Les Mésaventures de mademoiselle Thérèse - Ligaran - E-Book

Les Mésaventures de mademoiselle Thérèse E-Book

Ligaran

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Extrait : "— Bonne mademoiselle Thérèse, dans quelle agitation je vous trouve ! — Cela vous étonne ? vous pensez sans doute que quand on a vécu comme moi cinquante ans, on devrait être plus calme ? Eh bien, mon cher monsieur Ervéoux, telle que vous me voyez, je suis furieuse ! — Je connais vos fureurs. Le cœur luttant contre le caractère, contre les nerfs, contre les habitudes. N'est-ce pas cela ? — Vous devinez tout. — Presque tout ; c'est le privilège des cheveux blancs..."

À PROPOS DES ÉDITIONS Ligaran :

Les éditions Ligaran proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

● Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
● Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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IMon lutin

– Bonne mademoiselle Thérèse, dans quelle agitation je vous trouve !

– Cela vous étonne ? vous pensez sans doute que quand on a vécu comme moi cinquante ans, on devrait être plus calme ? Eh bien, mon cher monsieur Ervéoux, telle que vous me voyez, je suis furieuse !

– Je connais vos fureurs. Le cœur luttant contre le caractère, contre les nerfs, contre les habitudes. N’est-ce pas cela ?

– Vous devinez tout.

– Presque tout ; c’est le privilège des cheveux blancs ; mais vous allez me dire le reste ?

– Le reste ? Je vous le donne en mille !

– Je me garde de chercher.

– Eh bien, moi qui n’aime que le silence, vivre seule et faire mes quatre volontés, je vais être obligée de recevoir chez moi, tout à l’heure, une petite fille insupportable, bruyante, remuante, agaçante, un vrai garçon ! Comprenez-vous ! Elle va vivre ici, sous mon toit, pendant deux, trois, quatre mois ! J’en deviendrai folle ! Vous pouvez y compter.

– Mais pourquoi acceptez-vous un pareil embarras ?

– Accepter ! C’est moi qui l’ai demandé, ce terrible lutin !

– Ah ! voilà le cœur. C’est probablement pour obliger une amie ?

– Mais sans doute, c’est pour rétablir la santé de l’enfant, car je l’aime, et voilà ce qui précisément m’est insupportable ; voilà ce qui fait que je vais me gêner pour elle, bien que mon intention formelle ait toujours été de ne me gêner pour personne. Mais que voulez-vous ? Camille est la fille de ma plus intime amie, Mme Castelnau, qui habite Paris. Cette petite a eu la rougeole et par suite un état de malaise qui inquiète sa mère. On ordonne un air vif ; mon amie est retenue chez elle par l’éducation de sa fille aînée ; je lui ai écrit : « Envoie-moi ton lutin. » Et tout a été dit. Voilà son lutin devenu mon lutin à moi ! C’est affreux ! C’est inimaginable ! Elle va me faire maigrir, dessécher sur place !… Tenez, entendez-vous ? Une voiture qui s’arrête, c’est Camille ! Ah ! qu’est-ce que j’ai fait là ! Je me suis mis la corde au cou !

– Ne vous exagérez rien, bonne mademoiselle ; l’enfance a ses charmes.

– Oui, quand elle dort. Y pensez-vous ? Des charmes ! Une petite fille de huit ans si pétulante et si diable qu’il a fallu la mettre en pension il y a dix-huit mois ! Elle me tuera !… Bonjour ma petite Camille, te voilà donc ? »

M. Ervéoux croyait rêver, car la porte s’étant ouverte brusquement, une enfant brune, vive, agitée, s’était jetée dans les bras de Mlle Thérèse et celle-ci la serrait, l’embrassait de tout son cœur.

L’aimable vieillard aimait à philosopher en riant. Il se disait donc, tout en regardant la scène : « Quelle nature bizarre est celle de Mlle Delorme ! » Par l’égoïsme de son caractère et de ses habitudes, elle veut échapper à la moindre gêne ; par la bonté de son cœur, elle est digne de connaître et de pratiquer le dévouement. Singulier assemblage !

« Mon cher ami, je vous présente ma petite Camille, qui vient ici pour reprendre des forces et des couleurs.

– Je vois qu’elle y est la bienvenue, » répondit le bon M. Ervéoux d’un ton si aimable que la pétulante Camille alla d’un bond lui présenter son front.

Ainsi, en une seconde, la connaissance fut faite.

Mlle Delorme avait à peine eu le temps de se retourner deux fois que le lutin allait et venait dans le salon, comme pour prendre possession de toutes choses, culbutant sur les tabourets, se frappant aux fauteuils et entraînant après elle le tapis qui couvrait le guéridon.

« Prends garde ! criait Mlle Thérèse à chaque évolution nouvelle, tu vas te faire du mal, tu vas casser quelque chose ! »

Le lutin semblait descendre d’une région tout autre, et obéir à la loi du mouvement perpétuel. Ses petites jambes ne tenaient pas en place ; ses mains voltigeaient d’un objet à l’autre, ses yeux interrogeaient, sa bouche parlait, tout ce petit être se remuait incessamment à la grande stupéfaction de son hôte.

– Allons, mon enfant, ôte tes gants d’abord, puis ton chapeau ; ensuite tu monteras avec la femme de chambre au premier étage, car nous allons être tout près l’une de l’autre, et je veux que tu connaisses ta chambre.

Camille n’avait jamais compris les d’abord, les puis, les ensuite ; elle faisait tout en même temps ; c’est pourquoi elle se trouva tout à coup au premier étage, sans gants, ni chapeau, pendant que Mlle Delorme courait après elle.

« Me voyez-vous, s’écria Mlle Thérèse en tombant dans un fauteuil, me voyez-vous attelée à ce lutin ?

– Elle est vive et gentille, d’une physionomie piquante.

– Piquante ! je voudrais vous y voir ! Une petite espiègle qui a tout l’air de se porter fort bien. On me parlait d’un état de prostration ? où donc la prostration ? je pouvais espérer du moins quelques semaines de bon temps, mais pas du tout ; il faudra subir ces bonds, ces courses au clocher, ce tapage ; et encore j’aurai la bonté de faire tout mon possible pour doubler les forces et augmenter le tapage ! Mon cher, c’est un vrai métier de dupe !

– À qui vous en prendre ?

– À moi-même. Aussi, je m’en veux ! Oh ! je m’en veux !… Et pourtant cette pauvre petite ? Puisqu’elle a besoin d’air ?

– Allons, convenez donc que, au fond, vous êtes enchantée.

– Enchantée de quoi ? De m’être affublée d’un lutin pour le rendre plus lutin encore ? Non, mon cher ami, cette enfant me causera contrariété sur contrariété ; or, je vous l’ai dit cent fois, les contrariétés me rendent malade.

– Pourquoi se contrarier de tout ? Pourquoi prendre toujours les choses par le mauvais côté ?

– C’est ma nature, et je suis trop vieille pour me refondre. J’entends vivre tranquille, sans bruit, sans obstacle, sans contradictions, c’est là ce qui convient à mon tempérament.

– Le mien s’en arrangerait aussi ; mais soixante-dix années d’existence m’ont soixante-dix fois prouvé que la vie est un tissu de petites misères.

– Un tissu, un tissu, je n’aime point ces tissus-là ! J’entends faire tout au monde pour échapper à la gêne et j’y parviendrai !

– J’en doute.

– Vous en doutez ? Eh bien, vous me verrez changer de place, courir d’un lieu à un autre, comme je l’ai toujours fait, jusqu’à ce que j’arrive à vivre à mon aise.

– Il faut pourtant prendre son parti de ce qu’on ne peut éviter.

– Prendre mon parti ? Moi ? jamais !

– Hélas ! on a beau faire, on ne change pas grand-chose au programme de son existence.

– Pourquoi donc ?

– Parce que ce sont les autres qui le font en grande partie.

– J’entends faire le mien moi-même et n’y mettre rien d’ennuyeux. Je lutterai jusqu’à la mort contre les tracas, les localités, les voisinages importuns, les domestiques.

– Permettez une question ? jusqu’ici vos efforts ont-ils amené un résultat satisfaisant, même sur un seul point ? par exemple, les domestiques ? »

– Non. Depuis vingt ans que je vis seule j’ai eu treize cuisinières et seize femmes de chambre.

– Vingt-neuf commotions ! Vingt-neuf figures nouvelles !

– Qu’importe ! Je changerai de domestiques à toutes les Saint-Jean possibles ! Il me faut deux femmes soigneuses, intelligentes, respectueuses, attentives, adroites, laborieuses, sobres, douces, fortes…

– Et cætera ! vous avez bon goût !

– Mais certainement.

– Échapper aux ennuis de ce monde, c’est votre rêve ; mais le remède à nos ennuis est-il réellement hors de nous ? Ne serait-il pas plutôt en nous ?

– Toujours votre métaphysique ! Peine inutile mon cher voisin ; ce qui m’ennuie, je le déteste, et ne veux point le supporter. »

On en était là de cette discussion tout amicale lorsque arriva comme un ouragan le lutin. La figure de Mlle Delorme, tout à l’heure contractée, se dérida à l’instant.

« Te voilà, ma petite ? Eh bien, comment trouves-tu ta chambre ?

– Très gentille.

– Et la vue, te plaît-elle ?

– Oh oui, bonne amie, beaucoup. Il y a un grand tuyau, long, long, long, d’où sort une grande flamme : c’est très amusant. »

La figure de Mlle Delorme s’allongea.

« Hélas ! dit-elle, cette malheureuse forge ! C’est précisément ce qui fait que je ne puis plus souffrir ce pays ! Voyons, parle-moi de ta maman, de ta sœur.

– Maman va bien, et Henriette aussi. »

Ce fut tout ce qu’on put tirer de Camille en fait de renseignements, et, se levant aussitôt du siège sur lequel Mlle Thérèse l’avait fait asseoir, elle se mit à feuilleter des albums de photographie, d’une main si leste que la propriétaire n’eut que le temps de sauter dessus et de les enfermer dans une armoire.

« Mais, ma petite, tu n’as pas l’air bien malade ?

– Oh non ! Je me porte bien ; seulement je ne dors pas, et je remue toujours. »

Mlle Thérèse baissa les yeux : ce bulletin de santé lui paraissait déconcertant.

Cependant Camille était venue tout gentiment s’asseoir sur ses genoux, pour le plaisir de tourner et retourner sa chaîne de montre. Elle semblait avoir la fièvre dans les doigts.

« Allons, va demander un petit goûter ; tu dois avoir faim.

– Moi, j’ai faim quand on me donne des confitures, mais je n’ai pas faim quand on me donne de la viande. »

Le lutin s’en alla manger des confitures, et Mlle Thérèse resta abasourdie de ce qu’elle venait d’entendre.

« Une enfant qui ne dort pas et qui remue toujours ! Me voilà dans une jolie situation !

– Vous lui ferez du bien ; vous lui rendrez le sommeil, l’appétit, et par suite le calme.

C’est possible ; mais moi ? moi ? Ah ! j’ai fait une folie, on en fait à tout âge. Sa mère est une si intime amie, pourtant ! Allons, il faut subir mon sort. Et encore, si cette petite fille ne se trouvait pas mieux de son séjour, quel chagrin j’en éprouverais ! Pauvre enfant !

– Ah ! voilà le cœur ! Toujours la lutte !

– La lutte, il y a longtemps qu’elle dure ! Depuis mon enfance je me vois poursuivie par une sorte de fatalité. Les ennuis qui m’arrivent n’arrivent à personne. Aussi mes nerfs sont-ils irrités au dernier degré.

– Peut-être avez-vous éprouvé, toute jeune, quelque malheur subit ?

– Aucun malheur. Je suis, hélas ! devenue orpheline à un âge où l’on est encore insensible. Une tante, bonne comme une mère, m’a élevée avec soin, et j’ai eu le bonheur de la conserver jusqu’à trente ans.

– Eh bien, vous n’avez eu qu’à bénir la Providence.

– Oui, sans doute, la Providence a tracé d’une main miséricordieuse les grandes lignes de mon existence ; et pourtant, je vous l’affirme, chez ma tante, en pension, partout, j’ai toujours énormément souffert de ce dont les autres souffraient fort peu.

– Vous êtes une de ces natures nerveuses que blesserait le pli d’une feuille de rose. On aurait dû vous fortifier autrefois par l’exercice, le grand air, le gymnase.

– Ah ! vous me rappelez tous les ennuis de ma jeunesse. Je vois que si j’eusse été votre nièce, j’eusse trouvé en vous un oncle impitoyable.

– Impitoyable ! »

Sur ce, le lutin rentra dans le salon en sautant, et Mlle Thérèse, bien décidée à rendre service à Mme Castelnau, se montra aimable et indulgente ; mais quelle dose de patience ne lui faudrait-il pas ! Il pleuvait, malheureusement, ce qui ôtait l’immense ressource du jardin. Elle offrit donc à la petite captive quelques jeux tranquilles : un casse-tête, un baguenaudier, un solitaire. Camille s’empara des trois ensemble, pour voir le parti qu’elle en pourrait tirer, et sembla d’abord se concentrer tout entière dans des combinaisons plus ou moins savantes. Les vieux amis, pendant ce temps-là continuaient leur conversation.

« Ah ! vous auriez été un oncle impitoyable ?

– Oui. J’aurais cherché, par tous les moyens possibles, à développer vos forces physiques, à vous donner ce qu’on appelle du ton, et par conséquent à diminuer en vous l’impressionnabilité nerveuse.

– Toutes les idées de ma tante ! Mêmes principes, même système ; mais, comme elle, vous auriez eu une adversaire avec qui il aurait fallu compter.

– Une adversaire de quinze ans n’est pas bien redoutable.

– Détrompez-vous.

– Eh quoi ? Vous n’étiez donc pas obéissante ?

– Je ne l’étais pas du tout.

– C’est pourquoi vous avez pris l’habitude de vivre sur vous-même et selon vos caprices.

– Vous employez les mêmes expressions que ma tante. Pauvre tante ! Nous nous aimions bien, et pourtant la petite guerre ne cessait pas. Elle attaquait, je résistais, et c’est ainsi que j’ai gagné cet âge, où le caractère est fait, où l’on est forcé de vous laisser une certaine indépendance.

– Parvenue à cet âge, chère mademoiselle, je m’étonne que vous ne vous soyez pas décidée à planter votre tente en quelque coin du monde, à faire enfin le bonheur d’une famille ? Douée comme vous l’avez été, vous n’aviez qu’un mot à dire assurément.

– Toutes ces métaphores polies signifient : Pourquoi ne vous êtes-vous pas mariée, entre vingt et trente ans, comme cela est assez ordinaire ? Pourquoi ? Parce que j’étais, et suis encore, convaincue qu’il faut préférer ses ennuis à ceux des autres. J’ai vu mes cousines et mes amies passer sous le joug, et j’ai juré qu’on ne m’y prendrait pas !

– Mais pourtant…

– Non, vraiment, en dépit de la courtoisie française, une femme n’en est pas moins, de par la Bible, soumise à son mari, chargée de tenir la maison, d’élever les enfants, et certes cela n’équivaut pas à une sinécure !

– Si j’entends bien, c’est pour éviter les embarras des mères de famille que vous ne vous êtes pas mariée ?

– Tout simplement. Que de soucis les enfants ne donnent-ils pas ! Quelle série de petits tracas, sans parler des grands ! Les faiblesses du jeune âge, les difficultés d’éducation ; plus tard, les carrières des garçons, puis les dots des filles, et puis enfin les maris à trouver ! C’est le moment où l’on en perd la tête ! Vous le voyez, on ne vit que pour les autres.

– Est-on réellement plus heureux quand on vit pour soi ?

– Ah ! je n’en sais trop rien.

– Remarquez, bonne mademoiselle, que dans la famille, ces autres dont vous parlez-nous deviennent extrêmement chers. Une mère de famille, quand vous la supposeriez accablée d’épreuves, puise tous les jours un nouveau courage dans le regard de ses enfants.

– Bah ! de la poésie ! Moi, je fais de la prose, et je vois que ces marmots vous cassent la tête étant petits, et plus encore en grandissant. C’est pour conserver la mienne que je me suis posée bravement en vieille fille dès ma majorité !

– Quel meurtre ! Et quel meurtre inutile ! Car vous avez grand-peine à supporter vos propres ennuis.

– C’eût été bien autre chose si je me fusse engagée dans une route où l’on met en commun peines et joies, sachant à l’avance que les peines sont multiples et les joies fort rares.

– Vous avez beau dire, mademoiselle, il vaut mieux se dévouer à d’autres qu’à soi. Croyez bien que fonder une maison, une famille, partager les chagrins de ces êtres à nous confiés par la Providence, leur être secourable, moralement et matériellement, c’est une bonne et utile manière de passer sa vie.

– Une vie de fatigues et de déceptions, mon cher monsieur ; une vie où l’on ne s’appartient plus ; où l’on se dépense, où l’on s’use pour arriver quelquefois à trouver bien peu de satisfaction. Tenez, ne me parlez pas de ces attelage ? à deux ! Je suis trop heureuse d’y avoir échappé.

– Trop heureuse ? Vous souffrez de tout ? Vous semblez être en proie à une sorte de fièvre.

– Que voulez-vous, je suis ainsi. Or, la fièvre, vous le savez, donne envie de changer de place.

– C’est vrai, dit le lutin en jetant au vent tous les fichets du solitaire parce qu’elle désespérait du jeu ; moi, on dit que j’ai souvent la fièvre et je ne puis rester cinq minutes sans changer de place.

– Ramasse les fichets, ma petite ; ils n’ont pas la fièvre, eux, et ne demandent qu’à rester dans leur boîte. »

Camille, toute gentille au milieu de son étourderie, se mit aussitôt à quatre pattes et ramassa les fichets tout en se mêlant à la conversation des vieux amis.

« Ce que vous dites là me fait de la peine, reprit M. Ervéoux. La fièvre porte à changer de place, et vous pensez encore à quitter le pays ! C’est donc bien vrai ?

– Hélas, mon cher ami, j’y suis à peu près décidée.

– Comment se décider à nous faire tant de peine ?

– Je suis vraiment touchée de vos regrets.

– Mais vous n’en déménagerez pas moins.

– Vous allez déménager, bonne amie ? Ah ! quel bonheur ! Ce sera très amusant ! vous m’emmènerez ?

– Bien entendu.

– Chère mademoiselle, permettez-moi de vous le dire : je trouve que, à un certain âge, il faut réfléchir longtemps avant de changer de résidence.

– Avec toutes vos réflexions, si l’on a cinquante ans, on gagne la soixantaine.

– Ah ! croyez-moi, il y a peu d’avantages à abandonner un lieu pour un autre ; on laisse les anciens tracas, on en retrouve de nouveaux.

– Eh bien, ce ne sont pas les mêmes ; c’est déjà une amélioration.

– Bien petite, à mon avis. On se fait à son horizon, à son cercle intime ; on prend des habitudes. Et puis, notre petite ville est si agréablement située !

– Moi, depuis que cette maudite forge s’est établie à un kilomètre de distance, je ne jouis plus des charmes de la situation ; je vois la forge et sa fumée, voilà tout.

– Pourquoi ne regarder que le côté qui fume ? Tournez le dos au nord, où est cette forge ; voyez au midi ces coteaux charmants ; à l’occident, ces bois délicieux ; à l’orient, ces lointains, ces champs d’avoine !

– Un poème ! Vraiment j’admire votre imagination ! Mais à mes yeux, rien, pas même l’avoine, ne compense cette laideur brumeuse qui s’étend au nord ; ces bruits de marteaux, de ferraille, ces ouvriers, noirs de charbon, qu’on rencontre par la ville ; ces flammes qui parfois sortent des hauts fourneaux, comme de chez Vulcain, tout cela me déplaît et je m’en vais.

– Vous vous en allez ! Que ce mot est triste pour nous qui restons !

– J’ai moi-même beaucoup de peine, et pour tant la santé avant tout. Cette forge me rend malade.

– Parce qu’elle vous contrarie. Quelle impressionnabilité ! Où irez-vous pour ne trouver rien de gênant, ni de fâcheux ?

– Je me promènerai de province en province jusqu’à ce que je rencontre une jolie petite ville, paisible et d’agréable aspect, bien pavée, bien bâtie, sans bruit, sans forge surtout !

– Dans quel département sera située cette ville ?

– Je n’en sais rien, peut-être en Seine-et-Marne.

– Tout lieu a ses inconvénients.

– Et les inconvénients me feront toujours déménager.

– C’est si amusant ! s’écria Camille.

– Amusant, ce n’est pas bien sûr, mais nécessaire. Je suis de plus en plus nerveuse, je dors mal, je ne mange pas ; il faut porter remède à cet état menaçant ; et le vrai remède, c’est de rompre avec ce qui irrite les nerfs.

– Ah ! Prenez garde de faire fausse route ! si je connaissais la longitude et la latitude d’une ville absolument exempte d’inconvénients, je vous l’indiquerais d’abord, puis je partirais, moi pauvre veuf sans enfants, pour jouir aussi de ce paradis terrestre.

– Vous plaisantez, et pour parler net vous vous moquez de moi. Je vous le pardonne d’autant plus volontiers qu’il est fort possible que vous ayez raison. Quant à moi, il faut que je remue.

– Moi aussi ! moi aussi ! » s’écria Camille, en faisant trois sauts qui la conduisirent à la porte-fenêtre ouvrant sur le jardin. Ses amis, tout occupés de la question du moment, ne la virent pas tourner lestement l’espagnolette, et se sauver, sous la pluie, au fond du jardin pour prendre possession de la propriété tout entière.

Le bon M. Ervéoux questionna encore, car les intérêts de sa nerveuse voisine lui tenaient au cœur.

« Puisque vous êtes si lasse de la province, comment n’avez-vous jamais eu l’idée d’aller vivre à Paris ?

– Pourquoi-là plutôt qu’ailleurs ?

– Parce que, à Paris, on vit comme on veut.

– Mais cela me conviendrait. C’est du reste ce que m’a dit mon amie, Mme Castelnau ; et c’est peut-être ce qui me décidera plus tard à me réfugier dans ce grand port de tous les naufragés.

– Si vous voulez, chère mademoiselle, nous tâcherons d’abord de ne pas faire naufrage mais s’il survient quelque sinistre en mer, nous dirigerons nos barques respectives vers les rivages de la vieille Lutèce.

– C’est convenu ; je trouverai là deux cœurs dévoués, c’est beaucoup. Mon amie m’a souvent dit, dans notre langage familier d’autrefois : "Quand tu te seras lassée d’essayer de nouveaux modes d’existence, viens à Paris ; nous nous verrons sans cesse, ma fille aînée te distraira ; elle est si gaie, mon Henriette !"

Vraiment je suis touchée de tant de témoignages d’intérêt ; je ne les mérite pas, moi toujours si ennuyée, si irritée, toujours à charge à moi et aux autres ! »

M. Ervéoux corrigea la dureté de ces dernières paroles par une poignée de main des plus cordiales. Il plaignait son insupportable voisine, qu’il aimait extrêmement, tout en riant de ses défauts de caractère, dégénérés en manies.

Mlle Thérèse Delorme, que l’on appelait ordinairement Mlle Thérèse, était effectivement une très bonne personne ; mais demeurant seule, indépendante, et jouissant d’une jolie fortune, elle s’était accoutumée à s’affranchir de toute gêne, à vivre sur elle-même, se regardant souffrir, écoutant ses propres plaintes, et restant étrangère à la vie extérieure, aux inquiétudes et aux souffrances de son prochain. Aucun chagrin vif n’avait passé sur ce cœur, lui laissant une mesure de comparaison pour juger des maux de la vie. Elle prenait les contrariétés pour des peines et les mésaventures pour des malheurs. Pourtant, ceux qui la connaissaient intimement l’aimaient, car il y avait de l’insouciance et même une sorte de naïveté dans la persuasion où elle était de sa propre infortune, et du sort contraire qui la poursuivait.

Tout en causant, Mlle Thérèse se retourna et vit que la porte-fenêtre avait été ouverte.

« Et quoi ? Cette petite fille serait-elle dans le jardin, par ce temps ?… Elle y est. Regardez, la voilà qui court comme un cheval échappé !

– Effectivement.

– Mais c’est désespérant ! Quelle nature ! je ne vais plus avoir une heure de repos ; il faudra la veiller comme le lait sur le feu !…

– Que voulez-vous ? Au bout du compte, le mal n’est pas grand.

– Le mal est très grand au contraire. Une enfant malade, qui ne vient ici que pour y être soignée, que pour s’y rétablir complètement. La voilà à cheval sur un bâton, elle galope sous la pluie ; elle va s’enrhumer. Insupportable enfant ! Quelle malencontreuse idée j’ai eu là ! Camille ! Camille ! Reviens tout de suite ?

– Mon cheval ne veut pas tourner, cria de loin Camille pour gagner un moment encore.

– Reviens à l’instant même, répéta Mlle Thérèse en forçant sa voix et donnant très inutilement à sa physionomie une expression courroucée qui fit sourire le voisin. »

Camille était pétulante, mais bonne enfant. Elle affecta de gourmander son cheval, et malgré la nature rétive de l’animal, elle se trouva en une minute devant le perron, puis dans le salon où elle entra à la façon d’un arrosoir trop plein qui laisse des traces partout où il passe.

« Dans quel état le voilà, mon enfant ! mouillée de la tête aux pieds !

– Bah ! ce n’est que de l’eau, répondit en riant le lutin.

– Que de l’eau ! Tu vas changer de tout, tu vas boire quelque chose de chaud, tu vas t’envelopper dans mon grand châle, tu vas t’asseoir dans la bergère et tu vas rester tranquille. »

Camille, devant ces tableaux successifs, qui passaient sous ses yeux, fut saisie de frayeur et ne sachant que dire, elle se mit tout simplement à pleurer.

« Qu’est-ce que tu as ? demanda Mlle Thérèse en adoucissant sa voix, où as-tu mal ! dis-le-moi.

– Nulle part, mais je croyais que vous étiez fâchée.

– Fâchée ? Mais non, ma pauvre petite, je ne suis pas fâchée, je suis inquiète. Je m’en vais sonner la femme de chambre et tu feras tout ce qu’elle te dira.

– Oh oui, bien sûr, répondit l’aimable lutin, en se jetant naïvement dans les bras de l’amie de sa mère, sans se préoccuper de l’humidité de l’étreinte ; pardon, bonne amie, pardon d’être mouillée ! »

Mariette entra d’un air assez maussade, car elle servait sa maîtresse à contrecœur, elle emmena l’enfant et Mlle Thérèse lui dit tout bas :

« Ayez bien soin d’elle, car c’est une enfant malade, et sa mère me la confie. »

Dans quel état te voilà mon enfant !

M. Ervéoux comprit une fois de plus toute la bonté du cœur de Mlle Thérèse et ne prit congé d’elle, un moment après, qu’en lui témoignant de nouveau son regret de la voir songer à quitter la ville où, depuis trois ans, elle essayait de s’habituer à vivre, sans toutefois y parvenir.

IIMariette et Florence

Camille, au bout de quelques jours, mangeait déjà de meilleur appétit et sa vieille amie en était charmée ; cependant, on se demandait comment finirait cette cure. À mesure que l’état de l’enfant s’améliorait, l’état de son hôte empirait. Le cœur de Mlle Thérèse se réjouissait évidemment du résultat progressif, mais ses nerfs devenaient de plus en plus irascibles, et comme elle avait grand soin de se contraindre, par bonté, en présence de son lutin, elle passait souvent de l’exaspération nerveuse à une sorte de prostration.

Inquiète de ce nouveau symptôme et résolue à attaquer le mal dans sa cause, elle se dit qu’il fallait mettre à exécution un projet dès longtemps arrêté, c’est-à-dire échapper aux ennuis de la ville qu’elle avait prise en grippe et surtout aux noirceurs de cette exécrable forge dont la seule pensée la jetait dans une impatience journalière. Le bon M. Ervéoux lutta bien doucement, avec toute la délicatesse imaginable ; mais ce fut inutile et le lutin eut la satisfaction de se voir appelé à partager les distractions et les petits embarras d’un changement de résidence, ce dont il fallait se réjouir, car à huit ans, tout remue-ménage est un bénéfice réel.

Mlle Delorme avait des amis un peu partout ; elle écrivit donc à Mme Lescœur, qui habitait Tournan, où elle était née, et lui demanda les renseignements les plus détaillés sur sa ville. La dame, de tout temps enchantée de sa résidence, répondit comme une personne qui jouit de la paix du foyer, des relations de famille et de l’intimité de gens aimables et bons, or il n’en manque pas à Tournan. Mme Lescœur affirma donc avec une bonne foi entière que rien ne valait sa ville natale ; c’était un lieu privilégié, exempt des misères qui fourmillent autre part. En somme, Mlle Thérèse n’avait rien de mieux à faire que d’y transporter ses pénates, pauvres pénates usés à force d’avoir déménagé !

Les choses étant convenues, la maîtresse de maison, en présence de Camille, sonna sa femme de chambre et sa cuisinière, et les avertit qu’elles eussent à faire les préparatifs d’un changement de résidence.

Les figures s’allongèrent toutes deux ensemble de plus d’un centimètre, et ce triste jeu de physionomie fit assez comprendre à la persévérante déménageuse qu’il ne fallait pas compter sur les chambrières ; néanmoins, elle fit semblant de ne l’avoir pas remarqué et les congédia en leur recommandant de se hâter, ce qu’elles ne firent point.

Camille s’étonnait fort de leur désappointement et Mlle Delorme se dit une fois de plus : Comment se peut-il faire que des filles de service tiennent à un lieu plutôt qu’à un autre ? Pourvu que l’une ait son aiguille en main et l’autre sa marmite, n’est-ce pas tout ce qu’il faut ? Les domestiques sont insupportables.

Quant à prendre la fièvre à force de se démener on pouvait être sûr que Mlle Thérèse n’y manquerait pas. Camille allait et venait comme un petit furet et ne s’était jamais tant amusée. L’appétit devenait plus égal, et le charmant lutin reprenait des couleurs.

Mme Lescœur avait été priée de choisir une maison à la convenance de son amie. Entre deux maisons qui se trouvaient à louer, elle choisit naturellement la plus commode, la mieux distribuée et écrivit qu’on pouvait arriver.

Mlle Thérèse, ayant terminé, à la sueur de son front, ses minutieux préparatifs, se mit bravement à la tête de ses trente-deux caisses, malles, ou valises de toutes dimensions, et de son mobilier soigneusement emballé.

À l’exception de Mariette et de Florence, tout ce qui dépendait de Mlle Thérèse avait une grande habitude de changer de place. Comme autrefois les pierres, subissant l’influence de la lyre d’Amphyon, on eût dit que ses meubles venaient les uns après les autres et volontiers se ranger dans le wagon qui les portait à d’autres rives.

Le bon M. Ervéoux, tout triste, malgré son nez retroussé qui lui donnait toujours l’air gai, se multipliait pour être utile à Mlle Thérèse, comme autour de Mme de Sévigné l’excellent homme qu’elle appelait les d’Haqueville, tant il faisait de choses. Mais hélas ! quelle déception ! juste au moment du départ, Mlle Thérèse lui dit avec une agitation nerveuse que les circonstances justifiaient :

« Mon cher monsieur Ervéoux, savez-vous ce qui m’arrive et n’est jamais arrivé à personne ?

– Rien de nouveau sous le soleil, répondit l’ami avec son grand sérieux, qui impatientait fort sa voisine.

– Rien de nouveau, excepté cela.

– Quoi donc ? Comptez du moins sur moi. À quoi puis-je vous être bon ? Mettez-moi, comme on dit, à toute sauce.

– Il est vrai que vous les rendriez toutes bonnes ; mais vraiment, celle-ci ne vous irait pas.

– Qui sait ?

– Impossible.

– Cela dépasse donc mes moyens ? Alors je m’incline.

– Ne riez pas ; je ne sais ce que je vais devenir. »

Elle poussa un de ces soupirs longs et bruyants, que ses microscopiques infortunes lui avaient rendus familiers. Le vieil ami soupira comme elle, et s’empressa deux fois davantage. Elle allait et venait d’une pièce à l’autre, bien que toutes fussent vides ; il allait et venait aussi, glanant sur les pas de sa nerveuse amie, mouchoir, sac de voyage, parapluie, trousseau de clefs, tout ce qu’elle laissait échapper de ses mains. Les d’Haqueville ne furent jamais plus occupés.

« Mais enfin ! qu’est-il survenu ? demanda-t-il avec un véritable intérêt, de grâce dites-le moi ? voyons ? qu’y a-t-il ?

– Ce qu’il y a ? j’en tomberai malade !