Les Enquêtes de Simon - Tome 3 - Les Pigalliers - Annabel - E-Book

Les Enquêtes de Simon - Tome 3 - Les Pigalliers E-Book

Annabel

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Beschreibung

Cosy Mystery au cœur des cabarets du Pigalle des années 20

1923. Le corps d'un homme est retrouvé décomposé et plié dans un étui de contrebasse...

Alertée par l'odeur, Zaza, la petite serveuse perdue dans tous les sens du terme et qui cherche son Manu partout, panique. C'est forcément lui, dans la contrebasse. Le Commissaire de la PJ du Quai des Orfèvres est à l'hôpital. Simon, alarmé par la Gandolle, vient à sa rescousse pour résoudre cette affaire peu commune.

Dans cette enquête où des meurtres se succéderont sans qu'il ne puisse rien y faire, Simon va découvrir l’envers du décor de ces cabarets parisiens où se mêlent le talent des artistes et la fascination du public. Il va rencontrer l'Oiseau, meneuse de revue charismatique et sèche aux mœurs dépravées. Vivra dans l'intimité d'une équipe de musiciens, tous solidaires et liés par la même frénésie. Parmi eux, Edwin, le percussionniste américain amateur de jazz ; Amédée, un accordéoniste timide et Lazare, le chef d’orchestre détesté car il est en jambe avec la patronne. Il rencontrera Chastignole, le mari de l'Oiseau et patron insensible du Cabaret. Il sera guidé par Jojo, le régisseur spontané et rustique de la salle et découvrira ce qu’est la vie d’un croque-note.
Il retrouvera le Petit Canit d'Huguette, où l'on mange stéphanois, et où l’on parle en Gaga. Avec le Commissaire et la Gandolle ils parleront en argot et se permettront tous les excès. Dans cette enquête du début des Années folles, Simon se retrouve au spectacle, celui que l’on ne montre pas aux spectateurs. Il entendra le bourdonnement pervers et sordide qui persécute ce monde des arts de la nuit où la joie n'est bien trop souvent qu'illusion.

Retrouvez Simon pour un thriller haut en couleurs dans le Paris populaire des années 20 !

EXTRAIT

Simon roulait vite. Le Commissaire était à l’hôpital. C’est tout ce qu’il savait. Il avait peur. Il était triste, comme cette route trop droite, interminable, et ces villages sans imagination où il était obligé de vivre. Il pensait au bonheur, Simon. Si éphémère. Si fragile. Cette gigantesque escroquerie qui faisait tourner le monde et menait les gens par le bout du nez. La vie reprend toujours ce qu’elle a donné et elle allait lui faucher son Commissaire. Lui qui était si fier de ne rien posséder, voilà qu’il comprenait qu’il était riche. Lui qui était fier d’être libre, voilà qu’il comprenait qu’il était prisonnier. C’était une catastrophe. Il s’était laissé avoir.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

L'enquête est toujours aussi prenante, c'est drôle mais en même temps chargé de réalisme. [...] Il y a un petit lexique de l'argot des musiciens qui est très agréable à lire. Je le conseille à tout ceux qui aime la musique et les années folles. C'est là une belle occasion de passer derrière la scène. - Rosie43, Babelio

À PROPOS DE L'AUTEURE

Après vingt ans de carrière dans la musique, Annabel écrit des romans policiers dont les intrigues se situent dans le milieu de la nuit qu'elle connaît bien. Stéphanoise de naissance et, tout comme son détective, Parisienne par obligation, Annabel propose des polars se déroulant au creux des Années folles et nous dévoile les us et coutumes des habitants du monde artistique mais aussi des gens de la rue, du milieu ouvrier, des courtisanes, des aristocrates ou encore celui des musiciens. Les Pigalliers est le tome 3 de la série des Enquêtes de Simon.

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Seitenzahl: 584

Veröffentlichungsjahr: 2020

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Les Enquêtes de Simon – Tome 3

Policier historique

Annabel

Les Pigalliers

ISBN : 978-2-38165-011-1

Collection Romans policiers historiques

Dépôt légal : mars 2020

© couverture Gaelis Éditions

© 2020 Tous droits de reproduction, d’adaptation et de

traduction intégrale ou partielle, réservés pour tous pays.

Toute modification interdite.

www.gaelis-editions.com

À ma famille,

Christian, Liane Edwards et à Franck Cheval.

Avec une émotion vive et un peu de fébrilité, je dédie ce livre aux Musiciens.

À ceux qui me font rêver, à ceux qui partagent ma vie et à ceux, si nombreux, que j’ai rencontrés en 20 ans de carrière dans la musique.

À ces musiciens que je n’ai pas aimés et à ceux que j’ai adorés.

Puissent-ils lire ces lignes parfois un peu acerbes sans trop d’amertume et éprouver un peu de plaisir en les lisant… au moins autant que moi à les écrire.

À Marc Cottevieille, dit Marco, qui laisse orpheline notre grande famille de musiciens.

Un grand merci à Michèle Auffray pour son aide et son amitié si précieuse, à Alain de Sceaux, Alexandra Auffray, Jean Pierre Benlian, Angelo Pagano.

Liste des personnages

Les enquêteurs :

Bébert : meilleur ami de Simon ; en réalité le Comte Albert de La Martinière, noble repenti et homosexuel de temps en temps. Il ne mange que des graines, mais n’embête personne avec ça.

Le Commissaire : Commissaire de Police Principal du Quai des Orfèvres, dit aussi « Canard », parce qu’il a les pieds en canard.

La Gandolle : Félicien Dormois, dit « la Gandolle », spécialiste des meringues et des éclairs au chocolat. S’autorise quelques macarons de temps en temps. Adjoint du Commissaire parce qu’il est le neveu du Divisionnaire. Il n’a pas inventé la poudre, mais il a sa petite utilité quand même, rapport à son immunité.

Dr Framboisier : policier de la Scientifique, qui ne se casserait pas le gadin à y turbiner s’il était un flambant.

Maurice : policier scientifique de la scientifique de la PJ, qui fait toujours la gueule.

Lucien : policier porteur de sandwichs et photographe aussi.

Raoul : policier, chef de la section des disparus qui fait exprès de ne pas retrouver tout le monde parce que parfois on peut comprendre pourquoi les maris et les fils à Maman se balancent la tinette.

Les voyous :

Dédé la Gnôle : patron du Paradis, d’une distillerie clandestine, maquereau qui aime bien les macarons et qui ne veut pas que Ginette finisse en gratte-cul.

Le Chinois, dit le Baron : baron de la drogue spécialisé dans l’opium, aussi noir que ses dents qu’il cure tout le temps ; patron du Palanquin.

Lulu le Conte'facteur : éditeur de faux papiers et blagueur.

Eugène le Migraineux : parrain de la pègre française, qui fait peur à tout le monde.

Les filles de joie :

Ginette : à la retraite, compagne de Dédé la Gnôle et mère de Lucette et qui finira pas en gratte-cul.

Louise : Fleur de pavé du Paradis reconverti en fermière dans le Larzac.

Laurette : danseuse et béguineuse à l’Accordeur, un oiseau du malheur.

Josy : danseuse et béguineuse à l’Accordeur, un autre oiseau du malheur.

Les Pigalliers ou les musiciens :

Manu Cordier dit « les Paluches » : contrebasse ; parce qu’avec ses paluches il n’aurait pas pu faire autre chose, c’est lui-même qui le dit ; compagnon de Zaza.

Lazare Lapierre : piano ; chef d’orchestre chez l’Oiseau ; personne peut le blairer.

Alphonse Desjardin, dit « la Défonce » : saxophone ; qui « défonce » la tête de tout le monde à partir du moment où il est en colère ; amoureux de Louise.

Edwin dit l’Anatole : percussions ; dit aussi « l’Américain », tous ces surnoms parce qu’il fait du jazz, qu’il maîtrise les anatoles et qu’il est beau.

Amédée dit « le Petit » : accordéon ; fait des ulcères à cause de sa boîte à sanglot ; pas très grand, mais trapu, toujours à pleurnicher dans les nibards des filles.

Gaston dit « le Blondinet » : 2e violon ; y’a pas grand-chose à dire parce qu’il dit jamais rien.

Clément dit « l’Ange » : violoncelle ; parce qu’il joue comme un ange et y’a pas que lui qui le dit !

Édouard Poulignac : 1er violon ; fils du Lieutenant Poulignac ; un dur qu’a jamais voulu entrer dans la police ; qui n’a pas eu besoin de faire 500 kilomètres pour ne plus avoir sa daronne sur le dos, mais seulement de claquer la porte.

Fernand Duvet : trompette ; très jaloux d’Alphonse.

François : contrebasse, remplaçant de Manu parce qu’il lui piquera jamais sa place.

Roger : saxophone, remplaçant d’Alphonse parce qu’il lui piquera jamais sa place.

Les autres :

Violette Verdier : compagne de Simon, le petit Rossignol.

Antonella Simon : la mère de Simon, Italienne et dévoreuse qu’il essaye pourtant d’éviter.

L’Oiseau : meneuse de revue à l’Accordeur, qui a quelques faiblesses. On aurait peut-être dû l’appeler le Corbeau... ou encore…

Régis Chastignole : patron de l’Accordeur et mari de l’Oiseau, on ne se demande pas pourquoi, c’est une association à but exclusivement lucratif.

Huguette : patronne du bar restaurant Le Petit Canit, et Couramiaude (qui vient de Saint-Chamond) qui a récupéré Simon un soir…

Marcel : le mari d’Huguette, ancien flic reconverti dans la cuisine, parce qu’Huguette, elle supportait plus.

Augustine : danseuse à l’Accordeur et mère adoptive de Marinette ; une étoile noire.

Léontine : cuisinière à l’Accordeur et épouse de Jojo.

Jojo : régisseur de l’Accordeur et mari de Léontine, qui a un très bon chardonnay sous son bureau parce qu’il n’aime pas la roteuse de champagne.

Zaza : fille plus ou moins reconnue de Chastignole, perdue dans tous les sens du terme, serveuse à l’Accordeur et compagne de Manu.

Lucienne : guichetière à l’Accordeur, une languarde aigrie aussi drue que sa moustache.

Marinette : danseuse à l’Accordeur et fille d’Augustine.

Fang-Yin : fille du Chinois et mauvaise chanteuse qui a les entonnoirs à musique en deuil, c’est pas possible autrement.

Germaine : aide-soignante à l’Hôtel-Dieu, Stéphanoise et amie d’Huguette, une saccaraude, mais bien brave quand même !

Odette Fournier : voisine de l’Oiseau, une femme rare.

Lazare Lapierre (le vieux) : père de Lazare et qui aime son chat de trop près.

Jacky : maquilleur à l’Accordeur, inverti qui assume, patron de l’Uranus.

Germain Poursin : archetier à l’amourette.

Aimé Lefranc : célèbre luthier, grand ami de Violette. Un homme d’exception, dont Simon était jaloux, mais plus maintenant.

Émile Montséverin : jeune luthier des temps modernes.

Marthe : la femme du Commissaire qui lui achète ses pantoufles.

Paulette et Lucette : jumelles costumières et habilleuses à l’Accordeur, organisées et consciencieuses quand on voit leurs tronches on comprend qu’elles ne sont pas là pour la décoration !

Jeannot : technicien machiniste de la scène de l’Accordeur, qui ne supporte pas le boxon.

Jules : technicien machiniste de la scène de l’Accordeur

Les animaux (pour faire plaisir à Bébert !) :

Fifi : chienne truffière de Bébert.

Titite : mésange bleue de Bébert.

Bob : le chat de Simon.

Chapitre 1Germaine !

Simon roulait vite. Le Commissaire était à l’hôpital. C’est tout ce qu’il savait. Il avait peur. Il était triste, comme cette route trop droite, interminable, et ces villages sans imagination où il était obligé de vivre. Il pensait au bonheur, Simon. Si éphémère. Si fragile. Cette gigantesque escroquerie qui faisait tourner le monde et menait les gens par le bout du nez. La vie reprend toujours ce qu’elle a donné et elle allait lui faucher son Commissaire. Lui qui était si fier de ne rien posséder, voilà qu’il comprenait qu’il était riche. Lui qui était fier d’être libre, voilà qu’il comprenait qu’il était prisonnier. C’était une catastrophe. Il s’était laissé avoir.

La journée avait pourtant bien commencé. Simon s’était levé à neuf heures trente précises, avait bu un thé, mangé un demi Petit-Brun, fumé sa cigarette devant le courrier sur lequel son chat, Bob, avait pissé. Tout était normal. Tout était à sa place. Il aimait bien ça, Simon. Les volets de Bébert étaient fermés et n’allaient pas s’ouvrir avant le milieu de l’après-midi, Violette chantait dans la salle de bains et il avait reçu une lettre du petit Johnny1. Son compte en banque était plein, car le gouvernement anglais avait été généreux, suite à l’affaire des Cocottes2, contrairement au gouvernement français qui avait large comme un fil à coudre. Après une lutte déloyale contre un fonctionnaire zélé (c’est toujours sur lui que ça tombait, les fonctionnaires zélés) au sujet de la note du restaurant d’Huguette, ses frais avaient été remboursés. Il avait touché une prime anecdotique et sa carte de détective avait été renouvelée pour cinq ans. Cet argent allait lui servir à réparer sa maison, car, depuis trois semaines, Violette, son rossignol, avait emménagé. Il avait mis longtemps à se décider, mais, grâce à cela, il n’était pas obligé de lui demander sa main tout de suite. Pour l’instant, tout se passait bien. Pas de disputes, pas de problèmes de territoire, du sexe à profusion et partout, tout le temps, de la musique, des bons repas et des grandes discussions philosophiques. Les ouvriers allaient refaire la façade sinistre de la maisonnette et Violette avait déjà choisi la couleur des papiers peints et des peintures. « On va mettre de la couleur partout ! » avait-elle décidé. Et Simon s’était gentiment laissé déposséder de toute autorité sur le sujet. Elle voulait peindre les volets en violet, Violette. Il avait un doute, mais il la laisserait faire. Parce qu’il avait peur que Violette le quitte.

Simon était pessimiste. Le pessimisme, c’était un choix de vie. Une religion. Une décision qu’il avait prise il y a longtemps, caché derrière une cage à lapin pendant que le vieux Simon tabassait sa mère. Avec le pessimisme, on n’est jamais déçu. Pas de surprise. Et si jamais il vous arrive une chose positive, en bon pessimiste lucide et prévenu, on sait qu’on va le payer un jour. Et quand cette addition arrive, on est prêt à la payer. Parce qu’elle arrive toujours. C’est ce que les optimistes n’ont pas compris et ne comprendront jamais.

Il arriva porte d’Orléans et s’engagea sur le boulevard Brune, un des boulevards des Maréchaux encore accessibles à cette heure en pressant l’allure. C’est la Gandolle qui lui avait téléphoné ce matin. Il avait plongé Simon dans le brouillard juste après sa première cigarette, c’était très désagréable.

— Chef, c’est le Commissaire, il est à l’hôpital, faut que vous veniez vite !

— l’Hôtel-Dieu ?

— Ouiffff !

— Arrête de becqueter la Gandolle, je comprends pas ce que tu dis !

— C’est ma petite meringue du matin, Chef, j’ai fini tout le reste, suis tout seul à l’accueil de l’hôpital, alors je m’ennuie et donc je bouffe.

— Mais qu’est-ce qui lui est arrivé ?

— Cheffff ! J’ai plus de pièfffes ! Ffffa va couper !

C’est tout ce qu’il avait obtenu de la Gandolle. La Gandolle, ou Félicien Dormois, c’est l’adjoint du Commissaire. Jeune, long et insatiable, il s’était fait renvoyer de toutes les écoles de cuisine, au grand bonheur de sa mère, parce qu’il mangeait toutes les réserves. Despote et digne sœur du Divisionnaire, elle avait fait pression sur lui pour qu’il trouve un poste à son fils a qui elle (seule) prédisait une brillante carrière. La grande passion de la Gandolle, ce sont les meringues, les macarons, les éclairs au chocolat et tout ce qui peut contenir de l’ail. Et puisqu’il a toujours les poches pleines de nourriture, Simon l’a baptisé la Gandolle parce qu’en stéphanois, cela veut dire « gamelle de mineur »... Enfin bref, la Gandolle, fidèle à lui-même, a eu la présence d’esprit d’appeler Simon, mais n’a pas eu l’idée de garder assez de pièces pour payer le téléphone.

Simon gara sa voiture devant le vieil hôpital et, cigarette en bouche, courut sous la pluie pour atteindre l’entrée. La Gandolle n’étant pas là, il décida de s’adresser à l’infirmière de l’accueil. Depuis que les religieuses n’étaient plus là, les visiteurs avaient droit soit à des sourires sympathiques de jeunes infirmières toutes fraîches, soit à la bouche plissée d’une aide-soignante renfrognée.

— Bonjour, Madame...

— Mademoiselle...

— Je voudrais voir le Commissaire Achille...

— Vous êtes de la famille ?

— Non, mais...

— Alors, vous ne pouvez pas le voir.

— Mais je ne vous ai même pas donné son nom !

— Nous n’avons pas quinze Commissaires qui sont arrivés en urgence ce matin, Monsieur... ?

— Simon...

— Eh bien, mon petit gars, vous n’êtes pas sur ma liste.

— Vous pouvez au moins me dire s’il va bien !

— Vous pourriez être le Roi d’Angleterre que je ne vous dirais rien, dit-elle en clignant des yeux et en resserrant la bouche encore plus.

— Si tu crois que ta bobine de vieux papelard coincé dans une bouche d’égout me fait peur et que tu vas m’empêcher de voir mon copo, tu rêves !

— C’est pas en me gueulant après, comme une mariée pendant ses noces, que tu vas me convaincre d’ajouter un nom sur ma liste, le perdreau. Si tu réfléchissais un peu, tu comprendrais qu’y’a d’autres moyens d’y arriver !

— Je suis pas là pour la rocambole, mémé ! C’est qu’il faut le trouver le cœur pour l’ouvrage quand on voit l’état de votre cafetière ! On a déjà dû vous le dire non ? C’est pas une découverte ?

— Et alors ? Y’en a qui ferment les yeux pour moins que ça ! Badinguet ! Claque-dent !

— Vous êtes Stéphanoise ?

— Ouaye ? Pourquoi ?

— Quel quartier ?

— Jacquard...

— Moi aussi !

— Dis que'ques mots pour voir ?

— Magne-toi, espèce d’anganche, fais pas ta jargille, j’ai les arpions qui prennent racine, je voudrais voir mon Commissaire, c’est un compagnon de luche et ça me fait tirer peine de savoir qui guenille, bosseigne.

— Pas de doute, t’es un vrai. Je vais tâcher moyen de faire quelque chose, alors...

Elle se pencha sous le comptoir et sortit une boîte en métal qu’elle tendit à Simon.

— Qu’est que c’est que cette gandolle ?

— C’est ma gandolle pour les Petites Sœurs des Pauvres. Et mets en un brave peu ! C’est qu’il en faut des fafiots pour les mâtrus...

— 20 francs, ça ira ?

— 40 c’est le minimum, rapiat ! Si t’en rajoute 10, je te mets sur la liste.

— Parce qu’avec 40...

— Ça, c’est le droit d’entrée...

— Bon... C’est quoi votre nom ?

— Germaine.

— Germaine, vous me prenez pour une tanche...

— Cheffff ! Qu’est-ce que vous faites là ?

— La Gandolle, nom d’unch' ! T’as pas mis mon nom sur la liste, tête de nœud ?

— Je pensais qu’on monterait ensemble ! Suis allé faire de la monnaie à la boulangerie, pour vous téléphoner et puis y’avait des petits éclairs au chocolat alors je me suis dit, tiens, je vais en prendre pour le Commissaire et…

— Y sont où tes éclairs ?

— C’est-à-dire que...

— Qu’est-ce qui lui est arrivé au Commissaire ?

— Sais pas.

— Comment ça, tu sais pas ?! T’étais pas avec lui ?

— C’est l’hôpital qui m’a appelé au Quai ! M’ont rien dit.

— C’est quoi son numéro de chambre, Germaine ?

— Le 26, deuxième étage. Mais vous pourrez pas le voir, il est en soin, faut attendre.

La vieille secoua sa gandolle pour faire comprendre à Simon que chaque information était payante.

— Ah ! Ben mes aïeux, ah ! Ben mes cadets ! Ah ! Ben mes petits frères réunis, parlez d’une solidarité entre Stéphanois, vociféra Simon...

— Mâtru, la seule solidarité que je connais c’est celle des pauvres... Allez... 10 de plus... Vous pourrez monter à neuf heures, pendant la pause-café du Docteur Picot. Il est très ponctuel quand il s’agit de peloter les miches des infirmières en salle de repos. Tant que vous le voyez pas passer, c’est pas la peine de vous agiter.

Quelques minutes plus tard, ils entrèrent dans la chambre du Commissaire. Deux lits étaient alignés l’un à côté de l’autre. Les deux malades étaient enrubannés, l’un gémissait de douleur, l’autre dormait paisiblement.

— Chef, c’est lequel le nôtre ?

— J’en sais rien, moi !

— Chef, c’est pas ses pantoufles, là ?

— Celles que Marthe lui a offertes à Noël ! Ça veut dire que notre Commissaire c’est celui qui a la jambe en l’air ! Il respire fort ! Commissaire, c’est Simon, tu m’entends ?

— Non, Chef, y vous entend pas ! Forcément, avec tous ces bandages...

— Commissaire, réponds ! Mais qu’est-ce que t’as foutu ? Si c’est un fêtard qui t’a fait ça, je vais le retrouver et lui faire avaler son certif' de naissance !

Simon secoua l’homme.

— Chefff...

— Attends la Gandolle, deux minutes, il ouvre un œil... Commissaire ! Mon Canard ! C’est Simon ! C’est le petit Génie des Lilas, c’est ça ? Ou alors c’est Eugène le Migraineux ? Je le savais qu’un jour y t’aurait ! Je t’avais dit de t’en méfier ! Il est aussi fourbe qu’un cuchon de pinard qu’a tourné au vinaigre. Un enfumeur de ruches ! Commissaire... tu m’entends ? Achille... mais réponds ! Nom d’unch' ! Je vais m’en charger. Je vais lui faire ravaler ses putains de cachets d’aspirine au Migraineux. Y vont voir qui c’est Simon !

— Chefff...

— La Gandolle, on avait dit pas de nourriture dans la chambre du Commissaire, tu veux le faire calancher ?!

— Qu’que tu fais là, badabeu ? T’as laissé ton sens du calcul au pays ? T’a pris un coup sur la caillasse dans le Puits Couriot ? Y te faut un crézieu pour y voir clair à ton âge ? T’es pas dans la chambre 26, saccaraud t’es dans la 29 ! Ben mon vieux tiens ! Je savais bien qu’avec un bazeuil pareil, fallait que je porte mes pieds à l’étage ! Et arrête de le secouer comme ça, bosseigne ! Sors de là ou je m’en vais te faire débarouler les étages à coups de pied dans le troussequin !

— SIMON ! C’est quoi ce tintouin ? On t’entend beugler jusque dans le couloir ! Et l’autre là qui bouffe ses tartines à l’ail dans un hospice ! J’ai senti l’odeur de ma chambre ! Foutez de ma bobine tous les deux ?

Le Commissaire se tenait sur deux béquilles, en blouse d’hôpital, les cheveux en bataille et une jambe bandée. Il regardait Simon et la Gandolle avec la colère au bord des yeux et montrait son fessier dénudé et hirsute à Germaine.

— J’étais pénard dans mon paddock quand j’ai entendu un abruti hurler comme un bagnard contre Eugène le Migraineux et qui par-dessus le marché, lui faisait une déclaration de guerre ! T’es complètement attaqué du citron Simon ! On provoque pas le Migraineux sans en payer les conséquences ! Surtout dans un hôpital ou y’a peut-être certains de ses gars en requinquage !

— Canard, faudrait pas pousser la mémé dans les orties non plus ! Ce matin, je buvais mon thé, tranquillement, y’a la Gandolle qui m’appelle y me dit « le Commissaire il est à l’hôpital. » Alors qu’est-ce que je fais moi ? Hein ? Ben, je pars en vitesse, je prends des risques au cas où j’ai pas le temps de te parler avant que les ailes te poussent dans le dos ! Je mets ma vie en danger sur la route, sans hésiter, le palpitant dans les noisettes, je te voyais déjà boulevard des allongés, la gargamelle sèche comme un pruneau et c’est comme ça que tu me montres ta gratitude ? Non seulement je me fais engueuler, mais en plus l’autre matrulle, elle m’allège le réticule de soixante francs au passage !

— Qui que c’est que tu traites de matrulle, espèce de cule ! Dites donc, Commissaire, c’est vos hommes ça ? Après on s’étonne que le mitard y « soye » pas complet.

— VOS GUEULES !

Ils s’arrêtèrent tous de crier. Stupéfaits.

— S’il vous plaît, est-ce que vous pourriez aller vous bouffer le museau ailleurs ! Y’en a qui sont malades ici, s’écria l’homme enrubanné.

— Excusez-nous, Monsieur, répondit poliment le Commissaire, on s’excuse, vraiment... allez les enfants, on va dans ma chambre, c’est la 26, ne vous trompez pas cette fois-ci, au revoir, bon rétablissement monsieur...

Le Commissaire prit une grande inspiration pendant que Germaine lui arrangeait son coussin et, d’un geste brusque, le forçait à se recoucher. Il eut le temps d’attraper un mot qui l’attendait sur son chevet.

— Si je vous entends crier, je vous sors à coups de pied aux miches. Y m’ont compris les argousins ?

— Oui, Germaine.

— Oui, Chefff.

— Et toi, arrête de becqueter ! M’est avis qu’il va se retrouver en « gastro-entéro » à trente ans votre bleusaille, à force de s’empiffrer comme ça ! Dit-elle en claquant la porte derrière elle.

— On a retrouvé un macchabée dans un cabaret à Pigalle, paraît que c’est glauque. Je me lève, je m’habille et je brûle la politesse à Germaine.

— Tu restes couché, Canard ! Je vais téléphoner à Lucien au Quai pour me renseigner.

— J’y vais aussi Chef, hein, d’accord ?

— Aller, cassez-vous et me laissez pas sans nouvelles... !

Simon descendit dans le hall d’entrée où le poste de téléphone public était installé et demanda à la Demoiselle du téléphone de composer le numéro de la PJ.

— C’est toi qui le remplaces, le Commissaire ! Oh ! Nom d’un petit bonhomme, quelle misère ! hurla Lucien. Faut pas nous en vouloir, Simon, mais à chaque fois que t’es sur une affaire, on a l’impression de voir arriver le percepteur des impôts ! C’est des emmerdes annoncées d’avance ! On sait qu’on pourra pas y échapper. Mais à part ça, on t’aime bien ! Faut pas croire !

— Pas la peine de t’étendre sur mézigue, c’est la Gandolle qui enquête, moi suis là pour aider...

— Dans ce sens-là, ça passera mieux auprès du Divisionnaire. Il est encore sur le coup de son entrepôt que t’as fait brûler3 ! Et nous… ben on va se faire à l’idée. Qu’est-ce que tu veux que je te dise…

— Je n’ai pas fait brûler... J’ai échappé une cendre ! Vous avez un problème de portugaises dans cette PJ !

— On va dire ça comme ça… On a retrouvé un cadavre à « l’Accordeur de piano » à Pigalle. Framboisier est déjà sur place, mais il a rien touché pour le moment, c’est trop bizarre, il voulait que le Commissaire voie ça avant de commencer.

— Et pourquoi t’es pas là-bas, toi ?

— J’attends que Léclusier revienne de Chez Huguette avec les casse-graines...

— Le Commissaire a tourné le dos depuis ce matin et c’est déjà la fête au Quai ? Lucien on se rejoint là-bas dans quarante minutes, t’as intérêt à y être toi et ton brûleur et prends de la pellicule en quantité, qu’on soit pas gênés une fois sur place…

Simon remonta dans la chambre du Commissaire qui l’attendait en faisant claquer ses doigts sur sa tablette.

— T’as perdu la Gandolle ?

— À tous les coups, il est allé chercher à bouffer !

— Simon, si je te le confie tu y fais gaffe ! Tu sais bien qu’il fait que des couillonneries ! Il est crétin, mais il a sa petite utilité quand même ! Surtout pour l’immunité ! Alors, t’as du nouveau ?

— Parait que c’est pas commun.

— J’y vais...

— Tu nous rejoindras plus tard, faut que tu te soignes... Qu’est-ce qui t’es arrivé ?

— Je te dirais pas. Barre-toi... Et tiens-moi au courant, nom d’un chien !

Simon klaxonna un grand coup devant la boutique du boulanger. La Gandolle en sortit en courant les bras chargés de sucreries et s’engouffra dans la voiture. Ils prirent la direction de Pigalle et le détective en profita pour griller quelques priorités. Il voulait arriver sur les lieux le plus vite possible. C’était plus fort que lui.

Parce qu’il était comme ça Simon, toujours excité par une nouvelle enquête.

Chapitre 2Manu et sa grand-mère

Ça commence toujours comme ça. Une mauvaise nouvelle. Un départ en catastrophe de chez lui. La pluie. Une dispute avec le Commissaire. Paris. Et impossible de se garer. Simon décida de laisser la voiture devant le cabaret, même si elle gênait, juste derrière l’ambulance de Framboisier, le médecin légiste. Il resta quelques instants à contempler la devanture du cabaret. De grosses lettres rouges surplombaient l’entrée et annonçaient : l’Accordeur de Piano. Sous ce titre d’un premier abord élégant, se cachait en réalité un humour presque lourd que seuls les musiciens pouvaient comprendre. Et le profane, ignorant l’être dans cette situation, ne pouvait se douter que l’on surnomme « accordeur de piano » un musicien à la main si agile et baladeuse qu’elle navigue avec autant d’aisance sur son clavier que sur les fesses des femmes. Ainsi dès que le client entrait dans ce cabaret, il était convaincu de la respectabilité du lieu et ne pouvait s’imaginer qu’il était dès la première minute, le dindon de la farce. Petite perversité de plus que le propriétaire du cabaret semblait assumer volontiers. Une grande porte vitrée laissait apparaître quelques reflets d’un bar où les derniers survivants de la nuit, fêtards insatiables, s’attardaient au petit matin pour prendre encore un dernier verre. Avec ceux qui, par peur du vide, n’arrivaient pas à se résoudre à rentrer chez eux, ils faisaient un triste ménage. Sur la vitrine, un peintre avait dessiné des femmes habillées de plumes et de robes légères qui fumaient en compagnie de garçonnes entreprenantes, sombres et fines. Les formes molles et enchevêtrées des boiseries Art nouveau qui entouraient la vitrine étaient peintes en rouge et brillaient sous la lumière froide du ciel de Paris. Sur la gauche se trouvaient le guichet fermé et l’affiche du spectacle de l’Oiseau : « L’Oiseau accompagnée par l’orchestre de Lazare Lapierre présente : L’oiseau de misère. » Une bande de papier blanc collée en diagonale juste en dessous annonçait : « En ouverture et fermeture, le Bal du Petit Amédée. Retrouvez Lazare Lapierre et son orchestre tous les mercredis et venez découvrir Edwin, dit “l’Anatole”, et son jazz américain ! »

Les deux hommes entrèrent sans rencontrer âme qui vive dans un grand hall en pente où toutes les affiches des revues qui avaient été jouées étaient encadrées. Elles accompagnaient joyeusement le spectateur à sa destination finale, la salle de spectacle. La moquette vert kaki organisée de formes géométriques rouges et beiges étouffait leurs pas. Une odeur de tabac froid et d’alcool flottait dans l’air, mélangée à une odeur de chair aigre et de transpiration humaine, c’était presque animal. Les quatre portes battantes à hublot, peintes en rouge, attendaient Simon et la Gandolle. Ils s’arrêtèrent devant. Simon alluma une cigarette. Il avait un pressentiment. À partir du moment où il allait ouvrir une de ces portes, il serait aspiré par un flot de problèmes qui allaient lui empoisonner l’existence et l’air des jours à venir. Il poussa malgré tout celle de gauche et plongea tête la première dans l’obscurité. Un grand bruit le fit sursauter.

— Nom d’unch’, la Gandolle ! Qu’est-ce que tu fous ? Tu le sais bien qu’il y a des tables et des chaises dans un cabaret ? Non ?

— Simon ? La Gandolle, c’est vous qui faites tout ce barouf ? J’en étais sûr !

— C’est la Gandolle qui s’est pris une table !

— Descendez jusqu’à la fosse et magnez-vous le fignard, ça commence à dauber sévère là-dessous !

Framboisier avait écarté le petit rideau noir qui cachait le dessous de la scène. Une lumière blanche aveuglante jaillit en dessinant sa silhouette en ombre chinoise et une odeur âpre les saisit à la gorge. Simon trouva un mouchoir dans sa poche et se protégea le nez. La Gandolle utilisa une serviette sale qu’il avait trouvée sur une table. Ils entrèrent avec difficulté sous la scène qui devait être à un mètre trente du sol, ce qui les empêcha de se tenir debout.

— Ça va pas être simple de faire les premières constatations pliés en quatre et avec cette odeur, râla Simon. Depuis quand il est là notre julot ?

— Au moins quinze jours !

— Et personne n’a senti l’odeur avant ?

— C’est particulier... Regarde.

Framboisier montra du doigt une caisse en bois à la forme étrange.

— C’est quoi ?

— Une caisse de contrebasse. Notre homme était enfermé dedans, c’est pour ça qu’ils n’ont rien senti, les tauliers.

— Il était déjà mort quand on l’y a mis ?

— Ça change rien pour lui, de toute façon ! Tu veux voir ?

— Le Commissaire regarde toujours, lui... enchaîna la Gandolle.

— Tu bouffes quoi ?

— Un reste de religieuse au chocolat que j’ai trouvé sur une table...

— Tu l’as pas ramassée, quand même !

— Si... Enfin...

— Framboisier, faut faire quelque chose pour ce môme, il va rendre son certificat de naissance plus tôt que les autres ! C’est pas possible tout ce qu’il s’envoie !

— Ce qu’il y a dans la caisse de contrebasse devrait le freiner pour quelques heures.

Immense, en bois et recouverte d’un cuir noir limé, elle avait la taille d’une femme trop en chair. De grandes charnières dont la dorure était effritée fermaient le couvercle qui tournait le dos à Simon. Framboisier ne pouvant pas l’ouvrir entièrement à cause de la hauteur du plafond, avait coincé un manche à balai pour le maintenir ouvert. La caisse crachait une moquette rouge fanée qui commençait à s’émietter tout comme le cuir qui l’entourait. Un quidam nageant dans une moisissure bleuâtre et parsemée de vers très agités était recroquevillé à l’intérieur comme un fœtus. Une jambe seulement était tendue et venait se nicher dans l’emplacement du manche de la contrebasse. Son pied, chaussé d’un soulier verni, venait s’engager sans problème à l’endroit où la tête de l’instrument se reposait d’ordinaire. En habit et une fleur pourrie à la boutonnière, l’homme et ce qui restait de son visage semblaient faire une grimace d’effroi. Sa petite moustache brune, bien entretenue et séparée au centre avait un peu poussé. Son nœud de cravate était défait comme si on avait voulu tirer dessus. En voyant cette scène de putréfaction, Simon hoqueta. Il sentit le thé et le Petit Brun du matin remonter le long de sa trachée. Ses glandes salivaires se mirent à tirer fort et un petit goût de vinaigre arriva dans sa bouche. Il allait vomir. Il pressa son mouchoir encore plus fort contre son nez et chercha une cigarette de l’autre main. La Gandolle continuait à manger son gâteau.

— Mais y’a rien qui te touche toi ! s’écria Simon.

— Je peux plus rien pour lui alors... La vie doit continuer.

— On sait qui c’est ?

— On attend le taulier. C’est les filles du restaurant qui nous ont prévenus ce matin. Ça faisait quelques jours que l’odeur commençait à transpirer de la caisse et elles ont décidé d’aller voir si y’avait pas un rat crevé sous la scène. Et elles l’ont trouvé, lui.

— Et elle est où, la contrebasse ?

— Dans la loge des invités...

À première vue, le dessous de la scène servait à entreposer le matériel de musique et de lumière. Contre le mur, des dizaines de caisses semblables à celle de la contrebasse, mais de formes différentes et plus petites, étaient alignées les unes à côté des autres. Des rouleaux de câble électrique étaient entassés l’un sur l’autre et des rideaux noirs, soigneusement pliés étaient posés sur un coffre en métal. Le sol était poussiéreux et des petits molletons de bourre de velours roulaient dès qu’un courant d’air passait. L’odeur était insupportable. Simon en était à sa troisième cigarette quand il décida de donner l’ordre à Framboisier d’évacuer le cadavre.

— T’es tout seul, Lucien n’est pas arrivé ?

— Y’a Maurice qui attend en cuisine pour pouvoir faire ses prélèvements. Y discute avec les femmes de ménage.

— Je l’ai eu téléphone y’a une heure, Lucien ! Il m’a dit qu’il arrivait ! Je vais vous coller au recopiage des archives moi, comme le Commissaire !

— Me dis pas qu’il t’as mis sur le coup !

— Et si ! Un sale coup pour la fanfare, les copos, va falloir vous taper la bobine du Simon pendant quelques plombes !

— Qu’est-ce qu’on fait alors ?

— Faut attendre Lucien pour les photos... ! Il va m’entendre, c’est moi qui vous le dis !

— J’arrive ! Pas la peine de rognonner ! Ah ! Ouais ! C’est cradingue quand même !

Simon sortit un crayon de sa poche et s’en servit pour agiter la fleur de la boutonnière. Il s’aperçut qu’elle était tenue par une petite pince en or blanc agrémentée d’un petit diamant. Il nota que Maurice devait retrouver la variété de la fleur, relever les empreintes de la broche et retrouver le bijoutier, si possible. En s’approchant un peu plus, il vit que les vêtements de l’homme étaient de belle facture. Il nota pour lui qu’il fallait demander à la costumière (s’il y en avait une) si tous les musiciens étaient habillés de la même manière et par le même tailleur et si elle connaissait leur taille. Cela aiderait peut-être à identifier l’homme grâce à ses mensurations.

En tapotant avec son crayon, sur la veste de l’inconnu, il sentit qu’il y avait quelque chose dans une de ses poches. Il enfonça son crayon et fit péniblement sortir un diapason. Il le mit dans un petit sac en papier et nota que Maurice devait faire les mêmes recherches que pour la broche. Il avait le maigre espoir de retrouver le portefeuille de l’homme, mais pour l’instant toutes les poches du côté gauche (le seul accessible à cause de la position du corps), étaient vides. Il nota que dans l’étui il y avait une sorte de petit compartiment au milieu du manche dont la petite plaquette qui le refermait était munie d’une languette en cuir. Il demanda à Maurice de bien faire l’inventaire du contenu, car il était impossible de l’ouvrir tant que l’homme était dans la caisse. L’emplacement de l’archet était vide. Le petit taquet de bois destiné à le maintenir en place était tourné et le velours rouge se rappelait précisément de sa forme. Il demanda à Maurice d’en faire un dessin précis afin de pouvoir le comparer à d’autres archets. Une fine bourre de coton blanc et gris s’était emmêlée dans les cheveux du cadavre. Il ajouta à ses notes qu’un échantillon devait être prélevé, analysé et comparé aux petites bourres qui jonchaient le sol.

— Je vais interroger le personnel. Je t’envoie Maurice, tu lui donneras mes notes, Framboisier.

La seule solution pour accéder aux cuisines était de remonter toute la salle et de passer par le bar. Simon attendit que ses yeux s’habituent au noir et, une fois en haut de la salle, se retourna pour regarder la scène. Majestueuse et haute, elle dominait les petites tables aux nappes rouges. Elle était prête à avaler les visiteurs qui oseraient monter sur ses planches sans y être invités. Ogresse, dévoreuse et juge cruel, elle paraissait prompte à croquer les menteurs, les esbroufeurs et les fanfarons, sans indulgence pour ceux qui, dépourvus de talent, oseraient la chevaucher. Simon n’y monterait plus jamais.

— Maurice, tu fais quoi, là ?

— Je vais compiler !

— Et tu commences à sortir ton petit Jésus dans le couloir ?

— J’étais pas censé croiser quelqu’un. Qu’est-ce tu fais là, Simon ?

— Je remplace le Commissaire, et je te préviens Maurice, avec moi, ça va pas se passer pareil ! Remballe-moi ça, sinon, je te file 100 pages d’archives à faire. Et ne sors rien avant d’être devant une pissotière ! Nom d’unch’ !

Paré de rouge et d’argent, le bar dormait du sommeil du juste. Il était propre et rangé. Les chaises de velours rouge, au dossier noir sculpté d’arabesques végétales, étaient renversées sur les tables. De grands tabourets du même modèle étaient appuyés contre le zinc et avaient encore la marque des fesses du noctambule qui l’avait occupé en dernier. La peinture qui représentait des femmes sur la vitrine était inversée et dévoilait avec impudeur les coups de pinceau du peintre par transparence.

Simon, caché derrière les portes battantes qui donnaient sur la cuisine, entendit quelques personnes discuter. Il décida d’écouter, un peu désireux de surprendre quelques bribes de conversation et des informations qu’on voudrait lui cacher.

— C’est qui à ton avis ?

— Sais pas, mais ça m’a retourné.

— Moi, je vous dis que c’est Manu.

— Arrête de dire ça, elle va pleurer la petite !

— Ça peut être que lui ! Ça fait deux semaines qu’on le voit plus ! Zaza, faut te rendre à l’évidence, Manu y reviendra plus ! Même si c’est pas lui dans la caisse de la grand-mère4 !

— Hummmmmmmm !

— Zaza, réfléchis bien, le Manu, tout le monde y croit qui s’est balancé la tinette parce que t’es grosse, mais peut-être qu’y t’a pas abandonnée et qu’on l’a obligé à rendre ses clés... Et pi c’est tout !

— HUMMMMMMMM !

— Arrête donc ça ! Lucienne ! Tu vois bien que tu la fais piauler pour rien ! La pauvrette ! Et si c’était l’Alphonse ? Lui aussi, on le voit plus depuis plusieurs semaines ! Depuis le casse du Paradis5, il a pas réapparu non plus !

— Tu crois que c’est Dédé et le Lulu qui s’en sont chargés ?

— C’est pas le genre. Et puis les musiciens ils sont tous bizarres en ce moment. Regarde, Amédée, il a pas l’air en forme ! Et Lazare, depuis la castagne avec le vieux, lui non plus l’est pas dans son état normal.

— T’es sûr que c’est pas Dédé la Gnôle ? Hein, Léontine ? demanda une petite voix pleureuse.

Ne voulant pas voir s’effondrer la confiance qu’il avait en Dédé la Gnôle et Lulu le Cont'facteur, qu’il connaissait bien, Simon décida d’entrer. Le détective avait mis du temps à s’habituer à leur code de l’honneur, hors du commun, mais relativement honnête, et s’en remettait régulièrement à leur jugement. Et cette confiance, qu’il donnait rarement, ne devait en aucun cas être trahie. Il ouvrit rapidement la porte afin de créer l’effet de surprise. La cuisine était propre comme rarement. Du carrelage blanc sans une trace avait été posé jusqu’au plafond. À hauteur d’homme, un petit liseré rouge en cassait la monotonie et entourait la pièce. Il s’interrompait de temps en temps pour laisser la place à un placard mural ou une étagère rangée minutieusement. Le piano et l’évier brillaient autant que les cuivres. La console centrale avec ses glacières et ses tiroirs était rangée soigneusement. Seuls trois tasses de café et des morceaux de sucre semblaient avoir été autorisés à traîner.

— Mesdames, Mesdemoiselles, détective Simon, puis-je vous poser quelques questions ? lança-t-il en montrant sa carte.

Une grosse dame habillée de gris avec un chiffon noué sur la tête s’essuya nerveusement les mains sur des cuisses trop généreuses qui tendaient son tablier.

— Bien sûr, répondit-elle, vous voulez un petit noir ?

— Un thé.

— Un ballon de blanc vous ferait mieux de bien que de l’eau chaude, non ?

— C’est pas de refus.

La grosse dame se déplaça lentement en se balançant de droite à gauche et se dirigea vers le bar pour revenir quelques secondes après avec des verres et une bouteille de vin blanc frais. Elle remplit un verre que Simon accueillit avec plaisir. Il le passa quelques secondes sous son nez et, en bon Français, fit danser le liquide. Il aimait bien faire ça, Simon. Ça faisait durer le plaisir et ça ouvrait l’imagination des papilles. « Faut pas faire ça quand on ne maîtrise pas le geste. Ça vous fait passer pour un fanfaron qui va sortir une couillonnerie. Une tanche qui a lu l’étiquette de la quille de travers, pendant que vous aviez le dos tourné. Ou pire, qui veut vous faire croire qu’il s’y connaît en pinard quand c’est un amateur d’eau pétillante qu’a pas osé te le dire par peur de passer pour une fiotte. Alors, le type, il essaye de faire tourner son verre, histoire de t’impressionner, au lieu de ça y passe le pinard à la centrifugeuse et il n’arrive pas à retenir la giclée qui saute sur sa chemise, comme un curé sur les fesses de la bonne, avant d’avaler sa foutue gorgée. Si t’es en veine, t’en ramasses pas plein la turbine ; si t’as pas de bol, tu te retrouves avec un macaron rouge crétin et c’est toi qui passe pour le con qu’a joué au connaisseur ! Non, dans tous les cas, pour éviter de se retrouver avec un médaillon de ginguet toute la soirée sur la cravate, vaut mieux être honnête et avouer son infirmité ou s’éloigner des buveurs d’eau bénite ; de toute façon, les allergiques aux tanins, ils ont pas grand-chose à dire. » La grosse dame au sourire blanc et aux joues roses le regardait avec le plaisir tout particulier qu’une personne généreuse ressent au moment où elle donne. Ses cheveux blonds frisés dépassaient en petites mèches ondulées de son fichu de travail. Elle attendait le verdict de Simon.

— Il est bon !

— C’est un chardonnay. C’est mon homme qui le fait venir tout exprès.

— Il travaille dans le milieu viticole ?

— Jojo ? Non c’est le gardien du cabaret ! L’intendant aussi !

— Et où est-il aujourd’hui ?

— Il est parti faire le ravitaillement pour le restaurant, il ne reviendra pas avant le milieu d’après-midi

— Vous êtes ?

— Léontine, la cuisinière et plein d’autres choses... et je vous présente Zaza, mon aide en cuisine et Lucienne, qui est au guichet.

Simon regarda les deux femmes qui s’étaient faites toutes petites quand il était arrivé. La jeune et jolie Zaza, enceinte, avait le visage creusé par les larmes et Lucienne, la maigrelette, semblait en éprouver du plaisir. La conversation que Simon avait entendue lui avait suffi pour se faire une idée sur les trois femmes qui discutaient. Il y avait Léontine, douce et altruiste, Zaza, perdue dans tous les sens du terme, et Lucienne la jalouse.

— Alors, Mesdames, est-ce que vous connaissez l’homme qui est dans l’étui de contrebasse ? Qui l’a trouvé ?

— C’est moi, dit Léontine. Je suis désolée, j’ai pas eu le temps de le reconnaître... j’ai ouvert et j’ai refermé de suite ! D’ailleurs, je voulais vous dire, faudrait pas que la petite Zaza elle soit obligée de faire une... Comment vous dites déjà... une...

— Identification ? Pourquoi devrait-elle le faire ?

— Parce que son Manu, il a disparu.

— Le père du petit ?

— Oui, Monsieur. Je vous sers un autre petit blanc ?

— Allez-y. Qui est Manu ?

— Le contrebassiste, Monsieur. Manu les Paluches, qu’on l’appelle. Parce qu’avec ses grosses mains, y pouvait pas faire autre chose que de la contrebasse, c’est lui-même qui le dit !

— Il a disparu depuis quand ?

— Deux semaines, Monsieur, répondit timidement Zaza.

— Vous l’avez vu pour la dernière fois il y a deux semaines, ou plus personne ne l’a vu depuis deux semaines ?

— Pareil, Monsieur.

— Comment ça ?

— Y’a deux semaines exactement hier soir, on avait rendez-vous après le spectacle. Manu, il est musicien dans le spectacle de Mademoiselle l’Oiseau. Ça fait presque un an que sa revue est à l’affiche. Ça s’appelle l’Oiseau de misère, le spectacle. Alors y’a deux semaines, il a fini de jouer, il est venu me voir en cuisine et il m’a dit : « Je vais me changer, je range la grand-mère, et je repars, j’ai une autre soirée à animer ce soir, je rentrerai tard »... et je l’ai plus jamais revu. Voilà.

— Et il y a d’autres musiciens dans l’orchestre de mademoiselle l’Oiseau, j’imagine ? Combien sont-ils ?

— Huit. Parfois neuf. Vous voulez les noms ? demanda Léontine

— Vous avez des œufs, Léontine ?

— Oui...

— Ça vous dérangerait de mettre en route une omelette à l’ail ?

— On a une petite faim ?

— Faites-moi une omelette à l’ail, vous allez comprendre.

— Avant de me donner les noms de tous les musiciens qui travaillent ici, je voudrais savoir à qui appartient L’Accordeur de Piano ?

— À Monsieur Chastignole. Le mari de Mademoiselle l’Oiseau, mais faut pas le dire, parce que si les gens savent qu’elle n’est plus une demoiselle... comprenez... ça enlève du charme, expliqua Lucienne.

— Et il est où en ce moment, Monsieur Chastignole...

— Dans son lit avec Mademoiselle !

— On peut les joindre ?

— Non, dirent-elles en chœur.

— Pourquoi ?

— Parce qu’on a pas envie de se faire enguirlander, répondit Lucienne. Et de toute façon ils ne décrochent pas le téléphone. Ma foi, si vous avez envie de vous prendre un ratichon de bon matin et d’y aller en personne, c’est vous qui voyez. Z'avez le temps, y seront pas là avant cinq heures.

— Dites-moi, Zaza, Manu a-t-il une moustache ?

— Oui, pourquoiiiiii !

— Non, comme ça... pleurez pas, pleurez pas !

— Mais ça vous avancera à rien, la moustache. Tous les musiciens en ont une, c’est Mademoiselle qui l’a décidé.

L’odeur de l’omelette commençait à remplir la cuisine. Simon se leva et alla ouvrir la porte et l’agita pour faire sortir l’odeur dans le couloir.

— Et j’imagine que leur tenue vestimentaire est la même pour tous ?

— Oui.

— Cheffff, vous m’avez appelé, non ?

— La Gandolle, tu veux de l’omelette ?

— Ben oui !

— Alors, tu prends des notes en même temps. Je te préviens si tu te plantes, je te colle au régime et ça va être sévère ; à l’anglaise comme avec Adams6, tu veux pas que cela se produise ?

— Non, Chef. Logique. Dégueulasse. Petit.

— Mesdames, nous sommes prêts pour la liste des musiciens, dit Simon en faisant signe à Léontine de servir l’omelette à la Gandolle.

Les trois femmes regardaient le manège des deux hommes, interrogatives, mais le sourire en coin.

— Alors on commence par qui ? demanda Léontine à ses camarades.

— Par les cordes ?

— Et la section de cuivre après, alors ?

— Oui, et on finira par la section rythmique.

— Faudrait commencer par l’accordéon....

— Et le piano aussi ! dit Lucienne.

— On commence par lui, c’est le chef d’orchestre. Le chef de l’équipe.

— Donc, s’impatienta Simon en allumant une cigarette.

— Alors... Vous voulez les surnoms ou leurs vrais noms ?

— Donnez tout ce que vous avez. Vous m’avez toutes l’air bien averties en musique !

— C’est à force de traîner avec eux, on s’en plaint pas, hein les filles, ça nous fait notre petite éducation, vu que nous on n’a pas vu les bancs de l’école de trop près ! Alors, d’abord y’a Lazare Lapierre, c’est le chef d’orchestre, Le chef... quoi... il écrit les arrangements avec l’Oiseau et il recrute au marché des musiciens7, sur la place près de la fontaine, voyez ?

— Le marché des musiciens ? C’est une blague ?

— C’est un endroit où les musiciens au chômage se réunissent et ou les recruteurs viennent chercher ce dont ils ont besoin... Sur la place, je vous dis devant vous là ! s’énerva Lucienne.

— Et c’est jour de marché aujourd’hui ?

— Non, le marché des Pigalliers, c’est que le samedi et le dimanche...

— Donc, Lazare Lapierre c’est le pianiste et le chef d’orchestre, après ?

— Après y’a Amédée dit « le Petit », c’est l’accordéoniste. Ensuite...

— Léontine, faut y dire pour Amédée... coupa Lucienne.

— Quoi, Amédée ? Qu’est-ce qu’il a Amédée, demanda Simon.

— Il est pas dans son assiette.

— Arrête donc ça, Lucienne, c’est une petite faiblesse de la tirelire, ça va passer, ça dure jamais longtemps les aigreurs ! Et ça va mieux depuis quelques jours. Tu veux lui faire perdre son gagne-pain au petit ? Tu sais bien qu’il est besogneux et dur à la tâche alors, t’es mauvaise comme un bouton de varicelle à un endroit qu’on peut pas gratter ! gronda Léontine. Donc après y’a les cordes : Édouard, Gaston et Clément.

— Léontine, il faut m’en dire plus sur Amédée.

— C’est juste qu’il est toujours très souriant et agréable, mais en ce moment, à cause de son estomac qui le travaille, il a quelques petits ratés. On n’en sait pas plus. Faudra lui demander en personne quand il arrivera ce soir. S’il vient.

— Y’a quelque chose qui m’échappe, comment la revue peut-elle se jouer depuis deux semaines si la moitié de l’équipe n’est pas présente ?

— Ils ont tous un remplaçant.

— C’est-à-dire ?

— Y’a une sorte d’équipe de secours. Ils ont tous un gars qui connaît leur partie et qui vient jouer s’ils ne sont pas là. Faut dire que c’est pas facile à trouver.

— Mais je croyais que les musiciens n’avaient pas beaucoup de travail ?

— C’est exactement de cela qu’on parle.

— Je vais vous dire moi, lança Lucienne avec aigreur. Un musicien ne peut pas refuser le turbin vu qu’il est toujours à courir après les fafiots pour son matériel. Alors quand il a deux spectacles en même temps, il prend les deux. Il garde le cacheton8 le plus important pour lui et met un remplaçant pour l’autre. Quand ils choisissent un remplaçant, il ne faut pas que le pierrot soit meilleur qu’eux, déjà. Mais pas trop mauvais non plus, faut qu’il fasse le boulot comme il faut, s’agirait pas de mettre un manchot, sinon on perd la face… On comprend pourquoi... Et il faut qu’il la joue à la régulière. Faut surtout pas que ce soit un déshonnête, un fourbe.

— Développez ! demanda Simon.

— Faut pas que le gars que vous choisissez vous vole votre situation dès que vous avez le dos tourné. Imaginez qu’il ne veuille pas quitter votre caquetoire une fois qu’il y est assis dessus ? Faut qu’il dise non, si on lui la propose. Et croyez-moi, ça arrive souvent que certains, devant la promesse d’un grand format, y disent oui ! Y’en a qui vous arrangent la réputation en deux temps de trois mouvements et vous êtes tricard, vous mettez l’instrument sur l’armoire et vous jouez à la maison. Y’en a même qui vont jusqu’à faire croire que vous avez raccroché pour plus qu’on vous appelle ! Et aussi, faut pas qu’il soit trop flatteur, amadoueur. Voyez ?

— Développez ?

— Certains artistes, comme l’Oiseau par exemple, ont le reflet dans le miroir déformé comme un foie d’alcoolique, y gonfle et y sont pleins d’eux-mêmes et l’enflure de leurs coloquintes, c’est les autres qui l’entretiennent pour eux, voyez ? Ils ont tendance à bien aimer les cajoleurs de nombril, les complimenteurs, les bénisseurs d’eau de vaisselle. Voyez ?

— Développez…

— Si votre remplaçant caresse l’artiste plus que vous, vous risquez votre place. Donc il faut en choisir un fidèle. Un qui respecte la hiérarchie et le code de l’honneur.

— En gros, si vous vous faites remplacer par quelqu’un qui est plus flagorneur que vous, vous perdez votre place.

— Voilà… il est fin, le limier, au final !

— Donc, si je comprends bien, si c’est un musicien qu’on retrouve dans l’étui, je pourrais orienter mes recherches vers un de ses rivaux…

— Tout juste. On vous trouvera bien une petite liste… C’est pas ce qui manque.

— Revenons aux autres, s’il vous plaît... dit Simon en tendant son verre à Léontine.

— Donc Édouard Poulignac c’est le premier violon. Gaston, « le Blondinet », le second et Clément « l’Ange » le violoncelle. Ah ! Y me fait pleurer celui-là tellement y joue avec son cœur. Pas vrai les filles ?

— Ensuite, y’a les cuivres, enchaîna Lucienne. — elle avait manifestement quelque chose à dire à leur sujet.

— Oui, Alphonse et Fernand. Fernand Duret, la trompette et Alphonse « la Défonce » c’est le saxophone.

— Alphonse, on le voit plus, cracha Lucienne. Y’a un bruit qui court...

— Lucienne, t’es vraiment déshonnête. Tu veux te venger, c’est ça ? cria Léontine. L’écoutez pas, Monsieur Simon, celle-là, elle a la rancune tenace. C’est parce que l’Alphonse il a pas voulu d’elle, alors elle fait tout ce qu’elle peut pour lui faire des misères. C’est vrai qu’il est pas de la meilleure graine, mais qu’est-ce que vous voulez, les métiers de la nuit ça fait pas forcément faire que des belles rencontres. Et pourquoi tu parles pas de Fernand, hein ? Y’en a un seul sur cette terre qui voulait bien d’elle, eh ben non ! Elle l’a renvoyé chez sa mère, le pauvre gars !

— Je m’en fous de Fernand ! Comme par hasard, y’a eu un meurtre au Paradis et depuis on le voit plus, Alphonse ! se défendit Lucienne.

— Et qu’est-ce qui vous permet de faire le rapprochement entre Alphonse et le Paradis ?

— Il y a joué pendant un ou deux mois là-bas. Et puis y’a eu un crime et du coup, Ginette et Dédé ont viré tout le monde. L’Alphonse, il allait pas rentrer dans un orchestre d’étoffés, à l’Opéra du premier coup. Alors il est revenu aux anciennes habitudes, chez nous. Pendant quelques jours et il est reparti. Il a mis Roger à sa place.

— Donc vous pensez qu’Alphonse aurait pu participer aux événements du Paradis ?

— Moi, ce que j’en dis, c’est que de l’information, je conclus pas, c’est à vous de le faire.

— Pourquoi est-ce qu’on l’appelle Alphonse la Défonce ?

— Parce qu’il castagne tout ce qui bouge. C’est un bagarreur. Un costaud, un incisif, voyez ? répondit Lucienne l’œil brillant et admiratif.

— Et ensuite ?

— Reste plus que le percussionniste, Edwin et Manu à la contrebasse dont on vous a parlé tout à l’heure. Voilà.

— Rien à dire sur Edwin ?

— C’est un Américain qui est resté après la guerre... Il n’a jamais voulu repartir. On l’appelle « Anatole9 », me demandez pas pourquoi, c’est un quelque chose entre eux que je peux pas comprendre, il paraît.

— Faites-moi une liste du personnel en inscrivant les noms de tout le monde et leur emploi en face. On risque d’obliger le Cabaret à fermer, pour ce soir au moins... Mais si jamais ça ouvre, je compte sur vous pour pas ouvrir votre moulin à jactance sur ce que vous avez trouvé ce matin. Si la presse s’en mêle, vous pouvez compter sur un mois chômé et je ne sais pas si le cabaret rouvrira ses portes un jour. Vous m’avez bien compris toutes les trois ? Lucienne ?

— On ne dira rien, dit-elle, vexée.

— De toute façon, si y’a une fuite cela ne pourra venir que de vous. Je vous demande d’ouvrir l’œil et surtout de tendre l’oreille. La moindre information peut nous être très utile. Je repasserai ce soir. Pour l’instant j’autorise le cabaret à ouvrir, sauf contre-ordre de ma hiérarchie. Je vais demander à mes hommes de faire évacuer les lieux avant cinq heures.

Simon fit un signe à la Gandolle qui s’empressa d’avaler le dernier morceau d’omelette qu’il ne voulait pas laisser. Ils quittèrent la cuisine. Simon s’arrêta dans le bar et attendit encore un peu pour écouter les commentaires qui suivirent leur départ.

Parce qu’il était comme ça, Simon, suspicieux.

Chapitre 3Chastignole et ses oiseaux

Simon appuya sur la sonnette au moins dix fois. La Gandolle attendait à côté de lui et digérait l’omelette de Léontine en silence. Les Chastignole étaient chez eux, mais se refusaient à répondre. Sa carte de détective ne l’autorisait pas à crier « Police » derrière la porte, il chargea donc la Gandolle de le faire.

— C’est vrai Chef ? Vous voulez bien ?

— Si je te le dis ! Mais vas-y ! Nom d’unch’ !

— Je dis ça parce que le Commissaire, y veut jamais !

— Discute pas ! Vas-y !

— C’est quoi le texte ?

— » Police, ouvrez ! » Et vas-y fort que tout l’immeuble t’entende bien.

— D’accord : « POLIIIIICE ! OUVREEEZ ! »

Ils entendirent des pas derrière puis des bruits de clés et de serrure que l’on ouvre. Puis encore des bruits de clé et encore des bruits de serrures. La porte s’ouvrit sur un homme en robe de chambre rouge et des pantoufles en cuir noir. Énorme. Chauve avec une moustache en rapport à sa taille. Le cigare à la bouche et un verre de whisky à la main, dès le réveil.

— Détective Simon et La Gandolle, dit Simon en montrant rapidement sa carte, il ne fallait pas que l’homme s’aperçoive qu’il n’était pas vraiment de la Police. D’autant plus qu’aujourd’hui, il n’avait pas son costume de détective. Il avait mis son blouson en cuir noir avec une côte anglaise sur la taille, un pantalon de costume large, son chapeau, bien sûr et ses mocassins noirs et blancs.

— Monsieur Chastignole, je présume ? On peut vous parler s’il vous plaît ?

— Entrez, mais ne faites pas comme chez vous. J’aime pas ça. Ça me met les nerfs en tricot.

Les deux hommes traversèrent un couloir bordé de fenêtres et de grands balcons donnant sur la rue. Ils arrivèrent au bout et hésitèrent à rentrer dans le grand salon qui s’ouvrait devant eux. Chastignole leur emboîta le pas en fermant quelques portes sur son passage.

— S’cuserez le désordre, la bonne est de repos ce matin. Et braillez pas comme des chiards, ma femme dort encore. Je vous propose rien à boire, j’ai pas l’habitude d’arroser les inconnus surtout quand je sais pas ce qu’ils me veulent, dit-il en s’asseyant sur un gros fauteuil en cuir marron.

La pièce était trop décorée. C’était un mélange de bon et de mauvais goût entre le rococo et la tendance Art déco du moment. Les pieds courbés des meubles baroques pliaient l’échine sous le poids des bibelots qui étaient exposés et paraissaient trop petits pour tout assumer. Un paravent en bois peint à la manière de Mucha tentait de cacher des costumes noirs à plumes et une psyché encombrée amorçait une chute prévisible si personne ne la débarrassait.

Au-dessus de la cheminée, trônait un tableau. Mademoiselle l’Oiseau, sans aucun doute, posait. « Le Corbeau » aurait été plus adapté comme nom de scène, mais enfin, l’Oiseau lui convenait aussi. Maigre et décharné, son visage tout en longueur supportait un nez allongé comme un bec poudré de blanc et des yeux grands ouverts, bleus enneigés. Une petite bouche rouge vif se refermait sur un fume-cigarette trop long, comme ses doigts. La fumée semblait s’échapper du tableau, fatalement trop petit pour contenir tout l’ego dont cette femme en noir était pourvue. Plus bas, sur un petit meuble, un gramophone tendait son oreille indiscrète à qui voulait bien lui faire la conversation.

Chastignole mit les pieds sur la table basse encombrée de cendriers, de papiers de bonbons, de cuillères à absinthe, de verres vides sales et de cadavres de bouteilles.

— Alors ?

— Nous revenons à l’instant de l’Accordeur de Piano… Il y a eu un meurtre.

— Tiens donc...

— Ça ne vous affole pas ? demanda Simon.

— Je m’affolerai quand vous m’aurez donné plus de détails. S’il y a lieu.

— Mais cela ne vous étonne pas non plus, apparemment...