Les Hostelains et taverniers de Nancy - Jules Renauld - E-Book

Les Hostelains et taverniers de Nancy E-Book

Jules Renauld

0,0

Beschreibung

Extrait : "Les jours de marché et surtout le samedi, c'est par centaines que, sur la place Saint-Georges à Nancy, on peut compter les voitures serrées à la file, dans l'espace non consacré à la voie publique. Malgré les différences, un ordre parfait règne dans les rangs."À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN : Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants : • Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin. • Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern

Seitenzahl: 256

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



… « Mais je ne suis qu’un de ces incorrigibles curieux qui préfèrent les petits mystères que beaucoup ignorent, aux grandes choses que tout le monde sait.

Et si je m’avisais de mettre la cuisine au-dessus de la gloire, aurais-je bien tort ? La fumée de celle-ci fait-elle plus d’heureux que la fumée de celle-là ?

Quel est le plus vrai philosophe, celui qui goûte le spectacle de l’extermination des gens, ou celui qui prend plaisir à les voir bien dîner ?…

À côté de l’histoire grave et solennelle, il y a l’histoire modeste, vulgaire, ignorée, l’histoire de tous les jours, l’histoire de la vie privée. »

CHes GÉRARD.

(L’ancienne Alsace à table.)

IL’auberge de la Chartreuse et les anciennes hôtelleries

La place Saint-Georges. – L’hôtel en commandite et la vieille auberge. – La Maison des Chartreux. – La prise de possession par le feu et par l’eau – Valeur progressive de la propriété immobilière. – La Croix-Blanche. – Les enseignes dévotes, historiques, naïves et malicieuses. – Le Point du Jour. – La Licorne. – La poule qui boit. – Les Trois Maures. – Le poisson d’avril. – Le pont Mougeart.

Les jours de marché et surtout le samedi, c’est par centaines que, sur la place Saint-Georges à Nancy, on peut compter les voitures serrées à la file, dans l’espace non consacré à la voie publique. Malgré les différences, un ordre parfait règne dans les rangs, l’humble charrette à deux roues est sur la même ligne que le breack à ressorts, et la calèche est en sûreté au milieu des grands chars à échelles. Ce sont les honnêtes et laborieux habitants de la vallée de la Scille qui affluent ainsi, périodiquement, dans l’ancienne capitale de la Lorraine. Le rendez-vous général a lieu dans une hôtellerie, occupant un des côtés de la place et connue sous le nom d’Auberge de la Chartreuse. Cette maison, si bien achalandée, est souvent trop petite pour recevoir ses clients habituels, et cependant elle ne ressemble guère aux nouveaux hôtels des grandes villes, ces espèces de palais, où un gérant responsable et rarement visible exploite les voyageurs, pour le compte d’une société d’actionnaires. À la Chartreuse, on ne trouve ni salles à manger décorées avec luxe, ni domestiques, en tenue de notaire, cravate blanche et habit noir, parlant les langues étrangères. On entre dans une petite chambre où sont entassés, pêle-mêle, les paniers et les paquets, les fouets et les manteaux des voyageurs. De là chacun pénètre à son gré dans la cuisine, immense pièce enfumée, dont les murs sont couverts d’ustensiles de cuivre et de faïence.

C’est ici que règnent un mouvement et un bruit continuels : chacun va et vient, les voyageurs appellent, les servantes crient, les garçons jurent ; le feu pétille, la lèchefrite piaille et les bouteilles sanglotent. Puis tout à coup on entend un roulement semblable au bruit du tonnerre ; c’est l’ancienne diligence de Château-Salins qui, luttant contre le chemin de fer de Dieuze avec l’énergie du désespoir, arrive à son bureau établi dans une dépendance de la maison.

Au milieu de tout ce monde, le personnage principal est l’hôtesse. Malgré la maturité de l’âge et les exagérations d’une taille opulente, l’excellente personne déploie une activité et une amabilité incomparables. Elle passe et repasse, complimente les voyageurs, talonne les servantes, mouche les enfants, chasse les chiens, stimule le chef et surveille un fourneau ; sourit à l’un et gronde l’autre, accueille celui-ci et emballe celui-là ; elle rayonne dans tous les sens ; c’est véritablement l’âme de la maison.

L’auberge de la Chartreuse a un passé, elle compte plus de cent années d’existence. L’examen rapide de sa mouvance nous révèlera un ancien usage aboli par le code civil, et permettra d’apprécier la valeur progressive de la propriété immobilière à Nancy.

La création de cette hôtellerie remonte à la première partie du XVIIIe siècle. Nancy, à cette époque, n’avait conservé de la magnifique enceinte élevée à grands frais par Charles III, que les entrées principales de la ville neuve. L’une d’elles, la porte Saint-Georges, avait été respectée par les démolisseurs, mais ses abords étaient encombrés par de misérables masures bâties sur les ruines à peine nivelées des fortifications.

Dans le but de multiplier les constructions nouvelles, le duc Léopold se montrait facile pour les concessions de terrain. Il avait notamment, par lettres patentes du 4 juin 1728, « cédé et abandonné par forme de don et concession aux Chartreux de Bosserville la totalité d’un terrain par eux demandé, pour en mettre partie en bâtiment et laisser le surplus vuide pour l’accès du manège ». Sur cet emplacement, situé à gauche de la porte Saint-Georges, entre la rue Étroite et la rue Paille-Maille (aujourd’hui rue des Jardins et rue du Manège, maison Saladin), les révérends pères avaient élevé une maison qu’ils abandonnèrent peu après à un comte d’Hunolstein. Cette circonstance détermina le créateur de notre auberge à prendre pour enseigne la Chartreuse.

La place Saint-Georges était alors limitée au sud et à gauche de la porte, par le manège en planches que Léopold avait fait construire pour l’école d’équitation de ses cadets, baraque disloquée qui ne tardait pas à disparaître pour faire place, en 1742, à l’hôtel Colnenne, tel qu’on le voit encore aujourd’hui, entre cour et jardin.

Le ruisseau Saint-Thiébaut, sortant de l’étang Saint-Jean, longeait à ciel découvert le côté nord de cette place, se rendant ensuite dans la Meurthe, à travers le jardin botanique et les tanneries.

Près de ce ruisseau, et sur la place même, étaient installés les trois réservoirs et les pavillons d’un grand lavoir public qui, en 1741, fut supprimé et transporté sur l’emplacement des fossés, derrière le bâtiment de l’auberge.

C’est aux termes d’un contrat du 23 septembre 1745, que la ville céda à Jean-Joseph Richer, avocat à la cour, et conseiller trésorier des deniers patrimoniaux d’octroi, « deux petites chambres avec grenier au-dessus occupées par la veuve Dommartin près la porte Saint-Georges, ensemble la baraque en planches construite par le nommé Saint-Paul, située à droite de cette porte avec le terrain derrière jusqu’au mur commencé pour soutenir le flanc de la voûte de la même porte ». Cette cession était faite « à charge par ledit Richer de délivrer par forme de charité, au nom de la ville à ladite veuve Dommartin la somme de 310 livres, sinon 62 livres par année la vie durante de ladite veuve et à son choix et 6 louis d’or faisant 186 livres au susdit Saint-Paul une fois payée, pour tenir lieu à ce dernier d’indemnité de ladite baraque. » L’acquéreur devait en outre construire une chambre de quinze pieds de large, pour servir à perpétuité à l’officier de garde à la porte Saint-Georges, rétablir en chaux noire et sable de rivière les deux éperons servant d’empâtement à la naissance de la voûte et monter un mur au pied de la terrasse du côté cédé, sans que la ville ait à contribuer à ces constructions ; au moyen de quoi il lui serait loisible de prendre des jours du côté de ladite terrasse.

En 1753, la veuve et le tuteur des enfants mineurs de l’avocat Richer vendirent la maison bâtie sur l’emplacement cédé, à François Poinot, aubergiste, et à Jeanne Troyard, sa femme, moyennant le prix principal de 8 000 francs et 3 louis d’or neuf pour coiffe tant à la veuve qu’aux demoiselles Richer mineures. Ce nouvel acquéreur transforma la maison en auberge et adopta l’enseigne de la Chartreuse, en souvenir du bâtiment que les révérends pères de Bosserville avaient possédé dans le voisinage.

Après la mort de François Poinot, Étienne Mailfert devint propriétaire de l’auberge au prix de 12 200 francs, et Pierre Hanaut, qui lui succéda en 1785, agrandit son établissement, au moyen d’une autre parcelle de terrain grevée d’un cens annuel de quarante-six livres dix sous à payer à la ville.

Au titre de Pierre Hanaut est annexé un acte de prise de possession qui rappelle un ancien usage aujourd’hui abrogé.

Sous l’empire de la législation actuelle, l’obligation de délivrer les immeubles s’opère, de la part du vendeur, par la remise des clefs ou des titres de propriété (art 1605 du code civil), mais autrefois l’acquéreur était mis en possession d’une manière réelle et effective, ce qui était constaté par un procès-verbal authentique ; ainsi on lit dans les anciens titres de la Chartreuse : « Et le 28 mai 1785, Pierre Hanaut, désirant prendre possession de la maison, écurie et dépendances qu’il a acquises le 12 février précédent, nous a fait inviter de nous transporter au-devant de ladite maison où pend pour enseigne la Chartreuse, où étant et après nous être fait représenter les clefs de la principale porte d’entrée de la maison, nous les avons données au comparant, qui a ouvert et fermé ladite porte, ensuite étant entrés, accompagnés des témoins cy-après, dans une chambre au rez-de-chaussée et qui prend jour sur la place Saint-Georges, nous nous sommes munis d’une torche de paille allumée que nous avons mise ès mains du comparant et avec laquelle il a fait feu et fumée en la chambre. – Après lui avoir en outre fait observer toutes les autres formalités d’usage et de coutume », notamment prendre de l’eau au puits ou à la pompe de la maison « tant dans ladite chambre que dans l’écurie, nous lui avons déclaré que nous le mettions dans la vraie, réelle et actuelle possession de ladite maison. »

Cet acte était ordinairement dressé par le notaire qui avait reçu le contrat de vente et la règle res perit domino pesait sur le vendeur jusqu’à cette prise de possession effective.

Pendant la Révolution, la place Saint-Georges devint la place de la Fédération, mais l’auberge conserva son enseigne primitive. Les fils de Pierre Hanaut, au lieu de succéder à leur père embrassèrent la carrière des armes. Tous deux, Dominique et Claude les Hanaut, avaient mérité l’étoile des braves et portaient l’épaulette, le premier au 9e chasseur, et le second au 9e hussard, lorsque, par acte du 1er octobre 1811, ils vendirent, devant Boulanger, notaire à Nancy, la maison paternelle dite auberge de la Chartreuse, moyennant 19 000 fr., à Jean Pichot et à Marie Valentin, sa femme.

C’est le petit-fils de ces derniers, Jean-Alphonse Pierson, religieux de l’ordre des Frères prêcheurs, qui, aux termes d’un procès-verbal dressé, Dagand, notaire à Nancy, transmit à M. Victor Mathieu, agronome à la Feuillée, près Vézelise, et moyennant le prix de 100 000 francs, le bâtiment construit par Jean Richer. Cet acte porte la date du 5 novembre 1868.

Dans cette même année, on pouvait voir encore, à la Ville-Vieille, une auberge bien plus ancienne que la Chartreuse, la Croix-Blanche, située rue des Dames. Sa porte basse, surmontée d’un entablement à ogives, attestait une très ancienne origine. On lit en effet dans les comptes du receveur du domaine pour l’année 1502 : « iiij livres payées à l’oste de la Croix-Blanche de Nancy, pour despens faits en son hostel, par Me Sigismond Masson et son compagnon, en caresme, en faisant quelques épreuves de quelque science qu’ils disoient savoir, comme aussi pour adouber et asseurer les puits des salines séparant les eaux doulces des salées. » Ce vieux témoin du Moyen Âge était loin d’avoir prospéré comme la Chartreuse ; il se trouvait réduit, ainsi que l’indiquait son enseigne, aux modestes proportions d’un bon logis à pied. Mais comme il a disparu, en 1809, sous la pioche des démolisseurs, pour faire place au chœur de la nouvelle église Saint-Epvre, c’est l’auberge de la Chartreuse qui, seule aujourd’hui, perpétue la tradition de ces nombreuses hôtelleries que nos ducs et surtout Charles III, avaient réglementées et encouragées avec une sollicitude toute particulière.

Des tableaux, des sculptures, des enseignes pittoresques annonçaient aux voyageurs le gîte qui s’offrait à eux. Le Journal de la Société d’Archéologie contient une esquisse vivement tracée de quelques auberges du vieux Nancy. À la nomenclature dressée par M. Léon Mougenot, on peut ajouter les indications de l’abbé Lionnois et les mentions consignées par M. Lepage dans le recueil de nos archives municipales, on trouvera alors toute une série de dévotes enseignes, attestant la foi de nos pères, comme l’Ange, les Trois-Rois, Saint-Martin, Saint-Hubert, le grand et le petit Saint-Nicolas, le grand Credo et l’hoste Saint-Georges dans le faubourg de ce nom.

L’espée royale, l’escu de France, le vieil portenseigne faisaient sans doute allusion à quelques faits historiques. Le chardon était emprunté aux armes de la ville, et l’hoste du Chapeau-Rouge, ouvert en 1670, dans la rue Saint-Michel, rappelait aux soldats de l’armée d’occupation le souvenir du ministre de Louis XIII :

Ce qui abondait surtout, c’étaient des vocables pleins de naïveté et parfois de malice : le Petit-Escu, le Pilier-Vert, l’Arbre-d’Or, la Pipe-d’Argent, le Sauvage, la Charrue et la Hache qui a donné son nom à l’une de nos rues les plus populeuses ; puis venaient le Cygne, le Renard, le Lion-Noir et le Cheval-Blanc, l’Ours et la Corne-de-Bœuf, les Deux-Écharpes, les Trois-Pigeons, les Quatre-Assiettes, enfin l’Aventure, le Conseil-des-Femmes et le Bouc-du-Monde.

Il ne faut pas oublier ces auberges en vogue, auxquelles des mentions spéciales ont été consacrées par l’auteur de l’Histoire de Nancy.

C’était d’abord, dans la rue du Point-du Jour, l’hoste de la ville de la Rochelle, dont les caves, suivant le P. Benoit Picart. (vie de saint-Gérard), recelaient les restes du château bâti par le duc Simon en 1030. À cet hôtel avait succédé celui du Point-du-Jour, dont la porte-cochère avait vue sur la place Saint-Epvre, et dont l’enseigne, non dépourvue d’originalité, subsistait encore vers la seconde partie du XVIIIe siècle. Lionnois en donne ainsi la description : « Sur une pierre d’environ dix-huit pouces en quarré, engagée dans la muraille, deux anges, en bas-relief, soutenaient un écu représentant une roue autour de laquelle trois lions, deux en flanc et un en pointe, paraissoient vouloir grimper ; placé au-dessus, un aigle laissoit apercevoir des rayons qui sortoient de ses plumes, avec cette inscription : Au poinct du jour ».

Dans plusieurs villes, les aubergistes adoptèrent, pour enseigne, une licorne, c’est-à-dire un cheval se cabrant et portant au front une corne longue et aiguë. Ce choix est dû, moins au pittoresque de l’indication qu’à la vertu mystérieuse attribuée à cet animal par la superstition du Moyen Âge. Les boissons et les mets mis en contact avec une licorne ou un fragment de sa corne étaient garantis purs de tous maléfices ou empoisonnements. Aussi dès les temps les plus reculés, Nancy avait sa maison de la licorne. Cette hôtellerie, originairement établie sur l’emplacement des Cordeliers, transportée ensuite au faubourg Saint-Dizier, fut construite en dernier lieu sur la place du premier marché de la Ville-Neuve, appelée place de la Licorne.

Au faubourg des Trois-Maisons, le cabaret de la Poule qui boit était, en 1725, le rendez-vous habituel des seigneurs de la cour de Léopold « pour leurs repas de corps et de récréation. » Ce bâtiment était l’une des trois maisons qui, donnant leur nom à ce quartier, subsistèrent hors des portes de la ville, malgré les prescriptions de Charles IV. Ce dernier, prévoyant que le Roi de France viendrait assiéger Nancy, avait ordonné, le 13 août 1632, de « ruiner rez de pied et rez de terre toutes les constructions élevées proches des portes et murailles de la ville et ce à peine de confiscation, dans les quinze jours de la signification du commandement fait par le marquis de Mouy, gouverneur de la cité. »

Vers le milieu de ce même faubourg on peut voir encore aujourd’hui une vieille auberge à l’enseigne du Mouton, nom de son propriétaire actuel. Une galerie de bois et des arcades croulantes la distinguent des habitations voisines. Ce modeste établissement, fréquenté par de rares buveurs et par quelques charretiers, les jours de marché, est tout ce qui reste du bruyant lieu de réunion des cadets et des pages de la cour au commencement du siècle dernier.

C’est également sous le règne de Léopold que fut construite la vaste hôtellerie des Trois-Maures, rue Saint-Nicolas, non loin du Pont-Mougeart. La recherche de la table et les soins du service attirèrent pendant longtemps les étrangers de distinction dans cette maison, où on était toujours sûr de rencontrer bonne compagnie.

Le carré des Trois-Maures avait été, au commencement de son installation, le théâtre d’un évènement tragique que nous rappellerons ici, parce que sa cause est due à un poisson d’avril, c’est-à-dire à un de nos usages essentiellement locaux.

Donner un poisson d’avril, dit l’abbé Tuet, dans ses proverbes français, page 81, c’est faire faire à quelqu’un une démarche inutile pour avoir occasion de se moquer de lui. D’après cet écrivain, l’origine de cette plaisanterie remonte à l’époque où Louis XIII faisait garder à vue Nicolas-François et sa jeune épouse Claude de Lorraine, dans les murs du Palais ducal à Nancy. Le prisonnier trouva moyen de tromper ses gardes et de se sauver le premier jour d’avril 1634, en traversant la Meurthe à la nage ; ce qui fit dire aux Lorrains que c’était un poisson qu’on avait donné à garder aux Français. On n’est pas parfaitement d’accord sur le mode d’évasion du jeune prince, et il est probable que la locution du poisson d’avril remonte à une époque beaucoup plus ancienne. Suivant l’auteur du grand dictionnaire imprimé à Nancy en 1760 et connu sous le nom de dictionnaire de Furetières, le mot poisson a été, par corruption, substitué à celui de passion, faisant une allusion inconvenante à la passion de Jésus-Christ, arrivée le 3 avril, où les Juifs envoyèrent le Sauveur d’un tribunal à un autre, et lui firent faire diverses courses inutiles par manière d’insulte et de dérision.

Quoi qu’il en soit, les Lorrains sont restés fidèles à la pratique du poisson d’avril, et voici quelle fut au quartier des Trois-Maures l’issue déplorable d’une de ces facéties.

Un jeune gentilhomme, arrivé depuis peu à l’hôtel des Pages de Léopold, fut chargé d’aller chercher de l’huile de cotret, par un des anciens, qui prétendait avoir le droit d’imposer ses commissions aux nouveaux venus, en ajoutant qu’on trouvait cette huile près du Pont-Mougeart. Le crédule cadet se rend aux Trois-Maures, un bourgeois lui répond que cette huile se vend chez un apothicaire du voisinage. Ce dernier apprend au jeune homme qu’il est l’objet d’une mystification, car, par, huile de cotret, on désigne à Nancy des coups de bâton. Transporté de fureur, l’officier revient aux Trois-Maures et abordant celui qui l’avait renvoyé à l’apothicaire, il lui plonge son épée au travers du corps et l’étend mort sur le pavé. Le meurtrier prit la fuite et fut condamné par contumace « à avoir la tête tranchée, comme gentilhomme ». Pendant dix-neuf ans, il resta éloigné du pays, mais un jour il s’aventura dans les rues de Nancy. Arrêté et conduit en prison, il fut exécuté à neuf heures du soir en place de Grève, nonobstant les supplications de sa famille près de la duchesse douairière Charlotte-Élisabeth d’Orléans.

Malgré cette double et terrible leçon, le Pont-Mougeart, voisin de l’hôtel des Trois-Maures, fut longtemps le prétexte d’un poisson d’avril donné aux visiteurs étrangers.

Un savetier, du nom de Claudin Durand, dit Mengeard ou Mougeard, avait établi son échoppe au-devant de sa maison sise à l’angle des rues Saint-Georges et du Pont-Mouja. C’est de ce point que le ruisseau du moulin Saint-Thiébaut coulait à découvert, jusqu’à l’auberge de la Chartreuse. Les eaux, grossies en temps d’orage, débordaient et entravaient la circulation. Survenait le savetier qui posait alors une planche sur le torrent et percevait une petite pièce de monnaie de tous les passants. Charles III, après avoir fait paver cette rue, fit construire en cet endroit un pont de pierre orné d’une statue de Neptune.

Le nouveau pont prit le nom du savetier et fut signalé, par plaisanterie, comme une des merveilles de la ville. Les étrangers à qui on recommandait d’aller l’admirer, revenaient sans avoir rien trouvé de remarquable. On leur répondait, dans ce cas, qu’ils n’avaient pas observé que c’était un pont tournant. S’ils y retournaient, ils étaient alors convaincus qu’on avait voulu se jouer d’eux.

IILe broc, la nappe et les francs-vins

Les hostelains et taverniers. – L’huis coupé et le pot renversé. – Un diplôme de cabaretier. – Le code de la nappe. – Le règlement des écots. – La mangeaille à prix fixe. – Fréquentation du cabaret interdite aux gens de la résidence. – La table d’hôte à six gros. – Le cœur des élus. – Le gibier prohibé. – Les vins de marché et les affaires du négoce. – Quid valeat Stomachus. – L’auberge de La Rochelle et le cabaret du Chapeau rouge. – Les francs-vins. – Les buvettes de Vézelise. – La chaleur des enchères sous la Restauration. – Les marchands de grains au café de la Comédie.

Les gens qui se livraient au commerce de la boisson et des aliments préparés se divisaient en quatre classes distinctes : 1° les hôteliers, appelés aussi « hostes, hostelains » et plus tard aubergistes, recevaient les voyageurs et logeaient chevaux et voitures. Ils étaient tenus d’avoir enseigne pendante. – Les « vendant-vin » débitaient du vin en détail sans tenir taverne ; on ne pouvait boire chez eux le vin acheté. Il y avait, dans la fenêtre de l’ouvroir ou boutique, une ouverture par laquelle l’acheteur passait son pot vide, qu’on lui rendait plein ; c’est ce qu’au XVIIIe siècle encore, on appelait vendre à « huis coupé et pot renversé ». – 3° Les cabaretiers donnaient à boire chez eux, avec nappe et assiette, c’est-à-dire qu’on pouvait en même temps y manger. – 4° Enfin, les taverniers vendaient du vin à consommer sur place, mais sans pouvoir fournir ni pain ni chair.

Avant la fondation de la ville neuve, Nancy comptait, en 1585, seize hôteliers. Ce nombre s’accrut rapidement avec le développement de la cité ; il n’y avait pas moins de trente-sept hostelains et taverniers et de trente-huit cabaretiers en 1598, et ils atteignaient le chiffre total de quatre-vingt-dix en l’année 1603.

Comparés aux autres corps d’états, les hostelains et taverniers étaient, comme on le voit, fort nombreux. C’est qu’aussi nul ne pouvait à son gré coudre un soulier ou pétrir une miche pour le public, sans avoir subi les exigences de la maîtrise ; car ce n’est qu’en 1779, c’est-à-dire bien peu de temps avant la suppression des jurandes, que les aubergistes de Nancy s’organisèrent en corporation. Il suffisait auparavant, pour ouvrir une auberge, de faire preuve de « prudhommie et loyaulté », et il n’était pas difficile d’acquérir le droit de « tenir et exhiber la faciende et charge d’hôtellier », d’autant plus que la permission créait en même temps un revenu pour le trésor ducal, et que, suivant le bon Lionnois (t. II, p. 100) : « le but du prince était d’attirer dans ses États les étrangers qui, traités à bon marché, y venaient avec plaisir dépenser leur argent et enrichir ses sujets. »

Tels étaient les termes d’une de ces lettres patentes qu’en l’année 1603, le prince délivrait, signées de sa propre main, à chaque hôtelier en exercice.

« Charles, par la grâce de Dieu, duc Calabre, Lorraine, Bar, Gueldres, etc. Sçavoir faisons que, pour le bon rapport et relation que faict nous a esté des preud’homie et loyaulté de Didier Hobois, avons à icelui et à Ysabelle, sa femme, ou le survivant de l’un d’eux, permis et permectons par cestes de pouvoir tenir et exercer la faciende, charge et exercice d’hostellier audict Nancy, à charge et condition expresse de se conformer aux règlements de noz édictz et ordonnances et de nous payer, ès mains de nostre receveur dudict Nancy, annuellement et à chacun terme de Saint-Remy, la somme de vingt livres, monnoie de nostre pays, pendant tout le temps qu’ils tiendront ledict estat de cabaretier, et en passeront lettres de promesse ès mains de noz recepveur et contrerolleur en ladicte ville, tant la vieille que la neufve, afin d’en charger son contrerolle, et en ce faisant, et pour plus grande asseurance de ceste nostre permission, luy avons permis et permectons d’appendre tableau au devant de son logis sous l’enseigne des deux écharpes et au bas y mettre et escrire ces mots : Par permission de Son Altesse. Sy donnons en mandement à noz très chers et féaux les bailly dudict Nancy, président et gens des Comptes de Lorraine, etc. »

Les ordonnances concernant toutes personnes faisant estat de mettre la nappe sont fort nombreuses ; elles constituent un code spécial, un véritable corpus juris. Guillaume de Rogéville, dans son Dictionnaire historique des ordonnances de Lorraine, en signale vingt et une, depuis l’ordonnance de Christine de Danemarck, en 1560, jusqu’à l’arrêt de la Cour souveraine du 4 janvier 1769 ; encore le savant conseiller a-t-il omis plusieurs édits, et des plus curieux.

Les mesures prescrites semblent bien souvent en contradiction avec les théories des économistes modernes sur la liberté et la prospérité du commerce, mais toujours elles révèlent la sollicitude du prince pour ses sujets, ses efforts pour maintenir le bon ordre dans la cité, détruire les abus et empêcher l’élévation du prix des denrées alimentaires.

La plus ancienne de ces ordonnances remonte à René II. Datée du 12 juin 1497, elle s’applique à la police générale de la ville de Nancy et contient, relativement aux hôtelleries, les dispositions suivantes :

« Item touchant les hostes, sy ceux qui auront repu en leurs maisons ne sont contentz de la somme en quoy on les vouldra accorder pour leur escot et ilz requièrent d’avoir déclaration des pièces qu’ilz ont eues, ledict hoste sera tenu les leur faire, sur peine de l’amende, et s’ilz ne se pouvoient accorder et ilz viennent devant les commis de ville ou l’un d’eulx, il les appoinctera ainsy qu’il cognoistra estre de raison, en eulx réglant au prix des vivres.

Au regard des chevaux desdicts hostes, ne se prendront pour le présent de la disnée du cheval à un foural d’avoyne et pour le foing et paille que douze deniers, et pour la soupée et nuictée à deux mesures foing et paille, 5 blancs, qui est pour journée entière 2 gros ; et y aura au bichet d’avoyne 9 fouraulx et non plus, qui sera marqué ; et si l’on prend du surcroy on payera pour chacun foural 4 deniers. Les hostes qui en prendront plus avant escheront en l’amende de 10 solz à appliquer 4 au prévost et 6 aux commis.

Item, ledit seigneur Roy donne puissance aux susdits quatre commis de monter et avaller (rabaisser) le taux de tous lesdicts vivres et despens des hostelleries, selon l’abondance que les vivres se vendront.

Item touchant le vin, que nul, soit hoste ou aultre n’en vendra qu’il ne le face crier à cry public ; aussy ne se pourront affecter les vins qu’on vendra, les brouiller ne y mettre d’aultres moindres vins de Bourgogne, d’Aulsay, ne aultre estrange qu’il ne soit tauxé et mis à prix par lesdits commis et crié comme dessus. »

Le dernier de mars 1547, les régents du duché, Christine de Danemarck et Nicolas de Lorraine, comte de Vaudémont, ajoutèrent à l’ordonnance de René, en fixant le prix de l’écot des voyageurs : « Les hôtelliers et taverniers seront tenus, à la requête de leurs hostes, leur compter par pièce et au ject, tant la mangeaille que le vin qu’ils auront dépensé, savoir : la grosse chair, pour la cuisson d’icelle, 3 deniers la livre, le chapon rôti ou bouilli bien accoutré, 5 sols 6 deniers, la poule aussi rôtie ou bouillie, 3 sous ; poulets rôtis ou bouillis, 16 deniers, et les pigeons, 10 deniers. Et quant aux aultres volailles, gibier et venaison, ceux qui en voudront avoir en appointeront avec l’hoste raisonnablement par le derois par ensemble. »

Trois autres ordonnances de la même régente, en date des 21 août 1660, 22 août 1565 et 6 mars suivant, interdisent formellement aux gens de la ville la fréquentation des hôtelleries et cabarets à peine de 30 francs d’amende pour la première fois et de 60 francs avec emprisonnement pour la seconde. Les baillis et prévôts devaient, en même temps, établir des garde-cabarets pour l’exécution de ces mesures.

Charles III ne rendit pas moins de huit édits successifs sur les mêmes matières. L’usage de la table d’hôte se répandit au commencement de son règne, et il dut modifier les taxes de ses prédécesseurs. Les voyageurs à pied devaient payer leur dîner 6 gros et leur souper avec coucher 9 gros. Le prix était de 9 et 15 gros pour le voyageur à cheval. Des inspecteurs, appelés « les deux esleuz », parce qu’ils étaient désignés par l’élection, devaient exercer une surveillance continuelle sur l’application du tarif, la qualité du vin et des mets. Ils devaient aussi intervenir toutes les fois que les étrangers se croiraient « trop grevés du taxe et prix qui leur seroit faict par les hostes et cabaretiers, pour avoir vescu, comme l’on dict, à table d’hoste ou commune ». Et, pour stimuler le zèle de ces préposés, le duc avait ajouté dans son ordonnance : « Item et pour donner cœur auxdits esleuz et affin qu’ils aient toujours meilleure volonté et intention de faire leur debvoir, leur avons assigné pour leurs peines, salaires et vacations desdictes visitations et marnages, quatre deniers de chacune queue et virlin (pièces de vin) qu’ilz marqueront ». Ils devaient en effet goûter, jauger et taxer avec une marque particulière le vin des hôteliers et de tous ceux qui en débitaient. (Ordonnances des 26 août 1570 et 30 janvier 1573.)

Pour expliquer l’ordonnance promulguée vingt années plus tard, il faut rappeler que la chasse ne s’affermait pas comme la pêche ; c’était un droit personnel dont les ducs se montrèrent toujours extrêmement jaloux ; c’était le plus interdit de tous aux roturiers. Un seigneur, ayant droit de haute et basse justice, ne pouvait permettre de chasser sur ses terres, tant le principe était absolu, et l’exécution de l’ordonnance était assurée par des peines sévères infligées à ceux qui contrevenaient aux règlements.

Le 4 février 1596, Charles III défendit aux hôteliers et cabaretiers de servir du gibier à leurs hôtes à peine de cent écus sols pour la première fois, et pour la seconde d’amende arbitrée plus grièvement s’il échet. Il était toutefois permis aux « gentilshommes étrangers et aultres personnes respectables de porter du gibier dans leurs auberges si bon leur semble ». La même ordonnance ajoutait que, trois fois l’année, aux fêtes de Pâques, de la Saint-Jean et de la Saint-Martin, les vivres seraient taxés par les gens de justice, et que les aubergistes en placeraient le tarif dans le lieu le plus apparent de leurs maisons, pour être vu des hôtes, à peine de 50 francs pour la première fois, de 100 fr. et de 150 fr. pour la seconde et la troisième, et d’amende arbitraire pour la quatrième.