Erhalten Sie Zugang zu diesem und mehr als 300000 Büchern ab EUR 5,99 monatlich.
"Le livre ""Les fausses nouvelles de la Grande Guerre"" du Docteur Lucien-Graux est une œuvre captivante qui nous plonge au cœur de l'un des événements les plus marquants de l'histoire : la Première Guerre mondiale.
Dans cet ouvrage, le Docteur Lucien-Graux, historien passionné et fin connaisseur de cette période sombre, nous dévoile les dessous de la propagande et des fausses nouvelles qui ont circulé pendant le conflit. À travers une recherche minutieuse et une analyse rigoureuse des sources, l'auteur nous offre une vision éclairante sur la manière dont les informations ont été manipulées pour influencer l'opinion publique.
En explorant les différents aspects de la désinformation pendant la Grande Guerre, le Docteur Lucien-Graux met en lumière les enjeux politiques, économiques et sociaux qui ont conduit à la diffusion de ces fausses nouvelles. Il nous montre comment les gouvernements, les médias et les services de renseignement ont utilisé ces mensonges pour maintenir le moral des troupes, justifier les sacrifices consentis et rallier la population à la cause nationale.
Au-delà de son aspect historique, ce livre nous invite également à réfléchir sur la manipulation de l'information dans notre société contemporaine. En nous plongeant dans cette période troublée, le Docteur Lucien-Graux nous rappelle l'importance de faire preuve de discernement et de vérifier nos sources, afin de ne pas tomber dans le piège des fausses nouvelles.
""Les fausses nouvelles de la Grande Guerre"" est un ouvrage essentiel pour tous ceux qui s'intéressent à l'histoire, à la propagande et à la manière dont les médias peuvent influencer nos perceptions. Grâce à la plume fluide et érudite du Docteur Lucien-Graux, ce livre nous offre une lecture passionnante et instructive, qui nous pousse à remettre en question nos certitudes et à approfondir notre compréhension de cette période cruciale de notre histoire.
Extrait : ""Aux jours où ils supposaient pouvoir marcher avec un minimum d'entraves vers Paris, ce jardin des Hespérides, ils mentirent pour le plaisir, par un machiavélique dilettantisme, par une politique naturellement
tortueuse, par précaution aussi pour essayer de justifier devant l'Histoire la cynique conduitede leurs préliminaires de guerre."""
Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:
Seitenzahl: 650
Veröffentlichungsjahr: 2015
Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:
« N’ajoutez foi qu’aux communiqués que j’adresse au Sénat… Ne nourrissez pas votre crédulité des bruits dont personne n’assume la responsabilité… Il n’est pas de cercle, pas de dîner où ne surgissent des stratèges qui savent où placer les camps, quelles positions occuper, où établir les magasins, par quelles routes acheminer les convois. S’il existe un homme qui se flatte de pouvoir me donner des avis utiles à la chose publique, qu’il m’accompagne : je lui fournirai cheval, tente et subsides : mais si cet homme ne veut pas marcher et préfère la tranquillité de l’arrière aux travaux de l’avant, qu’il renonce à jouer les pilotes en terre ferme. Rome offre à elle seule assez d’autres sujets de conversation. Pour nous, les conseils du front suffiront ».
(Commentaire libre d’un texte de Tite-Live, à propos des opérations stratégiques de Fabius Maximus opposant à Annibal les légions romaines, en l’an 217 avant l’ère chrétienne).
« Silentium per urbem faciant ! Taisez-vous ! »
Fabius Maximus.
L’homme est de glace aux vérités,
Il est de feu pour les mensonges.
La Fontaine.
L’homme qui fait constamment des prophéties est forcé d’en voir quelques-unes se réaliser.
(La guerre et l’avenir, H-G. Wells).
« On n’a pas assez parlé au pays ».
A. Ribot.
Je dois dire pour l’histoire que j’ai toujours méprisé les Allemands et que je rougis d’appartenir à leur race.
Schopenhauer.
Le mensonge allemand aura dominé cette guerre comme l’Himalaya domine l’Asie. La loi suprême de la contrevérité fut le credo de nos ennemis. Aux jours où ils supposaient pouvoir marcher avec un minimum d’entraves vers Paris, ce jardin des Hespérides, ils mentirent pour le plaisir, par un machiavélique dilettantisme, par une politique naturellement tortueuse, par précaution aussi pour essayer de justifier devant l’Histoire la cynique conduite de leurs préliminaires de guerre. Quand le temps fut venu où ils entrevirent le juste châtiment de l’épreuve, quand leurs bataillons repliés usèrent d’une tactique enfouie sous la casemate, quand ils durent dépêcher à toute vapeur les effectifs disponibles de l’Orient à l’Occident, de l’Occident à l’Orient, ils mentirent encore, et plus que jamais, par obligation de faire face à l’adversité, de ranimer la confiance dans leurs villes et dans leurs bourgades, de dissimuler l’étendue de la sévérité des coups qui étaient portés chaque jour un peu plus dans leur flanc harcelé de toutes parts. Ils mentirent par la bouche de leur empereur et par celles des kronprinz et des rois qui couraient avec eux vers l’inconnu, par le moyen de leurs feuilles publiques qui déformèrent l’exactitude des faits jusqu’à les rendre méconnaissables, par le verbe de leurs orateurs de Reichstag, de leurs conférenciers ambulants portant la parole de fanfaronnade sur tout le territoire germanique, par les écrits des neutres achetés de leurs deniers et prodiguant extra muros des assurances de confiance que progressivement démentait le cours des évènements. Chez eux, comme dans le reste du monde, ils cultivèrent, en horticulteurs savants, la fleur du mensonge. Ils montrèrent en cet art une virtuosité sans égale et par l’excès même de leur génie inventif, se perdirent d’estime et d’honneur devant l’opinion universelle. Au reste leurs affirmations, leurs fausses preuves ne manquèrent pas d’être jour sur jour contrebattues par de robustes attestations sorties des rangs de leurs adversaires. Les communiqués des Alliés rectifièrent, en pays étrangers, les fables des communiqués teutoniques. Nous sûmes, encore qu’imparfaitement, opposer aux opaques doctrines d’outre-Rhin celle de notre lumineuse cause. Nous eûmes des porte-paroles qui, bien qu’en nombre insuffisant, se répandirent par le monde pour y porter des témoignages dont la contestation était impossible. Nous fournîmes les pays neutres de tracts, de brochures, de textes, de publications officielles, où, pied à pied, étaient attaquées et bientôt mises en pièce, les « citadelles d’arguments spécieux » derrière lesquelles se retranchait honteusement la félonie des États centraux. À l’heure où nous écrivons ces lignes, le combat des idées vraies et des mensonges se poursuit sur toute la surface de la terre comme se prolonge sur les lignes de bataille le dialogue des fusils. La rectification des mensonges du Deutsch s’accomplit progressive, lente ou foudroyante, mais sûre. Plongeant ses tortueuses racines dans la conscience trop fréquemment troublée des peuples témoins, la perfidie germaine s’accroche et ne veut point mourir. Mais le temps fera son œuvre. L’ivraie semée par les ouvriers de la duplicité et du crime succombera sous la poussée du blé de vérité : c’est l’affaire des années et de l’histoire.
Déjà et de longtemps, la conviction de tous les honnêtes gens est basée sur des évidences que nulle dénégation ne saurait entamer… Le Hun de l’Europe a perdu son procès, s’il n’a pas encore perdu toutes ses espérances. Accumulant devant lui le mensonge comme un rempart, s’en faisant une arme comme il fit du gaz asphyxiant, de la « grosse Bertha » et du sous-marin assassin des innocents, il pensait vaincre : il est vaincu dans le plan moral comme il serait juste qu’il le fût dans l’ordre matériel.
Face à l’inutile retranchement de démentis misérables et de vaines affirmations à l’abri desquels l’Allemand estime pouvoir se protéger contre le mépris de l’univers dans le temps présent comme dans les âges futurs, le monument de la vérité se dresse et chaque matin, chaque soleil levant voient briller plus haut dans le ciel ses claires assises cimentées du sang de nos braves.
Au reste, malgré le haut rempart des fusils allemands, malgré l’épaisse fumée des canonnades, le fronton du temple du Droit et de l’Honneur construit de nos mains ne tarda pas à être vu du fond des plus lointaines campagnes germaniques. On saura plus tard, et par le détail, quel fut le véritable esprit de ceux qui, chez nos ennemis, paraissaient le plus assurés de la victoire. Ils doutaient, au moment même où ils garantissaient le vol triomphal de leurs aigles. Au secret de leurs pensées, et tandis que mentaient leurs lèvres, ils savaient que le destin inexorable était d’avance joué qui condamnait l’Allemagne. Des hautes sphères gouvernementales, des centres d’informations publiques, cette terrible angoisse que donne le sentiment d’une ruine fatale, descendait dans le peuple en une multitude de ruisseaux. L’Allemagne, tout le long de la guerre, fit effort pour plaquer sur son visage un masque de forfanterie propre à dissimuler le rictus qui déformait, et déforma si vite, son large sourire de nation toute-puissante appelée par le vieux Dieu des Goths à conquérir le monde sans effort. Dès le lendemain de la Marne, cette Germanie, surprise par un coup si cruel, se mentit par sa propre bouche. Mais comment eût-elle pu ne point mesurer l’étendue du risque, lorsque, retirée en elle-même, elle en considérait le périmètre grandissant ? Par une discipline-née et d’ailleurs rigidement imposée aux citoyens, les soucis, les terreurs ne s’exprimaient point en clameurs désespérées.
Pour l’observateur, cet état d’âme devint pourtant visible sitôt octobre 1914. Ce ne furent pas encore des cris de détresse, mais des commencements d’aveux. L’état-major allemand, le premier, laissa échapper quelques paroles désabusées. Il devait maintes fois dans la suite céder à cette impulsion première qui s’impose à tous les grands déconcertés. Toutefois, s’apercevant de sa faute, il s’acharna à la réparer tout aussitôt : le bluff, le mensonge, redressèrent bientôt l’opinion publique fléchissante. L’équivoque fut, elle aussi, mobilisée, et la subtile interprétation, et tous ces ingénieux correctifs que savent manier les casuistes pour améliorer l’état moral de ceux qui doutent. Cette guerre, qui devait être menée sans phrases, s’aggrava promptement en Allemagne d’une guerre contre la dépression des esprits, à coups de discours, de proclamations, d’entrefilets consolateurs et explicatifs. Tôt rationné de pain et de viande, le peuple allemand se nourrit d’habiles sophismes, d’illusions-sandwichs présentées entre deux tranches d’optimisme.
En tout autre pays, une nourriture aussi détestable n’eût pas longtemps satisfait les appétits. Mais il s’agissait de l’Allemagne, et les gouvernants savaient en quels estomacs dilatables ils versaient ce brouet de confiance. Les leçons du passé les avaient instruits de la capacité germanique à inventer et à manier le mensonge aussi bien qu’à le digérer. Sans remonter bien haut dans la suite des années, ils gardaient souvenir des beaux mensonges qui, au cours du XIXe siècle, avaient valu à la Prusse et à ceux qui allaient devenir ses tenants politiques, des « réussites » si satisfaisantes. La puissance de la contrevérité, le poids de la fausse nouvelle, étaient une force à ne pas dédaigner au poing des Hohenzollern, de leurs historiens et de leurs sujets. Ces moyens de parvenir équivalaient en importance aux réserves d’or de la citadelle de Spandau et aux légions hurlant la Wacht am Rhein, dans les chambrées d’innombrables casernes.
La doctrine de Frédéric II, celle de Frédéric-Guillaume IV restaient intactes. Admis le postulat que la guerre est un instrument de progrès, un facteur de civilisation, une force créatrice, consenti l’axiome traditionnel qu’il faut faire plier le droit sous la nécessité des faits, la morale (?) germanique acceptait le principe que, si l’occasion est propice, il faut rechercher la guerre et, par tous les moyens, même les plus odieux, la provoquer. Le mensonge teuton fut à l’origine de la guerre franco-allemande de 1870-71 (voir t. I).
La fin justifiait les moyens. La fausse nouvelle et le mensonge servaient une fois de plus l’Allemagne.
C’est par une contrevérité analogue que ce même pays poussa l’Europe à la guerre en 1914. M. de Bethmann-Hollweg fabriqua, lui aussi, le prétexte erroné. Le 3 août, on s’en souvient, M. de Schœn présentait ses lettres de rappel au ministre français des Affaires étrangères, en déclarant que « des aviateurs militaires français avaient jeté des bombes sur le chemin de fer, près de Karlsruhe et de Nuremberg ».
Accusation précise et non moins inexacte. On en prenait texte pour faire savoir que « en présence de ces agressions, l’Empire allemand se considérait en état de guerre avec la France, du fait de cette dernière puissance ».
Le 4 août, le chancelier ne fournit au Reichstag aucune autre raison pour justifier la déclaration de guerre. Les sources de cette si grave information se perdaient elles aussi dans le sable. La Correspondance bavaroise venait d’imprimer que « des aviateurs, sur la ligne Nuremberg-Kissingen et sur la ligne Nuremberg-Ansbach, avaient jeté des bombes en visant les voies ». La Gazette de Cologne avait fait écho à cette information imprécise.
C’était plus que suffisant pour appuyer une action de guerre. L’imputation absurde décida du grand déclenchement.
C’était là une querelle d’Allemand, selon un procédé familier à nos ennemis. La kultur au XXe siècle usait en ceci de ces armes traîtresses qui déjà, au temps jadis, inspirait notre Scarron :
Se flattant d’être par excellence des esprits scientifiques, épris de haute méthode et résolus à consolider toute affirmation par l’autorité des plus grands penseurs, il était tout naturel que les menteurs germaniques cherchassent à leurs mensonges un socle puissant et véritablement digne d’eux. Ce socle, – taillé dans un granit assez friable, car il s’est depuis lors quelque peu désagrégé – ce socle fut en effet de taille imposante et l’on y grava, en lettres gothiques, une « preuve » qui devait convaincre le monde : ce fut le manifeste des Intellectuels allemands.
Il existe à Leipzig un monument gigantesque élevé à la gloire du génie militaire teutonique. Cet édifice est lui aussi un sinistre mensonge de construction. Des architectes logiciens n’auraient aucune peine à démontrer, plans et coupes en mains, que cet énorme gâteau sculpté, que ce faux casque de pierre, heurte tous les principes de vérité qui font l’honneur de l’art de bâtir. Et pourtant le hideux Denkmal de Leipzig est un chef-d’œuvre sans reproche si on compare son amoncellement de pierres à la pyramide d’infamie que compose le manifeste des Quatre-vingt-treize. Frédéric le Grand avait dit : « Je commence d’abord par prendre, je trouverai ensuite des savants pour démontrer mon bon droit ».
Pour le défendre, Guillaume II a trouvé des intellectuels à ses gages qui ont accepté de signer un texte où le mensonge naît du mensonge, de par la fameuse formule adoptée : « Il n’est pas vrai que… ».
L’air de bravoure des quatre-vingt-treize intellectuels allemands fut composé aux cours d’une période de la guerre où tout le peuple germanique croyait la paix prochaine, car notre écrasement lui apparaissait comme indiscutable. Ils mentirent donc tous avec la même assurance, et, « en qualité de représentants de la science et de l’art allemands », protestèrent « solennellement, devant le monde civilisé, contre les mensonges et les calomnies dont nos ennemis tentent de salir la juste et bonne cause de l’Allemagne dans la terrible lutte qui nous a été imposée et qui ne menace rien moins que notre existence… C’est contre ces machinations, dirent-ils, que nous protestons à haute voix, et cette voix est la voix de la vérité ! »
Admirons comme le mensonge sait se revêtir des parures de son plus noble adversaire. Admirons encore, dans la série des « Il n’est pas vrai que… » comme il sait soutenir l’impudence lorsque 93 docteurs allemands s’associent pour lui acheter son fard :
– Il n’est pas vrai que l’Allemagne ait provoqué cette guerre.
– Il n’est pas vrai que nous ayons violé criminellement la neutralité de la Belgique.
– Il n’est pas vrai que nos soldats aient porté atteinte à la vie ou aux biens d’un seul citoyen belge sans y avoir été forcés par la dure nécessité d’une défense légitime.
– Il n’est pas vrai que nos troupes aient brutalement détruit Louvain.
– Il n’est pas vrai que nous fassions la guerre au mépris du droit des gens. Nos soldats ne commettent ni acte d’indiscipline ni cruautés.
Et pour couronner ces axiomes principaux du manifeste, cette déclaration qui porte à son comble l’audace d’un pareil syllabus :
Le mensonge est l’arme que nous ne pouvons arracher des mains de nos ennemis. Nous ne pouvons que déclarer à haute voix dans le monde entier qu’ils rendent un faux témoignage contre nous.
On sait quel accueil le « monde entier » a fait à cette colossale tartuferie.
C’est ici, nous semble-t-il, qu’il faut faire place à une douloureuse parenthèse, et rappeler que des neutres eurent la conscience assez souple pour se constituer les porte-paroles de ces criminelles déclarations. Ils firent mieux que de les reproduire. Ils les commentèrent avec une feinte bonne foi. Ils entreprirent des voyages en terre allemande et dans les pays conquis pour en revenir avec des articles apologétiques qui étaient autant de basses concessions au système de la fausse nouvelle résolue, scientifique ou sentimentale. Ces témoins à décharge ont accumulé dans trop de presses non-combattantes, et avec – disons-le à l’honneur de certains neutres, – un bonheur inégal, les mensonges les plus ingénieusement charpentés pour donner le change à l’opinion. Nous rencontrerons quelques-unes de ces œuvres, ou aveuglément conçues, ou stipendiées de toute évidence, dans la suite de ces pages. Nous ne pouvons que désigner ici, et d’un point de vue global, cette littérature de propagande progermanique qui s’étala, non seulement sous l’aspect d’articles, mais encore de tracts, de placards et de brochures. Refaire l’histoire à la manière teutonne fut la folle entreprise de ces folliculaires errants. Par un juste retour, c’est l’histoire qui, sans attendre même la fin de la guerre, tint pour « chiffons de papiers » ces écrits misérables.
Bien entendu, les Austro-Allemands ne s’en remirent pas aux seuls correspondances neutres pour renseigner les pays de neutralité. Ils organisent, selon les méthodes de la kultur, un vaste service d’informations quotidiennes destiné à alimenter l’opinion des non-combattants et à la maintenir sur un plan favorable à l’œuvre des Empires centraux. Il n’est pas inutile de préciser quelques-uns de leurs procédés, qui se subdivisent d’ailleurs en habiletés infinies, en roueries multiples. La connaissance de leur système de « redressement » des vérités les plus manifestes aidera le lecteur à se mieux diriger dans le labyrinthe des mensonges allemands où nous essaierons de le conduire.
Les Allemands veulent-ils décrire aux neutres une opération militaire ayant eu diverses fluctuations ? Leur radiotélégramme relate l’opération jusqu’au point où se présente la fluctuation favorable à leurs armes. Ce radio est donc en soi véridique, mais il constitue une demi-vérité, au-delà de laquelle on a pris soin de laisser dans l’ombre la fin de l’opération qui fut défavorable. Le communiqué ainsi tronqué est présenté aux neutres comme le compte rendu intégral d’une opération victorieuse pour l’Allemagne
Au contraire, les Allemands se voient-ils dans l’obligation de décrire une opération militaire dans laquelle les troupes de l’Entente ont obtenu un succès continu et nettement acquis, le radio télégramme arrête la description du combat au point où le succès ne s’est pas encore bien affirmé. Il crée ainsi une équivoque qui permettra toujours, fût-on pris en flagrant délit d’inexactitude, d’alléguer qu’une erreur vénielle a pu être commise, mais qu’elle n’est pas aussi grave qu’elle a pu le paraître, lorsque l’évènement a été connu plus tard dans sa totalité.
Troisième forme du mensonge allemand : donner comme un fait réel une simple espérance
C’est par l’addition de ces méthodes d’informations et de leurs subdivisés que les agences Wolff tentent de convaincre les neutres de l’invulnérabilité allemande.
Un chapitre spécial sera, nous l’avons dit, consacré à la façon qu’eurent nos ennemis d’instruire les pays neutres par les bons et constants offices d’une presse achetée à prix d’or. Nous présumons que ce ne sera pas le moins curieux de notre travail. L’Europe eût été un champ trop étroit pour « le geste infâme du semeur », lorsque ce semeur s’appelait l’Allemagne. Il envoya son grain jusque dans les Îles du Pacifique, essaya d’en nourrir les Hindous, les Persans, les Chinois, les Patagons. Et nous ne sûmes pas toujours – à considérer surtout l’Extrême-Orient – empêcher, comme il convenait, la diffusion de ces semences.
Le mensonge fut dans son empire, une arme encore aux mains du Kaiser, une façon de gaz asphyxiant dont il ne fit pas le plus large emploi au-delà de ses frontières. C’est certainement dans les limites mêmes de son pays qu’il en aura dépensé le plus formidable stock. L’Allemagne eût vite dépéri sans les mensonges de son souverain : ce poison l’a nourrie de longs mois, l’a grisée, lui rendit des forces quand elle défaillait, décora la vérité des flatteuses couleurs du sophisme, multiplia le rendement du courage national et neutralisa pour partie dans les esprits les ferments du découragement et de l’anxiété. Depuis son premier mensonge : « L’Allemagne a été attaquée ; je ne voulais pas la guerre ; l’Allemagne défend son existence contre les agresseurs », Guillaume II n’a cessé de faire appel à ces facultés d’imagination qui, jadis, sur des terrains moins brûlants, lui permettaient d’être tour à tour évangéliste, peintre, marin, poète, astronome, cultivateur et émanation de Dieu. La fatalité lui imposa, par force et chaque jour, de mentir davantage. Aux inventions glorieuses des premiers temps, aux fausses nouvelles emphatiques d’avant la Marne, ont succédé les renseignements filtrés, les habiles caricatures de la réalité, les aveux enfarinés. Jusqu’à l’heure des cris de lassitude, l’opinion publique allemande aura passé par tous les stades de la dissimulation. Aux privations physiques, se seront superposées, malgré le réconfort d’apparentes victoires, les charges impalpables, mais sous lesquelles les plus robustes doivent ployer : illusions démenties, espoirs trompés, récits exaltants mués en noires certitudes. L’épaisseur des bandeaux noués sur des yeux trop longtemps aveuglés de confiance, n’aura pas retenu les flèches de la lumière. Ce peuple aura vu clair… La splendeur du soleil est cruelle aux paupières de ceux qui remontent des souterrains…
On dit que les Anglais ont été battus. Je n’en ai rien vu. Jamais il ne fut plus menti qu’au cours de cette guerre.
(Carnet d’un soldat bavarois du 1erfusiliers marins, publié au début de 1916).
« La seule force bienfaisante est de dire la vérité ». Cet axiome auquel les moralistes reconnaissent force de loi aux temps heureux de la paix, ne perd rien de sa vigueur dès l’instant que les canons ont commencé à tonner aux frontières. Il apparaît même que rien, aux jours de la guerre, ne devrait être plus précieux aux peuples que la vérité toute nue. Cette belle femme, aux chairs opulentes, et qui porte un miroir pour les mieux doubler aux yeux de tous, devrait être, sitôt le début des hostilités, aussi promptement sortie de son puits que sont extraits les caissons des arsenaux et les hommes des casernes. Il serait convenable de la dresser sous les Arcs de Triomphe du passé en attendant que les victoires du présent, revenues avec les armées, ne la fissent descendre du piédestal ou n’y prissent place à côté d’elle.
Par malheur, il n’est point sage, disent les gouvernants et les chefs d’armées, de dire toute la vérité à la nation. Les succès même, trop généreusement proclamés, sont de nature peut-être à illusionner le pays sur la faiblesse de l’ennemi et à retirer aux combattants cette âpreté dans la lutte, cette fièvre du désespoir qui leur sont de si précieux moyens pour terrasser l’envahisseur.
Quant aux échecs, quant aux défaites, point n’est besoin de souligner ce qu’une vérité trop crûment jetée en pâture à l’impatience publique pourrait provoquer d’abattement, de panique et d’irrémédiable affolement.
Les psychologues qui, du fond de leurs cabinets ministériels ou dans leurs bureaux d’état-major soutiennent cette thèse, se rencontrent avec tous les liseurs et analystes de cette âme collective que composent les âmes de tous les concitoyens d’un même État. L’expérience des temps a fait la preuve que, plus que jamais aux périodes où le destin de la patrie est en jeu, l’antique axiome « toute vérité n’est pas bonne à dire » justifie sa raison d’être.
Tout serait au mieux si la sagesse de la nation s’en remettait aveuglément à ceux qui la défendent comme à ceux qui la dirigent, si chacun acceptait la vérité dans la mesure qu’on la lui dévoile, et s’en contentait passivement, au jour le jour, en attendant la révélation totale ou partielle que lui apporterait le lendemain Les communiqués pris à la lettre, lus avec « la foi du charbonnier », les gens de l’arrière vivraient dans une béatitude relative, quelles que pussent être les difficultés auxquelles fussent aux prises les gens de l’avant. Accepté le principe que la vérité intégrale serait connue un beau matin et que l’on n’a besoin, pour être au courant des évènements, que de la portion congrue, découpée dans « le plat du jour », par une censure aux ciseaux impeccables, et l’on attendrait avec un minimum d’émoi le moment où, le grand voile enfin déchiré, les maîtres de nos esprits et de nos cœurs, aux côtés de nos généraux, nous montreraient pourvue de tous ses membres, cette déesse Vérité qu’Aristote, dans l’Éthique à Nicomaque, déclarait préférer encore à Platon lui-même, bien qu’il lui fût très cher.
La nature humaine malheureusement, et s’agit-il du peuple le plus impassible, n’admet pas ces accommodements. Dès qu’une gaze légère ou dès qu’un rideau épais cache tout ou partie de la vérité, un peuple qui fait la guerre se presse autour de l’idole dissimulée, et, par les moyens les plus variés, qu’ils soient bons ou mauvais, légitimes ou coupables, s’efforce de ramener à la lumière une beauté qui lui est devenue d’autant plus adorable qu’elle est celée à sa vue.
Les bureaux de censure, bientôt, ne semblent ouvrir des blancs dans les journaux que pour qu’une multitude d’imaginatifs s’accoudent à ces fenêtres percées sur l’infini et le mystère. De ces balcons, chacun des rêveurs découvre, à sa manière, les spectacles qu’on lui voulut dissimuler. Une demi-colonne enlevée dans un article suffit amplement à provoquer un commentaire qui dépasserait la colonne entière.
Les coups de ciseaux d’Anastasie ne mutilent pas tant les écrits des journalistes qu’ils ne donnent passage, à travers l’exact tissu des faits, à la verve inventive des nouvellistes. Chacun recoud le texte, le stoppe selon son tempérament. L’optimiste ne se sert que de fil bleu, le pessimiste ne saurait user que de fil noir. La reprise est toujours mauvaise, mais pas toujours visible. Le public qui n’a pu lire l’article écoute volontiers celui qui supplée, par un bon récit, au fragment « échoppé ». Ce public sent bien que ce n’est là qu’un pis aller ; il aimerait mieux les vingt lignes mystérieusement condamnées que les vingt minutes de discours par lesquelles on prétend y remédier. Mais comme il lui faut à tout prix savoir quelque chose, il bénit quand même le bavard et s’en va rendre service à autrui en colportant l’hypothèse dont il vient de recevoir confidence. Il arrive qu’il flaire bien, en cette belle histoire, une vague odeur de mensonge. Mais il vaut mieux respirer le mensonge que ne rien respirer du tout. Et peu à peu, ce relent devient pour lui un parfum. Il n’en redoute plus le méphitisme. Il y trouve un plaisir réel, la satisfaction d’un besoin périodique. Ainsi les fumeurs d’opium vomissent-ils de leur pipe d’initiation pour se délecter, dès la seconde boulette, du néfaste poison. Ainsi les alcooliques de bas étage firent-ils la grimace sur le premier verre de tord-boyau, qui, plus tard, le burent par demi-litres.
Et puis, la guerre est une merveilleuse excitatrice de l’imagination. Le roman chez la portière y prend une ampleur soudaine. Tel qui, pendant la paix, eût dédaigné de colporter des ragots de quartier, incline tôt, pendant que l’on se bat, à faire collection d’on dit et à briller dans l’art de les répandre à propos. Il ne s’agit plus de rumeurs dont le rebondissement ne va pas plus loin que le coin de la rue, que le tapis d’un salon à la mode. Il est question, cette fois, non plus de mesquines réputations à écorner, de pauvres calomnies à recueillir et à amplifier innocemment : c’est la défense nationale qui est tout entière en jeu. Le sujet est noble par essence. Il s’y mêle de la bravoure, de superbes élans, de l’héroïsme. Et si au lieu d’admirer, on blâme, les responsabilités dont on fait le thème du discours sont d’une terrible envergure. Mentir pour planter une pointe d’aiguille dans le dos d’une « jeune fille du monde », petits jeux de société que ne pratiquent pas volontiers les gens d’honneur. Mais gonfler un peu, aux jours des combats, la vaillance d’un régiment, ou souligner la faiblesse d’un chef, c’est là un exercice de l’esprit bien fait pour séduire et pour réunir des adeptes dans toutes les classes, à tous les échelons de la société. N’y a-t-il pas le mensonge bienfaisant, celui qui régénère le moral des déprimés, qui les ramène au sentiment de la victoire certaine, alors qu’ils voient l’ennemi déjà aux portes de la capitale ? N’y a-t-il pas l’obligation de mentir généreusement lorsque, par contre, on se trouve face à face avec l’un de ces incorrigibles optimistes qui ne voient pas l’imminence de tel péril dont la réalité crève les yeux ? Il est fort patriotique, en telles occasions, d’abaisser l’enthousiasme trop confiant ou de redonner de l’exercice aux cœurs mollissants. Tout cela est question de nuance, de tact et de doigté, et lorsque l’on n’a pas – n’est-il pas vrai ? – l’honneur de servir sa patrie les armes à la main, au moins doit-on, sans se retenir, souscrire au devoir de la servir les discours à la bouche.
Et enfin, il faut que l’on parle, fût-ce pour ne rien dire d’utile. Imagine-t-on une nation qui, dans le moment où elle peut être réduite à néant, se taise, laisse toute éloquence à l’artillerie, et attende, dans le silence, la décision finale ? De même que la guerre est à toute minute mobile et change de face seconde sur seconde, de même il ne s’écoule pas un seul instant sans que la curiosité de tous ne réclame un aliment nouveau. C’est un ogre aux ventres innombrables qu’une population de millions et de millions d’habitants. Il faut que cet ogre mange. Son appétit est de jour et de nuit. Comme dans l’antique tonneau des Danaïdes, tout ce que l’on jette en ce monstre insatiable est aussitôt dévoré. Les journaux paraissent le matin, le midi et le soir. Peuvent-ils servir jamais un menu assez copieux pour qu’entre leurs successives éditions, la pensée publique ait le temps de digérer ? La table est mise pour un repas incessant. Au reste, la nourriture qu’apportent les imprimés est toujours, quoi qu’il en soit, parcimonieusement distribuée. Sait-on jamais les secrets préparatifs d’une cuisine où les choses sont dosées avec un art suspect ? Tel fait est narré tout au long. Il semble que l’on s’en pourrait satisfaire. Mais cela n’est qu’une apparence. On ne s’en satisfait pas. Plus le récit paraît complet, plus la nécessité s’impose d’y greffer des détails encore. Tel autre fait n’est mentionné qu’en bref. Il y a un pourquoi à ce demi-silence. En attendant le plat nouveau, c’est à qui décortiquera ce pourquoi. Et chacun s’y emploie avec une activité fébrile.
Au surplus, les journaux auraient-ils vingt feuilles au lieu de deux, cette terrible boulimie ne serait pas guérie. Cet extraordinaire festin a ceci de satanique et de fabuleux que, plus les services sont nombreux, plus les convives ont faim. L’actualité, à peine née, est vieille. Le détail, à peine publié, appartient déjà au passé. Et le passé n’est point tout, dans cette frénésie de connaissance qui porte chacun à absorber, avec la même hâte, les hors-d’œuvre et les pièces de résistance.
Ce que les agences télégraphiques apportent, n’a déjà plus qu’un intérêt secondaire, sitôt qu’on y a abaissé un rapide regard. Ce qui fut accompli hier ou le matin même ne pèse que peu à comparaison de ce qui sera réalisé ce soir ou demain à l’aube. Et c’est cela surtout qu’il faut savoir. Non point en se fiant à de vagues prophètes hallucinés qui questionnent la Kabbale, ou trouvent leurs inspirations dans des textes moyenâgeux. Mais en écoutant aux portes, en ayant des moyens d’accès dans les ministères, au Parlement, au Sénat, dans la famille des chefs. À défaut, les indiscrétions de seconde main, ce que dit « l’ami d’un ami », les hautes relations par ricochet, ne sont pas à dédaigner.
En réalité, il est des circonstances où l’on peut devancer l’avenir. La guerre ne s’improvise pas. Elle est orchestrée comme une symphonie. Il y a des projets à long terme, des combinaisons que l’on ne proclame pas, des conciliabules de chefs d’État ou de ministres alliés, des préparatifs occultes dans les camps, dans les usines ; il y a des décisions prises, en principe, qui seront seulement appliquées, en fait, un mois, deux mois plus tard. Savoir cela, c’est aller au-devant des dépêches, des journaux, c’est vivre la guerre par anticipation. Comment n’être pas séduit par d’aussi exaltantes perspectives ? Et quelle fierté plus tard, quand les choses se dessinent sous la forme qu’on leur prêta lorsqu’elles étaient encore dans le néant, quel rejaillissement d’honneur pour celui qui sut les garantir comme inévitables !
Ainsi, par un raisonnement préconçu, ou – le plus souvent – par la seule pente d’un instinct qui nous entraîne tous, peu ou prou, à faire les gestes des augures, l’informateur, le colporteur des on dit, le Renseigné, se font-ils légion en tout pays dès que les ambassadeurs reçoivent leurs lettres de rappel. Et comme dans cette course à la nouvelle, il est impossible au plus grand nombre de garder la mesure, comme le racontar, automatiquement, grossit à la façon d’une boule de neige en roulant dans la ville, le plus souvent, ce qui se murmure à l’oreille est saturé de mensonge. Propageât-il d’abord une vérité rigoureuse, celui qui la met en circulation ne l’a pas encore perdue de vue qu’il la voit changer de forme et aboutir au premier carrefour irréparablement revue, corrigée et augmentée. En ces temps troublés, la folle du logis n’est jamais chez elle : elle court les avenues comme une prostituée, du soir au matin et du matin au soir. Et sa démence est généralement si complète que si elle rencontre la vérité, – laquelle est toujours moins brillamment vêtue qu’elle, – elle l’insulte et l’accuse de mensonge. « Que de gens, d’ailleurs, a dit d’Ablancourt, préfèrent un mensonge agréable à une austère vérité ». Tout bien jugé, il en va de cela comme pour les trop jolies filles et les très honnêtes femmes.
Mais cette « jolie fille » qui s’appelle Fausse nouvelle, jouit d’un extraordinaire privilège dont bénéficient bien rarement les courtisanes. Alors que celles-ci rencontrent les difficultés les plus insurmontables – sauf de rares exceptions – à reprendre rang parmi les femmes dignes de respect, tout mensonge qui rôde en cherchant aventure (et en guerre plus que jamais) devient bien vite une vérité. Au moins en a-t-il si complètement l’apparence que cette métamorphose lui suffit et qu’il peut être à peu près assuré de faire un beau chemin dans le monde. Après avoir couru de lèvre en lèvre, il peut alors essayer de prendre la forme écrite et trouver des admirateurs, bien qu’en ait dit autrefois Mme de Staël quand elle déclara que « le mensonge est plus dégoûtant dans les écrits que dans la conduite ».
Écrit ou parlé, le mensonge affecte mille physionomies. Il y a le mensonge pour rire, le mensonge pour être utile, le mensonge pour nuire, le mensonge « par amour de l’art », ciselé, fignolé, combiné, paré comme s’il sortait des mains d’un artiste amoureux de son argile animée. Il y a le mensonge qui s’ignore, et qui, tout en se donnant à tout le monde comme une péripatéticienne, se croit les pures et indiscutables vertus de la farouche Lucrèce. Fréquent mensonge que celui-là ; c’est lui que promènent presque toujours, dans les carrefours des villes et sur les mails des bourgades, les porteurs de nouvelles. Tout est inexact en lui, mais lui-même se croit vérité de tout point. Il ne sait pas d’où il sort, qui l’a mis en circulation. Mais tout le monde proclame son authenticité : donc il est authentique. Tout au plus, dans quelques jours, convaincu par l’arrivée de renseignements précis, pourra-t-il convenir qu’il était exagéré. Mais Joseph de Maistre n’a-t-il pas établi que l’exagération est le mensonge des honnêtes gens ?
Où commence le mensonge, où finit l’exagération ? Qui donc aurait l’autorité de délimiter cette subtile frontière ? Aussi, les honnêtes gens comme les autres pratiquent le nouvellisme en temps de guerre, tout en remettant à l’avenir, seul juge, le soin de faire un équitable départ entre ce qui était vrai et ce qui l’était moins ou pas du tout.
Est-ce à dire qu’optimistes, pousse-au-noir, rêve-en-rose, clabaudeurs, échotiers, potineurs, flaire-le-vent, ramasseurs de bouts de scandales, se lancent dans la carrière en acceptant délibérément de bafouer la vérité pour la mieux servir, et fassent litière de toute exactitude pour y trouver le bon fumier sans lequel les beaux mensonges ne fleurissent qu’à-demi ? Faut-il croire que tous les informateurs et pourvoyeurs de récits inédits, que tous les chasseurs de bruits qui courent, se mettent en route avec l’intention formelle d’échanger et de fabriquer de fausses rumeurs comme on fabrique et échange la fausse monnaie ?
Non certes ! Et soutenir ce vilain paradoxe serait noircir gratuitement tout un peuple beaucoup moins machiavélique. S’il y a, à n’en point douter, – et nous le constaterons au moment des « scandales » de 1917 – quelques ateliers souterrains où, pour des motifs intéressés, la fausse monnaie de l’opinion est frappée sur les coins du mensonge, ce n’est là qu’exception. Les cyniques de la nouvelle inexacte se comptent et ne feront jamais nombre. Quant à l’armée, à la formidable armée des autres, elle est plutôt faite de bons enfants qui, dans des proportions variables et avec un « coffre » plus ou moins puissant, mentent comme on respire, sans s’en apercevoir. Ils seraient fort courroucés si on leur disait qu’ils peuvent être dangereux et qu’en bien des cas ils ne font pas une bonne action. Ils se prétendent plutôt des bienfaiteurs de l’humanité et s’indigneraient si on leur rappelait le mot de Chateaubriand : « Ce qu’on gagne par le mensonge en réputation d’habileté, on le perd en considération ». Ils exercent leur métier de nouvellistes avec une sorte d’esprit d’apostolat. Consolateurs des affligés, temporisateurs des exaltés, ils rallument ou étouffent sous la cendre, tour à tour, les feux près desquels se réchauffe ou risque de se brûler la confiance nationale. Stratèges en chambre, ils tiennent leur rôle pour indispensable. Orateurs de cafés, ils savent servir, d’une main experte, le meilleur apéritif qui convient à l’esprit public. Visiteurs des salles de rédaction, ils prétendent inspirer à la presse ces articles lucides, ces traits de lumière qui parfois percent l’ombre des lendemains ténébreux. Et ils vous citeraient cent exemples pour prouver que leurs révélations, plus promptes que celles des télégraphies sans fil, ont jusque dans les cabinets ministériels et jusque dans les cajibis des généraux au front, touché la raison des Excellences ou des tacticiens et provoqué des actions heureuses.
Au deuxième tome d’un ouvrage où est étudiée la psychologie de la Fausse Nouvelle de guerre, il convenait – n’en déplaise à tous les nouvellistes conscients ou inconscients – qu’un court chapitre rappelât l’attention du lecteur sur le ver qui, presque toujours, se tient caché au cœur du faux bruit illusoire offert à l’appétit des affamés par les maraîchers, marchands de primeurs politiques, militaires ou autres. Ce ver est celui que condamnait déjà le Décalogue lorsqu’il ordonnait à Moïse, du haut du Sinaï : « Tu ne mentiras pas ». Moïse lui-même oublia l’ordre du buisson ardent. Un jour vint où il fut condamné à ne point pénétrer dans la terre promise, parce qu’ayant douté de la parole du Seigneur, il crut, l’infortuné, que Dieu lui avait donné une fausse nouvelle !
Soyons assurés qu’aucun de nos bavards de guerre ne subira un tel châtiment, dût-il mentir beaucoup plus qu’il ne convient. Aucun, même le plus excessif en ses propos, ne mourra sur le mont Nébo avec le regret de revoir seulement de loin le pays de Chanaan. Notre pays de Chanaan, à l’heure où sont écrites ces lignes, c’est la victoire. Les contes des imaginatifs n’ont jamais sérieusement entravé le geste des soldats. Et l’avenir pourra dire : « Tandis que loin des batailles de la guerre actuelle le monde entier supputait la ruine de l’orgueil germanique, poilus et tommies avec leurs Alliés, pierre à pierre, jour sur jour, y travaillaient sans phrases ».
« Je sais un officier allemand qui, montrant plus tard son carnet de campagne à un neutre, à un Hollandais, fit observer lui-même que du 5 au 13 septembre, il avait laissé toute une série de pages blanches : « C’était, dit-il, l’époque de la bataille de la Marne. Je ne tenais pas à noter mes impressions ».
Deux versions allemandes de la bataille de la Marne. Victor Giraud, (L’Écho de Paris, 9 septembre 1917).
Les fausses nouvelles, filles des nuits d’angoisse, cessèrent-elles de courir les rues au lendemain du jour où la France et Paris commencèrent de respirer plus librement ? Le croire serait une lourde erreur.
Plus diverses que jamais, elles s’y promenèrent du matin au soir, du soir au matin. On les rencontra, vêtues de rose tendre ou drapées de voiles endeuillés, dans les couloirs ministériels, à la Chambre comme au Sénat, dans les journaux et sur les voies publiques. Elles s’accoudèrent familièrement au zinc des cabaretiers, s’assirent à la table de famille, se joignirent aux groupes qui délibéraient dans les carrefours. Ces demoiselles légères – et qui, si l’on peut dire, allaient de bouche en bouche – se firent légion. Un temps devait venir où les autorités, inquiètes de leur grand nombre, feraient afficher des placards préventifs pour avertir le peuple de cette invasion grandissante. On n’en était pas là encore, mais la fausse nouvelle, riche ou pauvre, se reprit à occuper le haut du pavé et à entraîner dans son sillage les crédules prêts à s’enflammer au passage de la belle.
À Paris, tout servait l’intrigante pour qu’elle put à loisir exercer son détestable métier. La confiance revenue, les terrasses rétablies et toujours peuplées à la longue file des cafés, Misses Ragot, Racontar, Potin et Lady Papotage trouvaient des clients à chaque pas. Elles avaient des relations qui les faisaient rechercher, connaissaient tous les ministres, jouissaient de leurs grandes et leurs petites entrées dans les états-majors, allaient au front et en revenaient dans des automobiles du généralissime. Les turcos, les fantassins que saluaient les boulevards ramenaient de la guerre les fausses nouvelles, bras dessus bras dessous. Cela ne faisait doute pour quiconque écoutait ces intarissables bavardes que la guerre allait, sous peu de temps, se continuer en Allemagne.
Tout devenait all right ! Et c’était naturel qu’il en fut ainsi : « Si on nous rendait les croissants du boulanger, disait le 14 septembre, une midinette, place de l’Opéra, on n’aurait presque plus rien à demander ». Une fausse nouvelle qui passait affirma que les croissants seraient rendus « dans huit jours ».
Ses camarades habillées de noir – les péripatéticiennes du pessimisme – ne gagnaient pas leur vie. On les quittait tout aussitôt après les avoir abordées, quand elles parlaient d’un possible retour offensif et présageaient un nouveau coup de bélier sur Paris. Et puis, il y avait le miracle hindou – encore un miracle ! C’est par quantités innombrables qu’arrivaient les radjahs de l’Inde ! Il y en avait déjà « des tas » – simple et courante façon de parler, – sous Nancy et dans les plaines de la Somme.
Dans cette béatitude générale, comment n’aurait-on pas déjà étudié le prochain partage de l’Allemagne ? Certains n’hésitaient pas, et jouaient une manille superbe avec les cartes de l’Europe centrale
Paris renaît. Dans les quartiers d’industrie, on travaille pour l’exportation. On dit, à tort ou à raison, que l’Amérique nous inonde de commandes, surtout en petite bijouterie. Les ateliers dialoguent tout en martelant. On y blague Berlin anxieux, économisant ses vivres (déjà !) suspectant les nouvelles officielles, regardant vers les marches de l’Est et prêt à boucler ses bagages au temps voulu, pour fuir – douce illusion française. – la lance du cosaque qui vient. On a affiché là-bas, sur les palais impériaux et pendant la nuit : « Nous voulons la paix ». On plaisante le départ du kronprinz qui est allé diriger les opérations face à la Russie. Autour des bureaux du communiqué, boulevard des Invalides, on est dans l’enchantement, le 16 septembre, comme la veille, comme le lendemain. On mène les soldats chez les pâtissiers du boulevard. Des dames se font raconter la bataille par de grands turcos qui, inconsciemment, et bons enfants, laissent interpréter en fausses nouvelles leur pittoresque sabir. Et puis, – des gens très renseignés l’ont dit – on va assister à un défilé d’Allemands prisonniers… Au moins en verra-t-on autour des gares. Il y a des curieux qui vont guetter dans les halls et qui reviennent un peu déçus.
Parmi toutes ces distractions et tous ces espoirs, la capitale vivote, sans grande fièvre. Les philosophes admirent même sa stupéfiante passivité. On se bat sur l’Aisne. Si c’est la victoire, les « Bordelais » – ceux qui partirent là-bas au début de septembre – vont rentrer. On les taquinera un peu pour avoir cru à la fausse nouvelle du siège. Pour hâter les choses, des gens pressés promènent le bruit que déjà – le 18 septembre – nous avons bousculé les Allemands dans leurs retranchements. Comme probabilités, on suppute que nos ennemis seront sortis de France le 30 courant et qu’alors commencera la vraie guerre, vers les promesses du Rhin. Assurément les journaux n’impriment pas ces sottises. Elles ne brillent que dans les cafés, et l’on a aujourd’hui, à les écrire, à les relire, bien de la peine à les croire authentiques. Pourtant, nos fiches sont là, sous nos yeux et nous transcrivons des sténographies de paroles entendues. On sait déjà que l’on évitera Metz et Strasbourg.
Ah ! Si l’on pouvait mieux correspondre avec les soldats, quelles fameuses nouvelles on recevrait du front ! Mais le service postal aux armées est désespérant. Un air vif soudain, fait songer à l’automne, et… à l’hiver. Presque tout à coup, les pessimistes, en boutonnant leur veste, parlent de la possibilité d’une campagne en frimaire. Les points d’exclamation, joyeux hier, s’infléchissent en perplexes points d’interrogation. Pour nous remonter un peu, une voyante a la complaisance de nous garantir la mort de Guillaume II, au revers d’un fossé, à la date du 29 septembre. Nous n’avons que six jours à attendre : c’est un rien… mais, évidemment, personne n’y croit.
Deux jours plus tard, Reims brûle et afin d’ajouter à nos peines, un mensonge engendre un autre mensonge. On ne parlait plus des Russes d’Arkhangel. On sait maintenant qu’ils sont venus par mer, mais qu’ils n’ont pu sauver leurs chevaux, tous morts, pendant le voyage, des rigueurs du mal de mer ! Et comme, d’autre part, on ne voit pas arriver les Hindous, il y a des clairvoyants de plus en plus nombreux, qui prononcent une phrase dont la triste fortune dans la suite, fut immense : « Ce sera long ».
Ceux-là donnaient une nouvelle vraie.
Les obus exploseront dans la neige de janvier, une fois et plusieurs fois, lisez : une année et plusieurs années. Quelle volte soudaine s’est produite ? Tous ces braves gens qui, la semaine dernière, annonçaient les traités imminents, écoutent les ténébreux visionnaires qui nous annoncent trente-six mois de guerre. On les écoute pour les plaisanter : on les appelle fauteurs de nouvelles outrancières.
Ceux-là aussi donnaient des nouvelles vraies.
Ah ! Si la moindre décision intervenait ! Mais l’affaire sur l’Aisne piétine. On ne s’énerve pourtant pas. On attend les coups de l’échiquier où la partie se joue serrée et lente. L’encerclement possible de von Kluck ? Bien certes, il est des chroniqueurs verbaux qui le pronostiquent. Mais, – progrès psychologique dans le cerveau de Paris – on n’accepte pas si facilement qu’en août ces belles assurances. De même pour la marche des Russes sur Berlin. « Eh, eh ! les fameuses cinq étapes ! Le rouleau compresseur ! » Voilà ce que l’on dit et comme l’on plaisante. Décidément, le français semble devenir un être prudent, circonspect. C’est un fait nouveau.
Parmi tant de sagesse, il y a des sottises, telle celle-ci : des gens ont vu, cette nuit-là (23-24 septembre), s’en aller sur la Seine, de nombreuses mouches parisiennes, chargées de troupes et se rendant à la bataille par le chemin des rivières. Il faut de ces billevesées pour aider Paris à attendre la grande nouvelle de la retraite allemande. Nulle alarme, d’ailleurs. Mais on n’a pas encore l’habitude des combats de cinquante jours : cela viendra.
On se fait seulement à l’idée que la lumière brillera tout d’un coup, et qu’il faut palper les murailles dans l’ombre. Il est vain d’espérer qu’on puisse chaque jour, pour un sou, nous vendre une plume de l’aigle noire. On nous donnera une aile entière, un matin…
D’ensemble les rumeurs sont favorables. La majorité des citadins croit à la possibilité du merveilleux coup de filet. « L’état-major ne dit pas tout ce qu’il sait », assurent les nouvellistes.
Mais la guerre donne l’impression d’un roman mal bâti : « Ça traîne ! » dit dans la boutique d’un grand libraire, un écrivain connu, « tous les chapitres se ressemblent ». De fait, le communiqué sucre généreusement d’innocentes tartines. Ce n’est pas lui qu’on pourra accuser d’exagération. L’essentiel, c’est que nos affaires vont bien. Les optimistes tiennent toujours la corde. « Galliéni, garantissent-ils le 26, est parti depuis quatre jours avec un fort effectif, pour « forger la bague ». « On les aura », jurent les enragés. Mais les femmes, dans les squares, se prennent à tricoter pour la campagne d’hiver.
– « Vous savez, disent-elles en commérant, on a refermé certaines portes de Paris.
– Ah !
– Oui, parce que l’on craint les autos blindées.
– Ça n’empêche pas qu’à Berlin, ils ont encore affiché sur leurs murs : « À bas l’Empereur, nous voulons la paix ! »
– Et que les Italiens, déjà sous les armes pour se joindre à nous, lancent dans huit jours 1 200 000 hommes sur l’Autriche ».
C’est de l’anticipation.
– Et puis, Turpin a encore perfectionné son invention. Il vient de créer une bombe spécialement destinée à être projetée par les aviateurs.
– Enfin Guillaume va mourir demain.
Il ne meurt pas : la pythonisse s’était trompée dans ses calculs. Insignifiant détail, car… il mourra une autre fois. Sa survie n’empêche pas que les Allemands battent en retraite depuis deux jours (indiscrétion d’un télégraphiste de la Tour Eiffel), et qu’on leur a fait 40 000 prisonniers (racontars d’un chauffeur qui, du front, a conduit à Paris des officiers d’État-major).
Le New-York Herald est plus franc encore : au moins, lui, apporte-t-il une certitude, en assurant que le tsar fera à Berlin son souper de Noël. Déjà les Berlinois payent le bœuf au poids de l’or.
Les bas ébauchés s’allongent dans le giron des tricoteuses. Et elles parlent toujours.
– Cent vingt trains ont été commandés à la gare de l’Est pour partir d’urgence.
– Je connais : il s’agit de ramener un grand nombre de prisonniers, avec un matériel formidable et toute la musique de la Garde royale (1er octobre).
– Vous savez, on va nommer des maréchaux de France.
– Joffre, le premier ?
– Naturellement (2 octobre).
– Le communiqué est à la farine de lin !
– Cela n’a pas d’importance. Nous avons fait depuis deux jours 33 000 prisonniers (3 octobre).
– Le Président et les ministres vont rentrer à Paris.
– Demain, dit-on ?
– Je crois que oui. (Même jour).
– Avez-vous su le coup de théâtre ? On ne dit rien, mais c’est certain. Von Kluck a été fait prisonnier. Il est au Val-de-Grâce, blessé, après avoir été d’abord conduit aux Invalides. Lorsqu’il fut pris, on le mena devant le général Joffre et là, d’un geste brusque, il voulut braquer, sur son vainqueur, un revolver. Un officier français surprit le mouvement et devança l’assassinat en déchargeant son arme sur le traître allemand.
– Mais, cela, c’est énorme !
– C’est vrai pourtant (4 octobre).
– Maintenant, c’est 80 000 prisonniers. Il y en a déjà 35 000 dans le Midi, et 20 000 en Angleterre, tous de l’armée de von Kluck. Nous sommes à Maubeuge depuis cinq jours, à Tournai depuis huit jours. Les communications télégraphiques avec Amiens, Arras, Lille, marchent régulièrement, bien qu’avec des fils de fortune.
– Tout cela est très réconfortant (4 octobre).
Tout cela, du reste, est faux. La presse, dès le 3, rédigeait des « attention aux nouvelles fabriquées ! »
Comment retenir pourtant les esprits lancés ? Observation à faire : depuis la grande secousse de la Marne, le pays vit comme le dit devant l’un de nos amis, un humoriste, « dans la guimauve ». On a depuis lors guetté le grand fait, car on croyait que la guerre dut continuer à coups de massue. Rien d’énorme ne s’est manifesté. Si l’on essaye de s’adapter à une conception totalement inconnue jusqu’alors, celle d’une guerre de retranchements, on n’y réussit pas. Il est tout à fait impossible qu’après les grands et magnifiques élans, qu’après tout notre passé de furia francese, nous nous assimilions la doctrine des trous de rats et des créneaux du guetteur. À dire vrai, très peu nombreux sont ceux qui ont compris cette manière inédite de se battre. Les fossés de Torres-Vedras, où s’abrita Wellington, sous Lisbonne, lors de la campagne d’Espagne, sont trop loin de notre temps. Personne ne songe que les Allemands, qui ont tout lu, tout observé, ont ressuscité ce vieux procédé qui mit en échec Masséna abasourdi et l’ont conditionné selon les lois de la stratégie moderne. On oublie que nos ennemis ont pris note du rôle de la tranchée dans la guerre russo-japonaise et dans la dernière guerre turco-bulgare. Peut-on demander à des Français de se transposer instantanément de leurs anciennes tactiques de guerre, tout en mouvements et en élans, à la guitoune enfouie et au boyau sédentaire ?
Il y faudra le temps. Mais comme on a soif d’action, s’il ne s’en produit pas, on en invente. Et l’on n’y va pas de main morte.
Veut-on des propos de Paris, en ce début d’octobre ?
– Anvers est aux Allemands, soit. Trois cent mille ennemis descendent à marches forcées sur Paris, en trois colonnes. Les 40 000 prisonniers, c’était du rêve, soit encore. C’est par erreur que l’on a affiché à la porte des mairies de Vincennes et de Saint-Mandé la capture de von Kluck et de son armée, soit toujours ! Mais tout cela n’empêchera pas que nous ne disions la vérité en prédisant du « boucan » en France et à bref délai.
– Pourquoi ? En pleine guerre ?
– Écoutez bien, ceci, monsieur. Le président Poincaré, MM. Viviani et Millerand sont partis de Bordeaux pour toucher d’abord le Grand Quartier Général. Que signifie cet itinéraire ? Eh bien, voilà : nous assistons à un commencement de lutte entre les pouvoirs civils et militaires. Le Gouvernement a réussi à obtenir de l’État-major qu’il démentît les nouvelles ultra-optimistes mises en circulation depuis plusieurs jours. On savait que le Président devait rentrer imminemment à Paris. Mais il était assez délicat pour le chef de l’État de remonter bourgeoisement du Sud à l’Élysée. On a imaginé ce crochet par les armées. Quand la promenade s’achèvera, le Gouvernement et le premier magistrat de la République arriveront avec la Victoire dans leurs landaux. Ce sont eux qui seront acclamés, puisque ce sont eux qui certifieront l’authenticité des bruits que l’on dément officiellement aujourd’hui encore, car – et voilà ce que je voulais vous dire – von Kluck, le troupeau des prisonniers, Anvers libre : c’est là la vérité, la seule !
– Croyez-vous ?
– J’en mettrais ma main au feu. Et puis ce n’est pas tout. Il y a les histoires intérieures qui se préparent. Vous ne savez rien des « dessous » ? Apprenez-les donc. Il est, parmi nos ministres, des gaillards qui ont aussi peur des catholiques, des militaires, que des socialistes. En ce moment, leur épouvante principale naît de la campagne religieuse, disons mieux : cléricale, que vous connaissez, et aussi, du prestige grandissant du général Joffre, maréchal de demain. Le spectre de Boulanger les terrifie. Alors, on ruse, on finasse. Les prolétaires, tout de même, ne sont pas des aveugles. Ils pourraient bien, un jour, se lasser de ces savantes comédies. Déjà, les civils font tout pour amoindrir les généraux. Le généralissime envoie tous les jours trois pages de communiqué. Bordeaux filtre le breuvage et nous donne à déguster… six lignes !
Ces potins, articulés en un langage plus ou moins classique, mais toujours passionné, n’étaient pas fréquents, hâtons-nous de le dire. Pourtant ils nous ont été rapportés par des témoins dont nous ne pouvons mettre la parole en doute. L’aigreur de tels propos n’était pas telle, d’ailleurs, que le Gouvernement y dût attacher, ne fut-ce qu’une minute, la moindre importance.
Phraséologie de pacotille et qui n’effleurait même pas l’épiderme de la nation.
La vraie migraine de Paris ne trouvait pas son origine à ces ragots menus, mais bien plutôt en cet échange incessant de nouvelles incontrôlées, aux termes desquelles une grande victoire avait eu lieu sans qu’on le sût. L’autorité comprit qu’il fallait intervenir. Une enquête fut ouverte pour rechercher les sources de tout cet émoi énervant. Cela fut aussitôt efficace. En quelques heures, changement de batteries chez les bien renseignés. Personne ne sait plus rien, le 5, à midi. Les plus actifs bavards, ceux qui, la veille, couraient pour porter plus vite les informations les plus chaudes, se promettent bien de rester, cois et prudents, en marge de tout entretien. Il a plu sur l’enthousiasme qui s’en voit tout défrisé. La confiance n’est pas atteinte, mais les langues sont liées.
Pas pour longtemps. Il y a les incorrigibles.
Un peintre, qui a son atelier près de Pontoise, déclare à l’un de nos amis qui, plus tard, nous communiqua ses notes : « J’ai couché avant-hier, chez moi, des officiers appartenant à l’armée de Lorraine, dont un très gros effectif passait par mon village. J’ai appris d’eux que tout était fini en Lorraine, qu’il n’y avait plus un Allemand de ce côté, en territoire français et que nous étions sous les forts de Metz ».
Paris entier fait des réserves sur ces superbes échos, désormais discrètement murmurés : on s’en est trop gargarisé. On voudrait être raisonnable. La Capitale y réussit, au point d’étonner par son « calme puritain » les étrangers qui la traversent. Mais le 7, à Neuilly, un vent de folie débouche du pont et souffle sur le marché.
– Les Prussiens redescendent sur Paris à grands pas.
– Ils sont à Compiègne.
– Nous avons été enfoncés dans le Nord !
Anvers inquiète. La ville n’est pas prise, comme on l’avait dit, mais elle doit être très bombardée. Les noires imaginations voient déjà un nouveau flot allemand prêt à rouler sur Rouen. C’est à voix basse que l’on « donne ce tuyau » ; c’est tout bas que l’on parle de Lassigny, où l’ennemi trop en pointe, « va nous laisser un beau stock de prisonniers », tout bas encore qu’en répétant une fausse nouvelle déjà mentionnée ici, on parle d’un départ matinal de bateaux parisiens armés de mitrailleuses (9 octobre). C’est le jour de la chute d’Anvers. Le traité de Noël est définitivement ajourné par les faits. Les augures parlent maintenant de la paix pour… juin 1915, sans écouter ceux qui brusquent le destin : « La guerre d’ici huit jours prendra un aspect inattendu. Elle se terminera beaucoup plus vite qu’un vain peuple ne le pense ».
Malheureusement un avion allemand – ce n’est le premier – jette des bombes sur Paris : « C’est qu’ils ne sont pas loin, déduisent obstinément les badauds du 11 octobre, et que nous pourrions bien les voir revenir sous nos murs, à gros effectifs ».
Beaucoup de monde, boulevard des Invalides ce jour-là, au moment de la distribution du communiqué : on voudrait bien recueillir une nouvelle qui dissipât un peu l’appréhension de l’avalanche, libérée du roc d’Anvers. Les visages sont moins vernis de satisfaction que la semaine précédente.
– Si Joffre ne nous fait pas un beau coup d’ici deux ou trois jours, le péril extrême va recommencer comme au début de septembre, l’inquiétude, l’affolement…
– Voilà hier cinq semaines que nous attendons quelque chose. On piétine à Lassigny.
Le communiqué du lendemain s’efforce d’accorder aux nerveux quelque biscuit en pâture. Et parce qu’il est détaillé, – étrangeté nouvelle – on doute de lui. Une phrase signale une action de fusiliers marins, sans préciser de lieu. Or ces soldats sont de la défense de Paris. Donc ils se sont battus à proche distance de nos murs. Dangers de la déduction à outrance !
Et voici d’autres sots effets. On a voulu organiser rigoureusement la protection aérienne de Paris. Les clabaudeurs prétendent que nous manquons d’avions. Le général Galliéni, à les entendre, aurait fulminé : « Où voulez-vous que je prenne des aéros, ils sont tous sur les routes du ciel entre Paris et Bordeaux ». Paroles qu’il faut ainsi interpréter : « Bordeaux a une peur terrible d’être dynamité du haut des nuages. Et pour protéger la seconde capitale, on a échelonné dans le Sud les ailes et les ailes ». Impossible d’injurier davantage les « réfugiés » du Midi, les « tournedos à la Bordelaise ». Le propos prêté au Gouverneur militaire de Paris n’était, du reste, qu’une invention.
Il suffit toutefois, avec quelques autres du même calibre, à donner à Paris, autour du 13 octobre, un vague « cafard », selon une expression déjà chère au front. N’avons-nous pas perdu un très important effectif de cavalerie sous Lille ? Le bruit en court avec une telle insistance que le communiqué se donne la peine de redresser les faits : « Ce renseignement est complètement faux. La vérité est que les forces de cavalerie avec des soutiens, sont engagées depuis plusieurs jours sur le front : La Bassée-Estaires, Bailleul. La cavalerie allemande a pu progresser, très légèrement du reste, mais elle a été obligée de se replier dans la partie au nord de la Lys. Les pertes de la cavalerie allemande sont certainement au moins aussi sensibles que les nôtres ».
On dit « merci », mais on reste pessimiste. Un pessimisme qui ne se lamente pas, qui n’est point aigu, mais qui croit notre fortune attachée à un fil. École de la patience, tu ouvres tes portes aux Français ; tu garderas longtemps tes élèves entre tes hauts murs gris ! Les panaches sont rentrés aux armoires, et les bataillons carrés et les charges sabre au clair ! La nation va apprendre, leçon par leçon, la grammaire de la guerre scientifique. Il ne lui reste que le droit, pendant les récréations, de dire : « Les Allemands ne perdent rien à attendre ! » Ses maîtres, pour lui faire avaler la théorie du combat immobile, la trompent et se trompent eux-mêmes, de bonne foi, le 16 octobre, en lui annonçant que la période des excavations va prendre fin et que l’on pourra bientôt s’aligner en rase campagne, à la française.
C’est l’instant que choisissent des farceurs – des zwanzeurs, dirait-on à Bruxelles, – pour parler à mots couverts d’Albert Ier