Les Généraux de la Révolution (1792-1804) - Ligaran - E-Book

Les Généraux de la Révolution (1792-1804) E-Book

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Extrait : "Dans un ouvrage dont l'éloge n'est plus à faire, M. Camille Rousset a réduit à leur juste valeur les assertions de certains écrivains sur les événements militaires de 1792[...]. Désireux avant tout de rétablir la vérité des faits, l'auteur a fouillé dans les archives dont la garde lui est confiée, et y a trouvé des éléments d'information aussi nombreux que sûrs..."
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Veröffentlichungsjahr: 2015

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EAN : 9782335047653

©Ligaran 2015

Introduction

LES ARMÉES DE LA RÉVOLUTION

I

Dans un ouvrage dont l’éloge n’est plus à faire, M. Camille Rousset a réduit à leur juste valeur les assertions de certains écrivains sur les évènements militaires de 1792.

« Il y a, depuis tantôt quatre-vingts ans, dit-il, une légende des Volontaires. Non seulement cette légende a faussé l’histoire, mais elle trouble encore aujourd’hui la question si importante et si débattue du système d’organisation militaire qui convient le mieux à la France. » Désireux avant tout de rétablir la vérité des faits, l’auteur a fouillé dans les archives dont la garde lui est confiée, et il y a trouvé des éléments d’information aussi nombreux que sûrs.

« Ministres de la guerre, lisons-nous dans son introduction, généraux en chef, lieutenants généraux, maréchaux de camp, généraux de division, généraux de brigade, députés à la Législative, conventionnels, représentants du peuple aux armées, commissaires civils, commissaires de la Convention, commissaires du Comité de salut public, commissaires du conseil exécutif, agents particuliers des ministres, tous sont venus, tous ont répondu, témoins irrécusables, témoins autorisés, s’il en fut jamais, car, à l’époque terrible où ils ont agi et parlé, la responsabilité de leurs paroles et de leurs actes n’était pas une fiction vaine : il y allait pour enjeu de leur tête, et beaucoup y ont laissé leur enjeu. »

Ces divers témoignages ont d’autant plus de valeur qu’ils portent la date des évènements auxquels ils se rapportent. Les anciens souvenirs ne méritent pas toujours une confiance illimitée. On sait que la mémoire a parfois des défaillances qui ne sont pas toujours involontaires.

Ici, rien de semblable.

Ce que les témoins dont parle M. Camille Rousset ont apporté à l’enquête, « c’est l’impression immédiate des faits, c’est la représentation vivante des scènes dont l’image est, pour ainsi dire, encore dans leurs yeux, et qui, pour beaucoup d’entre eux, viennent d’être, non pas seulement un spectacle, mais l’action même dont ils ont été les acteurs. »

Ils étaient, la plupart, dans des situations bien différentes. Ils n’avaient ni les mêmes vues ni les mêmes tendances. Les passions politiques, l’ambition, des intérêts opposés auraient dû, ce semble, leur faire apprécier les hommes et les faits d’une façon parfois contradictoire.

C’est le contraire qui est arrivé. Les jugements qu’ils ont portés concordent presque toujours.

En 1789, l’armée régulière de la France se composait de 172 974 hommes sur le pied de paix, et de 210 948 hommes sur le pied de guerre. La conscription était alors inconnue. Infanterie et cavalerie se recrutaient au moyen d’engagements volontaires.

Il y avait, en dehors de l’armée régulière, les milices ou troupes provinciales, pour la formation desquelles on recourait au tirage au sort. Ces forces auxiliaires comprenaient treize régiments de grenadiers royaux, seize régiments dits provinciaux, et soixante-dix-huit bataillons de garnison représentant un effectif de 55 240 hommes en temps de paix, et 76 000 sur le pied de guerre.

Ces troupes s’étaient bravement conduites à diverses reprises, pendant la guerre de Sept ans en particulier ; et l’Assemblée constituante commit une faute qui aurait pu avoir les conséquences les plus graves, lorsqu’elle en prononça la suppression, le 4 mars 1791.

Obligé de les remplacer, le pouvoir recourut à un expédient qui n’aboutit pas.

Pour relever l’effectif de la troupe de ligne, l’Assemblée avait porté un décret prescrivant une levée par engagement volontaire de 100 000 hommes, que l’on devait faire entrer dans les différents corps. 25 000 de ces nouveaux auxiliaires furent dévolus à la marine, et 75 000 à l’armée de terre par un second décret du 4 juin 1791.

En fait, cette levée n’eut jamais lieu.

Dès que les premiers symptômes de mésintelligence entre la France et l’Autriche se manifestèrent, l’Assemblée décréta l’organisation de la garde nationale. Le contingent appelé s’éleva d’abord à 97 000 hommes, et, peu de temps après, à 101 000.

Chaque compagnie devait élire à la majorité des suffrages exprimés ses officiers et ses sous-officiers.

Les lieutenants-colonels étaient nommés par le bataillon tout entier.

On put former assez rapidement soixante bataillons, mais ce ne fut pas sans peine que l’on parvint à organiser les cent neuf autres.

La plupart des hommes qui avaient donné leur signature, dans un moment d’enthousiasme, ne répondirent pas à l’appel. Les plus honnêtes, dit M. Camille Rousset, se firent remplacer moyennant finance.

L’éligibilité des officiers et des sous-officiers n’allait pas sans de graves inconvénients. Les bataillons qui eurent le bon esprit de prendre leurs chefs dans les anciennes milices rendirent des services incontestables. Mais il en fut différemment des autres.

L’ambition, l’intrigue et le charlatanisme révolutionnaire jouèrent un rôle funeste en cette circonstance. Les beaux discours des ambitieux qui voulaient se faire une situation aux dépens de la patrie détournèrent les suffrages des électeurs des hommes de mérite.

Commandés par des incapables dont la vantardise constituait, la plupart du temps, le seul mérite, certains bataillons se firent remarquer par un manque absolu de discipline et d’instruction.

Paris et les départements du nord-est furent les premiers organisés.

Ceux du Haut-Rhin, du Doubs et de la Haute-Saône figurent au nombre des retardataires.

« Ce retard, écrivait le général F. de Wimpfen, provient de deux vices…, dont j’ai prévenu le ministre de la guerre : premièrement, du mode qu’on a observé pour la nomination des officiers, lequel a produit les résultats les plus malheureux et même les plus ridicules ; ce sont les intrigants, les grands parleurs et surtout les grands buveurs qui l’ont emporté dans la concurrence sur les gens capables. Le second vice est celui d’avoir chargé les départements de l’habillement et de l’équipement des volontaires ; ces départements n’ont pas le sol, et ce n’est pas non plus de leur ressort. En général, la comptabilité d’à présent me semble si étrange, si singulièrement compliquée, si propre à favoriser les gaspillages de toute espèce, que si on m’avait promis une récompense immense à condition que j’en imaginerais une bien confuse, je n’aurais su m’y prendre différemment. Il faut espérer que M. de Narbonne réparera ces erreurs. »

Quelques officiers cependant, M. Victor de Broglie entre autres, comptaient sur le courage et le patriotisme des volontaires. Le plus grand nombre ne voyait dans ces milices qu’un ramassis d’hommes animés en majorité d’un bon vouloir incontestable, mais n’ayant pas cet esprit militaire qui fait les armées solides.

Le maréchal Luckner fut un des premiers à le comprendre et à demander à l’Assemblée que l’on incorporât les recrues dans les troupes de ligne.

Le ministre de la guerre exprimait le même désir dans son rapport du 11 janvier 1792. Malheureusement, les législateurs que la France s’était donnés ne l’entendaient pas ainsi. L’armée régulière les effrayait. Ils allaient jusqu’à reculer devant une organisation sérieuse de la garde nationale.

Parmi les clauses du décret que l’Assemblée vota le 28 décembre 1791, portant règlement définitif des nouveaux bataillons, figure celle-ci :

« Tous les citoyens admis dans les bataillons des gardes nationales volontaires seront libres de se retirer après la fin de chaque campagne, en prévenant deux mois d’avance le capitaine de leur compagnie, afin qu’il soit pourvu à leur remplacement. »

Un autre danger tout aussi grave que celui dont cet article portait le germe préoccupait le ministre de la guerre. L’éligibilité des chefs lui inspirait de vives inquiétudes. Mais que pouvait-il contre le parti pris des politiciens qui étaient devenus les maîtres de la France ?

On constatait chaque jour de nombreuses désertions. Parfois même, les officiers élus partaient à la tête de leurs soldats. Les populations, dans certaines contrées, faisaient cause commune avec les déserteurs. On vit des directoires intervenir en leur faveur et obliger la gendarmerie à les relâcher, en s’appuyant sur la loi.

Le gâchis était complet.

« Tandis que l’armée attendait vainement les recrues, écrit encore M. Camille Rousset, la plupart des volontaires attendaient leurs habits et leurs armes. Ceux de la Drôme, envoyés dans le Comtat, étaient déguenillés au point d’inspirer le mépris ; il n’y avait encore que vingt-cinq habits pour tout le bataillon. Des six bataillons levés dans la 14e division militaire, aucun n’était habillé à la fin du mois de janvier 1792 ; deux seulement étaient armés. »

Ces faits sont constatés officiellement dans le rapport de Félix de Wimpfen, maréchal de camp à Bayeux.

Les généraux sur lesquels allaient bientôt reposer les destinées de la France étaient désolés et effrayés d’un pareil état de choses. « Je ne comprends pas, écrivait la Fayette à de Grave, comment on a pu déclarer la guerre, en n’étant prêt sur rien. »

Aussi la méfiance était à l’ordre du jour.

« Les ministres de la guerre, dit M. Arthur Chuquet, se suivent avec rapidité, sans avoir le temps de remédier au mal ; après Narbonne, de Grave ; après de Grave, Servan ; après Servan, Dumouriez ; après Dumouriez, Lajard ; après Lajard, d’Abancourt. En cet instant de crise, où le département de la guerre devrait être dirigé par un seul homme qui eût la netteté des desseins et l’esprit de suite, sept ministres se succèdent dans l’espace de six mois, et leur impuissance égale leur instabilité. Ils avaient tous d’excellentes intentions. Constitutionnels ou girondins, feuillants ou républicains, ils étaient animés d’un sincère patriotisme, résolus à repousser l’étranger et à déployer contre l’invasion prochaine toutes les ressources de la France. Lajard, créature de la Fayette, et d’Abancourt, neveu de Calonne, montrèrent autant d’activité que le patriote Servan. La victoire, a-t-on dit fort justement, était pour eux une question vitale, car le parti populaire les menaçait de la hache, et l’émigration, de la corde… Mais que pouvaient les ministres de la guerre, au milieu des conflits perpétuels du pouvoir exécutif et de l’Assemblée, sous la menace des partis et la crainte des insurrections, aux prises à tout moment avec l’imprévu, accusés sans cesse de se laisser tromper par leurs commis et de tromper la nation ? De Grave succombe sous le fardeau ; il donne sa démission dans les premiers jours de mai ; il avait si bien perdu la tête qu’il signait de Grave, maire de Paris ! Servan, entraîné par la Gironde, songe à renverser la Constitution. Il propose de former un camp de 20 000 hommes pour donner à son parti, et non à la France, une force capable d’intimider la garde nationale. Il laisse aux corps administratifs le soin de lever les nouveaux bataillons de volontaires, et lorsque la région de l’Est appelle son attention sur le délabrement des places, je ne peux, écrit-il à la Fayette, que vous communiquer ses réclamations ; vous êtes plus à portée que moi de juger jusqu’à quel point elles sont fondées, et je vous prie d’user de tous les moyens pour tranquilliser ces départements. Dumouriez reste trois jours au ministère de la guerre, et n’a que le temps de rédiger le rapport le plus décourageant ; les bureaux, dit-il, sont au moins reprochables par la lenteur des expéditions, le désordre des détails et l’espèce des marchés dont plusieurs, comme celui des chevaux de peloton, sont frauduleux. Lajard écrit à Luckner que les évènements de l’intérieur exigent impérieusement tout son temps, et se retire au bout d’un mois, en déclarant qu’il manque à la France la force la plus puissante, l’union des volontés, et que l’anarchie menace de tout engloutir. D’Abancourt ne sait plus quelle est la limite des commandements de la Fayette et de Luckner ; il ignore les mouvements des troupes ; il ne sait rien d’une armée postée à soixante lieues de Paris et n’en parle que par conjecture ; ne semblerait-il pas, dit-il avec tristesse, qu’il s’agit de la marche d’une armée ennemie ? »

Pour frapper les esprits et rallumer le zèle, l’Assemblée déclara la patrie en danger. Tous les citoyens valides qui avaient déjà fait partie de la garde nationale furent mis en état d’activité permanente. Ils devaient se réunir par cantons et choisir les hommes qui marcheraient contre l’ennemi. Un corps de réserve, composé de 42 bataillons de volontaires, recevrait l’ordre d’appuyer les troupes de première ligne et, au besoin, de couvrir Paris. La limite d’âge requise pour le service militaire fut abaissée de dix-huit à seize ans.

L’Assemblée autorisa, en outre, la formation de 54 compagnies franches de 200 hommes chacune, et de légions étrangères composées des patriotes de tous les pays. Elle décréta enfin l’organisation de compagnies de chasseurs volontaires nationaux de 150 hommes, et de légions qui prirent le nom des armées dont elles faisaient partie ou des généraux qui les commandaient.

Le 2 août 1792, elle accorda, par un décret qui fut imprimé dans toutes les langues, une pension viagère de 100 livres et une gratification de 50 livres à tout sous-officier ou soldat qui abandonnerait l’armée alliée et s’engagerait à défendre contre les tyrans la cause des peuples et de la liberté.

Servan avait proposé de former aux portes de Paris un camp de 20 000 hommes. Chaque canton aurait envoyé, dans ce but, cinq miliciens armés. Ces délégués de toutes les gardes nationales de France devaient assister à la fête du 14 juillet, et prêter le serment civique de la fédération. D’où leur nom de fédérés.

Louis XVI refusa de sanctionner le décret qui prescrivait cette mesure.

Lajard le présenta de nouveau, mais avec cette modification que les fédérés seraient envoyés à Soissons. L’Assemblée adopta le projet, en ajoutant que les miliciens en question passeraient par Paris, afin de prendre part à la cérémonie du serment.

On divisa le pays en quatre grandes circonscriptions militaires correspondant aux armées du Nord, du Rhin, du Centre et du Midi, commandées par Luckner, la Fayette, Biron et Montesquiou. Ces quatre généraux furent autorisés à requérir, dans chaque circonscription, la moitié des grenadiers et des chasseurs de la garde nationale et de les organiser en bataillons.

« En résumé, dit M. Arthur Chuquet, l’Assemblée avait approuvé ou décrété, pour soutenir l’armée de ligne, la levée de 256 bataillons de volontaires, la formation d’un camp de 20 000 fédérés à Soissons, la création de corps francs et de légions, la réquisition d’une partie de la garde nationale. Mais avait-on assez de provisions de bouche, assez de munitions et même assez d’armes pour cette multitude d’hommes ? Que de fusils avaient été donnés depuis trois ans à la garde nationale et depuis quelques mois aux habitants des frontières ! On passa des marchés de tous côtés, on voulut acheter au prix de vingt-quatre millions cinq cent mille fusils ; quelques milliers seulement furent livrés ; les commerçants savaient le désordre des finances et craignaient de n’être pas payés. On établit une nouvelle manufacture d’armes à Moulins ; on stimula les ouvriers des fabriques de l’État à Maubeuge, à Charleville, à Saint-Étienne, à Tulle, en leur offrant des primes. Mais rien ne se faisait qu’avec lenteur. Avant 1789, la manufacture de Charleville fournissait 25 000 armes à feu tous les ans ; elle n’en donnait plus que 5 000 depuis le commencement de la Révolution. Des villes armèrent à leurs frais des volontaires ; elles furent trompées par des spéculateurs ; sur dix fusils qu’elles reçurent, un seul faisait feu. On vit dans quelques garnisons des volontaires monter la garde avec un bâton. »

L’histoire se répète. Nous avons vu les mêmes abus, le même gaspillage des fonds publics se reproduire en 1870. Ajoutons que les mobiles de la dernière invasion ressemblèrent parfois aux volontaires de 1792, car un soldat ne s’improvise pas. Le gouvernement de la Défense nationale suivit les mêmes errements que la Convention, dans des proportions plus modestes, étant donnée la taille des hommes qui le composaient. Et si, en 1792 et 1793, la France ne fut pas la proie de l’étranger, ce n’est ni aux conventionnels ni à la valeur des volontaires qu’il faut en attribuer le mérite. L’indécision des alliés et les fautes qu’ils accumulèrent furent pour beaucoup dans le succès de nos armes.

Cette vérité ressortira des divers témoignages que nous allons faire passer sous les yeux de nos lecteurs.

II

Le 18 septembre 1792, le général Labourdonnaye écrivait de Châlons au ministre de la guerre : « Nous avons été et nous sommes dans la position la plus pénible ici, et nous n’en sortirons qu’avec deux ou trois jours de relâche. Le désordre est dans toutes les distributions ; c’est le pillage. Quelques compagnies de Paris arrivent avec de bonnes intentions ; d’autres laissent commettre le désordre. Deux cents fuyards de l’arrière-garde de Dumouriez ont commencé ce désordre ; nous faisons notre possible pour les chasser. Ensuite l’insubordination des troupes de nouvelle levée, qui trouvent le pain de munition moins blanc que celui de Paris et excitent toute sorte de mécontentement. Les boulangers sont pillés depuis deux jours ; on nous menace… Je suis obligé d’arrêter l’arrivée des troupes, qui nous dévorent au lieu de dévorer l’ennemi. Les premières troupes de Paris désobéissaient formellement ; car Dumouriez aurait eu 4 000 hommes de plus, le jour de sa retraite de Grandpré, s’ils eussent voulu partir et si quatre bataillons n’étaient pas revenus sur le bruit de la déroute… Tout ce désordre vient du mauvais esprit des quatre cinquièmes de ces troupes, de leur départ trop précipité. »

Le 21 du même mois, Labourdonnaye adressait au ministre une nouvelle lettre, où nous lisons les détails que voici : « Vous ne savez pas, Monsieur, qu’en retardant de m’envoyer un ordre direct de venir me concerter sur l’expédition de Flandre, vous me laisserez égorger ici. On a tué aujourd’hui un lieutenant-colonel ; on m’a averti ce soir que M. Duhamet, qui a cherché à prévenir ce mal, est menacé ; on m’a fait dire très affirmativement que je l’étais aussi. Je sais, et vous me l’écrivez, que je suis commandant en Flandre ; vous m’avez indirectement dit de partir ; M. de Sparre, lieutenant général, est ici avec les instructions que Dumouriez lui a envoyées ce matin ; répondez-moi par le courrier, ou de venir par Paris, ou d’aller par le chemin le plus court à mon commandement. »

Dumouriez ne tergiversa pas avec les insubordonnés. Écrivant à Labourdonnaye pour le féliciter de sa nomination au commandement de l’armée du Nord, il ajoutait :

« J’ai été plus brave que vous pour mon adresse à l’armée de Châlons ; je l’ai fait publier ici à l’ordre du jour aux sept bataillons que vous m’avez envoyés ; ils ont été très souples et m’ont promis monts et merveilles. Je leur tiendrai parole et ne les raterai pas ; si je ne prenais ce parti, ils ruineraient mon armée et finiraient par me pendre, ce que je ne suis point du tout d’humeur à endurer. »

Peu de temps après, Dumouriez, voulant que ses troupes prissent au sérieux les avertissements qu’il leur avait donnés concernant la discipline, écrivait au général Dubousquet : « Dites aux fédérés que les troupes républicaines ont été, dans tous les siècles, les troupes les plus disciplinées et les plus obéissantes. Dites-leur que la nation, en m’honorant de sa confiance, m’a transmis les pouvoirs les plus étendus, que j’en userai pour récompenser et pour punir ; que la mort la plus prompte suivra les complots et les séditions, si le crime est individuel ; que, s’il est partagé par un bataillon entier, il sera désarmé, noté d’infamie et renvoyé comme indigne de défendre la patrie. »

À Réthel, les volontaires parisiens massacrèrent sans pitié quatre déserteurs prussiens. Le général Chazot, qui voulut les empêcher de commettre ce crime, fut menacé d’être expédié lui-même.

« Il est impossible, lisons-nous dans un rapport que ce dernier adressait à Dumouriez, le 7 octobre, il est impossible d’entreprendre quelque chose avec de pareilles troupes, qui méprisent les lois, dévastent, ne connaissent ni discipline ni obéissance, et sont des volontaires dans toute l’étendue du mot. Je défie, sans de nouveaux décrets, d’en tirer le moindre avantage ; ils n’inspirent que l’effroi aux citoyens. Si la cavalerie légère me parvenait, je les enverrais aussitôt au feu, pour voir s’ils savent aussi bien se battre que massacrer. »

Le ministre de la guerre Servan, tout en s’efforçant d’atténuer les torts des volontaires, les reconnaît et cherche le moyen de ramener ces soldats improvisés au sentiment du devoir. Voici ce qu’il écrivait au président de la Convention, peu de temps après la réunion de cette assemblée : « Il m’est bien douloureux de mettre sous les yeux de la Convention nationale les écarts auxquels quelques bataillons de volontaires nationaux se laissent entraîner, sans doute par les instigations des ennemis de la chose publique ; mais ces écarts sont si souvent répétés, ils peuvent avoir des suites si fâcheuses, que je ne puis me dispenser de vous prier d’y remédier sans délai. Je ne proposerai pas à une assemblée de législateurs philosophes de recourir à la peine de mort pour punir des hommes qui, chaque jour, se font un devoir de la braver ; mais ne serait-il pas digne de la sagesse de la Convention nationale d’infliger aux volontaires nationaux qui braveront la loi, des peines faites par la nature pour avoir une grande influence sur les esprits d’un peuple qui marche vers la liberté ? Ne pourrait-on pas, par exemple, monsieur le président, ordonner que tout bataillon par les membres duquel il aura été commis une infraction grave aux lois ou contre l’ordre public, subira la décimation, s’il ne fait pas connaître et même ne livre pas les auteurs et instigateurs du désordre ? Cette décimation emporterait la privation du droit de citoyen français et du droit de défendre la patrie pendant un laps de temps déterminé. Il est fâcheux d’être obligé de ramener les hommes à leurs devoirs par la voie des peines, mais je crois que, dans ce moment, il faut employer tous les moyens possibles pour faire respecter et exécuter les lois, sans quoi nous ferons de vains efforts pour sauver la chose publique. »

Servan faisait preuve d’indulgence en disant que les volontaires considéraient comme un devoir de braver chaque jour la mort, car il leur arriva plus d’une fois de se signaler par un manque absolu de courage. Il devait, d’ailleurs, en être ainsi. On n’improvise pas un soldat, on le forme ; or, les volontaires ne connaissaient ni les manœuvres ni la discipline, deux choses indispensables dans une armée. Il leur manquait, en outre, ce que le contact avec les vieilles troupes peut seul donner aux jeunes recrues, le sang-froid en face de l’ennemi.

Dans une note qu’il adressait aux commissaires de l’Assemblée nationale, le 20 août 1792, Kellermann déclarait qu’il fallait « compléter les troupes de ligne avec les gardes nationales volontaires ; incorporer les nouveaux dans les anciens bataillons, seul moyen d’avoir une armée sans laquelle, ajoutait-il, l’État est perdu. »

Le 29 du même mois, il adressait une lettre à Servan, pour lui dire ce qu’étaient les bataillons de volontaires qu’on lui avait envoyés, et lui faire connaître les mesures qu’il s’était cru obligé de prendre. « La plupart de ces soldats, sans armes, sans gibernes, et déguenillés de la manière la plus pitoyable, disait-il, ne peuvent et ne sauraient être de la moindre utilité ; ce serait sacrifier ces braves gens, dans un moment d’affaire, en les exposant aux coups de fusil. D’un autre côté, le désordre qui pourrait s’ensuivre pour le reste des troupes, par la fuite des gens hors d’état de combattre, faute d’armes et d’ensemble, pourrait entraîner les suites les plus funestes pour le bien de la chose. Je viens donc de prendre le parti de renvoyer sur les derrières ces bataillons de nouvelle levée et de ne conserver de chacun que les compagnies de grenadiers et cent hommes par bataillon les mieux vêtus et les plus robustes, les premiers pour faire le service avec une des troupes légères, afin de les aguerrir le plus tôt possible, et des secondes je formerai un ou deux bataillons de pionniers qui seront assez instruits pour servir à tirer de bons coups de fusil dans des postes ou derrière des retranchements. Je n’ai vu que cette mesure pour en tirer parti. »

Kellermann ajoutait qu’il fallait, coûte que coûte, compléter l’armée de ligne, en prenant dans les bataillons de volontaires les hommes propres aux différentes armes. « Il n’y a pas un instant à perdre, disait-il. Notre armée de ligne complète tiendra avec avantage contre tous nos ennemis… »

Le général Biron juge les volontaires avec une certaine indulgence, mais il critique sans ménagement leur organisation : « Ils sont très bons, écrivait-il à Servan, le 29 août 1792, malgré les nombreux désavantages dont ils sont environnés. La composition de leurs officiers rend presque impossible qu’ils soient bons (les officiers) ; l’intérêt des élections est destructif de tout respect pour les supérieurs et de toute fermeté envers les subordonnés ; il est rare que ces officiers jouissent de quelque considération dans leur troupe et qu’ils soient obéis. Il paraît cependant de temps en temps des sujets distingués ; il faut s’attacher à les remarquer et les employer à former les autres. »

Le 7 septembre, Biron adressait à Servan de nouvelles observations au sujet des volontaires : « Ce qui est, disait-il, d’un embarras inextricable, c’est la dangereuse disproportion qui existe maintenant entre nos bataillons de volontaires nationaux et nos troupes de ligne, dont la majorité est composée de recrues. » Il constate que les instructeurs font défaut, que les sous-officiers, fatigués de leur service particulier, ne peuvent guère se livrer à l’instruction des volontaires, que les officiers n’ont aucune fermeté, aucune influence, mettent souvent le désordre au lieu de maintenir l’ordre, et qu’il en va ainsi jusqu’au grade de lieutenant-colonel inclusivement.

« C’est dans les marches surtout, ajoute-t-il, que ceci se fait remarquer avec le plus de danger, car la surveillance est nulle… S’il était possible, dans les marches, de tenir toujours deux bataillons de volontaires entre deux de troupes de ligne, l’ordre se maintiendrait encore ; mais nous sommes loin de cette proportion. Les colonnes s’allongent à l’infini ; des queues restent dans les cabarets et pillent sans que personne prenne la peine ou ait la force de l’empêcher… »

Il prévoyait que l’inquiétude et la terreur se répandraient en Alsace, lorsqu’il en retirerait une partie des troupes de ligne. Les Alsaciens n’avaient aucune confiance dans les volontaires nationaux, qui, « commençant souvent par les piller, leur laissaient peu d’espoir d’être bien défendus. » « Il ne faut pas se tromper, disait-il encore, sur la composition des volontaires ; ce n’est pas à beaucoup près une aussi bonne espèce d’hommes que les gardes nationales soldées. »

Biron finit par aller très loin dans ses aveux, aveux d’autant plus significatifs, qu’il jugeait les choses froidement et sans parti pris. « Je suis obligé de vous le répéter, lisons-nous dans une autre lettre qu’il écrivait à Servan, le 9 septembre, les volontaires nationaux de nouvelle levée sont plus embarrassants qu’utiles… Tous les officiers généraux à qui je veux en donner les craignent plus qu’ils ne les désirent. » Il ne désespérait pas néanmoins d’en tirer parti. Il assurait que trois ou quatre mois lui suffiraient pour les habiller convenablement, les discipliner et les exercer. Sa confiance était peut-être moins grande qu’il ne le disait. « On m’assure, faisait-il observer au ministre, que votre intention est de retirer de l’armée du Rhin à peu près tout ce qu’il y a maintenant de troupes de ligne et de les remplacer par le double de volontaires nationaux ; c’est absolument m’ôter tous moyens de défense, en doublant ceux de consommation. J’ai déjà beaucoup trop de ceux qui mangent et beaucoup trop peu de ceux qui servent. »

Custine, qui recherchait la popularité, avait d’abord témoigné du goût pour les volontaires, dit M. Camille Rousset. Mais lorsque le moment vint pour lui d’utiliser ces milices, il changea d’avis. Il déclarait, le 2 octobre 1792, en écrivant au ministre de la guerre, qu’un bataillon de grenadiers, appartenant à cette arme, se livrait à des excès intolérables ; qu’une compagnie, conduite par ses officiers, brisait les armoires, emportait les meubles, faisait main basse sur l’argenterie et annonçait que ce pillage était légitime. L’exemple menaçant d’être contagieux, Custine dut recourir à la sévérité. Il n’y avait pas un instant à perdre. Il fit donc saisir et fusiller les coupables, et restituer les objets volés à leurs légitimes propriétaires.

À leur passage à Nancy, les bataillons des Amis de la République et le bataillon des 83 départements envahissent le musée, la bibliothèque, le palais de justice, et détruisent des objets d’art on ne peut plus précieux.

Ces miliciens allaient rejoindre l’armée de la Moselle, que commandait Beurnonville. L’avant-garde était entièrement composée de volontaires et de grenadiers nationaux. Voici ce que le maréchal de camp Labarolière, qui les commandait, écrivait à Pache, le 12 novembre : « Il faut, citoyen ministre, que j’aie des raisons bien majeures pour demander à me retirer ; mais elles existent, et je ne dois pas risquer la réputation que j’ai été trente-six ans à me faire, à un seul jour ; or, je ne puis répondre des troupes actuellement, et quand nous serons plus avancés en pays étranger, si l’ennemi sait profiter de notre licence, nous serons irrévocablement battus… Une grande partie ne sont plus les enfants de l’honneur, mais les compagnons du crime et de la débauche. Chaque jour, chaque heure apprend de nouveaux désastres, et s’ils sont envoyés dans les pays qui sont hors de notre territoire pour y manifester les sentiments d’un peuple libre et vertueux, leur conduite fait regarder notre nation comme une société de voleurs et de pirates… Les prisons sont pleines de ceux qui, dans leur délire, ont été les plus maladroits à s’esquiver ; car il y a tant de coupables qu’il faudrait une moitié de l’armée pour réprimer l’autre ; et si l’on ne fait pas promptement des lois les plus sévères et les plus dictatoriennes pour effrayer les malveillants, on ne parviendra pas de sitôt à extirper l’opinion malheureuse qu’en pays ennemi tout leur appartient, et qu’ils peuvent piller impunément. Il y a même des officiers qui sont assez ineptes pour les entretenir dans cette licencieuse opinion, ou assez méchants pour capter leur bienveillance par cette indulgence coupable. »

Beurnonville avait tout d’abord flatté les bataillons de volontaires et poussé l’illusion jusqu’à s’imaginer qu’il arriverait à exercer sur ces milices une influence irrésistible.

Le désenchantement ne se fit pas attendre. Nous recommandons à l’attention de nos lecteurs la lettre qu’il écrivait à Pache du quartier général de Sarrelouis, le 23 novembre 1792. Il s’exprimait en termes encore plus énergiques que Labarolière :

« Je vous demande, citoyen ministre, disait-il, des moyens de punir, puisqu’il m’est impossible de mettre les lois en vigueur par le défaut d’une cour martiale. Beaucoup de soldats et de volontaires se portent à des excès si incroyables de pillage, tant sur le territoire français que sur le territoire ennemi, qu’ils abandonnent jusqu’au champ de la victoire pour se livrer à cette passion insatiable, et que, souvent même, il est impossible de les rassembler au moment d’une retraite, quand elle devient nécessaire. Je vous propose, citoyen ministre, de faire condamner et d’abandonner à la rigueur des lois du pays où je me trouverai, tous ces pillards qui déshonorent les armes de la République. Une autre mesure m’a parfaitement réussi dans la Belgique ; j’ai fait tondre et raser les sourcils, enfin chasser à la tête du camp et des bataillons tous les brigands qui déshonorent les bons soldats qui, pour ne pas être confondus, me les dénonçaient eux-mêmes. »

L’indiscipline et le vol n’étaient pas les seuls crimes que l’on pût reprocher aux bataillons de volontaires. Beurnonville, dans la lettre que nous venons de citer, en signale un autre dont la gravité n’échappera à personne : « Il est urgent, ajoutait-il après le passage qu’on vient de lire, que la Convention nationale enjoigne aux municipalités de renvoyer aux armées et sur les frontières tous les officiers et soldats volontaires qui, spontanément et sans permission, ont fui de leur camp ou de leur cantonnement. J’ai des bataillons de 600 hommes réduits à 120, et des compagnies à 9 hommes. Les réclamations sont immenses, et malgré les plus grandes précautions, ils fuient. Il en résulte non seulement une perte d’hommes qui diminue la masse de nos armées, mais encore des armes qu’ils emportent. »

Le 29, il écrivait de nouveau : « Il n’y a pas de jour, depuis que je suis en marche, où il ne déserte 100 et 150 volontaires ; enfin, je n’en excepte pas même les officiers. Si cela continue, il est bien probable que je n’arriverai qu’avec mes troupes de ligne devant Trèves. »

Carnot le jeune, que la Convention avait envoyé comme commissaire civil à l’armée de la Moselle, constatait les mêmes faits dans une lettre qu’il adressait de Metz, le 2 novembre, au ministre Pache : « J’ai été étonné, lui disait-il, de trouver depuis Maur jusqu’à Châlons, et même jusqu’à Verdun et à Metz, une grande quantité de volontaires nationaux qui retournaient à Paris avec leurs armes et probablement avec des congés, ainsi qu’ils me l’ont assuré. J’étais d’autant plus fâché de leur voir prendre cette route, que la plupart d’entre eux étaient très bien équipés, armés et habillés. »

« Ce n’était pas seulement aux armées de la Moselle et du Rhin, lisons-nous dans l’ouvrage de M. Camille Rousset, qu’on signalait la désertion des volontaires. Les commissaires de la Convention, Camus et Gossuin, envoyés en Belgique auprès de Dumouriez, mandaient, le 4 décembre, qu’ils avaient trouvé les routes couvertes de volontaires qui revenaient vers Paris avec armes et bagages. »

L’armée de Custine était dans le même cas : « Outre un grand nombre de déserteurs, écrivait le citoyen Desportes au ministre des affaires étrangères, beaucoup de volontaires nationaux ont abandonné publiquement leurs drapeaux, en vomissant des injures contre le général, auquel ils reprochaient de les avoir menés à la boucherie. Ils criaient hautement, dans le camp et sur la route, qu’ils s’étaient enrôlés pour défendre leur patrie, pour chasser l’ennemi loin de ses frontières, et non pour aller ravager le pays ennemi. Quatre de ces lâches ont eu l’audace de se présenter chez moi pour me faire entendre les mêmes plaintes… Je les ai fait chasser honteusement de ma maison. »

« Si vous ne prenez pas sans balancer et de suite un parti, citoyen ministre, écrivait Custine au ministre Pache, pour faire prononcer la Convention nationale sur l’armée, celle de la République ressemblera bientôt par sa composition à une armée turque, et elle en aura les inconvénients. »

Cette lettre est du 7 février 1793.

L’Assemblée comprit que le moment était venu d’aborder la question et de la résoudre.

Barrère ne voulait rien changer à l’ordre de choses existant. Il déclarait « impolitique l’idée de refondre l’armée au moment où les ennemis menaçaient la France de toutes parts. »

Dubois-Crancé fut d’un avis contraire et réussit à le faire prévaloir.

III

Un décret sur l’organisation de l’armée fut rendu le 21 février 1793. Ce décret décida en principe l’amalgame des volontaires avec les troupes de ligne.

Mais la double plaie dont se plaignaient les chefs militaires et les commissaires civils eux-mêmes ne fut pas guérie pour cela. On n’arrive pas en quelques jours à mettre fin à une situation de ce genre.

Pendant la campagne de Hollande, les bataillons donnèrent lieu à de nouvelles plaintes.

Gossuin, Merlin de Douai, Camus et Treilhard écrivaient en ces termes à la Convention nationale : « Nous sommes affligés, citoyens nos collègues, d’être dans la nécessité de vous parler, au milieu des triomphes comme dans les revers, de l’indiscipline, du brigandage et des excès de quelques soldats…

Nous nous étions proposé de fixer votre attention sur un autre objet, la désertion des volontaires qui regagnent leurs foyers, et dont nous avons vu les chemins fréquemment semés. »

Les commissaires, pour corriger la mauvaise impression que ces confidences ne pouvaient manquer de produire sur l’Assemblée, ajoutaient que les gardes nationaux des départements voisins accouraient en foule sous les drapeaux et qu’il n’y avait plus que des victoires à remporter. « Les lauriers, s’écriaient-ils avec l’emphase particulière à cette fin de siècle, les lauriers ne sont pas faits pour ces êtres vils (les déserteurs), que le bruit d’une nombreuse artillerie ou la vue de quelques uhlans effraie. Qu’ils retournent dans leurs obscures demeures ! Qu’ils aillent y cacher leur honte ! Et s’ils n’y périssent pas de regret et de douleur, que le mépris de leurs concitoyens venge à jamais la République du refus qu’ils ont fait de marcher sous ses ordres à la défense de la liberté ! »

Cette lettre porte la date du 18 mars, jour où Dumouriez perdait la bataille de Nerwinden, par le fait de sa gauche, presque entièrement composée de volontaires.

En dépit de tous les renseignements qui lui parvenaient, la Convention conservait sa manière de voir à l’endroit de l’armée de ligne, et le décret du 21 février menaçait de rester lettre morte.

Comme les autres généraux, Kellermann vit le péril qui résultait pour le pays d’une pareille désorganisation. Le 10 avril 1793, il écrivait à son tour au président de l’Assemblée, pour défendre le principe de l’amalgame, dont Dubois-Crancé avait plaidé la nécessité au point de vue militaire : « Quand cela vaut la peine, disait-il, et que la chose publique est en danger, ou qu’il arrive de grands évènements, c’est alors que je dois écrire aux représentants de la nation. L’armée de ligne a été constamment négligée depuis trois ans, et vous n’ignorez pas que vous devez la révolution à sa fidélité et à son courage. La crise actuelle doit engager à prendre les moyens les plus vigoureux et les plus sages pour s’en tirer, et je n’en vois point d’autre que celui d’augmenter les régiments d’infanterie de ligne d’un troisième bataillon par l’incorporation des bataillons de volontaires de dernière création, en n’admettant que des hommes capables de soutenir les fatigues d’une vigoureuse campagne. Ce travail doit être fait de façon qu’il y ait le même nombre de bataillons de ligne que de bataillons de volontaires, et, au moyen de cette mesure, il sera attaché un bataillon de volontaires à un bataillon de ligne, ce que j’ai demandé depuis fort longtemps. Cette disposition nous donnera une excellente infanterie et la rendra manœuvrière dans très peu de temps. » Kellermann ajoutait à ces considérations pleines de sagesse les réflexions suivantes :

« C’est le général du 20 septembre (jour de la bataille de Valmy), celui qui a repris Verdun et Longwy, à qui nos ennemis ont demandé la paix le 24 octobre suivant, sous les conditions les plus glorieuses et les plus avantageuses à la République, que sans doute on n’a pas jugé à propos d’accepter, qui donne son avis aux représentants de la nation. Il espère qu’il sera enfin écouté. »

On comprend les vives instances du général, quand on a lu ce que Duquesnoy et Carnot, députés aux armées du Nord, écrivaient à la Convention, le 29 du même mois : « Les volontaires, disaient-ils, ne veulent s’assujettir à aucune discipline ; ils sont le fléau de leurs hôtes et désolent nos campagnes. Dispersés dans les cantonnements, où ils ne font que boire et courir, ils s’exposent à être dispersés et taillés en pièces, pour peu que l’ennemi soit entreprenant. Heureusement qu’il n’est pas informé de ce qui se passe ; heureusement que nous sommes sévères sur l’interdiction des communications, car l’ennemi aurait déjà pu surprendre nos postes avancés et nos places elles-mêmes. »

Les deux mêmes commissaires formulaient des plaintes encore plus vives dans une lettre qu’ils adressaient au Comité de salut public, le 23 mai suivant : « Nous croyons devoir vous prévenir, disaient-ils, que les soldats vendent non seulement leur pain de munition, mais encore leur bois, les manches de leurs vestes. On a beaucoup trop proposé l’argent pour récompense ; l’esprit de cupidité fait tout, perd tout, et l’honneur n’est plus rien. Occupez-vous des moyens d’extirper cette passion qui ruine la chose publique et avilit les citoyens. Il est impossible de calculer les maux qu’a produits à cet égard la faculté du remplacement des recrues ; il en résulte que les hommes se sont accoutumés à se vendre comme du bétail, qu’ils ont fait métier de déserter pour se vendre cinq ou six fois dans divers bataillons, et que des gens robustes qui avaient été désignés pour marcher se sont fait remplacer par des boiteux, des crapuleux, des gens perdus de mœurs. C’est une leçon pour l’avenir. »

Il est un fait que l’on n’a pas assez remarqué et qu’il est bon de rappeler ici, parce qu’il explique nos succès militaires à cette époque, en dépit de la mauvaise qualité des troupes, c’est que la plupart de nos bataillons étaient commandés par d’anciens soldats qui avaient fait leurs preuves dans l’armée royale.

Citons quelques exemples :

Le 1er de la Drôme fut commandé par Bon, ancien soldat du régiment de Bourbon ; le 11e des Vosges, par Bontemps, ancien soldat de Roi-infanterie ; le 6e de la Drôme, par Championnet, ancien soldat des gardes wallonnes et volontaire du régiment de Bretagne ; le 3e de l’Yonne, par Davout, ancien officier de Royal-Champagne ; le 8e de la Marne, par Bardy, ancien fourrier de Royal-Monsieur ; le 7e du Jura, par Lecourbe, ancien soldat du régiment d’Angoulême ; le 8e de la Meuse, par Oudinot, ancien sergent au régiment de Médoc ; la légion des Pyrénées, par Pérignon, ancien sous-lieutenant des grenadiers royaux de Guyenne ; le 1er du Haut-Rhin, par Salomon, ancien capitaine au régiment suisse de Diesbach ; le 5e des Bouches-du-Rhône, par Victor, ancien artilleur du régiment de Valence, etc., etc.

C’est de cette élite des soldats formée par la monarchie que sortirent presque tous les généraux qui se sont illustrés sous la république et sous l’empire, et dont la France s’honore avec raison.

IV

Le décret de 1793 sur la levée en masse, décret renouvelé de celui de l’année précédente, ne donnant pas de résultats, le gouvernement eut recours à la mesure connue sous le nom de réquisition.

Ce décret est du 23 août. Tous les Français sont appelés, et le remplacement interdit.

Les réquisitionnaires ne valurent pas mieux que les volontaires.

Nous pourrions citer une foule de rapports des généraux et des représentants du peuple témoignant du peu de courage, de l’indiscipline et de l’ignorance des nouvelles milices.

Nos citations, déjà trop multipliées, ont fait justice de la légende des volontaires.

Enfin la Convention, convaincue que l’armée de ligne pouvait seule sauver la France, se prononça pour l’amalgame. Elle prescrivit la formation des demi-brigades (régiments) composées de deux bataillons de volontaires ou réquisitionnés, et d’un bataillon de la ligne.

Cette opération ne se fit pas sans de grandes difficultés.

On eut ainsi 209 brigades d’infanterie de ligne et 42 d’infanterie légère.

En 1796, le Directoire ordonna une refonte générale des demi-brigades de première formation. Il y eut alors 110 demi-brigades de ligne et 30 d’infanterie légère. 25 000 officiers furent réformés.

Enfin un arrêté consulaire du 24 septembre 1803 donna aux demi-brigades le nom ancien de régiments.

La victoire revint sous nos drapeaux avec l’instruction et la discipline.

V

Cette légende des volontaires a produit un grand mal en 1870.

On croyait depuis quatre-vingts ans que le patriotisme embrasait tous les cœurs. On se figurait que le volontaire devenait soldat en prenant un fusil ; que les compagnies, les bataillons, les régiments, s’improvisaient ; que pour commander, il suffisait d’être brave ; on croyait enfin que l’enthousiasme comptait pour quelque chose sur un champ de bataille, et qu’il résistait aux froides nuits du bivouac, aux marches pénibles, aux privations et aux misères.

Hélas ! ces erreurs ont été chèrement payées.

Pris individuellement, le volontaire n’est pas inférieur au soldat de la ligne. Tous deux sont frères, et le jour où ils quittent la chaumière, rien ne diffère en eux.

Pourquoi donc, peu de temps après, l’un est-il bon et l’autre mauvais ? C’est que dans le soldat la discipline a fait son œuvre.

La discipline n’est pas seulement l’obéissance. Il faut la chercher dans des régions plus élevées.

La discipline est le fruit de l’enseignement du maître à ses disciples.

Il y a la discipline ecclésiastique et la discipline militaire.

Chacune d’elles produit des miracles en créant des hommes nouveaux, des hommes à part, qui du sacrifice font la première des vertus.

La discipline militaire assouplit le corps du soldat, et transforme l’homme physique. Voilà ce qui frappe le vulgaire.

Aussi croit-on généralement qu’en enseignant à un homme l’exercice et les alignements on fait un soldat.

La transformation s’opère dans le monde moral bien plus que dans le monde physique.

Il faut enseigner avant tout le grand principe d’autorité, faire comprendre la hiérarchie, montrer la grandeur de l’obéissance, les responsabilités du commandement.

Cette initiation se fait lentement, bien plus par l’exemple que par la parole. Peu à peu des idées nouvelles apparaissent, simples et claires, on sent ce qu’est la patrie, on devine où est l’honneur.

Le sentiment du devoir apparaît avec ses formes bien tranchées. On s’attache à lui comme à un guide sûr, et l’on rejette loin de soi ces doutes amers qui troublent l’esprit avant d’égarer le cœur.

Le philosophe le plus profond, l’esprit le plus élevé, pourraient à peine se rendre compte de la révolution morale qui se produit chez le plus obscur des soldats.

Le milieu dans lequel il vit y est pour beaucoup. Un souffle généreux, bienfaisant, circule dans les armées régulières et permanentes. Ce souffle réchauffe les âmes et anoblit les caractères. Confiants, les hommes s’appuient les uns sur les autres. Une solidarité magnifique s’établit entre eux, et sans même en avoir conscience, ils empruntent à la discipline une réelle grandeur.

Ces choses manquent au volontaire. Il conserve son individualité et ne comprend pas ce que la patrie attendait de lui.

Or, n’oublions pas cette parole de Xénophon : L’art de la guerre est l’art de conserver la liberté.

VI

L’homme impartial qui, pour juger les évènements, s’élève à une certaine hauteur, peut désormais voir les armées de la république telles qu’elles ont été. Le drame et la poésie avaient entouré de voiles trompeurs ces bataillons, qui ne méritent ni les cris de triomphe ni les malédictions soulevés autour d’eux.

Ils furent ce qu’ils pouvaient être, rien de plus, rien de moins. L’histoire de tous les peuples et la connaissance du cœur humain devaient faire prévoir l’attitude de chacun dans la tragédie dont la France était le théâtre.

Le peuple est bon, sage et brave ; mais son caractère reste mobile, et les mauvais exemples, les discours mensongers produisent sur lui plus d’effet que la raison. En un mot, le peuple a besoin d’éducation, d’instruction et de direction. Il ne faut lui parler que de ce qu’il peut comprendre. Lorsqu’il écoute sans saisir parfaitement le sens des paroles qui lui sont adressées, il ne lie plus les idées entre elles, et une sorte d’ivresse morale s’empare de lui. Les notions du juste et de l’injuste, du vrai et du faux, se confondent dans sa tête. Si le sentiment religieux ne domine plus son âme, il est bien près de devenir criminel.

C’est ce qui arriva au moment de la Révolution française.

De fort honnêtes gens demandaient de nombreuses réformes, que la royauté s’empressa d’accomplir. Le lendemain, ceux qui attaquaient les abus virent à leur côté des hommes qui insultaient les lois. Quelques jours après les lois étaient renversées avec les abus.

Le souffle révolutionnaire devint bientôt un ouragan qui déracina les arbres de l’antique forêt, enleva les tours du château, le clocher de l’église, et même le chaume du village. Pendant ce temps, des voix tumultueuses se mêlaient au grondement de l’orage, et le paysan, entouré de débris, apprenait tout à coup que rien ne méritait le respect, et que le temps était venu d’insulter et le maître du château et le prêtre de l’église.

Son esprit n’allait pas au-delà. Il ne s’informait nullement de ce qui se passait à Versailles ou à Paris ; les constitutions lui étaient indifférentes. Il ne savait qu’une chose, c’est qu’il n’y avait plus d’autorité.

Un jour, on l’appelle à la ville prochaine. On lui dit qu’il fait partie des volontaires, on lui met sur la tête un bonnet de police et dans la main une feuille de route.

Cependant on lui avait assuré peu de jours avant qu’il était libre ; on lui avait parlé de ses droits, nullement de ses devoirs.

Que pouvait-on attendre de cet homme, dont les croyances étaient détruites ?

Son cœur ne s’était pas flétri, il s’était vidé !

Il ne faut pas croire que le bagage intellectuel et moral de l’homme du peuple soit considérable. Il occupe, au contraire, peu de place dans sa vie. Sous ce rapport, bon nombre de gens du monde sont peuple.

La politique savante, la métaphysique, les proclamations de principes sont impuissantes à transformer en grenadier le jeune villageois. On en fera sans peine un pillard, un bandit, un révolté ; mais pour faire un soldat, il faut croire, il faut respecter, il faut aimer.

La discipline militaire est tellement pure et tellement puissante, qu’elle ramena dans ces cœurs les croyances, le respect et l’amour.

Ces hommes qui avaient renversé la croix de l’autel, et brisé les grilles du manoir, relevèrent le drapeau du régiment, et firent faction aux portes des palais.

Un penseur, Fonfrède, a tracé une page qui explique ce qui s’était passé : « Quand au milieu de ce tumulte éternel qu’on nomme société humaine, la destinée jette subitement un de ces chaos accidentels qu’on nomme révolutions, il n’y a plus ni bornes ni limites aux contresens qui s’emparent des esprits. Tout est confondu, tout est bouleversé. Les mots les plus simples perdent leur sens usuel. Quant aux idées, il n’en reste plus une saine et entière. Elles s’éparpillent, elles se brisent. Chacun s’empare au hasard des débris flottants des idées et des principes. Les plus petits ambitieux en fabriquent un arsenal d’armes agressives contre l’ordre social lui-même.

Tout cela donne à la nation une sorte de surexcitation fébrile qu’on prend pour une véritable ardeur patriotique, pour un bon levier de gouvernement. Il n’en est rien. Ce n’est qu’une apparence trompeuse : allez au fond des choses, ce n’est que vide et néant. Toute cette grande exaltation de quelques écervelés qui s’agitent et qui crient, s’efface, se dissipe et vous laisse apercevoir les progrès rapides et réels d’un égoïsme profond ; faute de pouvoir comprendre l’état général du pays, chacun se met à songer à soi et ne songe qu’à soi. À l’ardeur révolutionnaire succède ainsi une complète indifférence en matière politique.

Cette indifférence n’exclut pas les orages des passions révolutionnaires ; bien au contraire, elle leur laisse le champ libre. Au milieu de l’État, un vaste échafaudage semble être dressé. Là les factions et le gouvernement se livrent un duel incessant. La nation y jette de temps en temps un regard, lorsqu’il lui vient quelque lueur de bon sens qui lui fait comprendre que ses destinées sont le prix du combat, ou bien lorsque quelque épisode, plus saisissant, plus inattendu, réveille les esprits engourdis de la foule.

Si les factions l’emportent, – laissons de côté les malheurs, la ruine, les proscriptions, qui résultent de leur triomphe maudit, – elles sont à l’instant dans l’impossibilité de se faire gouvernement à la place de ce qu’elles ont renversé. Comme elles ont pris soin, pendant la lutte, de détruire toutes les bases morales du gouvernement, elles n’en trouvent plus pour établir le leur.

De nouvelles factions surgissent et réagissent contre elles, et la nation, plongée dans son indifférence politique, regarde ce nouveau duel avec un affaissement d’intelligence qui double son égoïsme et sa corruption. À peine les débris de son patriotisme éteint s’élèvent-ils jusqu’à lui donner un sentiment un peu vif de curiosité, et chacun se demande d’un air effaré : Comment diable tout cela finira-t-il ? »

C’est de ce chaos que sortirent les volontaires de la république. On prit leur surexcitation pour du patriotisme.