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Extrait : "Rue Ordener, à La Chapelle, la nuit a été chaude dans le logement du mécanicien Pradié, du chemin de fer du Nord. Il a mal dormi, et dès quatre heures et demie, il s'est levé, a ouvert sa fenêtre, et a rapidement regardé le ciel clair, sans nuage. Il pressent une lourde journée, une trentaine de degrés, comme la veille."
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• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.
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Seitenzahl: 46
Veröffentlichungsjahr: 2016
« La ville est partagée en diverses sociétés, qui sont comme autant de petites républiques, qui ont leurs lois, leurs usages, leur jargon et leurs mots pour rire. »
(LA BRUYÈRE.)
Rue Ordener, à La Chapelle, la nuit a été chaude dans le logement du mécanicien Pradié, du chemin de fer du Nord. Il a mal dormi, et dès quatre heures et demie, il s’est levé, a ouvert sa fenêtre, et a rapidement regardé le ciel clair, sans nuage. Il pressent une lourde journée, une trentaine de degrés, comme la veille. Mais qu’importe le train qu’il doit conduire à huit heures trente-cinq minutes roulera mieux qu’en temps de pluie ou de vent, l’état du rail étant meilleur.
Sa femme, restée au lit, préparera tout à l’heure ses effets, ses provisions de voyage, et servira le déjeuner. Assoupie dans le bien-être de l’immobilité, elle savoure ce repos qui lui paraît le vrai bonheur. Elle quittera le lit à l’heure fixée dans son esprit par l’habitude et son désir de tranquillité. Et, comme chaque matin, elle dira à son homme la même phrase :
– Tu avais bien le temps de te lever !… Tu as toujours peur d’être en retard !
Pradié, décidé à quitter la maison vers six heures, continuera tranquillement de fumer sa pipe à la fenêtre, de penser à son train.
Certes, il pourrait, comme bien d’autres de ses collègues, n’arriver au dépôt que vers sept heures, puisque les règlements ne l’obligent à être présent qu’une heure vingt minutes avant le départ du train. Mais il préfère ne pas marchander son temps. Il lui plaît de faire avec le plus grand soin les travaux préparatoires de sa machine, car il ne veut laisser aucune prise à l’imprévu. Aussi ses chefs l’estiment pour son dévouement, sa conscience, pour sa façon toute particulière de conduire sa machine, avec de surprenantes économies de combustible et de graissage. Toutes ces qualités ont fait de Pradié un mécanicien exemplaire.
Ce matin-là, il s’apprête méthodiquement, sans se presser, et s’accoude encore à la fenêtre. Il est cinq heures un quart ; la rue s’éveille lentement.
Beaucoup de persiennes sont fermées. Aux derniers étages seulement, des visages apparaissent derrière le rideau des plantes grimpantes et se réjouissent de respirer l’air frais. Les mains accrochent des cages d’où partent aussitôt des chants d’oiseaux qui sonnent la diane aux locataires paresseux.
Pradié connaît son voisinage et suit d’un œil souriant le réveil matinal des fenêtres fleuries. Le bruit des volets, des fermetures métalliques, annonce l’ouverture des boutiques. La rue s’anime peu à peu. Des chiffonniers, des laitiers se croisent avec des porteuses de pain roulant leurs paniers, des cochers à pied, armés de leur fouet, des ménagères allant chercher le lait, des vieilles femmes en tenue négligée, le cabas au bras, qui font prendre l’air à leur chien en laisse. Voici un colleur d’affiches, un mitron qui a fini sa nuit, et des porteurs de journaux. Sous les portes, des laitières s’installent, prêtes à débiter aux célibataires café et chocolat.
Des rues voisines, l’arrivée des ouvriers augmente, forme divers courants qui se dirigent vers les ateliers : ceux des Omnibus, ceux du Chemin de fer du Nord, ceux d’autres industriels établis dans ce quartier.
À cette heure, Pradié peut les compter, les reconnaître même, les suivre dans leur parcours. Ils vont doucement, la cigarette aux lèvres, un panier à la main, tandis que d’autres achèvent un morceau de pain, attendent l’arrivée d’un camarade et plus souvent l’ouverture d’un mastroquet.
La physionomie rigide et monotone des maisons s’est transformée depuis que les fenêtres se sont garnies d’êtres humains qui propagent la vie du rez-de-chaussée au sixième étage.
Cinq heures et demie viennent de sonner. Pradié s’est mis à table, en face d’un morceau de viande froide. Sa femme, brune de quarante ans, grassouillette, l’air doux, l’engage à bien manger :
– Tu fatigues beaucoup… Il faut te soutenir.
– T’inquiète pas.
Après avoir bu sec un bon vin « de pays » il prend café, pousse-café et rincette. Le voilà satisfait. Il parle déjà de l’heure de son retour. Puis, tout à coup, il regarde sa montre et se lève. Sa femme lui apporte son paletot :
– T’as ton porte-monnaie, tes clés ?
– Oui, la bourgeoise, j’oublie rien.
Cependant il tâte à nouveau ses poches, jette un coup d’œil sur les meubles où il a coutume de déposer son portefeuille et différents objets.
Le voilà prêt. Il prend le panier de provisions que sa femme lui tend :
– Mon tender est bien chargé ? (Les mécaniciens et les chauffeurs appellent tender leur panier, par assimilation au tender de la locomotive, lequel contient les approvisionnements de combustible et d’eau pour la route.)
– Tout y est.
– Surtout la bouteille ! Il fera chaud !…
Et Pradié va de nouveau à la fenêtre, jette un coup d’œil vers le chemin de fer, puis embrasse sa femme et se dispose à partir.
– Fais attention, lui dit-elle doucement.
– Bah ! C’qui doit arriver arrive… Si on y pensait, on ne monterait plus sur les bécanes…
– Quand tu es parti, je ne suis jamais tranquille, depuis que tu as été blessé.
Pradié s’arrête, tourne la tête vers une photographie, accrochée au mur, qui représente une locomotive renversée contre un talus, des voitures déraillées.
– Je l’ai échappé belle, ce jour-là !
– Je n’voudrais plus voir ce cadre ici… Les autres, c’est bien… Des machines, des groupes de camarades, mais…
– N’y pense plus… Au revoir, la mère !…
Il l’embrasse encore. Il descend.
Sa femme, toute émue, songe au déraillement qui a failli tuer son homme.