lui. Il y eut toujours sur sa route, des gens bienveillants pour le soutenir dans ses moments de questionnement et de dépression. Sans eux, persuadé qu’il était perclus de défauts et indigne de vivre, il serait peut-être allé jusqu’au suicide. Un jour, une dame écossaise richissime séjournant à Paris, chez qui John donnait des leçons de piano le vit dans une telle détresse, qu’elle lui offrit de la suivre en Écosse comme précepteur de ses enfants. Cette femme d’une grande bonté fut, auprès de lui et durant de longs mois, une seconde mère, le temps de ramener le calme dans son cœur, et d’apaiser ses contradictions. Mais de retour à Paris, ébloui quelques temps par le succès, il s’en détournait à présent, fuyant les lumières et les salons qu’il jugeait avec sévérité. Il les retrouverait pourtant, un peu plus tard, pour le plus grand bien des malheureux, lorsqu’il aurait fait la paix avec lui-même, et qu’il saurait en tirer parti avec reconnaissance. Avec la découverte de la Société des amis des pauvres, et sa rencontre avec Louis Meyer qui la présidait, le ciel s’éclaircit enfin, et le sens de sa vie lui apparut clairement après des mois passés à ses côtés. Son avenir, il le voyait dans la vie pastorale au service des plus démunis. À dater de ce jour, il ne se lassa pas de donner de son temps et du peu qu’il possédait pour venir en aide aux miséreux, aux prisonniers, aux malades, aux abandonnés sur le bord des routes. Des familles entières battaient le pavé à la recherche d’un emploi que les machines et le progrès industriels leur avaient fait perdre. La première fois que John avait rencontré Louis Meyer, il était allé chez lui sur les conseils de son père, et sans conviction pour ne pas dire à contrecœur, pensant que cet homme-là ne lui apporterait rien de plus que tous ceux qu’il avait connus jusque-là ; des hommes de bien certes, d’excellente moralité, un peu coincés dans leur puritanisme protestant aux règles bien précises qui ne comprendraient rien à son mal-être et à sa quête d’absolu. Mais dès qu’il entendit la voix chaleureuse de Louis, subjugué par son regard lumineux et insistant, il sut qu’il ferait avec lui un grand bout de chemin. Quelques jours plus tard, après avoir assisté à des réunions en compagnie de jeunes gens de tous horizons, il voulut comme cet homme, simple et rayonnant, fondateur de la Société des amis des pauvres, apporter avec foi sa pierre à l’édifice. Louis Meyer avait coutume de répéter aux jeunes qui l’entouraient que jour après jour, les gouttes d’eau finissent par former des rivières. Ces paroles banales prenaient dans sa bouche tout leur sens. Trois années s’étaient écoulées depuis que John avait fait sa connaissance. Il avait l’impression que c’était hier. Sans relâche, entre ses leçons de piano ou de violoncelle et les moments consacrés à suivre les règles édictées par Louis, il venait en aide aux malheureux. Il continuait pourtant à travailler sa musique et vivotait de ses leçons. C’est ainsi qu’un soir, à la fin d’une réunion à la Société des amis des pauvres, après avoir prié tous ensemble avec ferveur, et évoqué leurs protégés et leur action commune, John se leva pour regagner sa vilaine chambrette. Le cœur léger, il traversa comme chaque jour le même quartier déshérité de Paris, car il venait d’apprendre après avoir visité la dernière famille que le pasteur Meyer lui avait confiée, que le père avait retrouvé un emploi. De quoi faire renaître l’espoir ! Il marchait d’un pas vif, les semelles de ses chaussures claquaient sur les pavés, quand sous un porche, il devina une ombre effacée dans la nuit noire. La chaussée mouillée rendue glissante par les immondices qui encombraient la ruelle brillait sous le crachin froid. La flamme jaune vacillante d’un bec de gaz se reflétait dans une flaque d’eau sale à l’angle de la rue, éclairant faiblement dans l’embrasure d’une porte entrebâillée, une frêle silhouette. Certes, la rue de la Billette était pauvre, mais jusqu’à ce jour, il n’avait jamais pensé qu’elle fût mal famée. Pourtant, là, comme à regret, une femme, peut-être même une enfant venait de l’accoster en tirant la manche de sa redingote vers elle. Il se retourna et d’un geste nerveux, desserra la main qui l’agrippait. La fillette, car c’était encore une fillette, cacha son visage derrière son coude replié en poussant un petit cri.

— Non, monsieur, je vous en prie !

— Mais qu’as-tu cru ? Je ne suis pas homme à frapper, et encore moins homme à profiter d’une gamine !

— Pitié, monsieur ! Si je ne ramène pas quelques sous, ma mère et mes frères n’auront rien à manger…

— Que fais-tu ici en pleine nuit ? Ne sais-tu pas combien il est dangereux d’être dehors à cette heure tardive ? Où demeures-tu ?

La gamine ouvrit en grand la porte du couloir sombre qui s’enfonçait derrière elle.

— Au fond de la cour, monsieur, dans l’ancienne teinturerie.

— Mène-moi là-bas.

John n’avait toujours pas vu son visage, mais quand il posa sa main sur l’épaule menue de la petite afin qu’elle le guidât dans l’obscurité, il sentit ses os, sous son fichu élimé qui ne pouvait pas la protéger du froid. Depuis trois ans, il connaissait la pauvreté du peuple dans Paris où la révolution industrielle mettait tous les jours des miséreux sur le pavé, mais ce qu’il découvrit au fond de la courette était au-delà de tout ce qu’il avait imaginé. À la lueur d’une chandelle, il distingua une silhouette féminine allongée sur un grabat confectionné avec des chiffons couverts de teinture noire, et deux petits enfants au cul nul serrés contre elle. Ils grelottaient.

— C’est Maman, dit la petite. Depuis que Papa est mort, la teinturerie est fermée et Maman est malade.

Enfin, John entrevit le visage de la fillette. Blafard, les yeux immenses bordés de cernes au fond des orbites, et une petite bouche pincée au-dessus d’un menton volontaire. Quel âge pouvait-elle avoir ? Douze, peut-être treize ans… Elle était si menue qu’il était difficile de le dire. Entre deux quintes de toux, la mère expliqua au jeune homme ce qui les avait très vite entraînés là. Le père disparu, emporté par la phtisie, le propriétaire avait autorisé sa femme à reprendre l’affaire, mais celle-ci était déjà contaminée par la tuberculose, seul héritage que son époux ait pu lui léguer ; de plus, le travail était si dur qu’elle ne tint que quelques mois avant de se coucher pour ne plus se relever. Au point qu’il ne leur restait plus que la mendicité ou…

John ne la laissa pas aller plus loin. Il ne voulait pas entendre l’inaudible. C’était plus qu’il n’aurait pu supporter, même si le pasteur Meyer leur avait parlé de ces petites orphelines abandonnées, et des fillettes des mères célibataires rejetées par la société et incapables de les nourrir. Meyer n’y allait pas par quatre chemins : si personne ne venait à leur secours, elles finiraient sur le trottoir et mourraient de la syphilis, au mieux, quelques années plus tard, après une vie d’esclavage.

— Comment t’appelles-tu, petite ? Et tes petits frères ?

— Jeanne, monsieur, et voici René et François.

— Promets-moi de ne pas ressortir, Jeanne. Faites confiance à notre Seigneur Jésus-Christ, je vais revenir.

Sans regarder en arrière, il franchit le seuil et longea le couloir, sa main courant le long du mur pour le guider jusqu’à la rue. Il n’avait pas réfléchi. C’était son cœur qui avait parlé. Que lui restait-il après sa tournée de la journée ? Pas grand-chose. Une fois par semaine, il rendait visite aux cinq familles que Meyer lui avait confiées, à lui comme aux autres jeunes gens de la Société des amis des pauvres. Après avoir quémandé chez les riches, ils redistribuaient aux pauvres. John, que cela gênait à ses débuts, n’éprouvait plus aucune honte à solliciter l’aide de ceux chez qui il donnait des leçons de musique. Grâce à eux, il avait ses entrées dans les hôtels particuliers de la capitale, où, les domestiques, les meubles de prix et l’argent ne manquaient pas. Ce qu’il n’aurait jamais osé demander pour lui-même, il le réclamait à haute et intelligible voix pour les nécessiteux. Meyer, de son côté, se démenait comme un beau diable. Le comble pour un pasteur ! Partout à la fois, il intervenait tentant de rendre aux pauvres un peu de dignité en leur trouvant un emploi. Il ne voulait pas entendre parler de charité, mais de devoir. Il avait mis en place, chez les artisans, les petits patrons ou les grands bourgeois, une chaîne de solidarité dont il usait sans vergogne. Certains se montraient généreux, jusqu’à créer un emploi sans vraie nécessité, pour permettre aux malheureux de reprendre pied, et de participer modestement par la suite à perpétuer l’entraide.

En arrivant chez lui, John fit à la hâte l’inventaire de ce qui restait sur la table au centre de sa chambre. Trois pommes, trois œufs, quelques grammes de beurre, ainsi que la moitié d’une miche de pain. Son choix fut rapide. Il glissa dans une de ses poches les pommes, garda pour lui, un quignon de pain où il déposa soigneusement une petite portion de beurre et roula les œufs dans une feuille du journal de la paroisse. Sans refermer sa porte à clef, il redescendit les marches de l’escalier quatre à quatre et s’engouffra dans la nuit. Il courait presque, avec le sentiment aigu que c’était une question de minutes. Dieu ne lui en voudrait pas de prendre soin des corps avant de s’occuper des esprits !

À son retour à l’ancienne teinturerie, Jeanne n’avait pas bougé. Elle caressait de sa main fine et sale le front brûlant de sa mère en disant :

— Le monsieur a promis de revenir, Maman… Moi je lui fais confiance, il n’est pas comme les autres.

Tandis que ses petits frères affamés se jetaient sur lui, la fillette partagea équitablement le pain en quatre, beurra les tranches en les raclant d’une lame de couteau pour économiser. Avec prudence, elle pensait au lendemain incertain, puis elle en mit une noisette dans la poêle au-dessus d’un petit brasero, et quand il grésilla, habilement, Jeanne cassa d’un geste sûr, les œufs sur son bord noirci. À l’odeur, les petits ne tenaient plus en place, et au risque de se brûler, ils tentaient de tremper un doigt imprudent dans le jaune d’or. Souvenir lointain des temps heureux. John ne bougeait pas. Son émotion était si grande qu’il n’aurait pu faire un pas. En quelques secondes, les œufs furent engloutis à même la poêle tandis que la mère, d’un geste las, feignait de ne pas avoir faim.

— Comment vous remercier, monsieur ? Je suis à bout, je le sais, mon heure est proche, mais les enfants, eux, au moins les enfants ! Et Jeanne qui est si brave, qui ne se plaint jamais, que deviendra-t-elle ? Je m’en irai en paix si je sais que quelqu’un veille sur eux.

Malgré son état d’épuisement, elle avait trouvé la force de dire l’essentiel. John ne la contredit pas, il ne pouvait mentir. Cela n’aurait servi à rien. La mort avait déjà mis sur son visage un masque tragique, quelques heures, quelques jours tout au plus, il n’avait pas le droit de tergiverser. Il allait au plus pressé et lui promit de revenir dès que possible lorsqu’il aurait parlé à Louis Meyer de la détresse de sa famille.

— Celui qui a fondé la Société des amis des pauvres, vous le connaissez peut-être ?

Elle en avait entendu parler en effet et serra en signe d’assentiment la main de John qui se hasarda à réciter le Notre Père. La femme était croyante, et sa voix et celle de Jeanne se joignirent à la sienne.

— Je reviendrai, Jeanne, mais ne retourne jamais dans la rue…

Il tâta de nouveau le mur pisseux du couloir pour retrouver la sortie et marcha longtemps dans le quartier désert. Des rats couraient dans le caniveau au milieu de la ruelle. Trop préoccupé, il n’y prêta pas attention. Peu à peu, son émotion retombait tandis qu’il élaborait une stratégie urgente pour le lendemain. Sans hésitation, il venait de décider de vendre son violoncelle. Une partie de l’argent irait à ses parents qui l’avaient beaucoup soutenu matériellement, et le reste servirait à aider ces gens. À présent, il pouvait rentrer chez lui et dormir jusqu’au matin. Quand il poussa la porte de sa chambre qu’il n’avait pas fermée à clef, il se jeta sur le quignon de pain qu’il avait épargné et se coucha aussitôt après avoir mangé. Sur les lattes disjointes du plancher, il n’avait pas remarqué l’enveloppe que quelqu’un avait glissée sous sa porte. Sa nuit, fut comme d’habitude peuplée de rêves, toujours les mêmes, qui revenaient régulièrement et le laissaient à l’aube, la tête lourde sur l’oreiller. Il y était question d’un petit garçon seul dans le noir et dans le froid, que John devait secourir. Il se réveillait toujours au moment où, enfin, il allait prendre sa main, qui lui échappait. Il espérait toujours qu’un jour, il réussirait à ne plus lâcher la main du petit… qui n’était autre que lui-même !

Le petit matin blême s’accrochait aux carreaux de la fenêtre, et John fut tiré du sommeil par le froid. En sortant ses jambes du lit pour enfiler ses pantoufles, il découvrit l’enveloppe. Les doigts gourds, il la décacheta et lut d’une traite.

Monsieur,

Sur la recommandation du pasteur Louis Meyer et du conseil des églises protestantes libres, nous avons l’honneur de vous proposer le poste provisoire de pasteur, à la paroisse de Laforce qui rencontre de graves difficultés au sein même de l’Église. Aucun des différents partis représentés ne se décidant pour un choix qui conviendrait à tous. Étant donné que vous n’appartenez à aucun d’entre eux et ne suivez aucun courant théologique en particulier, en tant que pasteur libre, nous formons l’espoir que votre candidature sera retenue de façon à mettre fin à ces querelles fratricides. Avec nos sentiments amicaux, nous souhaitons vivement que vous accepterez cette proposition… Pour le conseil administratif des églises protestantes libres.

John se laissa choir sur le lit au risque de casser le sommier aussi vieux que tout ce qui meublait sa chambrette. Il relut plusieurs fois la lettre. Il connaissait cette petite paroisse de Dordogne, où à plusieurs reprises il était intervenu pour faire l’école du dimanche aux nombreux enfants protestants. C’était du temps où, pensionnaire au collège de Sainte-Foy, il préparait son baccalauréat théologique mais sa santé défaillante l’en avait définitivement privé. Meyer et les pasteurs de la région de Bergerac avaient donc confiance en lui, au point de l’avoir proposé pour occuper ce poste qui ne semblait pas facile ! Comme par enchantement, le manque d’assurance qui l’empêchait d’avancer depuis son enfance s’envola d’un coup. Il s’habilla à la hâte, rangea son violoncelle dans sa housse et sortit rapidement en direction de la rue des Feuillantines où il avait ses entrées au magasin de musique. On y trouvait toutes sortes d’instruments neufs ou d’occasion, et il n’avait pas oublié sa promesse de la veille. Le propriétaire lui acheta son violoncelle à un prix raisonnable et John serra les billets dans la poche intérieure de sa redingote, avant de se rendre à la sacristie des Billettes où il savait trouver Meyer. Il devait être comme chaque jour en train de préparer la réunion du soir et sa tournée des nécessiteux. Tout en marchant, il réfléchissait, et plus il réfléchissait, plus il avait envie d’accepter la mission qu’on lui proposait. Pourtant, il ne se déciderait pas tant que la petite Jeanne et sa famille ne seraient pas à l’abri. Comme à son habitude, Meyer le reçut avec un bon sourire. Sur son visage serein et doux on devinait une certaine combativité qui donnait à cet homme chrétien, une force de conviction, à laquelle peu de gens résistaient. Il en usait et abusait pour émouvoir les riches, et réveiller leurs consciences endormies. John eut l’impression que Meyer attendait sa visite, peut-être même était-ce lui qui avait glissé l’enveloppe sous sa porte.

— Merci, Louis, je pense que je te dois ce courrier et sa proposition, dit John très simplement.

— En partie seulement. Je crois que tu es prêt et que tu peux dire oui. Je n’ai plus grand-chose à t’apprendre. Depuis bientôt trois ans que tu es là, je t’ai vu à l’œuvre.

Cet homme qu’il admirait autant que son propre père lui faisait confiance et lui donnait sa bénédiction. C’était plus qu’il n’avait osé espérer.

— Louis, si tu penses que je peux aider là-bas, je dirai oui, mais auparavant je voudrais vous confier à toi et à tous les autres, une famille qui a grand besoin de notre aide. J’aimerais que l’un d’entre nous la prenne en charge. La mère est mourante et les enfants à l’abandon. La fillette d’une douzaine d’années est très raisonnable, elle s’occupera de ses petits frères, mais sans nous, ils sont perdus… Je l’ai surprise dans la rue hier, en grand danger. Elle tendait la main dans la nuit, sur le trottoir, et je ne sais jusqu’où elle serait allée tant ses petits frères étaient affamés si je n’étais pas passé à ce moment-là. J’en frissonne encore.

Il plongea la main dans la poche de sa redingote, en sortit la liasse de billets provenant de la vente de son violoncelle, et après en avoir retiré trois pour son voyage et les premiers jours en Périgord, il les mit dans la main de Meyer.

— Tiens, Louis, c’est pour eux, ça vient de la vente de mon violoncelle… Tu vois, tout s’enchaîne. Hier au soir, je n’avais pas vu cette lettre et j’avais décidé de m’en débarrasser pour les aider. Alors ça tombe à pic, je ne peux pas voyager avec, il est trop encombrant… Tout est bien ainsi, mais ne tarde pas à les prendre en charge, je t’en prie.

John inscrivit l’adresse de Jeanne sur un papier que Meyer lui tendait.

— Dès que j’aurai accepté le poste, avant de rejoindre Laforce, j’aimerais rendre visite à mes parents à Genève, il y a bien longtemps que je ne les ai vus. Ma mère et ma sœur seront si heureuses ! Penses-tu que le Conseil y verra un inconvénient ?

— Mais pourquoi les membres du conseil y verraient-ils un inconvénient ? Eux-mêmes, n’ont-ils pas tergiversé depuis des mois et des mois pour faire un choix ?

— Merci, Louis, donne-moi ta bénédiction, je t’en prie.

La tête baissée, John attendait. Les mains chaudes de Meyer sur ses cheveux et sa bénédiction lui firent l’effet d’une onde bienfaisante, puis les deux hommes se donnèrent l’accolade, un peu en tremblant comme deux frères sur le point de se séparer pour une longue absence. De retour dans sa chambre, John mit son linge de rechange dans son sac de voyage – ce fut vite fait, il n’avait que très peu d’effets personnels –, il fit du regard le tour de la pièce, rien ne le retenait plus ici, il était prêt à partir.

Après avoir réservé, un billet pour Genève à la compagnie d’omnibus de la rue Saint-Lazare, John se rendit rue des Billettes. Il voulait informer Jeanne et sa mère de son départ, mais aussi les rassurer sur leur avenir. Il eut du mal à reconnaître l’entrée de l’ancienne teinturerie. Sous le pâle soleil d’hiver, le quartier semblait encore plus triste et plus sale que la nuit à la lueur du bec de gaz au coin de la ruelle. Il suivit le couloir sombre comme la veille et déboucha, sous le jour blafard qui passait par la verrière, dans l’unique pièce où s’entassaient à même le sol de terre battue, sur son grabat, la mère et les frères de Jeanne. Celle-ci, à l’aide d’un balai de bruyère, poussait les rares déchets qui jonchaient le sol. À la vue du pasteur, les petits se précipitèrent sur lui, tentant de trouver dans les poches de sa redingote, quelque chose à manger. Jeanne fit mine, en riant, de les chasser à coups de balai. Pour la première fois, John vit sur leur visage un peu de gaieté tandis qu’ils se réfugiaient auprès de leur mère.

— Jeanne, je viens vous dire au revoir. Je suis obligé de m’en aller, mais le pasteur Meyer lui-même doit venir vous rendre visite aujourd’hui et il va vous aider. Il me l’a promis. De quoi avez-vous besoin maintenant avant qu’il n’arrive ?

Incrédule, la petite le dévisageait. Mais de quoi parlait-il ? Qu’est-ce qui leur manquait ? Totalement démunis, ils n’avaient rien ! Alors, par quoi commencer ? Rien ! Elle ne trouvait rien à répondre ! Un des deux petits le sortit de l’embarras. Familièrement, François fouillait à nouveau une de ses poches en répétant :

— A faim « Fafois », a faim…

Bien sûr ! Qu’il était bête ! Il ne songeait qu’à son voyage, et n’avait pas pensé à leur apporter à manger ! Il s’enfuit en courant et revint quelques minutes plus tard avec une miche de pain et une bouteille pleine de lait. Tandis qu’il les regardait se jeter sur la nourriture, une idée s’étalait dans sa tête comme une pieuvre qui, avec ses tentacules, prenait possession de son cerveau. Et s’il les conduisait dans la chambre qu’il venait de libérer ? Quelqu’un trouverait-il à redire s’il réglait un mois de loyer d’avance ? Tant pis, ses parents attendraient bien encore un peu le remboursement de sa dette ! Son omnibus ne partait que dans trois heures. Avec un peu de chance, il aurait le temps de les charger dans un char à bancs ou une voiture et de les amener trois rues plus loin.

— Je viens de rendre ma chambre au propriétaire, mais si je paie un mois d’avance, accepteriez-vous de loger ailleurs que dans ce taudis ? Qu’en dites-vous ? Et toi, Jeanne ?

La mère n’était plus en état de répondre, tant elle était affaiblie, la décision appartenait à Jeanne.

— Mais le mois prochain qu’en sera-t-il ?

— Dieu y pourvoira, ne t’inquiète pas, fais confiance à monsieur Meyer. Prépare vos affaires, je reviens.

Il s’était beaucoup avancé, et avait suivi son intuition. Toujours en courant, il retourna chez son propriétaire, régla un mois de loyer, trouva Louis à la sacristie où il travaillait comme d’habitude, et sans lui laisser le temps de poser des questions, lui tendit son manteau en lui faisant signe de le suivre.

— Je vais t’expliquer, Louis, mais il faut d’abord arrêter un cocher.

Derrière lui, les questions fusaient.

— Où allons-nous, que faisons-nous ? Vas-tu m’expliquer à la fin ?

Pourtant, Louis le suivait, et d’une main il fit signe au cocher d’une calèche taxi. Ils y grimpèrent à la hâte. Louis connaissait suffisamment John pour savoir qu’il n’était pas fou. Ils n’eurent pas à aller loin, et Louis Meyer comprit tout de suite quand il lut sur la façade de la maison devant laquelle la voiture s’arrêta, une inscription à moitié effacée : TEINTURERIE. John recommanda au cocher de les attendre. « Il y a donc urgence », pensa Louis ! John le précéda jusqu’au bout du couloir sombre, et sans lui laisser le temps de réfléchir, après avoir empoigné la mère des enfants sous les aisselles, lui désigna ses pieds. Point n’était besoin d’explication.

— Tu y es ? Allez, on y va !

Les bras de la femme brinquebalaient d’un côté à l’autre, mais elle était si légère que quand ils débouchèrent sur la rue, ils n’eurent aucune peine à la hisser à l’intérieur de la voiture. Derrière, Jeanne suivait, tenant un petit à chaque main et un baluchon autour du cou. Louis avait compris, mais il ne savait pas où John les emmenait. Lorsque la voiture s’arrêta devant l’immeuble où celui-ci avait logé jusqu’alors, il comprit. Ainsi, Bost avait tout prévu. Les enfants ne seraient pas loin de la sacristie où tous se retrouvaient régulièrement, ils seraient à l’abri