Les Idoles du jour - Ligaran - E-Book

Les Idoles du jour E-Book

Ligaran

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Extrait : "Ce livre est un tableau de la vie réelle, avec ses agitations, ses défaillances, ses égarements, et ajoutons aussi, comme consolation, avec les vertus cachées et les héroïsmes qui, semblables à l'or pur mêlé à l'argile, se rencontrent au sein de notre corruption sociale. On verra dans cette étude jusqu'à quel point le feu des mauvaises passions, l'amour effréné du luxe et des jouissances,..."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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Seitenzahl: 210

Veröffentlichungsjahr: 2015

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EAN : 9782335102130

©Ligaran 2015

Préface

Ce livre est un tableau de la vie réelle, avec ses agitations, ses défaillances, ses égarements, et ajoutons aussi, comme consolation, avec les vertus cachées et les héroïsmes qui, semblables à l’or pur mêlé à l’argile, se rencontrent au sein de notre corruption sociale.

On verra dans cette étude jusqu’à quel point le feu des mauvaises passions, l’amour effréné du luxe et des jouissances, le culte des intérêts matériels peuvent altérer, dans le cœur humain, le sentiment du devoir, y fausser la notion de la vérité, y pervertir le sens moral.

Cette histoire, malgré ses navrantes péripéties, n’a rien de forcé ni de romanesque ; c’est une photographie, de nos mœurs actuelles : les personnages mis en scène se retrouvent dans tous les recoins de notre société moderne. Chacun, en lisant ces pages, y reconnaîtra ces tristes héros de notre civilisation sceptique et sensualiste qui n’ont qu’une religion, la folle ivresse du plaisir ; qu’une idée fixe, l’exaltation de leur personnalité ; qu’un mobile, l’orgueil ; qu’un objectif, l’argent ; qu’un but, la satisfaction de toutes les âpres convoitises.

Qui oserait nier que ce sont là les caractères généraux de notre époque ? Or, des tendances si profondément subversives, qui ont résultat d’abaisser le niveau moral au profit de la matière, d’étouffer dans les âmes le principe religieux, de briser les liens de la famine, de surexciter tous les appétits grossiers, ne peuvent nous conduire qu’à la décadence et à une effroyable dissolution sociale !

C’est pour protester contre ces pernicieux entraînements que j’ai écrit ces pages sorties de mon cœur. Si j’avais fait un livre purement théorique, il n’eût été lu précisément que par ceux qui n’auraient pas eu besoin de le lire. Pour qu’il arrivât à soir adresse, je devais prendre là formé du roman et mettre ma morale, en action, le roman a fait beaucoup de mal, plus qu’on ne saurait le supposer. Il peut faire beaucoup de bien en entrant dans une voie franchement moralisatrice. C’est cette entreprise que j’ai osé tenter. Ai-je réussi ? Il me serait téméraire de le penser, plus téméraire encore de le dire : c’est au lecteur à décider.

Paris, le 10 novembre 1866.

I Paul à Marcel

Domaine de Mondésir, le 30 décembre 1864.

Mon cher Marcel, voilà bientôt quatre mois que je t’ai quitté ! Depuis lors je t’ai écrit deux fois, et tu ne m’as pas encore répondu. Je connais trop bien ton cœur pour supposer qu’il m’oublie. L’absence et les distractions de la vie parisienne ne peuvent rien sur une amitié de vingt ans. Nous avions huit ans lorsque nous entrâmes tous les deux au collège de Montpellier, dont nous parcourûmes toutes les classes sans nous quitter. Nous fîmes notre première communion le même jour ; le même jour nous fûmes reçus bacheliers ès-lettres et bacheliers ès-sciences ; le même jour nous partîmes pour Paris, afin d’aller y suivre nos études médicales ; côte à côte nous passâmes tous nos examens, et nous eûmes le plaisir d’être reçus docteurs ensemble ; en sorte que pendant toute notre carrière scolaire, nous vécûmes de la même vie sans nous perdre une heure de vue. Peines et joies, tout était commun entre nous : on eût dit une seule âme en deux corps.

Mais il était dans notre destinée d’être séparés. Toi, orphelin dès l’adolescence, tu n’avais aucun lien de famille qui te rattachât au sol natal, et l’intérêt de ton avenir marquait ta place à Paris. Moi, j’étais rappelé par le meilleur des pères, qui, après avoir vu tomber autour de lui ma mère, une sainte ! et mes jeunes sœurs, deux anges ! N’avait plus que moi pour dernière consolation !

Trois, jours, après mon installation dans notre gracieux domaine de Mondésir, situé au pied de la colline de Mireval, sur la route de Montpellier à Cette, en face de l’étang de Maguelone et de la Méditerranée, mon père m’invita à l’assister dans ses travaux. Depuis quarante ans, il s’est fait le médecin des pauvres. Il ne se borne pas à leur prodiguer, toujours gratuitement, les secours de l’art, il leur fournit encore, au même-titre les médicaments qu’il leur prescrit. Le cabriolet dans lequel il fait ses tournées est une véritable pharmacie ambulante.

Chaque jour, dès le lever du soleil, jusqu’à midi, nous explorons le groupe des villages voisins de notre propriété et les nombreuses cabanes de pêcheurs disséminées sur la plage de Maguelone.

Mon père me présentait avec orgueil à ses infortunés clients en leur disant : « Voilà mon fils ! C’est un jeune savant de Paris qui en sait beaucoup plus long que moi, et qui, lorsque je ne serai plus, me remplacera auprès de vous. » L’excellent homme ! il me flattait en se calomniant indignement, car il est mon maître à tous égards : c’est un praticien émérite ; il possède une science de diagnostic merveilleuse ; j’ai plus appris avec lui dans un apprentissage de quelques mois, au lit des malades, que je ne l’aurais fait en dix ans d’études théoriques.

Nos journées, si laborieusement et si utilement remplies, nous laissent le soir une inexprimable satisfaction au cœur, celle que donne la conscience du devoir accompli. Je comprends maintenant que dans ce petit coin de terre où je vis, et qui paraissait devoir m’isoler du reste du monde, il y a place pour une noble existence.

Un jour du mois dernier que nous venions de faire notre tournée habituelle, nous trouvâmes, sur la terrasse de notre habitation, trois hôtes qui venaient d’arriver : le curé de Mireval, une jeune personne et une paysanne, vieilles connaissances que je ne remis pas tout d’abord. Souple et légère comme une gazelle, la gracieuse enfant sauta au cou de mon père et l’embrassa en lui disant : « Bonjour, mon parrain ! » Comme j’étais descendu le dernier de voiture, elle ne m’avait pas aperçu, et parut un peu déconcertée à mon aspect. Mon père la prit par la main et me la présenta :

– Mademoiselle Angèle d’Albigny ! me dit-il.

Je restai muet et immobile, comme pétrifié d’admiration devant cette ravissante créature de seize ans que je n’avais pas revue depuis ma sortie du collège, lorsqu’elle n’était encore qu’une toute petite fille que je faisais sauter sur mes genoux avec mes sœurs. Ma gaucherie m’eût sans doute perdu à jamais dans son estime, si l’embarras, qu’elle éprouvait elle-même lui eût permis de s’en apercevoir. Mais quelques instants après nous reprîmes, l’un et l’autre, notre aisance habituelle ; et rappelant nos souvenirs d’enfance, nous vîmes s’établir bientôt entre nous une douce intimité.

Angèle d’Albigny était, fille d’un brave officier de marine, frère cadet du vénérable curé de notre village. Embarqué mousse, en 1830, lors de l’expédition d’Alger, son père était parvenu, au grade de capitaine de frégate, lorsqu’il se fit glorieusement tuer, en Cochinchine, à la prise de Saïgon.

La mère d’Angèle était morte en lui donnant le jour. Toute la famille de la pauvre orpheline se composait donc de son oncle, de sa nourrice, qui avait eu soin d’elle jusqu’au jour de son entrée au couvent du Sacré-Cœur de Montpellier, où elle venait de terminer son éducation, et qu’elle aimait comme sa véritable mère, et enfin de mon père, qui remplaçait à ses yeux l’auteur de ses jours, si prématurément ravi à sa tendresse.

Depuis la visite d’Angèle, un mois s’est écoulé. Mais tous les matins, en commençant nos tournées, nous la voyons au presbytère, qu’elle habite avec Blavette, sa nourrice, et elle ne manque jamais de venir, avec son oncle, passer une partie de la soirée à notre domaine, qui n’est qu’à deux portées de fusil du village. Nos douces causeries m’ont eu bientôt révélé tous les trésors que cache sa belle âme. Jamais je n’ai rencontré dans une créature humaine d’aussi hautes perfections, alliées à tant de candeur et de grâces. Son regard chaste et velouté a une puissance magnétique qui fascine le cœur et l’élève dans les régions de la vie contemplative ; sa voix pure et suave pénètre l’âme jusque dans ses profondeurs. La semaine dernière, à la messe de minuit, elle a chanté le Noël d’Adolphe Adam, en s’accompagnant sur un harmonium dont mon père a fait présent à l’église de notre village. À ces accords sublimes, empreints d’une indéfinissable expression d’amour et de foi, je fus ému jusqu’aux larmes : mes genoux fléchirent sur la dalle sacrée, un nuage passa sur mes yeux, je fus transporté dans un ravissement extatique : il me semblait, entendre le chœur des anges qui annoncèrent la naissance du Sauveur aux bergers de Bethléem !

Après la messe nous allâmes, mon père et moi, faire le réveillon au presbytère. Mais je n’avais pas la conscience de ce qui se faisait et se disait autour de moi. J’étais tombé dans une rêverie douce qui m’isolait complètement. Rentré chez moi, je me couchai, toujours pensif ; l’image d’Angèle me poursuivait, comme une vision céleste ; sa voix, mêlée aux graves accords de l’orgue, résonnait encore à mes oreilles, en divines mélodies, et je m’endormis sous le charme de cet état d’hallucination…

II Paul à Marcel

Mondésir, le 1er janvier 1865

Ce matin, Angèle est venue souhaiter la bonne année à son parrain. Mon Dieu ! qu’on est bête quand on aime ! Il m’a fallu, pour l’embrasser, que mon père la poussât dans mes bras, et encore, c’est à peine si j’ai osé effleurer ses joues virginales de mes lèvres frémissantes ! Dans l’après-midi elle est revenue avec son oncle, pour souper et passer la soirée avec nous. Tandis que mon père et le cure se rendaient au salon pour se reposer, je restai sur la terrasse avec Angèle, en lui faisant admirer le splendide panorama qui se déroulait à nos yeux.

En face, la mer bleue, dont les profondeurs se perdaient dans l’infini, et sur laquelle se découpait la silhouette de Maguelone, qu’on prendrait, le soir, pour un gigantesque monstre marin échoué sur la côte. Çà et là, sur la plaine azurée, glissaient légèrement d’innombrables bateaux pêcheurs que la blancheur et la forme gracieuse de leurs voiles latines faisaient ressembler à des huées de cygnes, folâtrant sur les flots. À droite, le soleil, noyé dans une atmosphère de pourpre et d’or, disparaissait à l’horizon en embrasant de ses derniers feux la cime des grands arbres qui offrait l’image d’un vaste incendie. À gauche, la lune, calme et majestueuse commençait à s’élever au-dessus des collines ; on eût dit la reine du silence venant prendre possession de son empire pour présider aux mystérieuses harmonies de la nuit ! Au milieu de ce calme profond, on n’entendait que le plaintif mugissement des vagues qui venaient expirer doucement sur la grève, et le mélancolique bruissement des pins que caressait une tiède brise de mer. Quel tableau !

Nous ne pouvions nous lasser de contempler cette sublime scène de la création, en donnant un libre cours aux impressions poétiques qui débordaient de nos âmes ! Ce doux tête-à-tête se prolongea jusqu’aux dernières lueurs du crépuscule. À ce moment, la cloche du village fit entendre trois fois son timbre argentin : Angèle quitta brusquement mon bras, se tourna du côté de l’Église, dont le clocher s’élevait devant nous, au milieu de toutes ces merveilles, comme pour chanter la gloire de Dieu, et elle se mit à réciter l’Angélus. Entraîné, subjugué par une force supérieure, je suivis son mouvement et je répondis à sa prière. Quand nous eûmes fini, Angèle me tendit la main et me dit d’une voix émue.

– Ce que vous venez de faire là est bien ! je vous en remercie ! Je craignais que vous ne fussiez un impie, comme la plupart de nos jeunes savants du jour, qui croiraient se déshonorer en s’humiliant devant le Seigneur ! Paul, vous ne savez pas toute la joie que vous venez de porter dans mon âme. Je vous aime !

Cet aveu, d’une candeur adorable, tomba sur mon cœur comme une étincelle sur un baril de poudre.

– Que venez-vous de dire, Angèle ! m’écriai-je, en l’étreignant passionnément. Savez-vous bien tout ce qu’il y a dansée mot que vous venez de prononcer ?

– Vous m’épouvantez, Paul, avec votre emportement, reprit-elle, en se dégageant de mes bras. Si j’ai mal parlé, c’est sans le savoir, sans le vouloir. Mais je ne connais pas, moi, les artifices du langage je dis ce que je pense, parce que je ne pense jamais à ce qui pourrait déplaire à Dieu. Je n’ai pas trouvé une autre expression pour vous exprimer le sentiment que venait de m’inspirer votre touchante et pieuse action.

– Ah, vous m’aimez parce que vous m’avez vu faire devant vous un acte religieux ! Et si j’avais été athée ?

Si vous étiez athée, je ne vous aimerais pas, c’est sûr, et je vous fuirais avec horreur !

– Eh bien, ma chère Angèle, je suis croyant, et croyant profondément convaincu ; et si je ne l’avais pas été, il m’aurait suffi de vous voir et de vous entendre pour le devenir. Quant à vous vous êtes telle que je voulais que vous fussiez. Je vous aime ainsi… Oh ! je vous aime de toutes les puissances de mon âme ! Vous êtes belle et suave comme la fleur qui s’ouvre sous le premier baiser de la rosée du matin ! Mais je sens que je ne vous aurais pas aimée sans cette pureté d’ange et cette sainte ferveur qui sont votre plus grand charme à mes yeux ! Pour moi, une femme sans religion est une espèce de monstre dans l’ordre moral, qui ne peut être, au milieu des agitations du monde, ni une chaste épouse, ni une bonne mère.

À peine avais-je achevé ces mots, qu’on nous appela pour nous mettre à table.

Après le souper, qui fut une véritable fête de famille, mon père et moi nous accompagnâmes nos hôtes au presbytère. La nuit était ruisselante de clarté ; l’air était doux et parfumé d’émanations balsamiques, comme aux plus belles soirées du printemps. En dix minutes, nous fûmes arrivés au village. Avant de me séparer d’Angèle, je lui dis :

– Vous n’oublierez pas nos engagements… c’est pour la vie !…

Et elle murmura tout bas, bien bas, en me tendant sa blanche main :

– Pour la vie !…

III Paul à Marcel

Mondésir, le 2 janvier.

Ce matin mon père est entré dans ma chambre et m’a dit d’un ton solennel :

– Mon fils, je viens te demander un sacrifice. Si tu ne déranges rien à mes combinaisons, je serai tranquille, pour le Testant de mes jours.

À ces mots mystérieux, qui semblaient me présager la ruine de mes plus doux rêves, j’ai été frappé d’une secrète terreur ; mes jambes ont chancelé ; j’ai dû m’appuyer sur le marbre de ma cheminée pour ne pas tomber sur le parquet. Enfin, après un moment de douloureux silence, rassemblant toutes mes forces, j’ai répondu :

– Quel est ce sacrifice que vous exigez de moi, mon père ?

– Comment ! tu ne m’as pas compris ?

Hélas ! je croyais trop bien comprendre ! mon cœur se serrait d’angoisse, et la sueur perlait sur mon front. Je ne sais si mon père a deviné ma torture ; il s’est hâté d’ajouter avec un malin sourire :

– Puisqu’il faut te le dire, le sacrifice que je te demande est celui de ta liberté. Angèle est une pauvre orpheline, sans fortune, sans autre soutien que notre vieux curé ; il lui faut un protecteur, un mari…

– Un mari ?

– Oui, sans doute ! Ne te sentirais-tu pas le dévouement d’être cet heureux mortel ?

Ma tête était en feu, mon cœur battait à me rompre la poitrine. Je me suis précipité dans les bras de mon père, sans pouvoir articuler un mot, et j’ai versé dans son sein un torrent de larmes. Après un moment d’effusion, je lui ai dit :

– Savez-vous que vous avez failli me rendre fou de désespoir, avec votre terrible préambule ? J’ai cru que vous alliez me demander de renoncer à Angèle.

– Mon enfant, a repris mon père, dès ton retour de Paris, ce mariage a été arrêté entre l’abbé d’Albigny et moi. Mais comme nous avions pour but de faire des heureux, et non des victimes, nous avons voulu voir, avant de laisser transpirer nos projets, si tes inclinations, aussi bien que celles d’Angèle, ne les contrarieraient point. Dans ma position de fortune, qui m’a permis de consacrer ma vie au soulagement des malades pauvres de cette contrée, j’aurais pu te trouver une riche héritière ; mais j’ai préféré à l’argent les dons que le Ciel a si libéralement prodigués à mademoiselle d’Albigny. L’argent ne fait pas le bonheur, et il est souvent une source de désordres. Ce sont les qualités morales et les vertus chrétiennes qui assurent la félicite de l’existence et sont la bénédiction des familles.

Sur ces mots, mon excellent père m’a quitté en m’embrassant tendrement. À l’heure où j’écris ces lignes, il règle avec notre bon curé les dispositions de mon mariage, qui devra avoir lieu très prochainement : c’est convenu. Tu y seras, j’espère, j’y compte ! Il ne sera pas dit que tu laisseras ton meilleur ami accomplir l’acte le plus important de sa vie sans venir prendre part à son bonheur. D’avance, je prends l’engagement d’aller assister à tes noces, quand tu auras, toi aussi, rencontré une autre Angèle sur ta route ; mais je ne veux pas te laisser d’illusions à cet égard : je ne crois pas que le bon Dieu en ait fait deux !

IV Marcel à Paul

Paris, le 2 janvier.

Mon très cher Paul, je suis en arrière avec toi, je le sais, et j’en éprouve presque du remords ; c’est pourquoi je m’empresse de répondre à ta lettre du 30 décembre, que je n’ai reçue que ce matin, à cause de mon changement de domicile. Tu as raison de ne pas me supposer capable de t’oublier, malgré mon long silence. Ainsi que te l’a fait comprendre ton cœur, nous ne saurions briser des liens comme ceux qui nous unissent depuis notre première enfance. De pareilles affections sont impérissables.

Tu me fais de l’existence que tu mènes dans ta délicieuse villa de Mondésir un tableau si séduisant, que tu me donnerais, envie de la partager, si mon tempérament fougueux et mobile ne m’inspirait pas une invincible répugnance pour la vie paisible et uniforme de la campagne. Il me faut, à moi, tu le sais, les agitations de la foule, les émotions et les surprises de la grande scène du monde, les élégances de la société parisienne, les délicatesses des habitudes aristocratiques, les satisfactions du luxe, tous les raffinements, enfin, de la civilisation. Il y a en moi une telle exubérance de sève, que si j’étais condamné à vivre au milieu des champs je passerais bientôt à l’état de mollusque !

Tu comprends qu’avec une organisation semblable, je dois avoir des instincts d’ambition démesurée ; car pour satisfaire mes goûts, j’ai besoin d’arriver vite à une grande fortune. Mais pour réussir dans le monde, il faut de l’étalage, de l’éclat. La première condition de succès, c’est de parler aux yeux. Le moyen de réussir, même avec un mérite réel, auprès de la foule stupide, si l’on reste modestement blotti dans quelque recoin obscur ! Faites du bruit, brillez, éblouissez les regards des niais par vos somptueuses profusions ; et pour peu que vous puissiez soutenir ce rôle quelque temps, vous devenez l’enfant gâté de la mode ; tout le monde veut vous avoir ; vous avez trouvé votre Pactole dans la sottise humaine !

Je connais vingt médecins d’une science profonde qui vont à pied ; j’en connais d’autres qui en savent tout juste assez pour pratiquer une saignée sans estropier leur malade, ou pour distinguer un rhume de cerveau d’une fièvre cérébrale, et qui remplissent les échos de Paris du bruit de leurs brillants équipages !

Aujourd’hui, si le grand Corneille revenait et qu’on le vît, comme autrefois, faire raccommoder ses souliers au coin d’une rue dans l’échoppe d’un savetier, il ne trouverait pas un théâtre pour recevoir ses immortels chefs-d’œuvre ; et si par aventure il en trouvait un, il serait impitoyablement sifflé ; on jugerait son génie à la mesure de son empeigne délabrée et on l’appellerait va-nu-pieds ! La société actuelle est ainsi faite. Dans notre siècle affairé, on n’a pas le temps de peser hommes et choses à leur juste valeur ; ce serait un travail trop laborieux. On vit vite et l’on juge vite, sans dépasser la surface. Tant pis pour ceux qui ne veulent pas, qui ne savent pas ou qui ne peuvent pas embellir cette surface de façon à séduire prestement les badauds, cette nombreuse catégorie de notre espèce qui compose l’immense majorité du public.

Profondément pénétré des vérités de cette théorie, j’ai pris mon parti pour me frayer mon chemin et arriver promptement à mon but : la fortune ! J’ai quitté, depuis ton départ, le modeste quatrième étage que nous habitions ensemble dans le quartier des écoles ; j’ai loué un magnifique appartement de dix mille francs, dans un bel hôtel de la rue de Provence ; je l’ai fait meubler luxueusement ; j’ai acheté un élégant coupé et un superbe attelage : tout cela m’a coûté la bagatelle de cinquante mille francs, c’est-à-dire le quart, à peu près, de mon patrimoine. J’ai un cocher et un valet de chambre, dont la livrée, du meilleur goût, a été faite par Dusautoy. Je dîne au café Riche et j’ai ma stalle aux Italiens et à l’Opéra. Je calcule que le pied sur lequel j’ai monté ma maison me coûtera cinquante mille francs par an. J’ai donc, avec ce qui me reste, trois années devant moi pour attendre la clientèle. Avant l’expiration de ce délai, j’espère me faire un revenu de cent mille francs : c’est le plus bas chiffre que ma modestie puisse accepter. Plus tard, nous verrons jusqu’où mes prétentions pourront s’élever.

Tu vois que je n’ai pas trop mal arrangé ma vie. Si tu es satisfait de ton sort, j’espère que tu ne seras pas mécontent du mien ; car je sais que tu m’aimes assez pour te réjouir de la perspective de mes succès.

Le roman de ta vie, dont tu m’as raconté le premier chapitre, commence par une idylle ; c’est un gracieux début qui, au milieu des fleurs et des frais ombrages qui t’entourent, a un parfum local, imprégné d’une poésie charmante. Ce nom d’Angèle a réveillé mes vieux souvenirs du collège. Je me rappelle cette ravissante enfant, blanche et rose, que je voyais jouer avec tes petites sœurs, dans l’avenue des tilleuls, lorsque je venais passer les vacances avec toi à Mondésir. La voilà une grande et belle personne ! Comme cela nous pousse ! J’attends la suite de ta pastorale, dont je prévois le dénouement ; et je m’en réjouirai, si c’est le couronnement de ton bonheur !

V Paul à Marcel

Mondésir, le 5 janvier.

Ta lettre, mon cher Marcel, m’a profondément affligé. Ce plan de vie que tu t’es tracé et que tu as commencé si follement à mettre à exécution, me glace d’épouvante pour ton avenir. La Providence t’avait doté de tous les bienfaits : facultés exceptionnelles ; déjà savant à un âge où la plupart des hommes qui se consacrent à la médecine sont encore sur les bancs de l’école ; couvert de lauriers académiques, vaillamment conquis dans de brillants concours ; possesseur d’une fortune qui, en t’assurant une noble indépendance, te permettait, de cultiver la science pour le progrès des lumières et le bien de l’humanité ; tu avais reçu tout cela, qui se trouve si rarement accouplé, et tout cela ne t’a pas suffi ! Un jour, jetant, un regard autour de toi, sur les scandales du siècle, tu as été fasciné par le luxe insolent des pompes mondaines ; le vertige s’est emparé de ton cerveau ; un souffle empoisonné a passé sur ton cœur, et tu as voulu, toi aussi, goûter au fruit défendu, prendre ta part à cette orgie où le vice, drapé dans le velours et constellé de diamants, s’étale avec effronterie dans toute son abjection !