Les merveilles de la peinture - Ligaran - E-Book

Les merveilles de la peinture E-Book

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Extrait : "Des trois arts du dessin, que la voix unanime des nations a salués par excellence du nom de beaux-arts, la peinture est le dernier, historiquement et par les dates. Peut-être a-t-elle repris le premier rang par l'estime et l'admiration qu'elle inspire..."

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Veröffentlichungsjahr: 2015

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Meurtre de saint Pierre, martyr. (Venise, église Saint-Jean et Saint-Paul)
Préface

Lorsque je reçus la bienveillante invitation d’écrire les Merveilles de la peinture, cet ouvrage, presque en son entier, se trouvait déjà fait, mais sous une autre forme. Il était dispersé par fragments dans des ouvrages antérieurs, notamment dans les cinq volumes des Musées d’Europe. Il ne fallait plus qu’extraire ces fragments, les rapprocher, les fondre dans un ordre nouveau, faire enfin de toutes ces parties disjointes un ensemble régulier. Qu’un exemple me fasse comprendre : Je prends Raphaël. Ses œuvres, comme un héritage sacré, se sont réparties entre toutes les nations. Il est peu de galeries publiques qui ne montrent avec orgueil son nom glorieux sur leurs catalogues. Raphaël est donc, en détail, presque dans chaque chapitre des Musées. Ici, tout à l’inverse, ses œuvres, de quelque part qu’elles viennent, seront concentrées dans un chapitre unique. Des pages isolées deviendront, en s’unifiant, une monographie ; des traits épars, une figure. Il en sera de même des autres dieux et demi-dieux de l’art de peindre.

Je conviens sans peine qu’un livre ainsi fait n’est guère qu’une compilation. Mais qu’importe au lecteur ? que gagnerait-il à quelques changements dans la forme des phrases, dans l’arrangement des mots ? Si les volumes des Musées d’Europe restent plus commodes pour les voyageurs qui, n’oubliant pas la visite des grandes collections d’art, cherchent l’assistance d’un guide, j’ai la confiance que le présent ouvrage sera d’une utilité bien plus manifeste pour ceux qui veulent s’instruire avant de se déplacer ou qui ne peuvent se déplacer pour s’instruire. J’espère leur offrir une histoire sommaire de la peinture, où se rangeront à leur place tout maître éminent et toute œuvre marquante de tous les temps et de tous les pays. Ce sera satisfaire, suivant mes forces, à ce qu’impose le titre du livre dont la rédaction m’est confiée.

Un mot encore pour finir : Quoique l’on m’ait concédé deux volumes au lieu d’un, vu l’immensité du sujet, il a fallu faire d’incessants sacrifices aux proportions arrêtées d’avance, et tandis qu’il arrive si souvent d’avoir besoin de s’excuser d’une prolixité superflue, je dois prier qu’on me pardonne l’excès d’une impérieuse brièveté.

CHAPITRE PREMIERLa peinture dans l’antiquité

Des trois arts du dessin, que la voix unanime des nations a salués par excellence du nom de beaux-arts, la peinture est le dernier, historiquement et par les dates. Peut-être a-t-elle repris le premier rang par l’estime et l’admiration qu’elle inspire. Mais on ne saurait le nier : comme la musique ne fut d’abord que la servante de la poésie, l’art de peindre ne fut que le serviteur des deux autres arts, leur accessoire, leur complément.

L’architecture parut la première dans le monde. Il en devait être ainsi : c’est elle qui élevait des demeures aux hommes, des palais aux princes, des temples aux dieux. La sculpture lui vint en aide, et, faisant usage des mêmes matériaux – le bois, la pierre, le marbre – lui fournit ses premiers ornements. En joignant aux lignes de l’architecture et aux formes de la sculpture l’assistance et le charme de la couleur, la peinture compléta l’ornementation des édifices.

Mais l’architecture s’était bornée à prendre ses imitations, ainsi que ses matériaux, dans la nature inorganique. La colonne était un tronc d’arbre en marbre blanc, comme les frontons, les métopes et les triglyphes du Parthénon étaient la toiture d’une cabane primitive, s’abritant de la pluie et des orages. Seulement l’art avait perfectionné, embelli, transfiguré la simple industrie, et le beau s’était ajouté à l’utile. Quand il fallut orner les palais et les temples, la sculpture naquit d’un retour de l’homme sur lui-même. Il essaya non plus seulement d’imiter les choses, mais d’imiter sa propre image. « Après avoir admiré l’univers, dit M. Charles Blanc, l’homme en vient à se contempler lui-même. Il reconnaît que la forme humaine est celle qui correspond à l’esprit… que, réglée par la proportion et la symétrie, libre par le mouvement, supérieure par la beauté, la forme humaine est, de toutes les formes vivantes, la seule capable de manifester pleinement l’idée. Alors il imite le corps humain… alors naît la sculpture… »

Mais quand la peinture naît ensuite à son tour, elle ouvre à l’homme un bien plus vaste horizon, un bien plus vaste domaine. Elle embrasse toute la nature ; elle la lui livre tout entière. La terre et le ciel, la lumière et les ombres, les êtres vivants et les choses inanimées, tout ce qui est visible enfin, et, au-delà même du réel et du connu, tous les enfantements de l’imagination, pourront se produire par son aide magique au regard de l’homme étonné et ravi. « L’univers va passer devant nos yeux, dit encore M. Ch. Blanc, et dans les spectacles de l’art, le principal personnage du drame, l’homme, va paraître, accompagné de la nature entière, qui, semblable au chœur de la tragédie antique, répondra par ses harmonies aux sentiments qu’il exprime, répétera ou traduira ses pensées, lui prêtera le prestige de sa lumière, le langage de ses couleurs, et formera pour ainsi dire un écho prolongé à tous les accents de l’âme humaine. Ce prodige, c’est la peinture qui l’accomplira. »

Bien qu’appelée à de si hautes destinées, la peinture ne fut d’abord qu’une simple coloration, soit des lignes et des reliefs dans les œuvres de l’architecture, soit des vêtements du corps dans les œuvres de la statuaire ; et, de même que les œuvres mêmes des deux arts antérieurs, cette coloration, qui ajoutait plus de clarté avec plus de charme aux objets qu’en revêtait un art plus complexe, était encore plutôt un symbole qu’une imitation. Lorsque l’Océan se figurait par un dieu colérique armé du trident, et la tempête par les joues enflées d’École, la peinture ne faisait qu’ajouter le contingent de la couleur à la forme pour symboliser les forces et les harmonies de la nature. Tous les anciens vestiges de peinture, ou plutôt de coloration, venus jusqu’à nous, soit du grand continent de l’Inde, qu’on nomme le berceau du genre humain, et qui l’est réellement des races aryennes et sémites, soit des primitives civilisations de la vieille Égypte et de la vieille Assyrie, ne sont rien de plus que des ornements symboliques ajoutés au symbolisme des formes, dans les ouvrages de l’architecture et de la statuaire.

Il faut s’avancer longtemps dans la lente voie de progrès qu’a parcourue l’esprit humain, pour trouver enfin la peinture, dégagée de ses liens de vassalité, s’exerçant à part et librement, pour trouver, après les édifices et les statues, ce que nous nommons un tableau. Comme rien dans le monde ne se fait violemment, subitement et sans transition ; comme il n’est point d’enfant sans mère (proles sine maire creata), il était naturel et nécessaire que, pour se transformer d’une simple ornementation en un art, et le plus complexe des arts, la peinture traversât des phases diverses et passât par des états intermédiaires. Ainsi, avant de s’émanciper jusqu’à sortir du temple et paraître au grand jour, on la voit peu à peu ajouter aux anciens symboles certaines représentations plus exactes de la vie réelle, et tracer sur les murailles plates et vides que lui offraient pour cadres les édifices publics, des sujets, des scènes, des drames, pris aux mœurs nationales ou aux évènements de l’histoire. C’est ainsi, par exemple, que la peinture se montre à nous dans l’Égypte de la troisième époque, après l’invasion et l’expulsion des pasteurs, sous les grands règnes de Mœris, de Ramsès, d’Aménophis, de Sésostris et de la dynastie saïte. Les hypogées de Thèbes, de Karnak, de Samoun nous ont conservé plusieurs spécimens de cet art adolescent, passant de l’esclavage à l’indépendance, d’une modeste fonction de serviteur à la dignité du commandement, de la coloration à la peinture. Nous avons quelques-uns de ces précieux vestiges à Paris même, dans celui des divers musées rassemblés au Louvre qui porte le nom d’Égyptien.

Ce sont d’abord les cercueils des momies, espèces de boîtes en bois de senteur, non plus sculptées, mais peintes, et qui reproduisent, en couleur d’une vivacité singulière, d’une fraîcheur inaltérable aux siècles, les inscriptions gravées des sarcophages de pierre, leurs enveloppes extérieures. En outre, sur le visage des momies de haute naissance était un masque peint qui reproduisait son image, et, parmi les joyaux, les amulettes, les hypocéphales (chevets sous la tête), se trouvaient de nombreuses figurines du défunt, portraits autant que possible, qui le représentaient vivant, avec les insignes de ses fonctions, roi, magistrat, prêtre, scribe, guerrier, mais tenant toujours une pioche à la main et un sac de semences sur le dos, pour indiquer les travaux d’agriculture qu’il aurait à faire dans les domaines souterrains d’Osiris.

Ce sont aussi les manuscrits hiéroglyphiques sur papyrus, de qui les figures symboliques de l’écriture sacrée font de véritables peintures. Quelques-uns de ces monuments sont très vastes, très beaux et d’une merveilleuse conservation ; le n° 1, par exemple, qui représente, en seize tableaux symboliques, autant de scènes de la vie religieuse d’un Égyptien appelé Amménèmes, et le n° 8, où se trouvent tracées et coloriées, à propos de l’enterrement d’un secrétaire de justice appelé Névoten, toutes les cérémonies du grand rituel des funérailles, avec le texte explicatif extrait du Livre des manifestations à la lumière. Ce sont enfin des tableaux funéraires qui se trouvaient, comme les stèles, encastrés dans les parois des hypogées.

Les uns sont sculptés en bas-relief, ou peints comme à la gouache sur des tables en pierre calcaire, et souvent ces deux procédés se réunissent dans une sculpture coloriée ; les autres sont peints à la détrempe sur des panneaux de bois de sycomore. Presque tous les sujets de ces tableaux sont des proscynémates, des actes d’adoration envers les divinités qui présidaient spécialement à la destinée des âmes. Cependant nous avons aussi des peintures, par malheur en petit nombre, qui appartiennent à la vie civile, à la vie des vivants. Dans l’une d’elles, on voit une espèce de marché, des esclaves apportant du gibier, du poisson, des amphores ; dans une autre, certains travaux agricoles, le labour, la moisson. Les hommes y sont nus, n’ayant que le schenti, espèce de pagne autour des reins, comme encore aujourd’hui les malheureux fellahs qui cultivent le limon du Nil sur ses deux rives. Malgré la totale ignorance de la perspective et du raccourci, malgré le défaut habituel des yeux et des épaules, vus de face dans des figures de profil, le dessin ne manque ni de correction, ni de vérité, ni d’une certaine grâce naïve ; et malgré l’absence des nuances intermédiaires formées par le mélange des couleurs simples, le coloris est juste, vif, agréable, solide.

Toutefois, ce ne sont là que des curiosités, les incunables de l’art. Si l’on veut trouver l’art de peindre hors de l’enfance et dans sa virilité, il faut franchir tout l’espace qui sépare l’Égypte des pharaons de la Grèce de Périclès. Mais auparavant, pour nous faire une vue nette et précise de ce que put être cet art en Égypte, rappelons-nous quelle idée générale et supérieure y domina tout, religion, politique, lois, sciences, arts, coutumes publiques, usages privés, tout, jusqu’aux plaisirs et aux divertissements. Cette idée est l’immutabilité et l’éternité. Il fallait que rien ne changeât et que rien ne pérît ; il fallait donner aux vivants une vie à jamais uniforme, et aux morts mêmes une durée immortelle. Voilà pourquoi les nations étrangères, offusquées de cette perpétuelle monotonie, appelaient l’Égypte amère et mélancolique. C’est pour obéir à cette idée que, dès la quatrième dynastie, les Égyptiens dressèrent les pyramides de Djizeh sur leurs assises impérissables ; qu’ils taillèrent le temple de Karnak, les Portes des rois et les hypogées de Samoun, dans les flancs des rochers de granit ; qu’enfin ils condamnèrent les arts d’ornementation, la statuaire et la peinture, à ne jamais sortir des mêmes sujets, des mêmes proportions, des mêmes formes typiques. Pour prévenir le sentiment d’indépendance que l’art pouvait communiquer aux esprits, seulement par l’imitation libre de la nature, les prêtres lui imposèrent des canons ou règles immuables, et placèrent dans les temples des modèles qu’il fût tenu d’imiter à perpétuité. Il est même probable que, pour sûreté plus grande, les prêtres se réservèrent la culture exclusive des arts – comme celle des sciences, astronomie et médecine – comme celle des lettres, actes publics et chroniques nationales – ne laissant que les métiers au reste du peuple. De cette manière, borné dans son domaine, l’art ne put ajouter aux images des divinités que celles des rois, des ministres de cour et des pontifes ; il ignora le culte des héros et celui des vainqueurs, soit aux jeux du corps, soit aux luttes de l’esprit ; et, retenu dans son essor, il ne put s’exercer, se montrer même que par l’habileté toute manuelle de la délicatesse et du poli. Toutes ses phases de progrès, d’élévation, d’abaissement, de renaissance, de décadence et de chute, s’enferment dans les étroites limites de la simple exécution. Aussi Planton pouvait-il dire de son temps que la sculpture et la peinture exercées en Égypte depuis tant de siècles, n’avaient rien produit de meilleur à la fin qu’au commencement.

C’est à la Grèce, toujours à la Grèce, qu’il faut remonter pour trouver en toutes choses les germes et les origines de notre moderne civilisation. Philosophie, législation, lettres, sciences, arts, industrie, nous lui devons tout. Elle est notre commune et universelle institutrice. Lorsque l’Europe, submergée sous l’inondation des barbares du nord-est, perd de cette institutrice les traces glorieuses, elle tombe dans les ténèbres du Moyen Âge; lorsqu’enfin elle les retrouve, grâce aux Arabes et aux byzantins, elle revient à la lumière, elle entre dans sa renaissance, dans sa floraison. Allons donc demander à la Grèce les commencements du véritable art de peindre.

Nous pourrons bien, dans son histoire, marquer trois grandes époques successives : le siècle de Pisistrate (vers 550 avant J.-C.) pour l’architecture ; le siècle de Périclès (vers 440) pour la sculpture, et le siècle d’Alexandre (vers 330) pour la peinture. Mais nous ne saurons rien des débuts, des essais, des tâtonnements d’un art qui s’ignore et se cherche avant de s’affirmer.

Tout le monde connaît la légende de Dibutade, cette jeune fille de Sicyone, qui traça le portrait de son amant en dessinant sur le mur le profil de l’ombre que projetait la lumière d’une lampe. Si l’on a voulu exprimer par ce symbole que le dessin est la base rudimentaire de la peinture, on a exprimé une idée vraie, évidente. Mais le dessin est aussi la base de la statuaire et de l’architecture. Lorsque Dédale, en dégageant du corps pour les mettre en action les membres des immobiles figures égyptiennes, donnait la vie à ses propres figures, il les avait dessinées avant de dégrossir ses pièces de bois ou ses blocs de pierre ; et l’architecte inconnu qui éleva dans Mycènes la Porte des Lions et le Trésor d’Atrée, en avait tracé le plan, les coupes et les formes. Les trois arts sont tous trois les arts du dessin, et l’on pourrait dès lors en faire remonter l’origine presque à l’origine de l’espèce humaine. En effet, dans les débris des époques reculées et primitives que les géologues nomment l’âge d’airain – parce que le fer était encore inconnu, – et l’âge de pierre, parce que l’homme ne savait encore se servir d’aucun métal, – dans ces débris qu’ont livrés certaines cavernes, ou les cités lacustres, ou les dolmens, qui furent des tombeaux, il se rencontre des essais de dessin, d’informes représentations d’êtres et d’objets, tracés sur la pierre ou l’airain, ou sur les cornes et les omoplates d’animaux divers. Mais revenons à la peinture qui réunit au dessin le coloris. Pour s’en proclamer les inventeurs, les Grecs pouvaient prétendre avec raison que leurs artistes avaient marché successivement de la simple ligne ou contour à la couleur ou ton, puis à l’union des tons, formant le relief, le clair-obscur, les plans divers. On peut consulter Pausanias au chapitre XV de l’Attique (du Pœcile et de ses peintures) ; on peut consulter aussi les détails assez longs que donne Pline, dans le XXXVe livre de son Histoire naturelle sur la peinture des Grecs, depuis Cléophas, de Corinthe, qui colorait ses dessins avec de la poussière de terre cuite, et Apollodore, d’Athènes, qui donna les premières règles de la perspective, jusqu’au grand Apelles « qui surpassa tous ses devanciers et tous ses successeurs. » (Qui omnes prius genitos futurosque superavit.)

C’est à Polygnote, de Thasos (il florissait vers la XCe olympiade, ou l’an 416 avant J.-C.), que Théophraste donne ce nom d’inventeur de la peinture ; jusqu’à lui, en effet, ou du moins jusqu’à son père Aglaophon, il n’y avait guère eu que des peintres monochromes, c’est-à-dire n’employant qu’une seule couleur. Polygnote réunit dans ses œuvres au moins les trois couleurs fondamentales, le rouge, le jaune et le bleu, y ajouta même un noir qu’il composait en brûlant du marc de raisin, et sut obtenir par leur mélange des teintes intermédiaires ; toutefois, au dire d’Aristote, de Cicéron, de Quintilien, il s’était rendu surtout célèbre par la belle forme de ses figures et le grand caractère qu’il savait leur donner. C’est qu’il avait appris la statuaire aussi bien que la peinture, et qu’ainsi, plus épris du dessin que de la couleur, il chercha surtout la pureté des lignes et la beauté idéale des formes ; c’est aussi que, nourri de la lecture des poèmes homériques, il y puisa le sentiment des hautes et fortes pensées. Aussi Aristote disait-il plus tard à ses disciples : « Passez devant ces peintres qui font les hommes tels qu’ils les voient ; arrêtez-vous devant Polygnote, qui les fait plus beaux qu’ils ne sont. » Polygnote fut chargé d’orner les portiques du Pœcile à Athènes, et de la Lesché à Delphes. Il y exécuta des œuvres monumentales, probablement des espèces de fresques peintes sur la muraille et fixées par un encaustique. C’étaient de vastes compositions, qui réunissaient, à ce qu’on assure, jusqu’à deux cents personnages, et dont il prit en grande partie les sujets parmi les épisodes de l’Iliade, celle de toutes les légendes historiques qui fut la plus chère aux Grecs. On dit que la sœur de l’illustre Cimon, fils de Miltiade, la belle veuve Elpinice, consentit à lui servir de modèle pour la figure de Laodice, l’une des filles de Priam. Peut-être a-t-elle également posé pour le Sacrifice de Polyxène, pathétique sujet qui aurait, d’après la conjecture de M. Beulé, inspiré à Euripide le plus touchant passage de sa tragédie d’Hécube. Néoptolème, fils d’Achille, a tiré de la gaine le couteau doré… On laisse libre la jeune vierge, qui veut descendre parmi les morts non pas en esclave mais en reine… « Prenant ses voiles au-dessus de l’épaule, elle les déchire jusqu’au milieu des flancs ; elle découvre ses seins, beaux comme ceux d’une statue ; puis, posant le genou à terre : Voici ma poitrine, jeune guerrier ; si c’est là que tu veux frapper, si c’est à la gorge, la voici prête et tournée comme il le faut. »

Mais à Delphes, plus encore qu’à Athènes, Polygnote prodigua ses grandes œuvres. Il ne faut pas moins de sept chapitres à Pausanias pour énumérer sèchement les sujets de peinture dont il orna la Lesché des Coridiens ; il y plaça, entre autres, face à face, la Prise de Troie et la Descente d’Ulysse aux enfers. Ces gigantesques compositions étaient toutefois simplifiées par le système qu’avait adopté Polygnote. « Un arbre, dit M. Beulé, désignait une forêt, deux maisons une ville, une colonne un temple, une galère une flotte, une draperie l’intérieur d’un palais. Par là les personnages, entourés d’air, dégagés des accessoires, conservaient leur importance. »

Riche de patrimoine, Polygnote put ajouter l’indépendance de la fortune à la dignité du caractère. Pour tous ces immenses travaux d’Athènes et de Delphes, il ne voulut accepter aucune rémunération. Il fut alors honoré d’une récompense nationale que personne ne partagea plus avec lui : le conseil des amphictyons, interprète de la publique reconnaissance, lui décerna le droit d’hospitalité gratuite dans toutes les villes de la Grèce. C’était encore plus noble que d’être logé et nourri dans le Prytanée aux frais de l’État.

Le plus grand nom de la peinture grecque amené par les dates après Polygnote est celui de Parrhasius, d’Éphèse. Avec lui nous voyons la peinture non seulement sortir du temple, mais descendre des murailles, s’exercer sur des cadres mobiles et portatifs ; avec lui nous voyons enfin le tableau ; l’art de peindre est libre et complet. Parrhasius passe pour avoir appris à l’école de Socrate (fils d’un sculpteur et sculpteur lui-même) comment il fallait exprimer les passions humaines. C’est par cette expression, comme par la correction et l’élégance, que brillaient ses figures, et, si l’on en croit Pline, il avait de plus une délicatesse et une fluidité de pinceau qui devaient faire de lui une espèce de Corrège hellénique. Devenu maître à son tour, il écrivit un Traité sur la symétrie des corps. Mais ce qu’il prit dans l’enivrement du succès, des louanges et de la fortune, et non dans les leçons du sage, ce fut un grand mépris pour ses rivaux, et une telle infatuation de lui-même, qu’il se disait fils d’Apollon, et qu’il vivait avec le faste d’un prince asiatique. On rapporte qu’ayant peint, en concurrence avec Timante, un tableau dont le sujet était Ajax disputant à Ulysse les armes d’Achille, et voyant préférer au concours l’œuvre de son émule : « Ce n’est pas moi qu’il faut plaindre, dit-il à ses amis qui s’efforçaient de le consoler, mais le fils de Télamon, victime une seconde fois de la sottise des juges. »

Des rivaux de Parrhasius le plus illustre fut Zeuxis, d’Héraclée. Je ne raconterai point leur bizarre dispute pour le prix de peinture, les raisins becquetés par des oiseaux, le rideau si parfaitement imité que les spectateurs demandèrent qu’il fût tiré pour voir ce qu’il cachait, etc. Bien que des hommes graves, Cicéron et Pline, rapportent tous deux cette anecdote, ce sont là des puérilités qu’il faut laisser aux recueils de contes, mais qui rabaisseraient l’art si l’on rabaissait l’histoire en les reproduisant. Veut-on comparer ces deux grands artistes contemporains ? Alors il faut dire, avec Aristote et Quintilien, que Parrhasius l’emporta par l’expression, Zeuxis par le coloris. En effet, si ce dernier inventa réellement la manière de ménager les jours et les ombres (luminum umbrarumque invenisse rationem traditur), c’est du clair-obscur qu’il est l’inventeur, dernière et plus haute qualité de la peinture pour le rendu des objets, celle qui fait surtout sa supériorité, qui l’élève au-dessus des autres arts. Zeuxis, comme Parrhasius, fut célèbre, riche, orgueilleux. Il avait fini par ne plus vouloir vendre ses ouvrages, disant que nul prix n’en égalait la valeur, mais il en faisait payer la vue, et, par exemple, il montra pour de l’argent cette admirable Hélène, dans laquelle il avait rassemblé les traits et les formes des cinq belles jeunes filles que lui envoyèrent les habitants de Crotone, et qui fut dès lors appelée Hélène la courtisane. Verrius Flaccus rapporte qu’ayant peint une vieille femme, Zeuxis fut pris d’un tel accès de fou rire devant ce portrait qu’il en mourut : autre conte digne d’accompagner ceux de Cicéron et de Pline sur les raisins et le rideau.

C’est Apelles, de Cos, qui, dans la Grèce, couronne l’art de peindre, comme on a vu depuis Raphaël en Italie, ou Rubens dans les Flandres ; et ce fut aussi en résumant dans son style et sa manière tous les mérites de ses devanciers et de ses contemporains. On le nommait de son vivant le prince des peintres, et, jusqu’à nos jours, les poètes ont nommé la peinture l’art d’Apelles. Quel éloge pourrions-nous ajouter à ce cri de toutes les époques et de toutes les nations ? D’abord disciple d’Éphore l’Éphésien, Apelles passa ensuite dans l’atelier de Pamphile de Sicyone, maître sévère, qui exigeait de ses élèves dix années d’étude, chèrement achetées, et voulait que leur instruction s’étendît à l’histoire, à la poésie, à la philosophie. Apelles, dit-on, lui paya dix talents (54 000 francs) son éducation d’artiste ; mais il joignit ainsi les préceptes de la forte école dorienne aux premiers enseignements de l’aimable Ionie, et, comme Phidias, réunit les deux principaux éléments du génie grec. Appelé par Philippe en Macédoine, après que Zeuxis l’eut été par Archelaüs, Apelles devint bientôt le favori d’Alexandre le Grand, qui ne voulut plus avoir d’autre peintre que lui, de même qu’il n’eut d’autre statuaire que Lysippe, d’autre graveur en médailles ou en monnaies que Pyrgotèle. On sait qu’Alexandre lui céda gracieusement sa belle esclave Campaspe (ou Pancaste, d’après Elien), celle qui lui servit de modèle pour la célèbre Vénus Anadyomène (exeuns a mari) ; on sait également qu’Alexandre se plaisait dans la société de l’artiste, et que celui-ci parlait au conquérant avec une liberté fière. Un jour que le vainqueur de Tyr et de Babylone dissertait sur la peinture avec toute l’ignorance d’un chef d’armée : « Parlez plus bas, lui dit Apelles ; les ouvriers qui broient mes couleurs se moqueraient de vous. » Une autre fois qu’Alexandre restait assez froid devant un de ses portraits équestres que venait d’achever Apelles, son cheval hennit à la vue du coursier représenté dans le tableau : « Votre cheval, dit l’artiste au roi, s’entend mieux que vous en peinture. » Il est pourtant difficile de croire qu’il osât parler avec cette franchise ou plutôt cette brutalité à l’irascible meurtrier de Clytus.

Ce fut Apelles qui, payant avec une générosité que l’on crut folle un tableau de Protogène, apprit aux Rhodiens qu’ils avaient dans leurs murs un grand peintre méconnu. Ce fut lui qui confondit l’envieux Antiphile, peintre de grylles ou caricatures, et le supplanta dans la faveur de Ptolémée Soter, qui gouvernait l’Égypte après la mort d’Alexandre. Accusé par son rival de complicité dans une trame contre la vie du roi, et son innocence reconnue, Ptolémée, dit-on, lui livra l’accusateur pour esclave. Ce qui paraît plus certain que cette étrange générosité royale, c’est que l’accusation d’Antiphile lui fournit l’occasion de son célèbre tableau de la Calomnie. Il y mit une espèce de roi Midas, personnification du public, qui écoutait de ses longues oreilles le Soupçon et l’Ignorance, tandis que la Calomnie, superbe et richement vêtue, lui amenait, en le traînant par les cheveux, un jeune homme qui prenait le ciel à témoin. Mais elle était suivie du Repentir, et, dans le lointain, s’approchait l’auguste Vérité.

Apelles connaissait la valeur du temps et la nécessité d’un continuel exercice de l’esprit et de la main. Aussi se vantait-il de ne jamais laisser passer un jour sans exercer son pinceau. C’est de là que fut fait, dit-on, le proverbe latin : Aucun jour sans une ligne (Nulla dies sine linea). Moins vaniteux et moins infatué de son mérite que Zeuxis ou Parrhasius, Apelles aimait à exposer ses ouvrages avant qu’ils fussent achevés, pour avoir d’abord l’avis des connaisseurs et même l’opinion de la foule. On raconte qu’un cordonnier ayant signalé certain défaut dans la sandale d’une de ses figures, l’artiste s’empressa de corriger ce défaut. Mais l’artisan, fier d’un premier succès, voulut reprendre aussi quelque chose dans la jambe. Apelles alors lui répondit ces mots, devenus un autre proverbe latin : « Cordonnier, pas plus haut que la semelle (Ne sutor ultra crepidam). » Semblable en cela à Parrhasius, Apelles avait composé sur son art divers ouvrages que Pline paraît avoir connus (voluminibus etiam editis quæ doctrinam eam continent), mais desquels nous ne savons pas même aujourd’hui les sujets et les titres. Enfin il passe pour avoir inventé un vernis qui avivait les couleurs, qui les garantissait de la poussière et de l’humidité, et que Josuah Reynolds croit peu différent des vernis modernes. Peintre aimable et charmant, fin dessinateur, élégant coloriste, mais favori, c’est-à-dire courtisan des princes, Apelles fit surtout des portraits, c’est-à-dire des flatteries, et non plus de grandes œuvres nationales et monumentales comme le vieux Polygnote. Entre eux se fait voir et sentir toute la distance qui sépare le siècle d’Alexandre du siècle de Périclès, et la Grèce déchue, asservie, de la Grèce libre, triomphante. « C’est que les caresses des rois, dit justement M. Beulé, sont plus funestes parfois que leur disgrâce ; c’est que la liberté, que tant d’hommes calomnient ou rejettent, double la puissance du génie, parce qu’elle lui laisse toute sa dignité. »

Arrivé dans son Histoire naturelle aux couleurs et à leur emploi, Pline consacre un chapitre à la peinture. Mais il se borne à nommer, par époques, une foule de peintres – plus de cent, parmi lesquels quatre femmes – à mentionner leurs plus fameux tableaux, et à raconter des anecdotes que se sont transmises tous les recueils d’anas. Voici, d’après lui, les noms des meilleurs ouvrages laissés par les peintres de l’antiquité grecque :

 

PARRHASIUS : Le Peuple d’Athènes, la Nourrice Crétoise, Thésée, les deux Hoplites, Bacchus devant la Vertu, un Archigalle (chef des prêtres de Cybèle), etc.

ZEUXIS : Pénélope, Jupiter entouré de dieux, Junon Lucine, Hercule enfant, un Athlète, Hélène la courtisane, etc.

TIMANTE : Le Sacrifice d’Iphigénie, un Héros, un Cyclope, etc.

PAMPHILE : La Bataille de Phlionte, Ulysse en mer, Glycère, une Alliance, etc.

APELLES : Plusieurs Portraits d’Alexandre, la Pompe de Mégabyse, Castor et Pollux, Néoptolème combattant les Perses, Clytus à cheval, Antigone à cheval, Diane au milieu d’un chœur de nymphes, le Tonnerre, les Éclairs, la Foudre, la Calomnie, la Vénus Anadyomène, tableau qui fut placé par Auguste dans le temple de César, etc.

ARISTIDE : Bacchus et Ariane, Biblis mourant d’amour pour son frère, Vieillard donnant des leçons de lyre à un enfant, un Suppliant, une Bataille entre les Grecs et les Perses, vaste composition qui réunissait jusqu’à cent figures, etc.

NICOMAQUE : L’Enlèvement de Proserpine, la Victoire, etc.

PROTOGÈNE : Le Satyre Anapavomène, le Roi Antigone, la Mère d’Aristote, enfin Ialysse, tableau sur lequel il mit, dit-on, quatre couches de couleurs pour le rendre plus durable, et qui sauva de l’incendie Rhodes, ville natale du peintre, car Démétrius, qui l’assiégeait, ne voulut pas brûler la ville, dans la crainte de brûler le tableau.

 

Par une fatalité à jamais déplorable, aucun ouvrage des peintres grecs n’est arrivé jusqu’à nous. Malgré les ravages du temps et des barbares de plusieurs âges, l’architecture et la statuaire ont laissé d’assez nombreux monuments et d’assez magnifiques pour que nous puissions sainement juger de l’état de ces deux arts dans la Grèce. Depuis deux mille ans et plus, les chefs-d’œuvre qu’ils ont produits font à la fois les délices et le désespoir de ceux qui les cultivent. Nous pouvons voir encore les ruines du Parthénon, du temple de Thésée, du temple de Neptune à Pæstum ; les musées d’Italie sont pleins des admirables reliques de la statuaire grecque nous avons à Paris la Vénus de Milo, la Diane chasseresse, le Gladiateur, l’Achille ; Munich possède les marbres d’Égine, et Londres ceux de Phidias au Parthénon. Quant à la peinture, s’exerçant sur des matériaux plus fragiles, elle n’a pu survivre aux tempêtes qui ont englouti l’ancienne civilisation tout entière et rejeté l’esprit humain, comme un autre Sisyphe, des hauteurs qu’il avait atteintes, aux humbles débuts d’une nouvelle carrière, qu’il a dû remonter par une pente longue et pénible. Nous ne connaissons point, à proprement parler, la peinture des anciens. Mais nous pouvons du moins la juger par des analogies évidentes et des indices suffisants.

D’abord elle occupa, dans l’estime des peuples de l’antiquité, la même place qu’elle occupe, au milieu des autres arts, dans l’estime des modernes ; et les noms d’Apelles, de Zeuxis, de Parrhasius, de Polygnote, de Protogène, d’Aristide, de Pamphile, de Timante, de Nicomaque, ne sont pas moins grands, pas moins illustres que ceux de Phidias, d’Alcamène, de Polyclète, de Praxitèle, de Myron, de Lysippe ou que ceux d’Hippodamus, d’Ictinus et de Callicrates.

Cette haute estime des anciens pour la peinture se montre encore clairement dans la valeur vénale qu’ils donnèrent à ses ouvrages. « Recherchés avec un égal empressement par les grands de Rome et par les rois, dit Émeric David (de l’Influence du dessin sur la richesse des nations), les chefs-d’œuvre des maîtres s’élevèrent à des prix qui nous paraissent aujourd’hui prodigieux. » S’il est vrai qu’une statue de marbre, faite par un artiste médiocre, valut couramment 12 000 francs de notre monnaie dans cette Rome où les statues, au dire de Pline, étaient plus nombreuses que les habitants, où Néron en amena cinq cents, en bronze, du seul temple de Delphes, et du sol de laquelle on en avait tiré, au temps de l’abbé Barthélemy, plus de soixante-dix mille ; s’il est vrai que le Diadumène de Polyclète fut payé cent talents (540 000 francs), et que le roi Attale offrit vainement aux habitants de Gnide d’acquitter toutes leurs dettes en échange de la Vénus de Praxitèle ; les autres produits de cette haute industrie qui s’appelait l’art, et de laquelle Athènes conquit le monopole, s’élevaient à une valeur qu’on ne leur croit plus de nos jours, qu’on ne leur soupçonne peut-être pas. D’après le témoignage uniforme de Plutarque et de Pline, qu’on eut démentis s’ils eussent fait des mensonges ou des exagérations, Nicias refusa d’un de ses tableaux 60 talents (324 000 francs), et en fit présent à la ville d’Athènes ; César paya 80 talents (432 000 francs) les deux tableaux de Timomaque qu’il plaça à l’entrée du temple de Venus Genitrix ; un tableau d’Aristide, qu’on nommait le Beau Bacchus, se vendit 100 talents (540 000 francs), comme le Diadumène de Polyclète ; et quand la ville de Sicyone fut chargée de dettes que ses revenus ne permettaient plus d’acquitter, elle vendit les tableaux qui appartenaient à la chose publique, et le produit de ces ouvrages lui permit de se libérer entièrement.

Périclès avait fait un bon calcul, en même temps qu’une belle œuvre, lorsqu’il dépensa, pour ériger le Parthénon sous la direction supérieure de Phidias, jusqu’à 4 000 talents (22 millions de francs) – trois fois le revenu total de la république – en travaux d’architecture, de sculpture et de peinture et en récompenses aux artistes célèbres. Il assurait à sa patrie la puissance et la richesse simplement par le moyen de sa supériorité dans les arts. Comment l’Attique, dont le territoire étroit, rocailleux, presque stérile, n’avait ni champs de blé, ni prairies, ni forêts, ni troupeaux, et ne produisait ni fer, ni chanvre, ni laine, ni cuir ; qui achetait du dehors sa nourriture, sa boisson, ses vêtements, ses meubles, ses métaux, ses bois de construction, ses voiles, ses cordages, ses chevaux, ses esclaves ; qui n’avait à livrer, en retour de tant de productions étrangères, que l’huile des arbres de Minerve, le miel de l’Hymette et le marbre du Pentelès ; comment l’Attique, « cette partie décharnée du squelette du monde, » ainsi que la nommait Platon, a-t-elle pu nourrir une population de cinquante mille citoyens libres, servie par quatre cent mille esclaves ? comment s’est-elle donné une marine et une cavalerie ? comment a-t-elle assujetti les îles de l’Archipel, fondé de lointaines colonies, vaincu les hordes innombrables du roi de Perse, lutté contre Philippe, résisté à Sylla ? C’est qu’à défaut d’agriculture, elle avait la haute industrie ; c’est qu’elle possédait, en tous genres de belles choses, les meilleures manufactures de toute la Grèce, c’est-à-dire du monde connu. Et cette supériorité dans l’industrie, qui lui fit supplanter l’une après l’autre Égine, Sicyone, Rhodes et Corinthe, elle la devait à sa supériorité dans les arts. « La Minerve colossale de Phidias, dit Émeric David, dont on apercevait le panache du promontoire de Sunium, appelait les commerçants de tout l’univers dans les ateliers où se créaient les tableaux, les statues, les broderies, les vases, les casques, les cuirasses ; dont le prix devait entretenir la richesse et la population de l’Attique. »

Ce qui précède suffit pour démontrer rigoureusement que la peinture des anciens valait leur statuaire et leur architecture, de façon que l’excellence des débris de ces deux derniers arts prouve à la fois l’excellence du premier. Certes, si, dans les âges futurs, notre civilisation périssait sous d’autres invasions de barbares, et qu’il ne restât plus, pour la faire connaître d’une autre civilisation née après elle, que les débris de Saint-Pierre de Rome et des palais de Venise, avec quelques-unes des statues qui les décorent, les hommes de ces autres temps, en voyant dans quelle estime nous tenons Raphaël, Titien, Rubens, Poussin, Velazquez, Rembrandt, ne devraient-ils pas penser que les œuvres de ces peintres, quoique détruites, égalaient les œuvres encore subsistantes de Bramante et de Palladio, de Donatello et de Michel-Ange ?

D’ailleurs il nous est resté des descriptions de tableaux, à défaut des tableaux eux-mêmes, et l’on a, de plus, retrouvé quelques fragments matériels de la peinture antique, qui viennent à l’appui de ce raisonnement, et ne laissent aucun doute sur l’excellence de l’art que représentent ces précieux débris. Telles sont, d’une part, et sans compter les éloges détaillés de Cicéron et de Quintilien, les descriptions que fait Pausanias des peintures du Pœcile à Athènes et de la Lesché à Delphes, celles que fait Pline des tableaux de Vénus et de la Calomnie par Apelles et de Pénélope par Zeuxis, celle enfin que fait Lucien de l’Hélène courtisane par ce dernier peintre. Tels sont, d’une autre part, les vases peints, qu’on appelle improprement étrusques, et qui sont grecs, de fabrication comme de style. Telles sont encore les arabesques des bains de Titus, découvertes sous l’église de San Pietro in Vincula, lors des excavations commandées par Léon X, les fresques trouvées dans le sépulcre des Nasons, dans les catacombes païennes, dans quelques chambres sépulcrales, et plus récemment les fresques d’Herculanum et de Pompéi, beaucoup plus importantes, quoique simples décorations de maisons bourgeoises dans de petites villes à 50 lieues de Rome. Tels sont aussi quelques dessins monochromes sur marbre et sur pierre ; par exemple, Thésée tuant le Centaure et les Dames jouant aux osselets, merveilleuses compositions tracées sur marbre blanc avec une espèce de sanguine que Pline appelle cinabris indica, toutes deux au musée de Naples ; telles sont enfin quelques mosaïques grecques et romaines, entre autres l’admirable mosaïque trouvée à Pompéi dans la maison dite du Faune, parce qu’elle avait déjà livré le charmant petit Faune dansant, honneur du cabinet des bronzes au même musée de Naples.

Cette mosaïque, le plus important vestige de la peinture des anciens qui soit arrivé jusqu’à nous, ne peut être autre chose que la copie d’un tableau, probablement de l’un des tableaux grecs apportés à Rome après la conquête. On peut le croire de Philoxène, d’Érétrie, élève de Nicomaque, de qui l’on sait qu’il peignit, en effet, pour le roi Cassandre, une des batailles d’Alexandre contre les Perses. La mosaïque formait le pavé du trictinium (salle à manger) dans la maison du Faune. Entourée d’une espèce de cadre, elle réunit vingt-cinq personnages et douze chevaux, à peu près de grandeur naturelle, et forme ainsi un véritable tableau d’histoire. Elle représente certainement l’une des batailles d’Alexandre contre les Perses, et probablement la victoire d’issus, car le récit de Quinte Curce (lib. III) est parfaitement d’accord avec l’œuvre du peintre.

Si le tableau original, dont cette mosaïque doit être une copie, est d’origine grecque, le peintre et l’historien auront puisé aux mêmes traditions ; s’il est d’origine romaine, l’artiste aura porté sur sa toile les détails donnés par l’historien d’Alexandre, comme de nos jours, par exemple, Louis David a composé son Léonidas sur le récit de Barthélemy (Introd. au Voyage d’Anacharsis).

La simple vue des divers objets que nous avons mentionnés démontre invinciblement, d’abord que les peintres de l’antiquité savaient traiter tous les sujets, mythologie, histoire, paysages, marines, animaux, fruits, fleurs, costumes, ornements, et jusqu’à la caricature ; ensuite que, traitant de grands sujets et embrassant de vastes compositions, ils savaient y mettre une belle ordonnance, une heureuse disposition de groupes, des plans divers, des raccourcis, du clair-obscur, le mouvement, l’action, l’expression du geste et du visage, toutes les qualités enfin de la haute peinture, que les modernes ont communément refusées aux anciens pour s’en croire les inventeurs.

D’Athènes passons à Rome.

Honteux d’être, en toute chose de goût, les disciples des Grecs asservis, et quoique l’ancienne loi religieuse des Latins fût, comme celle des Hébreux, hostile aux images, les Romains se vantèrent d’avoir une école nationale de peinture. Leurs écrivains prétendirent que, vers l’an 450 de Rome, un membre de l’illustre famille des Fabius, surnommé Pictor, et qui tirait son nom de sa profession, avait exécuté des peintures dans le temple de la Santé. Ils citèrent aussi, dans le siècle suivant, un certain poète dramatique, nommé Pacuvius, neveu du vieil Ennius, qui aurait peint lui-même les décorations de son théâtre, ce que fit encore, cent ans plus tard, Claudius Pulcher. On raconte en outre que Lucius Hostilius exposa, dans le Forum, un tableau où il s’était représenté montant à l’assaut de Carthage, ce qui lui valut tant de popularité qu’il fut nommé consul l’année suivante. Tout cela paraît fort douteux, et ressemble aux contes de Tite Live sur le berceau de Rome. Ce qui est vrai, incontestable, c’est que, lorsqu’ils pénétrèrent en conquérants dans la Grèce, les Romains ne montrèrent aucun goût pour les arts, aucune connaissance. Ils commencèrent, en vrais barbares, par briser les statues et éventrer les tableaux. Enfin, Metellus et Mummius, arrêtant la fureur stupide des soldats, envoyèrent pêle-mêle à Rome ce qu’ils trouvèrent dans les temples de la Grèce, mais sans se faire une exacte idée de la valeur de ces dépouilles opimes. Ce Lucius Mummius, qui déposa dans le temple de Cérès le célèbre Beau Bacchus d’Aristide, était d’une telle ignorance qu’après la prise de Corinthe, il menaça ceux qui portaient à Rome les tableaux et les statues pris dans cette ville de les forcer, s’ils les perdaient en route, à en fournir de neufs.

Bataille d’Issus. – Mosaïque trouvée à Pompéi

Les Romains, en imitant leurs voisins les Étrusques, dont ils empruntèrent l’industrie et les arts, devinrent grands architectes, et surtout grands ingénieurs ; ils construisirent des routes, des chaussées, des ponts, des aqueducs, qui, survivant à leur empire, excitent encore aujourd’hui notre étonnement et notre admiration. Mais, pour les arts de sculpter et de peindre, ils n’en eurent une véritable connaissance que par les ouvrages des Grecs. Bien plus : à Rome même, il n’y eut guère d’autres artistes que les artistes grecs, qui allaient, comme les grammairiens et les pédagogues, exercer leur profession dans la capitale du monde. Ce fut un peintre grec, Métrodore, d’Athènes, qui vint exécuter à Rome, pour le triomphe de Paul Émile, les tableaux qu’on portait processionnellement à la suite du général vainqueur, et que Tite Live appelle simulacra pugnarum picta. Transplantés hors de leur pays, réduits à la condition d’artisans, les artistes grecs n’eurent plus à Rome ces inspirations originales que donnent seules l’indépendance et la dignité. Ils y formèrent une école d’imitation, qui dut nécessairement s’altérer et décroître. La peinture d’ailleurs se trouva bientôt retombée au dernier rang des trois arts du dessin. Nécessaire aux grands travaux commandés par les empereurs, l’architecture fut honorée et partant cultivée ; la sculpture aussi, qui fournissait aux temples nouveaux les statues des Césars déifiés. Mais la peinture, réduite à décorer l’intérieur des maisons, devint en quelque sorte un art domestique, un simple métier.

Aussi, quoiqu’ils eussent défendu la peinture aux esclaves, les Romains dédaignaient d’en faire leur profession. L’on cite bien, parmi les peintres, un certain Turpilius, chevalier ; mais il habitait Vérone. On cite encore Quintus Pedius, fils d’un personnage consulaire ; mais il était muet de naissance, et, pour que sa famille lui fît apprendre la peinture comme passe-temps, il fallut l’expresse permission d’Auguste. Enfin, le peintre Amulius, qui a laissé quelque réputation, travaillait sans quitter la toge (pingebat semper togatus ; Pline), pour n’être pas confondu avec les étrangers et pour garder dans cet exercice la dignité de citoyen romain. La décadence était flagrante. Peu à peu, l’on en vint à préférer la richesse à la beauté, c’est-à-dire les métaux précieux aux simples couleurs. Pompée avait exposé son portrait fait en perles, et Néron imagina de dorer l’Alexandre en bronze de Lysippe, après s’être fait peindre lui-même dans un portrait de 120 pieds de haut, folie pour laquelle il semble que Pline, a dit : Nostræ ætatis insaniam in pictura non omittam. Enfin, l’on cultiva de préférence la ciselure, la damasquinerie ; et la peinture, perdant toute noblesse et tout caractère, fut décidément réduite au rôle de décoration d’intérieur, au style conforme à cet abaissement. « Ludius, dit Pline, inventa l’art charmant des décorations pour les murs des appartements, où il sema maisons de plaisance, portiques, arbrisseaux, bosquets, forêts, collines, étangs, fleuves, rivages, en un mot tout ce que désire le caprice de chacun. » Pline cite également les petits sujets d’un certain Pyréicus, qui peignait des boutiques de cordonnier et de barbier, des ânes, des provisions de cuisine, sans doute à l’imitation de Ctésiloque, inventeur du burlesque chez les Grecs. Approuver et louer de tels sujets, c’était montrer où s’étendait déjà la décadence.

Ainsi marchèrent les choses jusqu’au règne des Antonins, qui tentèrent de rendre aux arts quelque chaleur et quelque dignité. Après Marc Aurèle, le mal augmente, la décadence s’aggrave, la chute arrive. Les guerres civiles sans cesse renaissantes, les désastres militaires les déchirements intérieurs, les soulèvements des provinces, la résistance aux barbares frappant à toutes les frontières, la confusion générale, enfin tous les fléaux déchaînés sur le monde par le césarisme, qui précédèrent la ruine et le démembrement de l’empire, étaient peu propres à ranimer le goût, à relever l’art abaissé, à lui rendre son éclat et sa puissance. Aussi ne faut-il plus dès lors s’occuper de ses transformations, de ses phases, de ses modes, mais de son existence. Il ne faut plus que savoir si la décadence est allée jusqu’à l’abandon, jusqu’à l’extinction totale ; et s’il est vrai qu’il existe quelque immense lacune qui marque, à ses deux points extrêmes, d’une part la mort de l’art ancien, de l’autre la naissance de l’art moderne.

CHAPITRE IILa peinture dans le Moyen Âge

Si je ne m’abuse, il n’est pas impossible de renouer par certains anneaux cette chaîne rompue, et de rattacher l’art des modernes à l’art des anciens par le fil de la tradition.

Constantin ayant porté de Rome à Byzance le siège de l’empire, précisément à l’époque où nous sommes arrivés, ce grand évènement m’oblige à scinder en deux parties l’histoire de l’art. Nous le suivrons d’abord dans le Bas-Empire, jusqu’à la prise de Constantinople : puis nous viendrons le retrouver en Italie, d’où il était parti, où il est revenu.

Après avoir fait monter le christianisme sur le trône, Constantin s’attacha à décorer pompeusement sa nouvelle capitale, à en faire une autre Rome. Il y bâtit des églises, des palais, des thermes ; il y porta d’Italie plusieurs objets d’art et se fit suivre des artistes, qui ont besoin d’approcher le prince et la cour. Comme il était arrivé à Rome depuis Auguste, qui se vantait « d’avoir trouvé une ville en briques et de la laisser en marbre, » l’architecture, qui se fit promptement orientale, devint à Byzance le premier des arts. Cependant, pour lui être inférieure, la peinture ne fut pas abandonnée. On sait que l’empereur Julien, pour indiquer ses goûts, ses talents, ses succès, se fit peindre couronné par Mercure et Mars ; on sait aussi que Valentinien, qui se piquait d’écrire, était encore peintre et sculpteur.

Pour se venger de la réaction païenne essayée par Julien, qu’ils nommèrent l’Apostat, les chrétiens se mirent à détruire, en aveugles furieux, tous les vestiges de l’antiquité antérieure au Christ, temples, livres, œuvres d’art. « Ardents à anéantir tout ce qui pouvait rappeler le paganisme, les chrétiens, dit Vasari, détruisirent non seulement les statues merveilleuses, les sculptures, les peintures, les mosaïques et les ornements des faux dieux, mais encore les images des grands hommes qui décoraient les édifices publics. »

Sous l’empereur Théodose le Grand, au quatrième siècle, prit naissance la funeste secte des iconoclastes ou briseurs d’image. Ce fut le signal d’une nouvelle destruction de statues et de tableaux antiques. Toutefois, si la colonne Théodosienne, digne émule de la Trajane, témoigne de la culture des arts du dessin, les écrits de saint Cyrille, qui vivait à l’époque de cet empereur, en fournissent des preuves irrécusables. Dans le sixième des dix livres qu’il écrivit contre l’empereur Julien, un chapitre a pour épigraphe : Nos peintures enseignent la piété (nostræ picturæ pietatem docent). Il y adjure les peintres d’enseigner aux enfants la tempérance et aux femmes la chasteté. J’ignore comment les peintres s’y prenaient pour traduire sur la toile de semblables sermons. Dans son livre contre les Anthropomorphites, le même saint Cyrille soutient l’opinion des artistes de son temps, qui croyaient devoir faire de Jésus le plus laid des enfants des hommes