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Extrait : "Autrefois tous les bâtiments qui se rendaient à Calcutta, faisaient escale à Pointe de Galles, et remontaient le golfe du Bengale en s'arrêtant à Pondichéry et à Madras. Aujourd'hui cette route est presque abandonnée ; on préfère débarquer à Bombay et traverser la Péninsule en chemin de fer ; c'est plus rapide, moins fatigant et moins coûteux..."
À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :
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• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.
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Seitenzahl: 322
Veröffentlichungsjahr: 2016
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L’accueil si bienveillant que le public et la presse ont fait au volume que nous avons précédemment publié sur la Chine nous fait un devoir d’expliquer que ce livre étant le fruit d’observations de dix années, il a fallu, pour ne pas ennuyer le lecteur, mélanger les évènements qui se sont passés cependant à des époques bien différentes. La première fois que nous nous sommes embarqués pour la Chine, c’était à la fin de janvier 1867, et notre livre se ferme au mois de septembre 1876 ; c’est donc une période d’une dizaine d’années pendant laquelle deux fois nous avons été dans ce pays et deux fois nous en sommes revenu.
En 1867, le canal de Suez n’existait pas, et l’on passait par le Caire, où nous sommes restés quelque temps. À notre second voyage, nous avons bien traversé le canal ; mais trouvant inutile de parler une seconde fois de Suez, d’Aden et de Pointe de Galles, nous commençons le récit de nos aventures à notre entrée dans les Indes.
De même pour Singapour, quoique ayant déjà parlé de ce port dans notre premier volume, forcé par les circonstances d’y demeurer quinze jours, nous n’avons pas hésité à raconter dans le nouveau volume que l’on va lire notre visite au Maharajah de Yehore, ainsi que notre excursion à Rhiau.
Entre le moment où nous avons quitté Singapour pour la seconde fois et notre entrée au Japon, il s’est écoulé plus de deux ans que nous avons passés en Chine et dont nous avons mélangé les souvenirs à ceux de notre premier séjour. Ce fut un tort, et plusieurs personnes nous ont demandé l’explication de faits qui semblent contradictoires sans cependant l’être. Seulement ce qui était vrai en 1867 avait cessé de l’être en 1875, et bien des choses que l’on croyait impossibles à la première époque ont cependant été réalisées et ont réussi depuis.
Après ces explications, le lecteur ne pourra plus faire de confusion, car il est bien averti que le premier volume de notre récit est composé avec des notes recueillies pendant deux voyages, et que dans le second, que nous présentons aujourd’hui, deux années se sont écoulées entre le moment où nous avons visité l’Inde et la Birmanie et celui où nous sommes rentrés en France par le Japon et les États-Unis.
Autrefois tous les bâtiments qui se rendaient à Calcutta, faisaient escale à Pointe de Galles, et remontaient le golfe du Bengale en s’arrêtant à Pondichéry et à Madras. Aujourd’hui cette route est presque abandonnée ; on préfère débarquer à Bombay et traverser la Péninsule en chemin de fer ; c’est plus rapide, moins fatigant et moins coûteux ; cependant les messageries, dont la principale ligne est celle de Chine, n’ont sur les Indes qu’un service de correspondance, qui part de Pointe de Galles et suit l’ancien itinéraire.
Il est regrettable pour le touriste que sa première étape soit Pondichéry, car cette colonie diffère essentiellement des Indes anglaises, et il vaudrait mieux connaître la règle avant l’exception, ne fût-ce que pour apprécier leur mérite réciproque.
Pondichéry est resté le type le plus parfait de l’Inde française, telle que nous l’ont dépeinte les voyageurs du siècle dernier, et a gardé vivant le souvenir des Dupleix et des la Bourdonnais.
Cette ville, et les districts qui en dépendent, étaient l’apanage de la princesse indienne devenue madame Dupleix, et c’est à titre de propriété privée qu’on a pu conserver à la France cette possession, alors que les autres étaient cédées à l’Angleterre.
Au point de vue colonial, Pondichéry est un souvenir glorieux, rien de plus ; son importance commerciale est nulle et ne peut être développée tant à cause de l’exiguïté du territoire que par suite de l’absence de port. Pendant toute la mousson du nord-est, c’est-à-dire durant quatre mois au moins, la rade n’est pas tenable, et les navires doivent toujours être sous vapeur et prêts à appareiller pour éviter d’être jetés à la côte. De plus, une barre la sépare de la haute mer et offre des dangers sérieux aux barques qui font le service entre la ville et la rade.
Mais si cette colonie est sans avenir, d’un autre côté elle ne cause aucun embarras ; la population en est douce et facile à mener, car l’Indien n’a aucun des défauts du nègre, et cette ville ne possède pas de mulâtres, cette plaie des Antilles et de Bourbon.
Quant aux dépenses, elles sont couvertes et au-delà par la redevance que le gouvernement anglais paye au gouvernement français pour qu’il interdise dans ses possessions l’exportation de l’opium.
La domination française aux Indes, quoique de courte durée, a laissé des souvenirs presque impérissables ; et naturellement c’est à Pondichéry qu’on peut le mieux s’en apercevoir. La population de cette province a un cachet tout particulier, qu’on ne retrouve nulle part ailleurs aux Indes, sauf à Chandernagor et un peu à Madras. Cependant les familles françaises sont rares à Pondichéry, et la société de la colonie se compose presque exclusivement des fonctionnaires. Autrefois, ce personnel était plus nombreux et plus complet, la cour de Pondichéry étant, avant la création de celle de Saïgon, le seul tribunal d’appel de toute l’Asie.
Aujourd’hui les maisons sont inhabitées, les rues désertes, et les vinaigrettes à bras, sorte de chaises à porteurs remplaçant les fiacres, attendent vainement des amateurs.
La population indigène, sauf les exceptions chrétiennes, est attachée exclusivement au culte de Brahma ; on n’y trouve aucun élément bouddhiste ou musulman.
Nulle part le préjugé des castes n’est aussi enraciné, ni le brahmine plus respecté. La séparation avec les parias est si irrévocable que le christianisme lui-même n’a pas pu l’abattre complètement. Dans les églises, deux nefs séparées par une muraille, et généralement ayant leur entrée dans des rues différentes, reçoivent les fidèles ; dans l’une vont les parias, dans l’autre les gens de castes et les Européens ; les jours de fête, deux prêtres donnent simultanément la communion, et afin qu’aucune confusion ne soit possible, le même vase est toujours réservé aux dévotions des parias.
On se demande comment la religion du Christ, dont la base est la charité et l’égalité, a pu laisser subsister une pareille coutume. La raison que l’on donne est spécieuse : rompre ouvertement avec le préjugé des castes, c’est ou une révolution ou un scandale ; le nombre des convertis n’étant pas assez nombreux pour imposer cette réforme, ce ne serait pas une révolution, il ne resterait qu’un scandale inutile, ne servant à personne et éloignant les néophytes. Quant aux chrétiens, s’ils sont séparés publiquement, ils n’ont, dit-on, au fond du cœur pour leurs frères parias que commisération et amour charitable.
N’importe, il paraît bizarre de prêcher l’égalité devant Dieu et de ne pas avoir le courage de commencer par la mettre en pratique dans sa propre maison, et il est curieux d’observer que le christianisme, qui cependant rend les hommes bien moins fanatiques que le brahmanisme ou le mahométisme, soit l’objet de luttes acharnées, dès qu’on essaye de l’introduire en Asie. Cela tient sans doute à ce que cette doctrine religieuse s’est surtout développée parmi les Occidentaux, dont l’esprit positif et logique est en horreur aux Asiatiques, qui ne comprennent les questions philosophiques qu’autant qu’elles restent assez obscures pour que chacun puisse y trouver ce qu’il y cherche.
En fait d’art industriel, on travaille à Pondichéry les métaux précieux, et l’on nous a montré des bijoux d’un goût exquis et d’un travail très fin ; c’est surtout le filigrane d’or et d’argent dont les orfèvres tirent parti.
On fait aussi des peintures sur des feuilles de mica, qui ont au moins le mérite de l’originalité. Je ne sais pas trop à quel usage les Indiens emploient ces feuilles de mica, ni même si elles ont jamais servi à autre chose qu’à faire des albums.
Cependant, à voir l’extension de cette industrie, on serait porté à croire que la curiosité seule ne peut amener une pareille consommation.
À en juger par ce qui précède, les transactions commerciales sont peu importantes à Pondichéry, car il faut que l’industrie y soit morte pour être obligé de signaler comme production du pays quelques bijoux et quelques dessins d’albums. Le principal commerce de la colonie provient des produits du sol ; mais comme le territoire est tout petit, le marché de Pondichéry n’est pas bien important, et c’est tout au plus s’il suffit à faire vivre les marchands indigènes. Je penserais volontiers qu’au fond, leur principal bénéfice provient de la contrebande faite à la frontière anglaise.
La rade de Madras n’est pas meilleure que celle de Pondichéry, et la barre en est peut-être même plus dangereuse encore ; mais cet inconvénient est moins grave depuis que la ville est reliée à Bombay et à Calcutta par des chemins de fer. Au point de vue administratif, Madras est un centre important, c’est le chef-lieu d’une des trois présidences et la résidence du gouverneur, l’un des plus hauts personnages de l’Inde, sinon le plus haut, après le vice-roi. La ville est grande, les rues larges et bien entretenues ; mais le pittoresque fait absolument défaut, le mouvement est nul, et, sauf dans un marché que nous traversons, nous ne rencontrons d’animation nulle part. Nous visitons un beau parc au milieu duquel se trouve une collection d’animaux vivants assez intéressante. Ni le feuillage des arbres ni la verdure des gazons ne parviennent à adoucir le ton d’ocre rouge dont le sol est imprégné et qui donne mal aux yeux tant il est vif et cru. Les habitations anglaises sont bâties en briques rouges et dans le goût saxon, c’est-à-dire aussi éloignées et séparées que possible les unes des autres, ce qui ajoute encore à la tristesse du coup d’œil.
C’est dimanche ; toute la ville d’affaires est fermée ; nous ne pouvons donc pas nous rendre compte si les rues occupées par les comptoirs et les bureaux des négociants et des courtiers offrent plus d’animation ; ce que j’ai vu dans le reste du pays m’en fait douter. Aux Indes comme en Chine, comme dans toutes les colonies anglaises, les affaires se font par intermédiaires ; l’Anglais se tient dans son « office », pliant sous le faix d’une correspondance dont on n’a nulle idée en France ; sous prétexte qu’il est un gentleman, un merchant, et non un store keeper, il se refuse à descendre de son piédestal pour s’occuper de certains détails pratiques qui simplifieraient sa besogne. Le marchand anglais ne saurait s’abaisser jusqu’à travailler devant un indigène ; il croirait perdre sa dignité, et avec elle son prestige ; et, pour éviter de compter lui-même des ballots, il se noie dans des flots d’encre.
La première chose qui frappe aux Indes, c’est l’abus des paperasses ; je ne crois pas qu’à Byzance même on ait jamais compliqué davantage la moindre chose. Depuis le dernier commis jusqu’au vice-roi, il n’y a pas un colon anglais qui ne travaille d’arrache-pied à son bureau de huit heures du matin à une heure, et de deux heures de l’après-midi à cinq heures, sans compter les mail day, c’est-à-dire les jours de départ des steamers pour l’Europe, où généralement on passe toute la nuit à écrire.
L’Anglais a la maladie du blue book, ou rapport imprimé ; l’administration en inonde le pays, et chaque compagnie industrielle, chaque société de commerce ne se fait pas faute d’y ajouter les siens, sans compter les monographies scientifiques dont le goût est venu de l’Allemagne. On ne peut entrer dans une maison sans franchir des piles de ces publications dont la forme est si connue, et si l’on jette un regard sur la couverture, on reste confondu en lisant par exemple : 19thBlue Book on the yunan outrage.
De toutes les déceptions qu’un voyageur puisse éprouver, Calcutta est une des plus grandes. Après avoir remonté cet interminable Hoogly, l’un des fleuves les plus odieux que l’on puisse imaginer, avec ses eaux jaunes et sablonneuses, et ses côtes plates et à peine visibles, on passe d’abord devant une île couverte de broussailles et servant de repaire aux bêtes féroces, à ce point qu’on l’appelle l’île des tigres. En général, c’est le moment critique, et il est rare que les bâtiments ne s’échouent pas plus ou moins sur des bancs de sable. Pour notre part, nous y sommes restés cinq ou six heures, ce qui fait que nous ne sommes arrivés à Calcutta que vers le coucher du soleil, juste à temps pour voir le palais du roi d’Oude, assez pauvre bâtisse d’un goût plus que douteux ; et nous avons stoppé en pleine rivière en face du warf des messageries, situé en dehors de la ville. Cet endroit a une célébrité locale due à la présence d’un des plus gros multipliants connus ; mais le voyage qu’il faut faire pour gagner la ville compense outre mesure le plaisir de voir cet arbre gigantesque. Il faut d’abord traverser des faubourgs infects composés de buttes en feuilles de palmier entremêlées de quelques rares et misérables constructions en briques ; on arrive ensuite à cet énorme Meidan, espèce de champ de Mars mal entretenu et montrant à l’œil ennuyé du passant ce mélange de gazon étique et de terre battue qui est le propre des lieux déshérités des soins d’un jardinier. Enfin l’on passe devant le palais du vice-roi, monument n’appartenant à aucune école, excepté à celle des pâtissiers décorateurs ; c’est un amas de maçonnerie difficile à décrire. Presque en face se trouve l’hôtel où nous descendons et qu’on nous dit être le plus important de la ville.
L’hospitalité est tellement dans les mœurs anglo-indiennes qu’il est rare qu’un voyageur soit obligé de descendre à l’hôtel, et il suffit d’avoir le malheur de mettre le pied dans un de ces établissements pour s’en apercevoir : je ne crois pas qu’il y ait une misérable ville de la basse Hongrie, le pays renommé des mauvaises auberges, où l’on soit aussi mal que dans le meilleur hôtel de Calcutta. Nous arrivons tard ; on nous montre nos chambres, qui sont détestables, et nous parvenons, après quelques difficultés que nous attribuons aux embarras d’une arrivée au milieu de la nuit, à réunir ceux de nos bagages dont nous avions le plus besoin. Mais le lendemain matin nous avons beau sonner, personne ne vient ; impatientés, nous sortons sous la véranda, où nous trouvons une nuée d’indiens étendus par terre dans les poses les plus pittoresques et restant parfaitement indifférents à notre appel. On nous apprit que c’étaient des domestiques qui attendaient des places, chaque voyageur étant obligé, même pour quelques jours, de prendre toute une maison s’il veut être servi, tel homme ne touchant pas l’eau qui le rendrait impur, et tel autre ne pouvant approcher votre personne, sa présence étant indigne.
Ces individus s’expriment mal en anglais, tous les étrangers établis aux Indes parlant l’hindoustani. Cependant, à l’aide d’un baragouin composé d’anglais, de français et de quelques mots portugais, on parvient à se faire comprendre. Nous en arrêtons plusieurs à notre service, après avoir parcouru des yeux les certificats qu’ils nous montraient, certificats qui nous eussent empêchés de les prendre s’il ne s’était pas agi simplement de domestiques d’auberge. Il est impossible de lire quelque chose de plus écœurant que l’énumération des qualités de ces vauriens, qui cependant ne sourcillent pas pendant cette lecture.
Il faut qu’ils aient perdu toute dignité ou, ce qui est plus en rapport avec le caractère asiatique, qu’ils aient un tel mépris des Européens que, vis-à-vis d’eux, ils soient à l’abri de toute honte.
Ce qui frappe l’étranger, dès qu’il met le pied aux Indes, c’est le mépris de l’indigène pour ses maîtres.
Les Anglais ont bien des esclaves, mais n’ont ni amis ni sujets ; leur domination est solide, parce qu’ils sont énergiques, que leur force militaire est écrasante, leur police bien faite et innombrable, leur administration capable et intelligente, et que, d’un autre côté, l’Indien est contemplatif et passif. Ses besoins sont insignifiants, et dans le nord il a subi pendant des siècles le joug musulman, qui est le plus dur de tous. Mais au fond l’Indien liait l’Anglais qui mange du bœuf, qui met des bateaux à vapeur sur ses fleuves sacrés, qui a réglementé l’incinération des cadavres, et établi des lois contre les pratiques religieuses les plus invétérées.
Jusqu’à présent, les divers conquérants de l’Inde avaient plus ou moins subi le joug des vaincus, en ce sens que si leur arrivée avait été signalée par des boucheries abominables, à peine étaient-ils installés que, pour mieux jouir de cette civilisation enivrante, ils s’empressaient d’en adopter tous les raffinements ; les maîtres changeaient de nom, mais les choses restaient les mêmes ; que ce fût un descendant d’Alexandre, de Gengiskhan ou de Mahmoud qui commandât à Delhi, il y régnait en Maharajah et non en Grec, en Mongol ou en Turc.
Dans les temps modernes, les Portugais ont été absorbés, et sont dégénérés en sorte de parias ; les Français auraient subi le même sort si leur domination se fût prolongée ; les Anglais seuls, par leurs défauts plutôt que par leurs qualités, sont restés eux-mêmes. La force est entre leurs mains ; ils en abusent parfois. L’Indien, habitué à ces excès chez ses maîtres ne s’en plaint pas ; mais ce qu’il subit avec moins de résignation, c’est d’avoir un maître dont il méprise les croyances et les habitudes, et qui cependant y reste et y restera toujours fidèle. Les haines s’accumulent, remplissent son cœur ; survienne un incident insignifiant, imprévu comme celui auquel on attribue la dernière rébellion, et en un clin d’œil la révolte sera générale. L’Indien se prépare sans cesse pour cet instant ; l’Anglais le sait, se méfie, et au moindre indice prend les devants et bat l’ennemi avant qu’il soit rassemblé.
Dire que cette lutte de tous les instants soit sans gloire ou sans attrait, ce serait mal connaître le cœur humain ; seulement, pour être bon juge, il faut être impartial et ne pas être décidé à l’avance à admirer tout ce que font les habits rouges, et à dénigrer toujours et quand même les Indiens, et encore moins à traiter de sauvages, de cannibales, de voleurs les pauvres Anglais, qui au fond ne sont pas un contre mille, ce qui prouve une certaine bravoure, ni se faire l’admirateur passionné et de mauvaise foi de toutes les turpitudes indiennes, et préférer, par haine du christianisme, les inepties bouddhistes ou brahmaniques aux préceptes de l’Évangile.
Le voyageur qui va aux Indes pour s’instruire, et qui n’est ni Anglais, ni marchand, ni savant rivé à une école, et qui, par conséquent, arrive libre de tout parti pris, trouvera un intérêt constant à suivre les agissements de ces deux sociétés qui vivent côte à côte, mais dans un état de lutte perpétuelle. La première remarque qu’il fera, c’est que l’administration connue sous le nom de civil service contient plus d’hommes distingués qu’aucun autre état-major au monde. Cela tient à deux causes : l’élévation des salaires qui est sans égale, puisque, après vingt années de service ou vingt-cinq, on se retire avec une pension rarement inférieure à vingt-cinq mille francs et très souvent supérieure ; d’autre part, les hauts emplois ne sont jamais conférés pour plus de cinq années, ce qui permet à tous d’y aspirer et surtout ce qui empêche d’être trop longtemps l’objet d’une question de personne en bien ou en mal. L’Angleterre peut être fière à juste titre de ces fonctionnaires qui lui rendent des services exceptionnels.
Ceci posé, il faut bien avouer que les mœurs anglaises aux Indes sont odieuses et bien faites pour exciter la haine contre leurs auteurs et leurs sectateurs ; nulle part le protestantisme n’est plus rogue, plus hautain, plus exclusif, plus hypocrite. Il semble qu’en face de cette exubérance de la nature, de cette végétation dont la sève est inépuisable, de ces fleurs aux senteurs pénétrantes, de ces fruits aux saveurs étranges, de ces oiseaux habillés des couleurs les plus merveilleuses ; en un mot, de cette vie bouillonnante, on devrait oublier le formalisme né dans les climats froids, où la vie est une lutte perpétuelle, où il faut combattre pour nourrir, vêtir, chauffer, loger sa famille, et enfin où la moindre fantaisie et le moindre écart entraînent la ruine et souvent le déshonneur.
La société anglaise aux Indes ne l’entend pas ainsi : il faut vivre à Calcutta ou à Delhi comme on vivrait à Londres ou dans le Yorkshire, et plus on va, plus on devient rigide. Il y a quelques années, on pouvait aller dîner partout avec une veste de batiste blanche qui avait au moins le mérite d’être agréable à porter, et j’ajouterai, agréable à voir ; maintenant, ce n’est plus permis et l’on dîne soit en uniforme, soit en habit noir, tout comme à Londres.
L’Anglais met son amour-propre à être et à rester Anglais, et il n’y a pour lui ni lieu ni circonstance qui tienne ; sa santé elle-même ne l’empêchera pas de faire comme tout le monde. Il se lève d’assez bonne heure, monte à cheval, rentre vers les sept heures, prend son bain et son déjeuner, va à ses affaires, redéjeune à une heure, retourne à son bureau jusqu’à quatre ou cinq, va se promener en voiture découverte ou se livrer à un sport quelconque, polo, cricket ou rowing, dîne en grande toilette à huit heures, boit jusqu’à neuf heures, se couche à dix et recommence le lendemain, sauf le dimanche, où le prêche remplace le bureau et où, pour tuer le temps, on mange et surtout on boit un peu plus longuement.
L’eau de Seltz et l’eau-de-vie sont la boisson favorite ; mais comme elle est funeste dans les climats chauds, on l’a surnommée a peg (c’est le nom d’un clou particulier avec lequel on scelle les cercueils en Angleterre), et chacun d’offrir ou d’accepter gaiement un peg. Une autre plaisanterie non moins funèbre est celle-ci : les Anglais, dans leur manie d’abréviation, remplacent par des initiales certains titres trop longs ; ainsi k. c. b. (prononcez ke, ci, bi) veut dire knight, commander of the Bath, commandeur de l’ordre du Bain ; quand on parle d’un homme ayant l’habitude de boire, on ajoute, pour le distinguer des autres Smith ou Dickson, d. t. (di, ti), delirium tremens.
Jamais l’Anglais ne consent à parler une langue étrangère, et quand il est absolument obligé de le faire, c’est de si mauvaise grâce qu’il vaudrait autant qu’il s’abstint. En France, nous faisons tout par engouement, et nous dépassons toujours le but. Au commencement du siècle, fier d’avoir parcouru l’Europe en vainqueur, le Français se refusait à parler les langues étrangères : ce fut un tort ; depuis nos malheurs de 1870, nous sommes tombés dans un autre excès : on apprend aux enfants à baragouiner l’allemand ou l’anglais au détriment du français, et il n’est question de rien moins que de restreindre dans les collèges l’enseignement du latin aux proportions d’un art d’agrément. Les Anglais font le contraire. Autrefois les langues vivantes faisaient l’objet principal de l’éducation d’un gentleman ; mais on a cru s’apercevoir en Angleterre que l’esprit de nationalité s’émoussait par cette manière de faire, et que l’Anglais devenait en quelque sorte trop cosmopolite ; une réaction s’opéra, et aujourd’hui, sauf les langues de l’Inde, il est à peu près impossible de rencontrer un Anglais qui sache ou consente à parler autre chose que l’anglais, même en présence d’un hôte qui ignore cet idiome.
Il n’y a absolument rien à voir à Calcutta. Cette ville de palais, dont les splendeurs se confondent dans l’imagination avec un rêve des Mille et une nuits, est tout bonnement une grande bourgade avec des rues larges, mais mal entretenues, avec des maisons éloignées les unes des autres et séparées par des jardins dont on aperçoit seulement la cime des arbres ; les monuments sont hideux et d’un goût révoltant ; quant aux quartiers commerçants, à la city de Calcutta, ce sont des bouges.
On nous montra un des fours où l’on brûle les cadavres, un étang rempli de poissons et de crocodiles sacrés ; on nous fit visiter une filature, assister à une représentation de Don Pasquale et à une d’Hamlet ; on nous promena en voiture découverte sur les bords du Gange, au milieu des élégantes ; on nous fit traverser le fort William, on nous donna force dîners et lunch, et Calcutta n’eut plus rien à nous offrir comme distraction. J’oubliais une visite très intéressante aux baraquements où s’organise l’émigration pour les Antilles et Bourbon ; il est impossible de voir quelque chose de mieux réglé et offrant plus de garantie contre la traite déguisée qui se pratique sur les côtes de la Chine et du Tonquin.
Nous étions invités à rejoindre le vice-roi, qui tenait sa cour à Agra ; ce fut donc sans regret que nous prîmes le chemin de fer, qui devait nous faire traverser la plus grande partie de l’Inde septentrionale. Le climat est tellement chaud qu’il a fallu changer complètement la construction des wagons ; ceux dont on se sert en Europe eussent été intolérables. Les portières sont garnies de glaces fumées, afin de tamiser la lumière insupportable pour les yeux, et chaque voiture est munie d’un cabinet de toilette, où l’on peut se débarrasser de la poussière fine, pénétrante et brûlante dont on est couvert. Malgré ces précautions, le voyage est très fatigant, et il n’est pas rare, surtout pendant les mois de grande chaleur, que des voyageurs meurent suffoqués par cette atmosphère torride. Le pays que l’on traverse est superbe ; rien de plus beau que ces bois de manguiers qui de loin ont un peu l’apparence des grandes châtaigneraies du centre de la France.
La première grande ville où nous arrivons est Allahabad ; le train s’arrêtant une heure, nous en profitons pour jeter un coup d’œil sur les ruines de cette capitale de l’islam indien ; l’architecture en est tout à fait persane.
Après un voyage de deux nuits et d’un jour, nous arrivons à Agra. Le vice-roi avait établi son camp en dehors de la ville, et tenait là ses états avec toute la splendeur que comportaient les circonstances ; c’est ce qu’on appelle aux Indes un durhbar. Tous les rajahs des environs, sujets ou protégés anglais, viennent saluer le représentant de la reine et conférer avec lui des affaires de leurs provinces. Des deux parts, on tient à honneur de faire un grand étalage de luxe ; c’est un ruissellement de pierreries et d’étoffes précieuses aux couleurs éclatantes, une procession d’éléphants caparaçonnés et de voitures à quatre chevaux. Le vice-roi, entouré d’un nombreux état-major, rehaussé par la présence de tous les personnages importants de l’administration anglaise, tient une cour plénière, où les fêtes se succèdent sans intervalle. Pour donner une idée de l’animation extraordinaire qui règne dans ce campement, il suffit de constater que nous étions soixante-dix Européens invités à la table du vice-roi et établis sous ses tentes.
Agra est une ville merveilleuse au point de vue de ses monuments, et la forteresse et le Tadj ne sont pas au-dessous de leur réputation. À l’occasion de la visite du vice-roi, on avait illuminé ces monuments à la lumière électrique ; c’était féerique, et jamais les mosaïques n’ont été mieux mises en relief que par cette lumière blanche et violente. La fête se termina par un feu d’artifice tiré de l’autre côté de la Djemnah et par une illumination du fleuve. Je recommande cette dernière aux entrepreneurs de fêtes publiques ; à un moment donné on lança sur le fleuve une quantité innombrable de petits paniers contenant chacun un lampion allumé. Le courant entraînait ces paniers, et sur une étendue de quelques centaines de mètres, on aurait cru voir passer une véritable flotte.
De même qu’à Allahabab, les monuments d’Agra appartiennent à l’art persan. Cependant, dans cette dernière ville, l’art indien se retrouve dans les mosaïques dont sont décorés les tombeaux du Tadj. Des bibliothèques entières ont été écrites sur ces monuments dont les plus petits détails ont fait l’objet de nombreuses monographies ; il est donc inutile de s’étendre sur ce sujet ; il vaut mieux s’occuper de choses plus nouvelles.
Les prisons par exemple. Avec cette immense population des Indes, les crimes et les vols sont fréquents, et l’organisation des maisons de détention était un problème d’autant plus difficile à résoudre qu’il fallait éviter deux écueils : la cruauté ou la trop grande indulgence. Les Indiens vivent de peu ; leurs habitudes sont si simples, j’entends dans le peuple, qu’il était difficile de les traiter aussi mal en prison qu’ils le sont chez eux, et le régime qu’on leur imposait, quelque dur qu’il fût, était un bien-être relatif et par conséquent cessait d’être un châtiment dont la perspective put arrêter les mauvais instincts. D’autre part, ne pas accorder ce strict nécessaire, c’était une barbarie indigne d’un gouvernement civilisé.
Un biais heureux a été trouvé, celui du travail, qui répugne à l’Indien, et qui constitue à ses yeux le véritable châtiment. On força les prisonniers à travailler, soit dans les imprimeries qui servent à publier les innombrables documents officiels, soit à tisser la toile dont on les babille, soit à faire des tapis ; ce sont ces derniers, que l’administration livre à un bon marché étonnant, qui encombrent tous les magasins de Londres et de Paris, et font par la modicité de leur prix l’étonnement de tous ceux qui ont voyagé en Orient. Quant aux prisonniers dangereux, ils ne quittent pas la camisole de force.
Le directeur du bagne d’Agra nous disait qu’il n’était pas rare de voir des criminels ramenés au bien par le travail, et qu’il considérait la moralisation des condamnés indiens plus facile à obtenir que celle des forçats européens. Le vice est moins enraciné et la dégradation moins complète. Il faut ajouter qu’au milieu d’une population aussi dense que celle des Indes, le forçat libéré, n’étant pas autant en vue que dans nos sociétés, peut plus facilement cacher ses antécédents, et par conséquent échapper à cet ostracisme si cruel et pourtant si naturel qui fait qu’en Europe, un homme qui a été au bagne est en quelque sorte jeté hors de la société, et condamné au crime faute de pouvoir gagner son pain autrement.
Les Anglais ont porté leurs soins sur différentes branches de l’administration, et ce n’est pas seulement dans le système pénitentiaire qu’on doit signaler les résultats qu’ils ont obtenus.
Ainsi, dans les quelques excursions qu’on nous fit faire aux environs d’Agra, nous pûmes admirer l’organisation des maisons de poste bâties pour servir de refuge aux voyageurs. Toutes les cinq lieues environ, le gouvernement a fait élever un bungalow de trois ou quatre chambres, où, pour une somme fixée d’avance, le voyageur trouve un gîte propre et relativement confortable. En partant, il met son nom sur un livre, en ajoutant la somme qu’il a payée ; ce contrôle suffit pour arrêter les exactions des gardiens, et cette institution rend d’utiles services ; sans elle, il serait impossible de voyager dans l’intérieur, où les chemins de fer n’ont pas encore pénétré.
D’Agra à Delhi, la distance n’est pas longue, et il suffit de quelques heures pour la parcourir. L’administration des chemins de fer avait eu l’obligeance, sur la recommandation du vice-roi, de mettre à notre disposition le même wagon pour toute la durée de notre voyage ; de telle sorte que nous nous retrouvions pour ainsi dire chez nous, et laissions dans les voitures les bagages inutiles. Nous aurions presque pu ne pas descendre dans une auberge et garder notre wagon comme gîte. Cependant nous préférâmes nous établir dans un petit hôtel tenu par des musulmans d’origine persane, situé au centre de la ville.
Delhi offre deux genres d’attraits : les monuments de l’époque musulmane et les souvenirs de la terrible révolte des cipayes, dont M. de Valbezen a fait un récit si véridique et si dramatique à la fois.
Je ne crois pas qu’il existe, même à Damas et à Ispahan, quelque chose d’aussi complet en fait d’art musulman que le palais du Grand Mogol à Delhi. Nulle part les matières précieuses n’ont été employées avec une pareille prodigalité ; les mosaïques qui décorent les salles de ce palais sont d’une richesse et d’un fini merveilleux ; on dirait de véritables pièces d’orfèvrerie. On peut passer des semaines entières à relever les dessins de ces arabesques sans jamais retrouver les mêmes. Les bains surtout sont d’un luxe inouï, ainsi que les coffrets qui contiennent certaines reliques musulmanes.
Quant aux traces de la terrible lutte qui a amené la chute définitive de l’empire de Delhi, elles sont partout, et en examinant les lieux, on est rempli d’admiration pour le courage et l’habileté dont les Anglais ont fait preuve dans cette terrible circonstance.
Si les faits étaient plus éloignés de nous, et s’il n’existait pas de nombreux témoins pour les attester, on serait tenté de croire que ce sont des légendes, tant il paraît improbable qu’une poignée d’hommes ait pu réduire une population entière fanatisée de longue date et courant à la mort comme à une fête. Cette page de l’histoire anglaise restera parmi les plus glorieuses des annales de cette nation ; jamais aucun peuple n’a donné une marque plus éclatante de sa supériorité et de son droit de commander aux autres.
Delhi est également un grand centre de fabrication d’étoffes et de bijouteries indiennes. Dès qu’un étranger arrive, il est assailli par une troupe de dellal (on appelle ainsi dans tout l’Orient les courtiers qui apportent à domicile des objets pour les vendre). L’un offre des cachemires unis ou brodés, des gazes, des brocarts tissés d’or et d’argent ; l’autre, des bijoux où l’émail et les pierres précieuses alternent avec l’or et les turquoises ; un troisième possède des manuscrits persans enrichis de miniatures inimitables. On fait tout déballer, on marchande, on défait des marchés déjà conclus sans pour cela froisser ces industriels, car ils savent qu’ils finiront toujours par vendre quelque chose, et qu’en pareille matière le nouveau venu hésite souvent, avant de se décider entre les objets qu’il a si peu l’habitude de voir en Occident.
Les environs de Delhi, à plusieurs lieues à la ronde, ne sont qu’un amas de ruines, car depuis la plus haute antiquité cette plaine a sans cesse servi de centre à une population nombreuse ; seulement, suivant les temps et le moment, la ville s’est plus ou moins éloignée des bords de la Djemnah. Dans une excursion que nous fîmes dans les environs pour visiter une tour célèbre, nous éprouvâmes les effets terribles du soleil des Indes. Nous étant imprudemment amusés après le déjeuner à monter et à descendre les escaliers de cette tour et à mesurer avec la montre le temps nécessaire à cette ascension, je fus pris par le soleil, et l’on me ramena mourant à Delhi, où j’ai payé d’une horrible indigestion l’imprudence d’être resté une demi-heure exposé à ses rayons.
Notre première station après Delhi fut Bénarès, la ville indienne par excellence. Le voyageur éprouve souvent des déceptions ; les lieux qu’on lui a recommandés sont au-dessous de leur réputation, et là où il espérait passer quelques journées remplies d’intérêt, il ne rencontre que des choses vulgaires ou de mauvais goût ; aussi n’était-ce pas sans une certaine appréhension que nous attendions cette visite à Bénarès. Calcutta nous avait semblé odieux, Agra et Delhi nous avaient montré des villes musulmanes comme nous en avions déjà vu en Perse et ailleurs. Si Bénarès n’était pas plus original, c’en était fait du plaisir que nous nous promettions de visiter l’Inde. Heureusement, cette fois, la renommée n’était pas mensongère, et Bénarès nous a laissé des souvenirs aussi profonds qu’agréables.
C’est une de ces villes uniques qui ne ressemblent à rien, et où tout semble réuni pour éveiller la curiosité et la satisfaire ; au point de vue pittoresque, c’est un enchevêtrement de ruelles étroites et tortueuses, la plupart en pente assez rapide pour exiger de place en place la présence d’escaliers ; on y rencontre une foule compacte attirée par les innombrables temples, but de pèlerinages vénérés dans l’Inde entière. Bénarès est la Jérusalem des religions indiennes ; toutes les divinités de l’Olympe brahmanique ou bouddhique y ont des autels. Les animaux sacrés circulent au milieu de cette foule, et traînent leur ennui d’une mangeoire à l’autre ; ce sont des blasés ; la main des fidèles a beau choisir, à leur intention, les herbes les plus fraîches, les plus appétissantes, les fleurs les plus éclatantes, les fruits les plus savoureux, ils passent tristes, ennuyés, et regardent à peine toutes ces bonnes choses que l’éléphant qui nous porte, et qui n’est qu’un vulgaire mortel, essaye en vain d’attraper en étendant sa trompe aussi loin qu’il peut ; son cornac le rappelle à la réalité avec un croc en fer qu’il lui enfonce dans l’oreille, et il passe son chemin en poussant un gros soupir de convoitise déçue.
L’eau joue un grand rôle dans les cérémonies du culte indien, et celle du Gange est tout spécialement sacrée ; mourir sur les bords du fleuve saint, avoir ses flots pour linceul, tel est le désir de tout bon Indien ; aussi le matin une foule compacte se précipite-t-elle vers ces ondes salutaires pour s’y plonger et gagner dans ce bain des mérites qui épargnent des séries d’existences. Pour bien jouir de ce spectacle unique, il faut être au milieu du fleuve. Le gouverneur anglais, l’un des hommes les plus aimables que j’aie rencontrés, nous mena un matin dans une chaloupe à vapeur, d’où nous pouvions suivre tous les détails de cette scène à la fois si étrange et si belle. Les temples et les palais qui bordent le fleuve sacré sont construits sur des terrasses élevées, dont les gradins de marbre et d’albâtre descendent jusque dans l’eau. Aussitôt que le soleil se lève, une foule immense les encombre ; chacun veut arriver jusqu’au fleuve, s’y plonger, y laver ses vêtements, et en quelque sorte s’imprégner de sa sainteté. L’or et les couleurs éclatantes qui recouvrent les monuments brillent de mille feux sous les rayons d’un soleil oblique ; le bruit des voix humaines et des instruments se confond dans l’espace et nous arrive à l’état de murmure. C’est bien là l’Inde que nous avions rêvée, et non pas celle que nous avions vue à Calcutta, à Delhi, à Agra, mélange d’islam, de Perse et de Manchester, où les calèches à la Daumont, conduites par des Indiens en bottes à revers, et renfermant des femmes coiffées de la dernière création de M. Félix, coudoient un rajah habillé de vêtements taillés à l’européenne et fumant languissamment une cigarette, qu’il trouve détestable, mais qui lui donne l’air civilisé, et qui, à peine rentré chez lui, profitera du secret du harem pour dépouiller tous ces oripeaux et jeter au loin ces bottines, dont les bagues qu’il porte aux doigts de pied rendent l’usage intolérable.
On ne saurait croire à quelles aberrations de goût ces malheureux princes indiens peuvent se laisser aller du moment où ils abandonnent les coutumes nationales. J’en ai vu un qui teignait sa barbe en rouge, quand il avait des rubis, et en vert quand sa parure se composait d’émeraudes, et qui paraissait enchanté de cette invention.
À Bénarès, rien de pareil ; on y vient pour faire son salut, et comme, dans tous les pays, les coutumes nationales se confondent avec les pratiques du culte, et la plupart du temps deviennent pour les ignorants la religion elle-même, l’Indien à Bénarès redevient l’Indien des siècles passés.
Il y a à Bénarès des temples de toutes les sortes, et la métempsycose y trône d’une façon absolue ; ce sont non seulement les vaches sacrées qui se promènent dans les rues et que chacun tient à honneur de nourrir ; mais les éléphants, les singes, les crocodiles ont aussi leurs sanctuaires. Les singes habitent un grand parc aux ombrages profonds, les fruits les plus rares sont en profusion à leur disposition, leur vie semble n’être qu’une gambade perpétuelle ; mais, comme l’homme, le singe aime surtout le fruit défendu ; aussi les singes sacrés, dédaignant les offrandes des fidèles, préfèrent escalader les murs de leur palais et se livrer à la maraude dans les maisons voisines.