Les grandes cités de l'Ouest américain - Ligaran - E-Book

Les grandes cités de l'Ouest américain E-Book

Ligaran

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Extrait : "« N'oubliez pas, disait Richard Cobden à M. Goldwin Smith partant pour son voyage d'Amérique, n'oubliez pas deux choses aux Etats-Unis, à défaut d'autres curiosités : la cataracte du Niagara et Chicago. » M. Smith garda bonne mémoire de la recommandation : lorsqu'il visita Chicago et le Niagara, il reconnut de ses yeux que les deux merveilles par excellence de l'Amérique du Nord."

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Veröffentlichungsjahr: 2015

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EAN : 9782335034752

©Ligaran 2015

Les grandes cités de l’ouest américain
IChicago

« N’oubliez pas, disait Richard Cobden à M. Goldwin Smith partant pour son voyage d’Amérique, n’oubliez pas deux choses aux États-Unis, à défaut d’autres curiosités : la cataracte du Niagara et Chicago. » M. Smith garda bonne mémoire de la recommandation : lorsqu’il visita Chicago et le Niagara, il reconnut de ses yeux que les deux choses désignées par son ami à son attention spéciale étaient bien réellement les deux merveilles par excellence de l’Amérique du Nord. Chicago, toutefois, l’emporte en un point sur sa rivale la cataracte : celle-ci, au dire des géologues, a bien mis quatre mille ans à devenir ce qu’elle est ; la ville, elle, n’en a pas mis quarante.

Le mardi matin, 4 octobre 1834, le bruit courait dans Chicago qu’on avait vu un ours noir rôder dans les bois, à quelques centaines de mètres de la ville. La population mâle sauta sur ses fusils et courut à la forêt, où l’ours fut bientôt découvert et tué. Après un si réjouissant exploit, les chasseurs, peu pressés de retourner à leurs travaux habituels, résolurent de s’amuser et d’organiser une battue contre les loups, qui, chaque nuit, venaient visiter la bourgade. Le soleil n’était pas couché qu’on avait détruit quarante de ces carnassiers, sur le site actuel de la capitale du Nord-Ouest ! Les loups cependant ne se tinrent pas pour battus, puisqu’en 1838 encore leurs hurlements sinistres réveillaient les échos sur des points compris maintenant dans l’enceinte de la ville. Néanmoins les habitants d’alors s’émerveillaient déjà du rapide développement de la jeune cité et parlaient de ses futurs progrès, à peu près comme font ceux d’aujourd’hui.

En 1830, Chicago était ce qu’il avait été depuis un quart de siècle, un poste militaire et une station pour le commerce des fourrures ; il avait alors douze habitations. Un fort de bois abritait une garnison de deux compagnies de troupes des États-Unis. À côté, se voyait une agence pour le commerce des fourrures ; puis, trois prétendues tavernes hantées par les Indiens ivrognes et paresseux, qui apportaient des peaux de bêtes et ne quittaient la place que quand ils avaient bu le produit de leurs marchés. Un peu plus loin, brillaient deux magasins approvisionnés des marchandises qu’achètent les naturels. Une boutique de forgeron, une maison pour l’interprète de la station, et une autre occupée par des chefs peaux-rouges, complétaient le groupe.

Poste militaire sur l’emplacement de Chicago en 1831

Une fois l’an, John-Jacob Astor envoyait un schooner à la station pour la ravitailler et rapporter les fourrures de l’année. Une fois la semaine, en été, deux fois le mois, en hiver, un courrier du service des postes apportait des nouvelles du grand monde de par-delà les lacs. En 1830, outre la garnison et l’agent des fourrures, quatre familles blanches résidaient à Chicago. En 1831, de quatre, ce nombre s’était élevé à douze, et quand vint l’hiver, la garnison ayant été évacuée sur un autre point, la petite colonie se retira tout entière dans le fort, où elle passa son temps le plus agréablement qu’elle put, à babiller et à danser. En 1832, les impôts s’élevaient presque à 150 dollars, soit (environ 800 francs), dont 12 furent consacrés à construire le premier édifice public de Chicago, – une fourrière pour les bestiaux errants.

Mais, en 1833, les colons commencèrent à accourir. Avant la fin de l’année, on comptait cinquante familles pataugeant dans les boues de Chicago. En 1834, alors que, dans une seule chasse aux loups, on abattait encore quarante de ces animaux, la ville avait, paraît-il, deux mille habitants, et elle en comptait plus de trois mille en novembre 1835.

Une ville nouvelle, bâtie sur une prairie plate, a ordinairement l’aspect d’un lieu dont on souhaite que Dieu vous préserve. Les roues des chariots ont effacé la seule beauté que la prairie pouvait avoir, et ont bigarré les alentours d’un excellent ingrédient pour noircir toutes choses. Vous trouverez peut-être là une vingtaine de petites maisons de bois, mais tout y porte le sceau d’une désolante uniformité, en ce sens que tout objet visible, animé ou inanimé, les pourceaux qui fouillent de leur groin le bourbier noir de la prairie, les gamins, les chevaux, les voitures, les maisons, les haies, l’école, les entrées des magasins, la plate-forme du chemin de fer, tout est poudré ou plâtré du produit sec ou liquide de la prairie défoncée.

Si, ému de compassion pour les malheureux que le sort semble avoir relégués dans ce triste désert, loin des demeures des hommes civilisés, le voyageur les interroge, il les trouve tout espoir, ton animation et disposés à le prendre en pitié de n’avoir ni un coin de terre dans cette future capitale, ni assez d’intelligence pour comprendre quelle magnifique spéculation ce serait pour lui d’en acheter quelques arpents. Plaindre ces gens-là ! mais autant vaudrait plaindre le prince de Galles de ne pas être encore roi d’Angleterre, ou le shah de Perse de ne point posséder le « régent » ou le « ko-i-nour. »

Chicago, quinze ans après le début de son rapide développement, était peut-être de toutes les villes des prairies la plus désagréable, à tous les points de vue. Il était en assez mauvaise odeur, même parmi les Indiens, puisque, au dire de vieux chasseurs, son nom ne rappelle autre chose que le parfum repoussant de l’oignon sauvage.

La prairie, sur cette rive du lac Michigan, paraît aussi plate que le lac lui-même ; elle n’est pas à plus de deux mètres au-dessus du niveau de celui-ci. Un voyageur qui arrivait à Chicago par le sud, en 1833, rapporte que, pendant les huit derniers milles de son voyage, il marchait dans deux ou trois pieds d’eau. Aussi loin que la vue pouvait s’étendre sur ce qui est aujourd’hui le quartier élégant de cette ville et ses plus gracieux faubourgs, on n’apercevait qu’une immense flaque d’eau. Un autre voyageur raconte qu’en 1831, en chevauchant sur ce qui est aujourd’hui le cœur de la ville, le centre même des affaires, il sentait souvent l’eau lui arriver aux étriers. Cette partie de la prairie était humide même l’été, et, pendant la saison des pluies, personne ne se fût hasardé à la franchir à pied. « Je n’aurais pas donné du tout six pence l’acre » (60 centimes les 40 ares), dit un commerçant, en parlant de terrains qui se vendent maintenant, pour la plupart, 5 000 francs le mètre carré. L’agriculture semblait avoir là si peu de chance de réussite, qu’on ne s’en occupait pas, et que, jusqu’en 1838, Chicago tirait une grande partie de ses approvisionnements de la rive orientale du lac Michigan. Cette même cité nourrit aujourd’hui des royaumes.

On demandera où était le besoin de coloniser un tel lieu, quand le même rivage présente de meilleurs sites ? Simplement parce que, sur ce point, la rivière de Chicago fournissait la possibilité d’un port sur la côte du plus orageux des lacs. La rivière de Chicago n’est pas même une rivière. Le lac, en cet endroit, s’était découpé une crique dans la prairie, comme l’Océan creuse des fissures régulières dans les côtes rocheuses et les îles escarpées de la Nouvelle-Angleterre. Cette entame, qui avait 100 mètres de large, s’enfonçait tout droit dans la prairie, sur une longueur de 1200 mètres, puis se partageait en deux branches, l’une courant au nord l’autre au sud, et toutes deux parallèles à la rive du lac. Ces deux branches se prolongeaient pendant plusieurs kilomètres et finissaient par se perdre dans la prairie. Ce curieux fossé, dépourvu de courant et de marée, n’a de mouvement que celui que lui imprime le vent, qui y chasse l’eau du lac, laquelle eau s’écoule ensuite quand le vent a tourné ou cessé. Dans l’origine, la passe avait 9 mètres de profondeur, mais l’embouchure se trouvant obstruée par une barre de sable, elle n’admettait que des navires de 30 à 40 tonneaux. Depuis lors, les choses ont changé, la drague a creusé le chenal. Aujourd’hui, celui-ci donne accès aux plus gros bâtiments qui sillonnent les lacs, et Chicago est en possession d’une ligne de chantiers et de magasins longue de 45 kilomètres.

Eu égard à la destinée de Chicago, jamais un ingénieur n’aurait pu concevoir un port plus commode. Dans quelque quartier de la ville qu’on soit, en effet, on ne peut s’en éloigner beaucoup ; et chaque moulin, chaque usine, chaque magasin, etc. peut avoir son embranchement ou bassin particulier et recevoir ses marchandises par bateau, à sa porte même. Cette belle face a bien, il est vrai, son revers. Les ponts tournants sans nombre qui résultent de là ne laissent pas d’être une gêne positive. Il est assez impatientant parfois d’avoir à attendre, pour passer, que quinze ou vingt petits remorqueurs aient achevé de traîner à leur suite autant de longs trois-mâts du lac dans les divisions du port. Mais rien n’arrête Chicago. Encore quelques années et ces quinze ou vingt ponts tournants auront été remplacés par quinze ou vingt tunnels.

Sous cette prairie vaseuse, qu’une heure de pluie convertit en un lac de boue, et une heure de soleil en un désert de poussière, on trouve une excellente argile dont les infatigables habitants du lieu tirent parti de toute façon.

Le développement de Chicago, depuis 1833, bien que fait pour émerveiller, n’a pourtant rien de mystérieux. La ville est située à l’extrémité du lac Michigan, ce qui lui attribue naturellement une large part dans le commerce de tous les lacs ; elle a en outre par terre, le long de la côte méridionale du lac, un accès facile avec tout l’Est et le Sud-Est. Cela n’empêche pas que Chicago n’ait été durant trente années qu’un avant-poste perdu de la civilisation, et qu’il aurait pu rester des siècles dans cette condition si la région située derrière lui fût restée inhabitée. Cette échancrure boueuse appelée « la rivière de Chicago » est une porte ouverte sur les prairies, et Chicago a profité de la position pour progresser en raison directe du développement et des facilités de communication de cette région privilégiée, dont il est devenu le grand dépôt, le comptoir et la capitale.

Ces prairies, longtemps inappréciées, sont justement la partie de la surface terrestre où la nature a accumulé la plus grande variété et la plus grande quantité d’objets et de matières dont l’homme ait besoin pour soutenir et embellir son existence. C’est la région où l’on peut tracer un sillon profond à travers les sols les plus riches, pendant 40 kilomètres et plus, sans rencontrer une racine, sans se heurter à un caillou, et sous presque tous les points de laquelle se trouve un minéral utile à l’homme, argile, houille, pierre, plomb, fer. Outre qu’elle est arrosée par de nombreux cours d’eau, nulle part il n’est plus facile de créer des routes, des chemins de fer et des canaux. Le climat, comme tous les climats, a ses inconvénients, mais, en somme, il n’en est pas de meilleur.

La prairie ne présente pas de grandes étendues de surface unie ; elle a des ondulations assez accentuées pour réjouir l’œil. Le spectacle qu’offre une prairie américaine par un ciel clair, dans la saison de l’année où l’herbe est verte, a quelque chose d’enchanteur. L’absence de tout objet à lignes arrêtées, tel que bois, chemins, rochers, collines, murs ou haies, fait que le visiteur s’imagine ne s’être jamais jusque-là trouvé véritablement en rase campagne. C’est une sensation délicieuse, quand vous demandez votre chemin pour vous rendre à 15 kilomètres du point où vous êtes, que de vous voir montrer le but dans la distance et d’avoir à l’atteindre en foulant sur tout le parcours un tapis de verdure élastique qu’aucune route ne vient couper. Le paysage aussi a un aspect si net, si soigné, qu’on a peine à ne pas se croire au milieu d’un parc immense. Une colonisation de plusieurs années ne fait d’ailleurs pas perdre au pays cet aspect de parc ; il semble seulement que le maître du lieu a jeté bas les murailles et invité ses voisins à venir s’établir çà et là sur le domaine.

Or, de ce ravissant pays il y en a assez pour y fonder une douzaine de grands États et pour nourrir cent millions de sujets ou de citoyens. Ce sera certainement quelque jour le siège d’un grand empire. Chicago, l’inévitable capitale du tiers nord-occidental du monde des prairies, a ouvert la voie. Son rôle est de mettre en valeur chaque are de cette région à 20 kilomètres à la ronde d’un chemin de fer et de relier tous les chemins de fer entre eux, par un réseau de canaux aboutissant au Mississipi et à l’Atlantique. Cette vocation, cette destinée sera longtemps encore celle de Chicago, et le développement futur de cette ville dépendra de la manière dont elle saura la poursuivre. Le bénéfice qu’a retiré la jeune cité de chaque kilomètre de chemin de fer construit par elle garantit l’exécution de la tâche qui lui est dévolue.

Aujourd’hui tout le monde comprend cela ; mais les anciens du pays se vantent quand ils prétendent qu’ils le comprenaient déjà il y a vingt-cinq ans. Ils devraient se rappeler que le canal qui unit le lac Michigan à la rivière de l’Illinois a été projeté en 1814 et autorisé en 1824, alors que Chicago n’existait pas, et il ne faut pas oublier que les créateurs du premier chemin de fer du Mississipi ont eu à combattre l’opposition de presque tous les commerçants de la ville, lesquels y voyaient la ruine de Chicago, en ce sens que les affaires, disaient-ils, se distribueraient sur toute la ligne, au lieu de rester concentrées entre leurs mains. Ainsi du reste se sont passées les choses dans notre bon pays de France, lors de l’extension de notre réseau ferré. Les aubergistes des grandes routes voyaient la ruine du pays dans la suppression du « roulage ». Ces réserves faites, nous accordons que les habitants de Chicago ont droit de se montrer fiers de ce qu’ils ont fait.

Les troupes d’Indiens fainéants et dissolus dont nous avons parlé ont été les premiers obstacles contre lesquels eurent à lutter les premiers colons. Un jour de septembre 1833, sept mille de ces sauvages s’assemblèrent dans le village pour vendre aux commissaires des États-Unis leurs terres de l’Illinois et du Wisconsin. Sous une vaste tente dressée sur le bord de la rivière, les chefs signèrent le traité qui cédait aux États-Unis les douze meilleurs millions d’hectares de terre du nord-ouest, et convinrent de se retirer à vingt jours de marche à l’ouest du Mississipi.

L’année suivante, quatre mille d’entre eux se réunirent à Chicago pour recevoir le premier terme annuel du payement. Les articles destinés à les payer étaient amoncelés sur la prairie. On fit asseoir les Indiens en cercle autour de la pile, les femmes aux derniers rangs. Ceux qui avaient été choisis pour attribuer les marchandises prirent à même le tas et passèrent les objets à ceux de leurs amis les plus à portée. Peu à peu, cependant, les oubliés finirent pas perdre patience ; ils se levèrent, se poussèrent en avant, et en définitive se jetèrent sur les lots, se battant à qui aurait la meilleure part. Le tumulte fut bientôt à son comble, et les choses en vinrent à ce point, que plusieurs Indiens furent tués et un grand nombre blessés. La nuit se passa en orgies, et le lendemain peu de chose restait aux mains des malheureux sauvages sur les 150 000 francs d’articles qui leur avaient été donnés.

Pareilles scènes et pareils résultats se renouvelèrent à la fin de l’année 1835, mais ce payement fut le dernier que vit Chicago. En septembre 1835 quarante chariots attelés chacun de quatre bœufs transportèrent à travers la prairie les enfants et les effets des Pottawatomies, les hommes et les femmes valides escortant à pied le convoi. Au bout de vingt jours, les émigrants arrivèrent sur les bords du Mississipi ; ils franchirent le fleuve, et poursuivirent pendant vingt autres jours encore leur marche à l’ouest, et Chicago ne fut plus importuné de leur présence.

Quand on se promène aujourd’hui dans les magnifiques rues de Chicago, on a peine à se figurer qu’il y a si peu de temps que les Peaux-Rouges ont été dépossédés du site même sur lequel est bâtie la ville, et qu’il a fallu quarante jours pour les transporter sur un autre point qu’on atteint maintenant en quinze heures.

Ce fut l’œuvre du gouvernement commun des États ; Chicago n’a pas à s’en vanter, pas plus qu’il ne peut réclamer le mérite de l’amélioration de son port en 1833 et 1834, travail qui attira l’attention du pays sur ce poste frontière. Les États-Unis dépensèrent 150 000 francs en 1833 à draguer la rivière de Chicago : au printemps de 1834, une crue des plus opportunes compléta le travail en balayant la barre qui obstruait l’entrée de la passe, rendant celle-ci accessible désormais aux plus gros radeaux des lacs. Ces deux circonstances firent tout de suite de Chicago un havre important. La ville avait fait le premier pas vers sa grandeur future. En 1836, la population comptait quatre mille âmes.

Il y eut ensuite un temps d’arrêt à la prospérité de la cité naissante, comme aussi à celle de l’Illinois et des États-Unis ; pendant cinq ans, c’est à peine si la population augmenta – si tant est même qu’elle n’ait point diminué. Outre la manie de la spéculation des terrains, qui finit par paralyser les affaires de tout le pays, les habitants de l’Illinois avaient compromis le crédit des États-Unis dans des projets d’améliorations intérieures trop coûteuses pour l’époque, bien que réalisées depuis par l’industrie privée. L’État était en faillite, les travaux de chemins de fer suspendus ; le canal destiné à réunir le lac Michigan à la rivière de l’Illinois avait même été abandonné un instant. Chicago languissait et se repentait d’avoir voulu, en un jour d’orgueil, être autre chose qu’un poste militaire. Ces terrains si recherchés en bordure de la rivière et du lac étaient une malédiction aux mains des propriétaires de 1837. Certains habitants du lieu sont aujourd’hui millionnaires, tout simplement parce qu’ils n’ont pu se débarrasser de leurs terrains à aucun prix dans ces années de désolation et de désespoir.

Ce fut réellement de 1837 à 1842 que Chicago prit son irrésistible essor. On avait déjà commencé à saler un peu de viande de bœuf et à l’expédier au-delà du lac. En 1839, cette industrie avait pris de grandes proportions, 3 000 têtes de bétail avaient été amenées des prairies, préparées et exportées. En 1838, un hardi commerçant avait embarqué 39 sacs de 2 bushels de froment. L’année suivante 4 000 bushels étaient exportés. Ce chiffre s’élevait à 10 000 l’année d’ensuite, et à 40 000 en 1841. En 1842, le total sauta d’un seul bond de 40 000 à 60 000.

Les temps « difficiles » avaient désormais cessé pour Chicago ; mais l’âge d’or n’était pas encore venu. Ces montagnes de grains étaient amenées dans la fondrière de Chicago du bout des prairies, de 30, de 80, de 150 et même de 250 kilomètres. La saison du transport des grains au marché étant aussi la saison des pluies, plus d’un fermier d’alors avait vu ses approvisionnements périr sans ressources, dans ce qui est aujourd’hui la ville même de Chicago. Il arrivait souvent que les rues étaient absolument impraticables, par suite du passage des chariots qui les avaient défoncées. Néanmoins, avant qu’il y eût un chemin de fer de commencé ou un canal de terminé, Chicago exportait annuellement 800 000 hectolitres de grains, et renvoyait chargées de marchandises les voitures qui les avaient apportés.

Le canal qui unit la ville à la rivière de l’Illinois et la met, par cette rivière, en communication avec le Mississipi, fut commencé en 1836 et achevé en 1848. Il ouvrait à Chicago une immense étendue de terres non cultivées, qui pouvaient être mises en culture avec profit. Toutefois, les effets immédiats de ce grand évènement sur le commerce de la cité n’eurent pas le pouvoir d’ouvrir les yeux de ses hommes d’affaires sur la seule condition de laquelle dépendait le-développement de la ville, nous voulons dire la facilité d’accès à lui donner du côté des villes de l’Est et du monde des grandes prairies. Chicago n’était guère encore qu’une active petite ville de province, qui recevait les produits des fermes voisines et donnait en échange les marchandises apportées en trois semaines des bords de la mer. Les hommes d’un certain âge se rappellent parfaitement l’opposition des boutiquiers au premier projet d’un chemin de fer allant au Mississipi.

En 1850, le chemin de fer Chicago-and-Galena était exploité sur une longueur de 68 kilomètres, allant joindre les prairies mamelonnées dont est entourée la belle et vigoureuse ville d’Elgin.

À partir de cette époque, on vit moins d’attelages de bœufs se débattre dans les boues de Chicago, mais le commerce n’en augmenta pas moins ; il avait changé de nature : il se faisait en gros au lieu de se faire en détail, et les voitures de grains amenées sur le bord de la rivière se déchargeaient immédiatement sur les navires avec une grande économie de travail et d’argent. L’idée, cependant, avait rencontré des opposants chez certains commerçants de la ville. L’argent avec lequel furent construits ces 68 kilomètres de chemin de fer dut être emprunté en très grande partie sous la responsabilité personnelle des directeurs, et l’entreprise n’aurait eu aucune chance de réussite sans ce fait qu’un railway de prairie ne se compose, en somme, que de deux fossés et d’une voie au milieu. Les chemins, au dire des opposants, devaient dépouiller le pays de ses ressources, ravir à Chicago son commerce, et mettre la prospérité de l’Illinois à la merci des capitalistes de l’Est. Mais lorsque, en 1853, le chemin de fer eut donné un dividende de 11 pour 100, lorsqu’on vit que la population de Chicago, six ans après l’ouverture du canal, avait triplé, lorsqu’on se fut convaincu que chaque kilomètre du chemin de fer exploité avait envoyé sa quote-part de richesse dans les coffres des habitants, alors la vérité éclata pour tout le monde, et l’idée fixe de chacun fut que tout coin de terre qui serait mis en communication facile avec la ville serait à tout jamais pour celle-ci une source de revenu. Dès lors, il n’y eut plus ni hésitation ni trêve ; tout l’excédant de ressources de Chicago fut consacré à faire de la ville le centre d’un vaste réseau de chemins de fer et de canaux.

C’est en avril 1849 que le sifflet de la locomotive se fit entendre pour la première fois dans les prairies à l’ouest de Chicago. La distance que parcourait le premier train était de 16 kilomètres.

Le réseau de chemins de fer qui rayonne sur Chicago comptait en 1867 un parcours de 12 800 kilomètres et celui dont cette ville est directement le centre en comptait presque 9 000. D’autres voies ferrées ont encore été créées depuis lors. Un train de voyageurs atteint ou quitte la ville toutes les quinze minutes, jour et nuit, et il n’arrive ou ne part pas moins de deux cents trains dans les vingt-quatre heures. Il n’y a pas dans l’Illinois de ferme qui soit éloignée de plus de 80 kilomètres d’une station de chemin de fer, et il en est fort peu à une si longue distance ; la distance moyenne n’est guère que de 11 kilomètres. On compte seize points du Mississipi en communication par chemin de fer avec Chicago. Le Central-Illinois, avec ses 1 100 kilomètres de parcours, traverse l’État d’un bout à l’autre, et a mis en culture près de 800 000 hectares des meilleures terres qui soient au monde. La grande route de Saint-Louis donne accès à une autre ligne de l’Illinois, outre qu’elle attire le commerce de la rivière du Missouri à Alton et celui du bas Mississipi à Saint-Louis. D’autres routes étendent leurs longs bras dans les plaines fertiles de l’Iowa, du Wisconsin, du Minnesota, du Missouri, et poussent jusqu’à la région minière du lac Supérieur. Enfin, sur quelque ligne que des chemins de fer soient en construction ou en projet dans la direction du Pacifique, Chicago s’apprête à retirer sa part des avantages qu’ils sont appelés à donner.

Il n’y a encore que vingt-cinq ans que Chicago a eu sa première communication par une voie ferrée avec les villes des bords de l’Atlantique, et aujourd’hui le voyageur a le choix entre trois artères principales pourvues d’embranchements avec tous les points intermédiaires importants. Des gares immenses en étendue se sont construites ou se construisent dans Chicago, en prévision des affaires incalculables de l’avenir. Il est une de ces gares, uniquement destinée aux voyageurs, qui couvre 1 200 mètres de voie ; trois trains peuvent partir simultanément sans causer le moindre danger ni le moindre embarras, sans que les voyageurs aient à traverser la ligne pour changer de wagons. Ces Américains de l’Ouest perfectionnent partout les modèles et les méthodes en usage dans l’Est. Ils ont, dans ces grands dépôts, des Wagons-appartements qui coûtent des prix fous et dans lesquels un roi s’estimerait heureux de voyager, de prendre tous ses repas, de jouer le whist et de dormir.

Dans certaines parties de l’Amérique, les chemins de fer ont diminué temporairement l’importance des communications par eau. Il est vrai qu’en la présente année 1878 les États-Unis possèdent plus de 120 000 kilomètres de voies ferrées en exploitation. Tel n’est pas le cas pour les grands lacs ni pour la part léonine que Chicago s’attribue de leur commerce. Hier encore, sauf les canots des Indiens, le seul bâtiment connu de la rivière de Chicago était le schooner d’Astor, de 40 tonneaux. Chicago, aujourd’hui, est plus que la Marseille de la Méditerranée américaine, bien que Marseille fût déjà en réputation il y a deux mille quatre cents ans. 70 steamers, 180 barques, 43 bricks, 613 schooners, 53 navires de moindre importance, en tout 904 bâtiments jaugeant 218 215 tonneaux et employant 10 000 marins, telle était la flotte qui sillonnait le lac entre Chicago et les autres points de la côte il y a dix ans. Or cette flotte s’est singulièrement accrue dans ces dix dernières années. L’hiver, quand la navigation est suspendue, on ne compte pas moins de 400 à 500 bâtiments emprisonnés, mais en sûreté, dans les glaces du port.

Ainsi pourvu des moyens de concentrer chez lui et d’expédier au loin le produit des prairies en approvisionnant en retour celle-ci de marchandises de toute espèce, Chicago a fait dans ces dernières années une masse d’affaires qui l’étonne lui-même, quand il a le temps de s’arrêter et d’aligner des chiffres. L’exportation du grain, qui a commencé en 1838 par 78 bushels, s’était élevée à 6 millions et demi en 1853. En 1854, alors qu’il y avait deux lignes de chemins de fer en activité à travers l’État de Michigan vers l’Est, l’exportation doubla presque, puisque la quantité s’éleva à près de 11 millions de bushels. À partir de cette époque, voici quels ont été les chiffres de l’exportation :

Années.Bushels ou boisseaux (351, 21)185412 932 320185516 633 700185621 583 221185718 032 678185820 035 166185916 771 812186031 108 759186150 481 862186256 484 110186354 741 8391864-547 124 4941865-653 212 225

Les chiffres des années suivantes nous manquent, mais la progression n’a pas cessé.

La facilité, le calme, la rapidité avec lesquels cette inconcevable quantité de grain est « maniée, » comme on dit là-bas, bien que les mains n’y touchent jamais, est une des merveilles de Chicago. Qu’il arrive par canaux, chemins de fer ou navires, le grain vient « en grenier, » c’est-à-dire sans sacs ni barils d’aucune espèce, mais à même le wagon ou l’embarcation. Le convoi ou le navire s’arrête auprès d’un de ces « élévateurs » énormes, par lesquels le grain est « pompé » ou, plus exactement, « dragué » dans des huches gigantesques et reversé dans d’autres wagons ou d’autres navires en station de l’autre côté du bâtiment, la double opération s’accomplissant en quelques minutes au moyen de la vapeur.

Le plus grand soin préside à l’honnêteté de la transaction. Le grain est examiné, et la marque de l’inspecteur en fixe la qualité d’une manière absolue. Le propriétaire peut faire déposer son grain dans la partie du bâtiment de l’élévateur assignée à sa qualité, et où il se mêle à une montagne de grain de qualité identique. Le négociant ne revoit jamais sa marchandise, il emporte le reçu de l’employé de l’élévateur, reçu qui la représente d’une manière aussi positive qu’un chèque certifié. Ces petits morceaux de papier, qui changent de mains à la bourse, constituent le genre d’affaires des marchands de grain de Chicago. À l’époque où Chicago exportait quelques milliers d’hectolitres de grain par an, le commerce encombrait les rues et mettait la ville en émoi. Maintenant qu’il en exporte de 20 à 25 millions, on peut passer tout un mois dans ses murs, sans se douter qu’on s’y occupe de vente ou d’achat de grains.

La Revue Britannique a publié, il y a quelques années, un article sur les blés d’Amérique et le vaste commerce de Chicago. L’auteur y décrivait un de ces greniers dont il est ici question. C’était celui de MM. Gibbs, Griffiths et Ce. Il est probable que depuis lors ce bâtiment aura été éclipsé par d’autres, construits sur une plus grande échelle. Quoi qu’il en soit, ses dimensions méritent bien un coup d’œil rétrospectif.

Ce grand magasin de céréales se prolongeait depuis le dock jusqu’au chemin de fer, sur une étendue de 57 mètres. La façade sur la rivière avait 18 mètres, celle sur le chemin de fer 33 ; la hauteur du mur était de 18 mètres, et il y avait en outre deux coupoles hautes de 30 mètres chacune, où étaient établis les appareils à peser. 66 huches, d’une contenance de 5 000 bushels chacune, c’est-à-dire de plus de 1 800 hectolitres, occupaient le premier étage et étaient toutes accouplées et chevillées avec force, de manière à supporter sans inconvénient la pression qui s’exerçait sur les côtés. Deux huches flottantes contenaient chacune 12 000 bushels (soit plus de 4 225 hectolitres) et le rez-de-chaussée était assez vaste pour permettre de manœuvrer et d’emmagasiner 50 000 barils ou environ 72 000 hectolitres. Aux étages supérieurs, on trouvait tout ce qu’il fallait pour sécher le grain et le recevoir lorsqu’on le mettait dans les sacs. La capacité de ce grenier était telle, qu’il pouvait, au minimum, renfermer 500 000 bushels (176 000 hectol.) de grain, qui étaient pris au rez-de-chaussée par quatre grues capables de charger 10 000 bushels (3 521 hectol.) par heure. Du côté de la rivière, une autre grue venait prendre le grain dans les bateaux du canal et l’enlevait à raison de 3 000 bushels (1 056h) par heure, tandis que, sur un autre point, on pouvait en charger 8 000 (2 816h) sur les navires. Une machine à vapeur à basse pression de 100 chevaux de force gouvernait et réglait tous ces mouvements. Enfin, tout l’établissement était aussi solidement bâti que le permettaient les seuls matériaux qui entrassent dans sa construction : le bois, le fer et la brique. Le tout était recouvert d’un toit de tôle à l’épreuve du feu. On peut juger, par les proportions de ce seul établissement en 1857, de ce que doit être aujourd’hui, après plus de vingt ans d’incroyable développement commercial, l’ensemble des établissements analogues élevés dans Chicago.

Récemment Chicago a cherché à réaliser une économie dans le transport, en expédiant sous forme de farine une partie de cette énorme masse de grain. Les dix moulins qui ont été construits produisent juste 1 000 barils par jour de travail. (Le baril de farine, barrel, donne une contenance en poids d’environ 89 kilogrammes).

L’économie dans les frais de transport étant l’affaire spéciale de Chicago et le grain étant le grand produit du Nord-Ouest, c’est dans le transport de ce grain qu’on a effectué les économies les plus surprenantes. On a trouvé le moyen d’emballer 15 ou 20 boisseaux de maïs dans un seul baril. « Le grain, comme le remarquait naguère un spirituel conférencier de Chicago, M. S.B. Ruggles, est condensé et réduit de volume par l’opération qui consiste à le convertir en une masse animale plus transportable. Le cochon mange le grain, l’Europe mange le cochon. Le grain s’incarne de la sorte. Qu’est-ce, en effet, qu’un cochon ? 15 ou 20 boisseaux de grains sur quatre jambes. » M. Ruggles montra ensuite, au milieu des rires de son auditoire, que les 135 millions de kilogrammes de porc américain exportés en Europe en 1863 « équivalaient à 1 million et demi de cochons traversant l’Océan à la nage. »

Le commerce de la viande de porc, qui ne peut se faire que sur une grande échelle, a atteint des proportions colossales à Chicago ; il y surpasse celui de Cincinnati, à qui il doit pourtant son origine. Dans une seule saison de trois mois, Chicago a préparé 904 659 porcs, c’est-à-dire le tiers de tous les animaux de la race porcine abattus dans les pays de l’Ouest dans le cours de l’année. C’était en 1863, année d’abondance ; ce chiffre n’a pas été atteint depuis lors. Cette armée de bêtes, marchant en colonne sur un seul rang et sans intervalle, formerait une ligne non interrompue de Chicago à New-York.

De 1866 à 1868, le nombre des gros bestiaux reçus à Chicago des prairies et réexpédiées sous différentes formes dans l’est, s’est élevé en moyenne à 1 000 par jour ouvrable. Dans une seule année, la dernière année de la guerre, 92 459 de ces animaux furent tués, salés et emballés à Chicago. Cependant jamais on ne soupçonnerait qu’il s’y fait un commerce semblable, et l’on n’y entend pas plus le beuglement des bœufs que le bêlement des moutons.

Un bœuf n’est pas une marchandise commode à manier ; il a sa volonté à lui, doublée d’une grande force pour résister à la volonté des autres. On ne peut pas le « pomper » dans un « élévateur » ni le précipiter dans la cale d’un navire ; il lui faut deux seaux d’eau toutes les douze heures, et il ne peut pas aller loin sans une bonne botte de fourrage. Il faut aussi compter avec la Société protectrice locale des animaux et avec son éloquent et vigoureux président. Chicago s’est arrangé de façon à se plier à toutes ces exigences, et tout le monde peut admirer de quelle manière exquise ces 500 000 bœufs et ce million et demi de cochons, de moutons et de veaux sont, chaque année, reçus chez lui, logés, nourris et dépêchés.

À 6 ou 7 kilomètres au sud de la ville, dans la prairie, et à 60 centimètres au-dessous du niveau de la rivière – sur un terrain qui fait partie de cette même flaque d’eau de 13 kilomètres d’étendue qu’on voyait en 1833 – se trouvent les fameuses étables qu’un « Guide dans Chicago » ne craint pas d’appeler la grande cité bovine du monde. Quatre millions de francs ont été dépensés là à la construction d’un marché aux bestiaux. La compagnie propriétaire possède maintenant un immense terrain dont 138 hectares sont convertis en parcs à bestiaux, les uns à ciel ouvert, les autres baraqués. On y voit des parcs pour 20 000 têtes de gros bétail, 75 000 cochons et 20 000 moutons, – ceux des cochons et des moutons pourvus d’abris. Depuis l’ouverture de cet établissement, il ne s’est pas passé de jeudi que les parcs n’aient été pleins, – le jeudi étant le jour du plus grand marché. Cette « cité bovine, » comme toutes les autres cités de la prairie, est divisée en rues et en allées qui se coupent à angles droits. Elle a 1 600 mètres de long sur 25 de large, et est séparée en trois voies par une légère palissade qui permet aux troupeaux de circuler sans se mêler tout en laissant un chemin libre aux conducteurs. Neuf chemins de fer ont construit des embranchements pour communiquer avec le marché en question, et un canal doit le mettre en communication avec un des bras de la rivière de Chicago.

Rien de plus simple ni de plus facile que les opérations de cet établissement. Il serait à désirer que l’exemple fût suivi chez nous. Un train de bestiaux s’arrête le long d’un parc ; l’un des côtés de chaque wagon est enlevé, et par un plan incliné la cargaison vivante descend dans un enclos propre, planchéié, pourvu, par un bout, d’une longue auge qu’un tour de robinet remplit d’eau, et par l’autre, d’un râtelier qui peut se garnir immédiatement de fourrage.

Tandis que les animaux fatigués et affamés jouissent de ce moment de répit, leur propriétaire ou son agent s’accommode à sa guise dans le Hough-House (ainsi nommé du nom d’un des organisateurs de l’entreprise), superbe hôtel de pierre jaune, bâti uniquement à l’usage des marchands de bestiaux ou de leurs agents (cattlemen) et pouvant contenir à la fois deux cents de ces industriels.

À quelques pas de l’hôtel est la Bourse pour les bestiaux, autre édifice spacieux et élégant de pierre jaune, où se trouve une vaste pièce, espèce de salle des pas-perdus, pour les pourparlers préalables entre vendeurs et acheteurs. N’oublions pas une banque uniquement à l’usage des cattlemen, et qui fait de 500 000 à 2 500 000 francs d’affaires par jour. Un télégramme apporte d’instant en instant le cours des bestiaux sur les marchés des deux hémisphères, et transmet à ceux-ci la cote du grand marché de Chicago. La discussion des affaires achevée, les marchands vont examiner les bestiaux, sujet de leurs conversations, s’arrêtant à tel ou tel parc particulier. Les achats terminés, les bêtes sont poussées, par de larges portes et de larges rues, vers les cours confinant aux lignes de chemins de fer, pour se remettre en route. Sur leur trajet à ces cours, ils sont pesés, à raison de trente par minute, au moyen d’un simple temps d’arrêt sur une bascule qui occupe la voie. Les marchands retournent à leur Bourse, où les prix sont immédiatement payés, toutes les affaires se traitant au comptant. Attablés ensuite à un excellent restaurant qui dépend de la Bourse même, ils achèvent en dînant tous ensemble la conclusion des marchés commencés.

Cet élégant bâtiment de la Bourse réunit deux classes distinctes de cattlemen : ceux qui rassemblent les bestiaux des États des prairies – Texas, Missouri, Kansas, Illinois, Iowa, Wisconsin, Minnesota, – et ceux qui les distribuent dans les villes de l’Est. Les affaires faites sur une grande échelle sont un puissant agent de civilisation. Au moyen de cette Bourse aux animaux, un commerce grossier et repoussant devient une chose simple, facile et qui n’a rien de désagréable. La surveillance des bestiaux et les soins à leur donner ne réclament qu’un personnel peu nombreux, dont la position sociale est relevée par l’importance de l’entreprise.

L’économie du système mérite d’être étudiée. Le but des directeurs est de tirer des parcs un loyer seulement suffisant pour leur entretien et leur nettoyage ; les bénéfices ne se font que sur la vente du fourrage et du grain. Il se consomme souvent 100 000 kilogrammes de fourrage par jour dans les parcs. Si ceux-ci étaient situés dans un pays autre que celui-là, il y aurait un large profit à tirer du fumier ; mais, dans ce pays fertile des prairies, on est encore trop heureux de se débarrasser de cet engrais, à raison de 50 centimes le tombereau, ce qui n’est pas même le prix qu’il en coûte pour le charger.

Il est un article de commerce qui a son importance pour Chicago, nous voulons parler des bois de charpente. Il s’en est vendu, en 1866, 18 millions de mètres, ce qui représente environ 50 millions de planches ordinaires de sapin. Les prairies, envers lesquelles la nature s’est montrée si prodigue, n’ont pas de bois, cette première nécessité du colon, et c’est Chicago qui, au moyen de son lac, approvisionne de bois les prairies. Le long d’une des branches de la rivière s’alignent des milliers de mètres cubes de charpentes. Le port est encombré de navires qui arrivent chargés de cette précieuse cargaison, que des trains de chemin de fer portent ensuite dans toutes les directions de la prairie. Pour économiser le transport, on expédie maintenant des maisons toutes faites, qu’il ne s’agit plus que d’assembler sur place. Chicago possède une entreprise qui fournit au plus juste prix chaumières, villas, maisons d’école, tavernes, églises, maisons de ville, maisons d’exploitation, etc., et qui les expédie sur tous les points, convenablement emballées. On verra bientôt des prospectus annoncer la fourniture de villes toutes faites, expédiées contre remboursement.

En même temps que s’établissait cet immense courant d’affaires, la ville elle-même de Chicago subissait des transformations aussi nombreuses qu’étranges. La population, estimée au chiffre de 70 personnes en 1830, était en 1840 de 4 853 individus. Dans le cours des cinq années suivantes, elle tripla presque, puisqu’elle était de 12 088 âmes en 1845. En 1850, l’année où fut ouvert le chemin de fer d’Elgin, elle avait atteint le chiffre de 29 963, pour quadrupler dans le cours des dix années suivantes. En 1860, 110 973 personnes habitaient Chicago. En 1865, après quatre années de guerre, la population était de 178 900 habitants. En 1867, en y comprenant les villages suburbains, nombreux et florissants, et qui font tout autant partie de Chicago que Harlens de New-York, on pouvait, sans crainte de se tromper beaucoup, porter le chiffre de cette agglomération à 230 000 individus. Ce chiffre s’est encore considérablement accru depuis lors. En 1871, avant l’incendie, des statistiques un peu exagérées peut-être portaient à près de 335 000 âmes la population de Chicago et ses annexes.

La Chicago Tribune, journal modéré et consciencieux, dit qu’en 1866 le nombre des maisons de toute espèce bâties à Chicago s’élevait à 9 000, et que dans leur construction il était entré 62 millions de briques fabriquées avec l’argile qui fait le sous-sol de la ville. Une série d’articles du Chicago Républican nous apprennent, d’un autre côté, que les jeunes villes du Nord-Ouest, qui toutes sont indissolublement liées à la fortune de Chicago, montrent la même activité à se couvrir de maisons.