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Cosy Mystery haut en couleurs dans le quartier Picpus italien des années 20
En plein cœur des années 20, le détective Simon, Italo-Stéphanois et Parisien par obligation, exerce son métier avec cynisme et acharnement...
Septembre 1925. Ils profitaient de quelques jours de soleil mérités et de bonnes bouteilles de vin, lorsque Simon et le commissaire furent appelés en urgence au chevet de la Gandolle, suicidaire depuis que toute l’équipe avait été mise à pied.
À Paris, le jeune adjoint force la main du divisionnaire pour que Simon enquête néanmoins sur la découverte de fresques peintes à l’insu des commerçants du quartier italien de Picpus, dans les caves de leurs magasins.
Toutes sont exécutées de main de maître et affichent le paysage que ces hommes assassinés ont vu pour la dernière fois. Le premier corps est celui du fils de Gabriele Di Marzo, un puissant parrain de la pègre italienne de Paris, et cette rencontre fait remonter à la surface des souvenirs difficiles pour Simon.
Pendant que les fils des parrains tombent sous le pinceau aiguisé d’un meurtrier maîtrisant les techniques de la fresque de façon rare, Simon évolue dans le milieu italien en se fondant dans le décor et renoue avec ses racines malgré lui. Il ne forcera pas les habitants de la communauté à enfreindre les lois de l’Omerta, connaissant trop les risques et il guidera le commissaire à travers cette enquête dangereuse.
Giuseppe, un petit ramasseur de mégots florentin immigré, l’emmènera dans la zone des fortifications et Simon, qui retrouvera ces airs d’antan qui ont bercé son enfance aura du mal à confondre un meurtrier qui, tout comme lui, est attaché à ses croyances et à ses coutumes autant qu’à son honneur. Simon se piquera aux épines des figues de barbaries de ces « Familles » qui règnent sur les quartiers parisiens qu’ils se sont partagés.
Il se retrouvera au milieu d’une vendetta dont il pourrait bien être la cible. Il renouera avec certaines traditions, qu’elles soient hors-la-loi ou pas, rencontrera un marchand de couleurs pour qui le monde est bien trop terne, un curé qui protège ses ouailles sans faire de distinction ou presque, un amiral de la Marine à la retraite qui mène encore ses troupes de main de fer et n’oubliera certainement pas de danser la Tarentelle avec Violette…
Une enquête trépidante dans l'Angleterre des années 20 !
À PROPOS DE L'AUTEURE
Après vingt ans de carrière dans la musique, Annabel écrit des romans policiers dont les intrigues se situent dans le milieu de la nuit qu'elle connaît bien. Stéphanoise de naissance et, tout comme son détective, Parisienne par obligation, Annabel propose des polars se déroulant au creux des Années folles et nous dévoile les us et coutumes des habitants du monde artistique mais aussi des gens de la rue, du milieu ouvrier, de celui de l'aristocratie. Les Bâtards de Picpus est le sixième opus des Enquêtes de Simon.
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Seitenzahl: 632
Veröffentlichungsjahr: 2021
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Les Enquêtes de Simon – Tome 6
Policier historique
Annabel
Les Bâtards de Picpus
ISBN : 978-2-38165-043-2
Collection Romans policiers historiques
Dépôt légal : juillet 2021
© couverture Gaelis Éditions
© 2021 Tous droits de reproduction, d’adaptation et de
traduction intégrale ou partielle, réservés pour tous pays.
Toute modification interdite.
www.gaelis-editions.com
À mon oncle tant aimé, Lillo Biondo, qui s'en est allé cet été
et dont le sourire ne me quittera jamais.
À la mémoire d’Americo Pires.
À Christian et Liane.
À toute ma famille et particulièrement à la branche sicilienne de France et de Sicile dont certains membres vont se reconnaître, malgré ma
volonté, et qui m’affirmeront qu’il s’agit forcément d’eux !
Aux réunions de famille bruyantes et animées par conviction et naturel, aux colères intempestives, à ces tarentelles qui se dansent toujours, aux centaines de kilos de spaghetti succo di pulpete engloutis en quelques
années, aux centaines de pizzas fabriquées par ma grand-mère, aux kilos d’aubergines cuites dans notre bonne huile d’olive par ma mère, à tout
ce vin épais et noir mais bu avec un plaisir sans nom, au parmesan égrainé sur des pasta al pomodoro et à cette feuille de basilic
indispensable à la survie de notre clan de Siciliens et à l’amour qu’on ne se dit pas, par pudeur.
Mais surtout à la mémoire d’Antonino Biondo, mon grand-père, le chef de notre famille, que j’ai tant aimé et qui a laissé un vide immense
derrière lui en retournant se reposer
à l’ombre d’un olivier sur le Mont Saracino.
À la mémoire de mon oncle Giuseppe Biondo, le petit ramasseur de
mégots qui montait sur les toits des trains pour aller vendre à Palerme les légumes de mon arrière-grand-mère, Mamma Rosa.
À tous les immigrés siciliens dont le cœur s’est déchiré quand ils ont quitté la Sicile mais dont la vie a recommencé
quand ils ont posé un pied en France.
À tous mes amis italiens et siciliens (que je ne peux pas tous citer par peur d’en oublier un !) qui savent ce que c’est d’être un étranger chez soi.
Enfin (et aussi pour respecter la tradition !),
à mon Parrain, Salvatore Biondo.
Et je n’oublie pas mes filleuls Sandro, Robin et Antoine à qui je dédie ce livre pour qu’ils n’oublient jamais ce qu’était notre famille et la Sicile.
Un grand merci à Michèle Auffray et à Irène Chauvy pour leur soutien
et leur amitié et à Adrianno Celentano pour sa musique !
Liste des personnages
Les Grandes Familles
Famille Di Marzo
Di Marzo (Gabriele) : Capo di famiglia – chef de famille, magnifique et souverain. Violette ne le lâche pas des yeux.
Amadeo Di Marzo : fils aîné et successeur direct de Di Marzo qui ne tiendra plus sa langue.
Giorgio et Filippo Di Marzo (les jumeaux) : en second dans l’ordre de succession avec Filipo en tête puisqu’il est né dix minutes avant son frère.
Famille Miranda
Luciano Miranda : Capo di famiglia – chef de famille. Aussi fourbe que sa bonne mine est trompeuse.
Massimo Miranda : fils aîné, donc successeur de Miranda et qui ne voit pas grand-chose.
Mario Miranda : le fils bâtard qui n’héritera pas puisque c’est un bâtard mais qui pourrait éventuellement trouver sa place à condition que Carlo meure avant lui. Sa mère, c’est Angelica Marconi, elle n’a d’ange que son prénom. Elle n’a jamais voulu lâcher les roustons de son amant, pas folle la mouette !
Carlo l’Amoroso : le cousin germain de Miranda, lui, il fait partie officiellement de la famille. Comme son nom l’indique, c’est un amoureux trop exigeant qui retourne sa veste quand il le faut.
Zozzo / Fabio : homme de main de Mario, un peu neuneu comme « Zozzo », son surnom, l’indique !
Famille Bazzarro
Benedetto Bazzarro : Capo di famiglia – chef de famille aussi gras que dangereux et toujours accompagné de Lorenzo, son cousin, et de Sylvio, son filleul. Un Calabrais, forcément !
Giulia Bazzarro : la défunte fille d’il Signore Benedetto.
Fils des familles Carminati et Galvani
Giovanni Carminati : futur chef de famille qui a tendance à être un peu sourd.
Enzo Galvani : un petit, mais alors tout petit chef qui sera, un jour peut-être, à la tête de sa petite famille.
I Bastardi
Amadeo Di Marzo, Massimo Miranda, Carlo l’Amorozo, Filipo Di Marzo, Giovanni Carminati, Enzo Galvani.
Les habitants de Picpus et des fortifications
Leonardo Ferrovecchio : marchant de vin vénitien – chef de famille mais sans importance !
Leonardo dit Nardo Ferrovecchio : fils aîné après trois filles qui n’hériteront pas puisque ce sont des filles et parce que le Bon Dieu a donné le bonheur à Ferrovecchio dans le désordre…
Enzo et Pietro Ferrovecchio : les autres fils de Ferrovechio.
Père Alonzo : le curé de Picpus, qui vit dans la pauvreté, évidemment.
Roméo Moretti : le marchand de couleurs qui fabrique de la peinture à l’huile fine.
Amiral Anselme Casteli : propriétaire d’une épicerie dans Picpus mais lui, il ne donne pas le pizzo car il leur a botté le cul à tous ces Ritals à la noix ! Mais oui, moussaillon !
Alba Agnese : une fille bien, mais perdue. La fiancée de Giorgio et la meilleure amie de Giulia Miranda.
Giuseppe : petit marchand ambulant de fruits et de cornes contre le mauvais sort.
Alberto : le frère de Giuseppe qui vend ses légumes à Neuilly mais qui habite dans les fortifs.
Luigi : un ami précieux de Giuseppe qui jardine avec lui, un grand amateur de scopa, jeu de cartes italiennes.
Dorina : la tante de Simon et sœur d’Antonella.
Famille Fontana : famille d’immigrés italiens habitant dans les fortifs. Ils n’ont plus grand-chose mais vous donneront le peu qu’ils ont si vous êtes invités chez eux, car la misère ne leur fait plus peur et que le partage est une question d’honneur.
Carla : la petite épicière qui aide l’Amiral Casteli.
Mauricette la Ventrue : tenancière de bordel en manche avec Mario Miranda, parce qu’elle n’a pas eu le choix ! Faut la comprendre !
Chapitre 1Les fées picolent beaucoup trop !
« Le bonheur serait-il une sacrée foutue aubaine qu’une fée jetterait au hasard au-dessus du berceau d’un môme ? » Est-ce que lui, Simon, avait eu droit à sa fée ? Ou est-ce que la fée qu’on lui avait envoyée ce jour-là, peut-être victime d’alcoolémie chronique, ratait sa cible neuf fois sur dix ? Après mûre réflexion, cela ne pouvait être que cela. Et cela expliquerait qu’il souffre de cette incapacité totale au bonheur, au point de ne pas le voir quand il était là. Ou quand il le voyait, il en avait peur et feignait de l’ignorer. De toute manière, quelque part dans cette affaire quelqu’un avait mal fait son travail. Cela ne pouvait être que le ratage en règle d’une fée alcoolique, pas un défaut de construction de la forteresse de papier dont il était l’architecte. Plus il y réfléchissait et plus il constatait qu’il avait tout pour être heureux. Et c’était un vrai problème. « Sacrée foutue fée pocharde à la noix ! Nom d’unch’, un sale coup pour la fanfare ! »
Il faisait les comptes. Sa fille Rose, magnifique, un ange tombé du ciel, l’assurance d’une vie pleine de problèmes mais sans le chagrin de la solitude. Sa fille, Rose. Et son métier de détective dans lequel il était particulièrement bon. Sa fille, Rose. Il était beau, d’après ce qu’on lui disait et ce qu’il voulait volontiers croire. Sa fille, Rose. Des amis fidèles et précieux. Il s’était réconcilié avec sa mère, Antonella… enfin pour l’instant. Il avait une petite maison. Dans le Loiret, certes, mais une maison quand même. Un chat et un chien pas trop crétins… Sa fille, Rose. Et surtout, Violette qui lui était revenue depuis quelques semaines.
Sa vie était faite de bonheurs simples qu’il s’aménageait dès que possible. Jouer avec Rose et lui parler d’Augustine sa mère, fumer du bon tabac, boire du vin et du rhum, rire et manger avec ses amis… De quoi se payer une garde-robe dernier cri et une voiture… Et du sexe à volonté depuis que Violette lui avait pardonné.
Il avait effectivement tout pour être heureux. Pas normal. Limite, insupportable.
De quoi avait-il donc besoin de plus ? Que cherchait-il ? Est-ce qu’il s’acharnait bêtement à essayer d'attraper ce qui ne serait jamais à sa portée ? Il regardait tout cela avec méfiance et une certaine hauteur car un doute s’était installé dans sa tête en même temps que sa vie se mettait en place : tout ce bonheur n’allait pas durer. Et cette fée qui en était responsable et qui tirait les ficelles, cette fois-ci, n’allait pas le rater.
L’été se terminait à peine et laissait en ce début de mois de septembre douteusement chaud, l’occasion aux rosiers de fleurir encore, aux mûres de noircir et aux oiseaux de se laver au soleil. Trop bucolique pour être fiable. L’affaire de Louise de Contrevent1 était enfin classée et Simon avait passé son temps désespérément libre au creux des seins magnifiques de Violette. En plus de nombreuses nuits de sexe torride, ils avaient fait de longues promenades avec Rose dans sa poussette, tout en parlant et en mettant les choses au point. Ils avaient réglé les vieux dossiers et s’étaient promis et même juré de les classer définitivement. L’illusion du bonheur était totale.
L’illusion. C’était le mot qu’il fallait retenir. Il allait bien trouver le moyen de tout détruire comme toujours, à moins que cette fichue fée ne le fasse à sa place. Essayant de suivre à la lettre ce vieil adage italien « Chi va piano, va sano e chi va sano va lontano ! », il avait pris la décision de marcher lentement mais sereinement devant cette opportunité de fonder une vraie famille avec Rose et Violette et de ne pas faire de bêtises qui pourraient venir assombrir ce ciel plus bleu que de raison.
Mais le naturel revient au galop et ça, Simon le savait mieux que personne.
Il n’avait pas laissé partir Augustine. C’était non négociable et quelque chose qu’il se refusait à faire. Et Violette, dans sa grande gentillesse et sa fausse témérité, avait accepté. Elle comprenait ce qui le liait à Augustine et au fond, ne courait pas grand danger, la mère de Rose était morte depuis presque deux ans.
Elle était là, Violette, dans le monde des vivants et dans son jardin. Allongée sur une chaise longue, les jambes dorées par le soleil, un grand chapeau de paille couvrant ses yeux et un livre dans les mains. Elle s’était endormie et souriait dans son sommeil. Elle était heureuse. Elle était donc capable de l’être.
Grâce à lui, parce qu’ils s’étaient enfin retrouvés. Simon n’était pas humble. Il écrasa sa cigarette dans le cendrier qu’Antonella avait laissé sur la petite table en fer forgé blanc du jardin et en recrachant un dernier halo de fumée, s’assit sur une chaise, vérifiant quand même au passage, que des ailes n’avaient pas poussé dans le dos de Violette.
Le portail violet s’ouvrit et Bébert entra en tenant Rose par la main. La petite marchait mais manquait d’assurance. Ses petits jupons roses et blancs virevoltaient au rythme de ses pas encore maladroits mais déjà très convaincus. Ses boucles brunes entouraient son visage comme celles de sa mère entouraient le sien. Ses grands yeux noirs aux longs cils soyeux se mirent à briller quand elle vit son père. Simon, qui n’en revenait toujours pas d’avoir engendré une telle perfection, remonta une de ses bretelles et se pencha pour accueillir sa fille qui courait vers lui. Elle lui tendit les bras en fermant les yeux ; geste audacieux pour son âge et sa dextérité enfantine toute relative. Mais l’enfant n’avait qu’un seul but et l’atteindrait : son père. Simon eut peur qu’elle tombe mais s’empêcha d’aller à sa rencontre pour la laisser seule maître des événements. Il n’était pas vraiment loin, deux petits mètres et il pourrait la rattraper avant qu’elle tombe, mais il avait peur, malgré tout.
La peur, il l’avait découverte en même temps que la paternité et comme tout le reste, ce n’était pas un cadeau. La peur. Il avait peur pour sa fille, de façon permanente et obsessionnelle, violente, insidieuse et irraisonnée. Il n’aimait pas cette fragilité dans laquelle cette peur, devenue un geôlier sadique, l’avait emprisonné. La cohabitation entre ce sentiment et son métier de détective, n’était pas facile. Il n’avait plus le droit de se mettre en danger, plus le droit de faillir non plus. C’était angoissant, c’était contre-productif et surtout, c’était encombrant.
Rose lui ressemblait. D’après ce que lui disaient les gens. Il la trouvait tellement belle qu’il en doutait. Pourtant il ne pouvait s’empêcher de reconnaître les traits d’Antonella qui se dessinaient peu à peu sur le visage de la petite. Italienne à n’en pas douter, au caractère fort à n’en pas douter non plus, il allait devoir mener quelques combats pour se faire obéir par cette petite âme déjà bien courageuse et têtue et dont l’éducation faite par sa grand-mère n’allait rien arranger. Il allait devoir lutter pour éloigner les hommes qui s’approcheraient d’elle de trop près et projetait même de creuser une meurtrière dans un des murs de sa maison pour tirer à vue sur ces prétendants insipides, voleurs obsédés et sans vergogne de progéniture et qu’il ne jugerait évidemment pas à la hauteur de sa fille.
— Ciao ! PAPA ! hurla la petite.
— Ciao bella ! Era belle questa passegiata con Padrino ?
— Bella bella !
— Alors tu t’es bien promenée avec Parrain ? Tu as faim ?
— Un’ cannolo2 della Nonna Nella.
— Tu veux un gâteau de Grand-mère ? Je vais t’en donner une moitié.
— Grazie Papa !
C’est Antonella qui avait insisté pour que Rose apprenne le sicilien. Elle voulait que sa petite fille aime la Sicile avant même de la connaître. Qu’elle la ressente dans sa chair comme elle-même la ressentait. Car elle y retournerait avec elle un jour, c’était certain. Alors Simon, tout en évitant de prendre les foudres de sa mère sur la tête, se pliait gentiment à l’exercice, même si parfois cela semait la confusion dans l’esprit de l’enfant qui était pourtant douée.
— Simone ! Zitto3 ! Il est six heures, elle ne mangera pas la pasta après, elle va nous faire la camurrìa4, maintenant !
Ah ! Oui, voilà pourquoi Simon n’était pas si serein que cela. Antonella était arrivée ce matin. À peine avait-elle posé ses valises qu’elle avait pris les choses en main. En digne mère despotique que ses origines siciliennes justifiaient un peu trop souvent elle avait, sans qu’on lui demande, nettoyé la maison de fond en comble, rangé les placards, fait la lessive, les courses et le dîner et ça, en une journée. En quelques heures seulement, elle avait révolutionné la petite maison et reprit le pouvoir tant sur Simon que sur Rose.
— Un dolce per favore ! Un gâteau, Nonna…
— Bella mia, veramente ti piacerebe ? Allora, te lo do5.
— M’man, t’as l’autorité d’un poulpe avec cette mâtrue ! Je le savais que tu lui donnerais ce gâteau !
se moqua Simon.
— Chez nous, les enfants sont rois.
— C’est marrant, c’est pas l’impression que j’avais quand j’étais môme.
— Toi, c’était pas pareil. T’étais un garagna6.
— Non, c’était pas pareil, Mamma, tu l’as dit.
— Tu es en train de traiter ta mère de tortionnaire ? Simone ? Si tu ne lui avais pas parlé de cannoli, elle n’y aurait pas pensé ! Maintenant elle en a envie, bosseigne7, cette matrûe ! Je ne veux pas qu’elle mange trop parce que j’ai peur qu’elle finisse avec le gros fignard de ma sœur. On aurait dit qu’elle avait avalé une poire géante. Et cette matrûe, elle est parfaite, vas pas me l’abistrogner ! Surtout que les gênes, chez nous, y sont puissants !
— M’man, arrête de me crier après quand ma fille est là, s’te plait.
— Je ne crie pas, je te fais remarquer quelque chose ! Chez nous, quand on parle, on crie, c’est naturel et c’est pas demain la veille que ça va changer ! Et tu sais pourquoi on parle fort ? Parce qu’on a rien à se reprocher ! Aller va, on va boire un canon avec Bébert, ça vaudra mieux. Simone, prendi i bicchieri et la bouteille de vin ! Je reviens, j’ai fait une focaccia pour l’apéro.
Antonella s’engouffra dans la cuisine en tenant Rose par la main tout en continuant à enguirlander son fils. Simon avait espéré qu’elle ne revienne pas aussi vite après l’affaire de Louise de Contrevent. Il n’avait eu en tout et pour tout que deux semaines de répit. Dès qu’elle retournait à Saint-Étienne, Antonella n’avait qu’une hâte, revenir. Et Simon ne se faisait pas d’illusion, elle revenait pour Rose.
La belle Sicilienne aux yeux verts et au nez fin, à la poitrine gonflée et fière, était enveloppée de noir depuis plus de trente ans et ne savait même plus pour qui. Son chignon encore brun et très épais lui donnait une belle hauteur et l’allure d’une reine. Son tablier qui n’arrivait pas à cacher son décolleté et qu’elle nouait sur sa taille encore fine, n’entachait pas sa superbe, bien au contraire. Et son accent italien encore très prononcé mais teinté de celui de Saint-Étienne et parsemé de quelques mots de gaga lui conférait une autorité au charme exotique sans pareil. Elle ressortit, avec Rose agrippée à sa hanche et une fougasse à l’huile d’olive et à l’ail sur laquelle des anchois peu téméraires s’étaient allongés dans un dernier soupir.
— Mangiate picciotti8 ! ordonna-t-elle en déposant l’assiette sur la table et en retournant dans sa cuisine aussitôt.
Simon qui n’était pas allé chercher les verres par peur de trop d’obéissance, finit par y aller, l’appel du vin blanc étant plus fort que le plaisir de contrarier sa mère. Il ne voulait pas être seul dans la cuisine avec elle car, par pudeur, il évitait les conflits devant Rose et quand ils avaient de la compagnie. Leurs disputes étaient bruyantes et théâtrales pour ne pas dire siciliennes, ce qui serait un pléonasme. La parade la plus efficace était donc l’évitement pour ne pas dire la fuite. Violette avait assisté à cette scène avec tendresse, ce qui lui avait donné le temps de se réveiller lentement. Elle regardait Simon avec commisération se demandant comment cet homme fort au caractère si imposant était si fragile et désarmé devant sa mère, toute Sicilienne qu’elle était. C’était difficile à comprendre pour elle, qui n’avait jamais eu à se frotter à l’autorité d’une mère méditerranéenne avant de rencontrer Antonella. Elle enleva son chapeau de paille, passa sa main dans les cheveux de Simon et l’entoura tendrement de ses bras pour l’embrasser sur la joue. Ce petit signe de soutien était une façon de faire comprendre à Simon qu’elle ne voulait pas qu’il fasse tourner ce petit accrochage en un drame à l’italienne. Simon l’embrassa à son tour et mit son poing dans sa poche. Il remplit les verres, une cigarette au bout des lèvres et l’œil mi-clos.
— Je rêve ou ça fait deux semaines qu’on est peinards ? dit Bébert en sirotant son verre de Condrieu.
— Je commence à m’ennuyer, toute cette normalité… C’est pas reposant, répondit Simon.
— Dis plutôt que depuis ce matin, t’as envie de te balancer la tinette pour éviter de rester avec ta génitrice ! se moqua doucement Bébert.
— Tu vois où j’en suis rendu ? À espérer que quelqu’un se fasse estourbir pour éviter de me coltiner ma daronne…
— C’est le prix à payer pour élever Rose.
— Et Rose vaut tous les sacrifices, mais je ne serais pas contre une petite enquête bien compliquée et très longue.
— Simon, je resterai ici si tu es appelé à Paris pour enquêter, nous sommes tellement bien pour une fois, dit Violette légèrement agacée.
— Je n’ai pas de nouvelle du commissaire, donc il n’a pas besoin de moi. Même les fourloureurs, les cocus et les caniches font une trêve au soleil. Alors, on n’est pas près de partir.
Il souleva Rose qui avait escaladé ses genoux pour manger son gâteau sans lui laisser le choix et tenta de la donner à Violette. La petite remua les jambes, prit les joues de son père dans ses petites mains colleuses et frotta son nez contre le sien. Le détective attendri en fit de même et, oubliant qu’il était en train de parler, plongea son regard dans celui de sa fille et s’y noya quelques secondes. Puis, sortant de son rêve, tendit finalement la fillette à Violette.
À défaut d’être sa mère, Violette avait baptisé Rose. De toute façon, elles ne se ressemblaient pas, personne n’aurait pu croire qu’elle l’était. Violette avait un teint de porcelaine, de grands yeux bleus qui faisaient ressortir la pulpe rouge de sa bouche alors que Rose avait de grands yeux noirs, le teint mat et les pommettes hautes.
L’amour était bien là, pourtant. Violette avait élevé Rose pendant les premiers mois de sa vie et Simon se plaisait à penser qu’ils étaient gravés à jamais dans leur histoire, mais cela ne suffisait pas à créer l’illusion ni pour les autres ni pour lui. Elle n’était pas sa mère, c’est tout.
Ils buvaient en silence quand on actionna la petite cloche du portail. Saisis par l’horreur que leur procura l’intrusion d’un voisin avide d’apéritif, tous se regardèrent dépités prenant soin de garder le silence, se demandant s’ils allaient ouvrir. Antonella sortit en courant de sa cuisine en refaisant son chignon. Elle ajusta son tablier et sa robe noire, pinça ses joues pour leur donner un peu de couleur et se jeta vers le portail en expliquant :
— C’est Achille ! Je l’ai invité pour passer la fin de la semaine avec nous.
— Mamma ! T’aurais pu me le dire quand même !
— Qu’est-ce que ça change que tu sois prévenu où pas ?
— Ça change que… ça change que j’aime bien être prévenu, c’est tout ! Suis encore chez moi, nom d’unch’.
— É disgrazziato stu’ caruso9 ! Santa Maria, madre di Dio, aiutatemi ! Il est complètement déprimé ton commissaire, on ne va pas le laisser dans la misère ! Ça ne se fait pas chez nous !
— De toute façon, on est toujours content de voir un poto débarquer même en plein apéro ! se justifia Simon en s’adressant à Bébert.
— Surtout en plein apéro ! dit le commissaire en entrant.
Simon s’approcha du gradé en tendant les bras, pour le serrer contre lui, le commissaire en fit de même puis, saisis par les foudres de la pudeur, les deux hommes se ravisèrent et ne s’étreignirent pas. Simon se contenta de lui taper sur l’épaule et le gradé imita son geste en baissant les yeux et en toussotant.
— Pourquoi t’as pas prévenu que tu ramenais ton pétrus ici, Canard ? On t’aurait attendu pour picoler ! C’est pas grave. On est bien contents de te voir, dit Simon.
— À Paris, c’est le calme plat. Même la Gandolle, y tourne en rond. Alors je me suis dit, tiens, je vais accepter l’invitation de Madame Antonella, ça me fera prendre le vert. J’ai pris des munitions, elles sont dans la voiture.
— Je vais t’aider, dit Simon en poussant le commissaire derrière le portail qu’il referma aussitôt pour plus de discrétion.
— Canard, c’est vrai que t’as le caberlot en perdition ?
— Marthe ne reviendra pas, elle reste avec son intellectuel de bibliothécaire, parfois c’est pas facile, ça me cause des tracassins. Et puis parfois c’est simple, comme aujourd’hui, par exemple…
— T’es plus amoureux de ta belle inconnue ?
— Plus que jamais… Mais…
— T’es mis à pied ?
— …
— Canard ?
— C’est à cause de ma petite intervention à l’Uranus. Le Curé de Camaret, c’est pas la chanson préférée du divisionnaire.
— Cet empaffé, y t’a mis à pied malgré le chantage au suicide de la Gandolle ?
— À force de tirer sur le filon, au bout d’un moment, y s’épuise.
— T’es peinard jusqu’à quand ?
— Encore quinze jours à tirer…
— Tu restes ici le temps que tu veux, Canard.
— Ce qui nous faudrait, c’est une bonne vieille enquête, comme on sait les résoudre et qui prouverait au divisionnaire qu’on est des indispensables, tu vois ?
— Profites-en pour prendre des vacances, tourne ça en positif, comme dirait Bébert. Enfin moi ce que j’en dis, j’y crois pas trop aux ondes positives et tout ce baratin de bourgeoise, m’enfin voilà, je te le dis, parce que ça se fait, de remonter le moral des copos.
— Et toi, t’es un vrai copo, mon Simon, dit le commissaire en reniflant.
— Viens, on va boire un canon de pinard, faudrait pas qu’on se dessèche trop le gosier, après ça les fait boire tous d’un coup, dit Simon.
— J’ai acheté des fleurs.
— Pourquoi ? Y’en a plein le jardin !
— Comme ça…
— Violette va être contente…
— Violette, oui, évidemment.
Le commissaire sortit des bonbons de sa poche pour Rose et quelques meringues envoyées par la Gandolle. La petite s’empressa de les prendre poussant un cri de joie et en regardant son bienfaiteur avec toute la reconnaissance qu’elle pouvait avoir dans les yeux. Puis elle les tendit à contrecœur à sa grand-mère qui lui promit de les lui rendre après le repas. La soirée se passa dans la joie, les spaghetti al pomodoro et le vin. Simon s’éloignait parfois, juste pour regarder, examiner, décortiquer, comprendre et réfléchir comme il le faisait toujours quand les choses le dépassaient.
Il regardait sa mère que le deuil n’avait pas quittée depuis si longtemps et qui souriait malgré tout. Son nez fin suivait le mouvement de ses lèvres et ses grands yeux sévères s’attendrissaient dès qu’elle regardait Rose. Parfois, elle regardait son fils aussi, mais Simon ne voulant pas lire ce qu’ils disaient détournait son regard sur Violette dont la sérénité retrouvée était une bénédiction pour leur couple.
Leur couple. Depuis le temps que Simon attendait cela. Plus d’un an à faire pénitence, à essayer de la séduire à nouveau et à s’excuser, car elle avait raison (trop souvent), Simon était incorrigible. Et Bébert dans tout cela, ses allures de dandy le suivaient même quand il était détendu et qu’un effort de toilette n’était pas nécessaire ; il souriait, lui aussi. Et le commissaire dans la peine et la solitude à son âge, sans femme, sans descendance et dont la seule famille était sa tante Berthe, une ancienne aiguilleuse de cocotte et antipathique ; lui aussi il souriait. C’était peut-être ça le bonheur.
Une peur panique sauta à la gorge de Simon à tel point qu’il s’étouffa avec sa fumée de cigarette. Non, c’était trop beau pour être honnête.
Parce qu’il était comme ça Simon, lucide.
Chapitre 2Félicien
Simon s’était levé à l’aube. Ce qui ne lui ressemblait pas. Il mangeait un biscuit en buvant un thé comme il le faisait chaque matin. Columbo était avec lui. Comme toujours, le berger allemand borgne ne lâchait pas son maître de son œil unique. Il le suivait partout et lui donnait, dès que sa fierté de mâle dominant le lui autorisait, beaucoup d’affection. Il était heureux parce qu’il savait que Simon allumerait très vite sa cigarette et qu’après sa première bouffée, son maître lui lancerait le biscuit tant convoité. Le museau du berger allemand bougeait comme une flèche suivant une cible et ne lâchait pas Simon de l’œil tant que le biscuit n’était pas en apesanteur. Et quand il comprenait que le biscuit n’était pas pour lui, il coinçait son museau entre ses pattes et poussait un soupir de désespoir sonore et à la limite de l’agonie en regardant son maître avec la tristesse d’un veuf. Puis quand enfin le détective lançait la gourmandise, il s’en saisissait avec une dextérité dépassant l’entendement. Sautant plus haut que nécessaire pour avaler goulûment, sans mâcher ni apprécier, cette gâterie venue du ciel. Il allait si vite qu’il en était surpris lui-même et retombait sur ses pattes en bousculant tout sur son passage et en se promettant que la prochaine fois, il prendrait le temps de la savourer. Mais il n’y arrivait jamais. Deux biscuits chaque matin étaient largement suffisants car Simon tenait à ce que Columbo soit toujours svelte et fort, comme son maître. Enfin, presque.
Il régnait un silence angoissant dans la maison et Simon ne comprenait pas pourquoi, avec tout ce qu’il avait bu la veille, avec tout le sexe qu’il avait fait avec Violette, il était réveillé aussi tôt. Ouvrir les yeux avant 9 h 30 était signe que rien n’allait. Mais quoi ? Il lui manquait quelque chose. Augustine, certainement. Il avait fait la promesse à Violette de ne pas la faire revenir trop souvent. Alors il ne regardait son portrait qu’un jour sur deux. Il s’était installé dans ce décompte sans vraiment être d’accord, mais s’y tenait pour faire plaisir à Violette et pour essayer de se sortir de sa peine. Mais cela ne fonctionnait pas. Il lui manquait toujours quelque chose.
Le silence se faisant trop pesant, il décida d’ouvrir la porte de son bureau où ronflait généreusement le commissaire. Le rythme régulier de son souffle interrompu par les vibrations de sa luette ne se brisait que lorsqu’il avait besoin d’avaler sa salive. Il aspirait alors copieusement cet excès de liquide écœurant sans se réveiller et semblait même y trouver un certain plaisir. Mais ses ronflements et parfois ses borborygmes valaient mieux que le silence. Il n’était que sept heures du matin.
Simon entrait dans la douche quand le téléphone sonna. Il mit une serviette autour de sa taille sans prendre la peine de sécher les quelques endroits de sa peau où des gouttelettes plus rapides que les autres avaient eu le temps de s’échouer avant que la sonnerie ne retentisse. Il referma la porte de son bureau pour ne pas réveiller le ronfleur et décrocha le téléphone.
— C’est Lucien. On cherche le commissaire, il ne serait pas chez toi par hasard ? La Gandolle a tenté de se suicider, mais il n’a pas rendu son certificat de naissance, je te rassure !
— Cet empaffé ! Il l’a vraiment fait cette fois-ci !
— Faut croire. Il est à l’Hôtel-Dieu. Dans le service de Gaby, tu t’en doutes.
— On peut aller le voir ?
— Pas avant deux heures de l’après-midi. Mais je voulais vous prévenir le plus tôt possible. Faut annoncer la nouvelle au commissaire avec des pincettes, parce qu’en ce moment, il a l’humeur d’un seau à charbon.
— Un sale coup pour la fanfare ! Je vais essayer de voir avec Germaine si on peut venir avant.
— Elle m’a laissé un message pour toi. « Simon, inutile de venir avant deux heures cet après-midi. Si tu viens avant, je m’en vais te mettre une compote10 de coups de pied dans le fignard, ça te passera l’envie d’être une anganche11. Tu viens pas avant, c’est tout. Le Coissou12, je vais tâcher moyen de m’en occuper moi-même et tu verras qui courra plus vite la patentaine13 que toi d’ici quèques jours. Et inutile aussi d’essayer de m’affiner14 avec une fricaude15 et une cacotte16 d’Huguette, j’en ai mangé hier. » Voilà. J’ai pas tout compris.
— C’est du gaga stéphanois. L’essentiel c’est que moi, j’ai compris. Surtout tu n’ébruites pas l’affaire, Lucien !
— Je dirai rien, tu me connais…
— Justement !
Puis Simon se rendit compte qu’on le regardait. Antonella était devant lui, droite et fière, les yeux brillants d’où une larme menaçait de s’échapper. Simon raccrocha le téléphone et dut faire face à sa mère. Elle tendit la main et commença à passer ses doigts sur les nombreuses cicatrices que son fils avait sur le torse, les bras, les cuisses et dans le dos. Ne croyant pas vraiment à ce qu’elle venait de voir, elle avait eu besoin de toucher pour se persuader qu’elle ne faisait pas un cauchemar. Que les impacts de balles, les coups de couteau et ce qui ressemblait effroyablement à des coups de fouet étaient bien incrustés dans la chair de son enfant. Il était beau pourtant son fils. Encore plus beau depuis quelques secondes. Simon prit la main de sa mère et l’empêcha de continuer son inspection. La Sicilienne ressentait tout à coup les douleurs que son enfant avait endurées. Simon pour la première fois de sa vie, sentit la caresse de celle qui l’avait mis au monde. Il lui embrassa la main, tendrement. Elle était aussi fine que froide. Elle tremblait. Ils restèrent comme ça quelques secondes, puis Antonella se ressaisit, prit son petit mouchoir dans son tablier et essuya son nez. Elle se retourna, incapable de dire à Simon qu’elle avait compris ce qu’il était vraiment. Incapable non plus de lui dire qu’elle l’aimait et qu’elle savait au fond d’elle-même, pourquoi il se blessait aussi souvent. Elle resta mutique, coupable et rouge de peine, préférant remplir sa cafetière de trop de marc de café plutôt que de trop parler.
Gêné par cette intimité nouvelle mais surtout d’être à demi nu devant sa mère, Simon se réfugia dans la salle de bains. Il regarda ses cicatrices dans le miroir, il ne les trouvait pas si impressionnantes que ça et il avait pris l’habitude de vivre avec. Il connaissait des enquêteurs, des policiers, des soldats qui en avaient beaucoup plus et qui, tout comme lui, s’en moquaient complètement. Mais il comprit qu’Antonella, qui ne l’avait pas vu nu depuis plus de trente ans puisqu’ils les avaient passés à se fuir, n’avait pas pu prendre la mesure de ce qu’il avait vécu à travers ses enquêtes. Malheureusement pour lui, elle allait dramatiser et faire de ces souvenirs d’investigation, des trophées de guerre dont il ne voulait pas.
Sa mère ne pleurait jamais. Même sous les coups du vieux Simon, même pendant la guerre et devant la faim. Sa mère ne pleurait jamais. Trop forte, trop fière ou trop folle pour cela. Pour être honnête, il venait de faire le compte, il ne l’avait vue pleurer que deux fois. Et toujours à cause de lui. Quand il avait voulu confier Rose à un orphelinat et aujourd’hui.
Il se doucha et s’habilla, passa un peu de gomina dans ses cheveux, se parfuma, prit le temps de réfléchir, puis une décision. Il n’allait pas parler de tout cela avec Antonella, pour éviter de partager une intimité que sa pudeur lui interdisait.
Quand il sortit de la salle de bains, sa mère avait déjà préparé un petit-déjeuner copieux pour toute cette tribu dont elle avait désormais la charge. Du moins, dont elle s’était attribué la charge.
— Tu ramènes la Gandolle ici, tu m’entends, figghittu17 ?
— S’il peut voyager, Mamma, je le ferai, oui.
— T’as intérêt. On va s’en occuper comme il faut de ce mâtru18. On n’a pas toujours su faire, mais on va faire des progrès. Je te le promets, mon fils. Toute cette souffrance, il faut que ça s’arrête. Hai capito, Simone ?
— Sí, Mamma, j’ai compris.
— Mangià !
— Je ne mange jamais le matin, M’man.
— À partir de maintenant, c’est terminé toutes ces couillonneries. Tu vas manger le matin, c’est moi qui te le dis !
— Mais ça me fout envie de renarder ! J’ai mangé un Petit-Beurre.
— C’est pas de la nourriture ça ! J’ai pas envie que tu pétafines, alors, mangià Simone !
— Non ! Pas question !
— Tu ne sortiras pas d’ici tant que tu seras pas couffle. Et fais pas ta jargille ! Basta !
Antonella levait son torchon pour frapper sur son fils quand le commissaire, hirsute, entra dans la cuisine. Attiré par la bonne odeur du café et des petits pains qui cuisaient dans le four et certainement réveillé par cette nouvelle dispute, le gradé s’était levé discrètement. Il s’arrêta dans l’entrebâillement de la porte comme un témoin gêné. Antonella arrêta son geste, le regarda gentiment et lui fit signe de s’asseoir. Elle lui servit un grand bol de café qu’il prit entre ses mains sans attendre. Il en sentit le fumet en fermant les yeux de plaisir.
— Fort et robuste comme les hommes de chez nous, expliqua-t-elle, buvez, Commissaire, il ne vous fera pas de mal.
— Canard, bois et mange, après on causera toi et moi, dit Simon en allumant une cigarette.
Comme c’était une tradition, il attendit que le commissaire ait fini de manger, lui accordant encore quelques minutes de sérénité. Après cela, il décida d’en venir directement aux faits, la dentelle ne servant à rien dans ces cas-là.
— Commissaire, mon Canard, Achille, faut que je te dise quelque chose.
— Franchement on n’est pas bien là, tous ensemble ? Tu sais que ça ressemble au bonheur, ça mon Simon ? Tu le sens là, le bonheur ?
— Pas vraiment, m’enfin tu me connais, suis pas très amateur de ce genre de fumisterie et les seules choses que je suis capable de sentir c’est un bon cru de pinard ou les emmerdes.
— Respire cette bonne odeur et regarde ce beau temps, ce ciel bleu… Tout ça, quoi… C’est trop bon, ouvre les yeux, on est heureux, mon Simon. Foi de commissaire.
— La Gandole a essayé de se suicider.
— …
— Achille, tu m’entends ?
— T’as raison, le bonheur c’est une fumisterie de ramoneur.
— D’après Lucien, il va bien, il est dans le service de Gaby.
— Nom de diou de bouse, si Gaby l’a quitté, il va m’entendre.
— Je ne pense pas que ce soit ça le problème.
Le commissaire passa ses mains sur son visage, respira bruyamment et retint un sanglot plus que naissant. Il redressa la tête et d’un air solennel se sentit obligé de se confier.
— Simon, il faut que je t’avoue quelque chose, mais tu me promets de ne pas m’en vouloir et surtout tu rognonnes pas ? D’accord ?
— D’accord.
— Mais tu me promets ?
— Oui, mais ouvre ton moulin à jactance parce que t’es en train de me faire remontrer les joyeuses jusque dans la gorge.
— La Gandolle a voulu mourir parce que je l’ai mis au régime.
— Mais pourquoi tu as fait ça ? Il est tout maigre !
— Je ne sais pas. C’est une couillonnerie. Une fixette. Je m’ennuyais, alors…
— Nom d’unch’ ! Commissaire, m’enfin, c’est une idée de con ! Ce môme, si tu lui enlèves la bectance (et Gaby, m’enfin ça c’est impossible), et nos enquêtes, il ne lui reste plus rien. Alors forcément, vu qu’il
est excessif…
— Je sais ! Tu vois, j’ai des remords qui me
remontent tellement, que j’ai l’impression que je vais revoir la carte. Faut aller le voir, de suite.
— Pas avant deux heures de l’après-midi, c’est Germaine qui l’a dit.
— Bon, ben si c’est Germaine qui l’a dit, alors…
***
En cette saison, ils n’eurent pas besoin de plus de trois heures et demie pour rejoindre Paris. Ils roulèrent en silence jusqu’à l’hôpital. L’heure était grave. La Gandolle dans toute sa dévotion n’avait pas trouvé d’autre solution que de mettre fin à ses jours lorsque son univers s’était effondré. Incapable, du haut de sa jeunesse, de relativiser et de comprendre qu’une mise à pied n’a rien d’irréversible et que c’est une chose fréquente dans la carrière d’un policier, le jeune homme avait tranché dans le vif. Lui, que les deux enquêteurs croyaient indifférent à tout, était en réalité plus sensible qu’il n’y paraissait.
Le jeune adjoint dormait, une meringue dans la main et une provision de macarons et de pralines sur son chevet. Il avait deux gros bandages aux poignets d’où quelques petites gouttes de sang s’étaient échappées et semblait noyé dans sa chemise d’hôpital. Ils restèrent en silence quelques instants. Simon regardant par la fenêtre, le commissaire assis à côté du lit, rongeant toute sa culpabilité et retenant ses larmes. La Gandolle ne bougeait pas. Il restait quelques traces de maquillage dans le coin de ses yeux. Félicité était là, inscrite comme une marque indélébile sur son visage et l’avait suivi comme son ombre jusqu’ici.
— Ils auraient quand même pu le démaquiller comme il faut ! Regarde-moi ce travail ! Déjà qu’on a la réputation d’être des fiottes, alors là, c’est inévitable, on va se faire repérer. T’as pas un mouchoir, Simon ?
Simon lui tendit ce qu’il demandait en approchant la petite carafe d’eau pour pouvoir humidifier le tissu et aider le maquillage à s’en aller.
— Pourquoi y se réveille pas ? demanda le commissaire.
— Ils ont dû lui donner un peu d’opium pour dormir. C’est toujours comme ça quand les gens essayent de faire le grand voyage en clandestin. On les empêche de réfléchir pour pas qu’ils aient envie de recommencer. C’est pas bête mais ça cause des tracassins à ceux qui veulent comprendre et poser des questions à l’intéressé, expliqua Simon.
— Je vais le réveiller, faut absolument que je lui dise qu’il peut arrêter son régime.
— Canard, la Gandolle n’a pas fait ça à cause de son régime, sois pas crétin !
— Je vais le réveiller.
Le commissaire commença à secouer le matelas. Mais rien n’y fit. La Gandolle dormait du sommeil du juste et ne semblait pas vouloir en sortir. Puis le commissaire se servit un verre d’eau. Simon comprenant la ruse qui allait être employée, le lui retira
immédiatement des mains.
— T’es pas possible, Achille ! Laisse ce môme roupionner peinard ! Nom d’unch’ ! Il a besoin de repos ! Ça fatigue de perdre du sang, tu peux me croire !
— M’en fous, je veux savoir ce qui lui est passé par la caboche à cette tête de nœud ! La Gandolle ! Nom de diou de bouse, c’est le commissaire, ouvre
les yeux ! Tu m’entends, petit ! Oh !
— Achille, ça suffit ! Lève-toi et va te mettre au fond de la pièce !
— On reste encore un peu alors…
— Va près de la fenêtre !
— S’il arrive quelque chose à la Gandolle, je ne m’en remettrai pas.
— Il dort, c’est pas dangereux !
Germaine entra, suivie d’un homme à la stature hautaine autant qu’élégante et une canne à la main qui complétait sa panoplie de parfait gentleman. Il enleva son chapeau melon en feutre de lapin et le tendit à l’infirmière qui le déposa respectueusement sur une table. Il ajusta sa veste et sa petite cravate accrochée à un col blanc parfaitement amidonné. Simon le salua d’un geste de la tête et le commissaire, plongé dans son inquiétude, ne s’aperçut même pas qu’il était là. L’homme à la petite moustache parfaitement peignée et cirée pinçait les lèvres et arborait un air surfait à l’autorité de circonstance mais vaine. Il répondit à peine à Simon qu’il reconnut immédiatement. Ses petites lunettes rondes renforçaient sa mine précieuse et renfrognée et venaient se nicher sur son nez arqué et long qu’une boule ronde séparée en deux par une ligne disgracieuse, fermait. Il eut un tic nerveux qui lui fit lever le coin de la lèvre supérieure quand il s’aperçut que le commissaire était là. Germaine lança un regard noir à Simon, pour le prévenir de sa future colère s’il se conduisait mal avec l’homme qui venait d’entrer et qui n’était autre que le divisionnaire en personne.
L’homme confondant une infirmière avec une domestique fit comprendre à Germaine qu’elle pouvait disposer. Étrangement, la Stéphanoise, d’ordinaire plutôt caractérielle, sortit en silence. Et ce silence s’installa et dura plus que Simon ne l’aurait souhaité. La bienséance aurait voulu que le détective et le commissaire laissent un peu d’intimité au divisionnaire et son neveu, mais Simon n’avait pas envie de le faire. Se disant, qu’après tout, leur place au chevet de la Gandolle était aussi légitime que la sienne.
— C’est à cause de vous ce qu’il lui arrive, Messieurs !
Le commissaire sursauta, reconnaissant la voix aigre et sèche de son supérieur. Il se retourna et tenta de remettre de l’ordre dans sa tenue sans y parvenir.
— Mes respects, Monsieur le Divisionnaire. Nous n’étions pas avec lui hier, puisque je suis mis à… Enfin, indisponible en ce moment, tenta d’expliquer le commissaire.
— Que croyez-vous, Commissaire ? Que si vous aviez été là, il n’aurait pas attenté à ses jours ?
— Je ne crois rien, Monsieur le Divisionnaire… C’est juste que…
— Taisez-vous, c’est un ordre ! Je vous tiens comme responsable de cette malheureuse histoire ! hurla l’homme dédaigneusement.
— Mais je n’étais pas là, Monsieur le Divisionnaire.
— Comment osez-vous m’interrompre et même objecter, Commissaire ? Je vous ai confié mon filleul avec la mission de le former et voilà le résultat.
— Je suis désolé, Monsieur le Divisionnaire, j’ai échoué.
— Vous pouvez le dire ! Sans parler de tous les bruits qui courent à votre sujet, à tous les trois ! Toute cette débauche, cet alcool, ces nuits dans la luxure, ce libertinage avec des uraniens et des fleurs de pavé… Vous êtes un homme censé faire respecter la loi et donner l’exemple ! Mais en réalité, vous êtes un incapable, la honte de notre brigade ! Sortez d’ici, je ne veux plus vous voir ! C’est un ordre ! Exécution ! Vous avez de la chance d’être déjà mis à pied, sinon…
— Sinon quoi ? demanda Simon en allumant une cigarette et en toisant le divisionnaire.
— Sinon…
— Sinon… Rien. Et vous savez pourquoi, espèce de bondieusard à la noix ? Parce qu’au fond de vous, vous savez qu’il ne peut pas être entre de meilleures mains. Qu’on s’en occupe et qu’on lui apprend le métier comme vous ne saurez jamais le faire. Qu’avec nous, il a toute l’attention que vous êtes incapable de lui donner parce qu’il est, même si vous faites semblant que cela ne vous dérange pas, un enfant sans paternel et que ça fait tache dans votre famille de caresseurs de galon.
— Je ne vous permets pas de mettre en doute l’affection que j’ai pour ce garçon, détective Simon !
— Je dis simplement que sa situation vous pose problème et que c’est pour cela que vous nous avez chargés de son éducation. Inutile de prendre vos grands airs de gommeux, ça ne marche pas avec mézigue. Parce que je sais que vous filez droit comme un mômichon devant le martinet de votre frangine. Vous n’êtes pas dans notre réalité, Monsieur le Divisionnaire, vous ne savez pas ce que c’est de voir voler un pruneau qui atterrit si près de votre bobine que vous entendez un sifflement dans les oreilles pendant trois jours. Vous avez oublié la puanteur des cadavres de la morgue, et ceux des quartiers de Paris dans lesquels vous n’avez pas mis les pieds depuis des années. Et la peur qui vous prend aux tripes quand vous êtes en face d’un fou qui vous frappe et s’acharne sur vous et cette peur ne vous quitte plus pendant des mois. Je ne suis même pas certain que vous ayez connu ça un jour. Vous nous jugez du fond de votre foutu fauteuil de rond-de-cuir bedonnant et de planqué ! Vous nous méprisez parce qu’après une journée passée à s’étriper avec des assassins, on a besoin de relâcher la pression et d’oublier en buvant un verre de pinard et même si on a une persilleuse sur les genoux, la belle affaire ! Je les respecte plus que je ne vous respecte, Monsieur. J’ajoute que c’est vous qui avez mis à pied le commissaire et donc poussé la Gandolle jusqu’ici !
La lèvre supérieure de l’homme au costume terne ne s’arrêtait plus de remuer. Sa peau, en rougissant, laissait apparaître des traces d’une varicelle mal soignée qui avait creusé des petits cratères dans ses joues. Le divisionnaire avait pourtant le regard bon, mais avait manifestement rejeté ses incompétences sur les deux enquêteurs. Il avait posé ses mains sur son ventre quand Simon avait fait allusion à son embonpoint et d’un geste nerveux avait tenté de resserrer les boutonnières de son gilet qui s’ouvraient comme les yeux d’un aveugle.
— Comment osez-vous m’insulter, détective Simon ? Sachez que ce que vous venez de me dire entache définitivement nos relations, je vais faire en sorte que votre licence vous soit retirée !
— Vous savez où vous pouvez vous la carrer votre licence ? dit Simon trop calmement.
— Ayez au moins la décence de ne pas employer des mots des bas-fonds dont vous venez, en ma présence et de respecter votre hiérarchie.
— Je n’ai pas de hiérarchie, je suis libre et c’est votre plus gros problème. Et le second problème c’est que, malgré tout, vous avez besoin de moi, Monsieur le Divisionnaire.
— Bien jeté, Simon ! s’esclaffa le commissaire.
— Pas la peine de faire un caprice et de taper vos petits poings pleins d’encre rouge sur la table, j’irai proposer mes services ailleurs. Et vous n’avez pas envie que cela arrive. N’est-ce pas, Monsieur le Divisionnaire ?
— J’en référerai en haut lieu !
— Mais faites donc, je m’en cogne comme de ma première gorgée de pinard. Et qui va s’occuper de la Gandolle ? Lucien ? Ou alors l’autre empaffé du 9e, le capitaine Pommier qui fait de la contrebande et du trafic de bijoux sous votre foutu tubard de renifleur de titraille ?
— Parrain, dit une voix faible, qu’est-ce qui se passe ?
— Félicien, mon jeune enfant, vous êtes réveillé, mais quelle idée stupide vous est donc passée par la tête ? Votre maman a beaucoup de chagrin, vous savez ? Allons, Félicien, un homme ne se comporte pas comme ça et fait face à ses problèmes… Et votre âme, Félicien y avez-vous pensé ? demanda tendrement le divisionnaire.
— Parrain, j’ai tellement de chagrin.
— Que voulez-vous dire, mon jeune ami ?
— Je me sens faible, je voudrais mourir. Laissez-moi s’il vous plaît, je ne veux plus aller travailler, je n’ai plus envie d’y aller, je suis si seul… Et je ne veux pas aller dans un commissariat où je ne connais personne, je veux rester au 36 avec le commissaire et le chef Simon. Mais puisque ce n’est pas possible, alors je préfère dormir jusqu’à ce que Dieu me rappelle à lui. J’ai perdu le goût de la vie. Voyez, je n’arrive même pas à manger mes petites meringues.
— Félicien, nous avons trop de problèmes avec le commissaire principal et le détective Simon, qui n’est pas de la maison je vous le rappelle, que nous ne pourrons pas régler si facilement, il faut que vous le compreniez, mon jeune ami.
— Mon cher Parrain, prenez cette requête comme une de mes dernières volontés, car je me sens partir… Vous embrasserez Mère pour moi…
— Félicien ! Mon jeune ami ! Réveillez-vous ! Mais faites quelque chose, vous deux ! s’affola le divisionnaire.
— Comptez pas sur moi pour faire une prière, ça fait bien longtemps que j’y ai renoncé vu qu’on n’est jamais écouté et qu’après on culpabilise comme des tanches dans un aquarium parce qu’on se demande ce qu’on a bien pu faire pour être aussi invisible. Allez-y vous qui êtes si proche des autorités supérieures et qui vivez dans le respect des règles, vous serez peut-être entendu. Et je vous signale que vous venez de nous virer ! Y va nous manquer la Gandolle, pas vrai, Achille ?
— Tu l’as dit, mon Simon, ce sera plus jamais pareil sans lui, tout fout le camp.
— Adieu, mon Commissaire, je vous aimais bien. Comme mon père. On se reverra boulevard des allongés vous et moi, vous me le promettez ?
— Je te le promets petit, mais tu vas pas lâcher la rampe, ma Gandolle ! Dis ? Oh !
— Chef Simon, adieu, on se reverra nous aussi, c’est certain, mais pas tout de suite…
— Espèce d’empaffé ! marmonna Simon, un sourire au coin des lèvres.
— Félicien, ne vous rendormez pas ! paniqua le divisionnaire en voyant son filleul commencer à convulser.
— Vous croyez que Dieu me pardonnera ?
— Je ne vois pas comment cela sera possible, mon jeune ami ! Il n’y a que lui pour décider de la vie et de la mort ! Votre âme est en danger, Félicien ! Réfléchissez, faites pénitence et reprenez du poil de la bête !
— Je ne suis pas certain que ce conseil soit adapté à la situation de la Gandolle, se moqua Simon.
— Que voulez-vous dire ? Appelez le médecin, vite ! Il est vraiment pâle ! hurla le divisionnaire en mettant des petites tapes sur les joues de la Gandolle.
— Parrain, promettez-moi que si je m’en sors, tout redeviendra comme avant et que mon commissaire et le chef Simon seront réintégrés.
— Je vous le promets mon jeune ami, c’est votre parrain qui vous le promet, votre oncle et votre divisionnaire. Faites un effort, Félicien, parlez-moi ! Félicien !
— Je voudrais me reposer. Seul. S’il vous plaît, dit le jeune adjoint.
— Comme vous voudrez, Félicien, je vous laisse et j’espère que vous en ferez autant Messieurs, il est vraiment très faible. Messieurs, je ne vous salue pas.
— Nous non plus, lança Simon dans un demi-sourire.
— Cher Parrain, vous n’oublierez pas votre promesse ?
— Ces Messieurs réintègrent nos services immédiatement, céda le divisionnaire.
Il prit son chapeau et sa canne, caressa la joue de son filleul et sortit.
— La Gandolle, espèce d’empaffé, tu peux te redresser, il s’est balancé la tinette, affirma Simon.
Le jeune adjoint ouvrit un œil, s’assura que la voix était libre, sauta de son lit et ouvrit son armoire.
— Parfait, on peut aller boulonner, y’a un macchabée quartier Picpus, chez les Italiens, ça urge et je pouvais pas m’en sortir sans vous parce que c’est pas banal. Profitez-en pas pour mater mon pétrus, je sais qu’il est à l’air à cause de la blouse d’hôpital et qu’il est athlétique, mais c’est pas une raison pour se rincer l’œil. Remarquez, on a bien apprécié l’idée de la blouse ouverte derrière, avec Gaby et…
— Nom de diou de bouse, la Gandolle !
— Vous devriez être content ! Plus de mise à pied et cette fois-ci, Parrain a compris que je ne rigolais pas. Duperie. Friponnerie. Commination. Nécessité fait loi. Apophtegme. On y va ? dit-il en enfilant son pantalon et une meringue dans sa bouche.
— T’as bien appris ta leçon, mon gars, suis fier de toi, fit Simon en riant.
— C’était facile, mon parrain est tellement bigot qu’on lui ferait avaler n’importe quoi. Contentement. Blandices. Apprentissage. Pédagogie. Psychologie.
— Si y’a un cadavre chez les Italiens, faut pas traîner ! dit Simon excité.
— Mais, moi je ne suis pas fier du tout de lui ! Il nous a pris pour des tasses ! C’est pas comme ça que je t’ai éduqué, la Gandolle ! Je suis furieux, la Gandolle ! Furieux ! Je me suis fait des sangs pour ta pomme, moi ! J’ai vraiment cru que t’allais défiler la parade !
— C’est à cause de l’Uranus, ça, Chef, plus ça va, plus je suis bon comédien.
— Alors t’as rien aux poignets ?
— J’allais quand même pas me saigner comme un cochon alors qu’à la morgue y’a tout ce qu’il faut pour faire illusion !
— Maurice et Framboisier sont de mèche ?
— Lucien et Germaine aussi. C’est parce que je savais que mon parrain viendrait à cette heure-ci, qu’elle vous a interdit de venir ce matin. Il fallait absolument que vous vous croisiez pour que ça fasse plus vrai. C’est Gaby qui m’a fait admettre à l’hôpital. Il n’a pas été très facile à convaincre, m’enfin j’ai quelques armes, voyez ? Sexuelles, je veux dire… Et la blouse ouverte, c’est convaincant aussi…
— C’est de ta faute ça, Simon ! À force de suivre ton exemple y nous fait des plans d’esbroufeur !
— L’essentiel c’est le résultat, allez, on se casse ! On a une enquête qui nous attend, les amis ! conclut Simon en ajustant son chapeau et en ouvrant la porte.
Ils dévalèrent les escaliers, prenant soin de ne pas rencontrer le divisionnaire qui devait encore être dans les murs de l’hôpital. Ils s’engouffrèrent dans la voiture et filèrent heureux et réunis, retrouver leur cadavre dans une joie inconvenante.
Parce qu’il était comme ça Simon, heureux !
Chapitre 3Chianti e tutti quanti !
Des chariots empêchaient leur voiture de passer, les omnibus automobiles, comme les appelaient les anciens, ou les autobus comme disaient les gens modernes, se déplaçaient avec difficulté. Ils bringuebalaient pourtant fièrement, transportant leurs quarante personnes autorisées à bord, avec difficulté mais conviction. Simon ne pouvait s’empêcher de donner quelques coups de klaxon, jugeant sa mission plus importante que la dépense d’un franc que les voyageurs avaient faite pour leur ticket. Il se faisait insulter quand il dépassait sans vergogne un de ces autobus parés de vert sapin, de rouge et de beige, par un chauffeur se sentant à l’abri dans sa petite cabine de machiniste. Mais rien ne réussissait à perturber Simon qui avait depuis longtemps dépassé les frontières de la gêne et de l’indulgence, surtout quand un cadavre attendait sa venue. Ils arrivèrent péniblement dans le quartier Picpus, empruntant le boulevard de Reuilly, passant par la Fontaine aux Lions, s’engageant directement dans la rue Picpus pour s’arrêter au numéro quatre-vingt-douze devant lequel ils garèrent leur voiture. La petite boutique était en réalité dans la rue du Docteur-Goujon, mais les ambulances et le périmètre de sécurité installé par Rossignol et Lucien les empêchèrent d’aller plus loin.
Le « périmètre de sécurité autour d’une scène d’infraction », était une idée toute nouvelle du commissaire qu’il avait certainement dû piquer à Scotland Yard qu’il enviait tant. Il en avait marre de ne jamais pouvoir s’approcher des lieux des crimes car des badauds trop curieux jugeaient leur présence plus utile que la sienne. Il avait donc imposé à ses hommes tout un protocole et, s’il le fallait, l’usage de la force pour dégager les lieux. Le flash enfumé de l’appareil photo de Lucien finissait sa course dans la rue, malgré la lumière du soleil et au vu de la quantité de photos qui étaient prises, l’affaire s’annonçait effectivement peu banale.