Les nouvelles routes de la soie - Peter Frankopan - E-Book

Les nouvelles routes de la soie E-Book

Peter Frankopan

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Beschreibung

Les routes de la soie, dans leur version contemporaine, pour comprendre les rapports entre Orient et Occident.

Les nouveaux défis posés à l’Occident se multiplient et deviennent toujours plus complexes. L’Europe a plus de mal que jamais à penser son avenir face aux populismes et aux crises migratoires, tandis que les États-Unis sont lancés dans un retrait inédit des affaires internationales, menaçant d’anciennes alliances.
Pendant ce temps, tout au long des antiques Routes de la Soie souffle un vent d’espoir. L’époque y est à l’optimisme. Du Moyen-Orient à la Chine, de la Russie à l’Iran, les échanges se multiplient, les pays coopèrent et de nouvelles alliances sont scellées, faisant fi d’antagonismes anciens. Le contraste est saisissant avec ce qui se joue à l’Ouest.
Peter Frankopan dresse dans ce récit un tableau du monde actuel et explique pourquoi il est essentiel d’en comprendre les bouleversements. Quelles seront les répercussions de ce grand basculement des centres de pouvoir, non seulement pour nos dirigeants politiques et économiques, mais aussi pour chaque citoyen, qu’il soit voyageur, étudiant ou parent de jeunes enfants ? L’auteur reprend le fil de l’histoire là où Les Routes de la Soie l’a laissé. Ces routes sont en pleine expansion. À nous de faire preuve de vigilance, car nous serons tous concernés.

Découvrez la suite des Routes de la soie, dans laquelle l'auteur analyse le monde contemporain à la lumière de plus de 2500 ans d'Histoire.

EXTRAIT

Il y a un quart de siècle, j’étais sur le point de quitter l’université, le monde semblait bien différent. La Guerre froide avait pris fin, ouvrant à des espoirs de paix et de sécurité. « Les actes héroïques de Boris Yeltsin et du peuple russe » avaient mis la Russie sur la voie des réformes et de la démocratie, déclara le président Clinton lors d’un sommet avec son homologue russe à Vancouver en 1993. La perspective d’une « Russie pleine d’une productivité et d’une prospérité inédites » était bonne pour tous.28
L’avenir souriait aussi à l’Afrique du Sud où des négociations tendues pour mettre un terme à l’apartheid avaient suffisamment progressé pour que le comité Nobel décerne le Prix Nobel de la Paix 1993 à F. W. de Klerk et Nelson Mandela pour leur « travail en vue d’une fin pacifique au régime d’apartheid et pour avoir jeté les bases d’une nouvelle Afrique du Sud démocratique ».

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE 

Quel bonheur qu'un historien de talent veuille bien jeter un regard sur la géopolitique du temps présent. - JeanAugustinAmarDuRivier, Babelio

On met en perspective ce que l'on ressent de façon impalpable au quotidien : l'émergence et l'expansion insidieuse mais massive de la Chine, le réveil de l'Inde, la montée en puissance de la Russie et le déclin des USA et de l'Europe qui n'arrivent pas à suivre ni à entrer dans la nouvelle dynamique. - manugeneve, Babelio

À PROPOS DE L'AUTEUR

Né en 1971, Peter Frankopan est historien et professeur à l’Université d’Oxford, où il dirige le Centre de recherches byzantines. Conférencier et consultant pour de nombreuses organisations internationales, il est investi dans diverses oeuvres caritatives. Outre son grand succès Les Routes de la Soie, il est l’auteur d’une Histoire de la Première croisade (2012).

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Couverture

Page de titre

À Louis Frankopan (1939-2018), mon père glorieux et tendrement aimé

Introduction

À sa parution, Les Routes de la Soie, l’histoire du cœur du monde a touché un point sensible. En tant qu’auteur, j’espérais évidemment qu’on me lirait avec plaisir ; en tant qu’universitaire, cependant, j’avais depuis longtemps compris que mes thèmes de recherche n’intéressaient que peu de gens. Il était rare que les conversations, lors de cocktails ou de dîners, s’y attardent et même avec les collègues, les discussions concernaient en général des périodes ou des régions d’intérêt partagé.

Le succès des Routes de la Soie m’a donc désarçonné. Ainsi, quantité de gens voulaient en savoir davantage sur le monde, tout comme moi dans mon adolescence ! Je n’étais pas le seul, après tout, à vouloir découvrir des peuples, des cultures, des régions ayant eu leur heure de gloire dans le passé, lequel avait été emporté par le récit répétitif d’histoires plus récentes. Il est vite devenu évident que détourner la mise au point de l’histoire rabâchée de l’Europe et de l’Occident vers l’Asie et l’Orient apportait un souffle d’air frais à de nombreux lecteurs.

S’intéresser au rôle des connexions entre les continents durant des millénaires avait le même effet. À la fin du XIXe siècle, le géographe Ferdinand von Richthofen avait forgé un terme pour décrire le réseau d’échanges reliant la Chine des Han au monde extérieur. Il les avait appelés Die Seidenstrassen, ou Routes de la Soie, expression qui a séduit l’imagination des savants comme celle du grand public.1

Son concept restait vague, s’agissant de l’identification de l’empan géographique du mouvement des biens, idées et personnes entre l’Asie, l’Europe et l’Afrique, ou de l’explication du lien unissant l’océan Pacifique, la mer de Chine à la Méditerranée puis en définitive à l’Atlantique. En fait, le vague de la définition des Routes de la Soie peut être utile – et notamment parce qu’il ne s’agissait pas de « routes » au sens moderne, ou parce qu’il gomme la différence entre commerces à longue et courte distances, ou encore parce que bien d’autres marchandises et articles s’échangeaient, et parfois en plus grandes quantités, que les textiles onéreux comme la soie.

En réalité, l’expression permet de décrire les liens tissés entre peuples, cultures et continents et nous aide ainsi à mieux comprendre la manière dont religions et langues se sont jadis diffusées, tout en mettant en évidence la dissémination, la compétition ou les emprunts entre des conceptions diverses de l’alimentation, de l’habillement et de l’art. Elle contribue à clarifier le caractère central du contrôle des ressources et du commerce au long cours, à expliquer dès lors le cadre et les motivations d’expéditions trans-désertiques ou trans-océanes décisives dans l’essor des empires. Les Routes de la Soie nous montrent que l’innovation technologique fut stimulée à des milliers de kilomètres de distance, que violences et maladies suivirent souvent le même schéma destructeur. Grâce à elles, on comprend bien que le passé n’est pas une suite de périodes ou de régions isolées ou distinctes et l’on voit que les rythmes d’une histoire millénaire de relations s’inscrivent dans un plus ample passé mondial.

Écrit il y a un quart de siècle, le livre serait tombé tout aussi à propos. Au début de la décennie 1990, le Mur de Berlin s’est démantelé et l’Union soviétique effondrée en provoquant un bouleversement majeur, non seulement en Russie mais dans ses quinze républiques constitutives, ultérieurement indépendantes. Le début de cette même décennie a aussi marqué la première guerre du Golfe, si étroitement liée à l’intervention subséquente en Irak au début du XXIe siècle. Ce fut une époque de changements profonds en Chine où une série de réformes allait impulser l’émergence, non pas seulement d’une puissance régionale, mais bien d’une superpuissance mondiale. Le souffle du changement balayait aussi la Turquie, l’Inde, le Pakistan, l’Afghanistan, l’Iran et tout le Moyen-Orient de même – car c’est bien ce qui se passe toujours le long des Routes de la Soie, ce réseau qui constitue le système nerveux central du monde.

Quelques semaines après la parution de mon livre, à l’été 2015, je déjeunais à Londres avec un ami, l’un de ses premiers lecteurs. « Je l’ai trouvé étrangement réconfortant, me dit-il. Il m’a permis de comprendre que le changement est normal, que de grands déplacements des centres du pouvoir mondial sont fréquents et que notre univers actuel, chaotique et déroutant, n’est peut-être pas si bizarre et inhabituel, après tout. »

Dans le peu d’années qui nous séparent de cette parution, beaucoup a déjà changé. De mon point de vue d’historien, une série d’avancées profondément excitantes se sont produites dans notre compréhension du passé. Des experts de différents domaines, périodes et régions ont publié des travaux aussi novateurs qu’impératifs. Grâce à l’imagerie satellitaire et l’analyse spatiale, des archéologues ont identifié des systèmes d’irrigation constitués de citernes, canaux et barrages, systèmes remontant au IVe siècle de notre ère et qui expliquent qu’on ait pu faire pousser des cultures dans des conditions inhospitalières au nord-ouest de la Chine, à une époque où les échanges commençaient de croître avec le monde extérieur.2

Les données de satellites commerciaux et d’espionnage, comme celles des drones utilisés pour la surveillance militaire de l’Afghanistan, ont été exploitées par des chercheurs travaillant au « Partenariat pour une cartographie du patrimoine afghan ». On a pu ainsi dresser une image détaillée de l’infrastructure de caravansérails, canaux et complexes résidentiels qui accueillaient jadis les voyageurs au centre de l’Asie ; à son tour, cette image nous permet de mieux comprendre l’interconnexion des Routes de la Soie du passé.3 Qu’une grande part de ce travail ait été faite à distance nous révèle de même l’évolution des méthodes de recherches au début du XXIe siècle.4

Les progrès de la méthodologie scientifique ont également jeté un nouveau jour sur les rapports entre les nomades et les habitants des villes à l’ère prémoderne, au cœur de l’Asie. L’analyse des isotopes de carbone et d’azote sur 74 restes humains issus de 14 cimetières en Asie centrale contribue à nous informer des habitudes d’alimentation des sédentaires, par opposition aux communautés nomades – tout en pointant que celles-ci jouissaient d’une alimentation plus variée que les habitants des hameaux, villages et villes. À leur tour, ces faits posent d’importantes questions sur le rôle joué par les populations mobiles dans l’introduction de nouvelles tendances et la diffusion des changements culturels sur des centaines, et parfois des milliers, de kilomètres.5

Parallèlement, on a mis à profit les preuves génétiques et ethnolinguistiques pour montrer comment la dissémination des forêts de noisetiers et l’évolution du langage se sont recouvertes dans de grandes parties du continent asiatique. Des vestiges fossilisés de graines de noisetiers desséchées indiquent que les marchands et les voyageurs empruntant les Routes de la Soie plantaient délibérément des noisetiers – comme autant d’investissements à long terme –, constatation qui nous ouvre à une meilleure compréhension de la relation unissant le monde naturel et l’impact d’échanges croissants, au plan local, régional et au-delà. En plus de tout le reste, les Routes de la Soie ont fonctionné comme des « couloirs génétiques » pour les êtres humains, la flore et la faune tout ensemble.6

Ajoutons-y telle nouvelle recherche reliant les origines du yiddish aux échanges commerciaux en Asie et affirmant que son évolution résultait du souci de protéger la sécurité des transactions en inventant une langue qui ne serait compréhensible que de quelques élus.7 Semblable analyse nous évoque évidemment, au XXIe siècle, les cryptomonnaies et la technologie des blockchain, moyens visant à assurer la sécurité des transactions. On pourrait encore citer les résultats étonnants fournis par la technologie de noyau de glace de nouvelle génération, laquelle nous informe mieux de l’impact dévastateur de la Peste noire en pointant la gravité de l’effondrement de la production de métal au milieu du XIVe siècle.8

Des documents déclassifiés en 2017 – les minutes de réunions à Washington en 1952, entre le ministre britannique Sir Christopher Steel et le secrétaire d’État adjoint Henry Byroade, pour discuter d’un coup d’État visant à déposer le Premier ministre d’Iran – contribuent grandement à nous révéler comment ce funeste projet a pris forme.9 De même, la publication de plans de bombardements nucléaires étatsuniens, jusqu’ici secrets, datant des débuts de la Guerre froide, nous donne d’importants aperçus sur la planification militaire et stratégique américaine – et sur les évaluations contemporaines des meilleures stratégies pour neutraliser l’Union soviétique dans l’éventualité d’une guerre.10

Ce ne sont là que quelques exemples qui montrent comment les historiens empruntent à différentes techniques pour raffiner et améliorer leur compréhension du passé. C’est bien ce qui en fait une discipline aussi stimulante : il est exaltant d’être obligé d’envisager les problèmes différemment comme de découvrir ce qui relie les peuples, régions, idées et thèmes. C’est l’excitation de découvrir comment les nouvelles découvertes, les nouveaux outils et les nouvelles techniques contribuent à éclairer le passé qui a d’abord fait de l’écriture des Routes de la Soie un tel plaisir.

Le présent livre est issu du précédent. Au vu des changements du monde, ces toutes dernières années, j’ai d’abord voulu lui ajouter un chapitre pour préciser ma conclusion et l’actualiser. Je voulais expliquer qu’en dépit du côté perturbant ou comique de la vie politique à l’époque du Brexit, de Trump ou des vicissitudes européennes, ce sont les pays des Routes de la Soie qui comptent vraiment au XXIe siècle. Je voulais montrer que les décisions qui comptent vraiment, dans notre monde, ne sont pas celles qui se prennent à Paris, Londres, Berlin ou Rome – comme il y a un siècle – mais à Beijing et Moscou, à Téhéran et Riyadh, à Delhi et Islamabad, à Kaboul et dans les zones d’Afghanistan contrôlées par les Talibans, à Ankara, Damas et Jérusalem. Je voulais rappeler au lecteur que le passé du monde a été modelé par ce qui se passe le long des Routes de la Soie. Et je voulais souligner qu’il en ira de même de son avenir.

En commençant d’écrire, j’ai compris que je voulais en dire davantage que ne le pouvait (et sans doute ne le devait) un épilogue. Ou plutôt, je me suis dit qu’il était important de fournir un cliché détaillé de la situation contemporaine, mais à travers un grand angle, dans l’espoir de contextualiser les événements, mais aussi de rehausser certains des thèmes dont dépendent toutes nos existences comme nos moyens d’existence. Les Routes de la Soie occupent le cœur de ce tableau – elles sont si centrales, de fait, qu’on ne saurait comprendre ce que le présent et l’avenir nous réservent sans tenir compte de l’espace situé entre l’Est de la Méditerranée et le Pacifique. Ce livre vise donc à mettre à jour le récit en interprétant les événements des quelques dernières années, à une époque de transformation profonde.

Depuis 2015, le monde a changé de manière radicale. J’avais écrit que la vie devenait tout à la fois plus difficile et exigeante pour l’Occident. On ne saurait en douter après le vote du Brexit et l’incertitude pesant sur l’avenir de l’Union européenne que j’analyse ici. Les États-Unis eux aussi suivent une nouvelle trajectoire après l’élection de Donald Trump – une trajectoire qu’on a peine à suivre et évaluer. Il ne s’agit pas tant de l’avalanche de tweets du président – source de force hilarité chez les commentateurs – que de tenter de comprendre si la Maison Blanche veut s’abstraire des affaires du monde ou au contraire les reformater – et pourquoi. Ce thème m’occupera aussi dans les pages suivantes.

Et puis il y a la Russie où s’est ouvert un nouveau chapitre de relations avec l’Occident, bien que le président Poutine et son premier cercle exercent le même pouvoir depuis deux décennies. L’intervention militaire en Ukraine, l’accusation d’immixtion dans les élections états-uniennes et britanniques et l’imputation d’une tentative d’assassinat sur un ancien officier de renseignements ont détérioré les relations russo-occidentales comme elles ne l’avaient plus été depuis la chute du Mur de Berlin – et ont ouvert la voie, comme nous le verrons, au redéploiement de Moscou au sud et l’est.

Au cœur du monde, les problèmes endémiques de l’Afghanistan, la dislocation de la Syrie après des années de guerre civile et le processus tortueux de la reconstruction de l’Irak n’inspirent que peu confiance, malgré les sommes considérables, financières, militaires et stratégiques, qui y ont été englouties pour tenter d’améliorer la situation. L’antagonisme opposant l’Iran et l’Arabie saoudite ou celui opposant l’Inde et le Pakistan sont rarement aplanis de nos jours, et de fréquentes récriminations verbales menacent de dégénérer en actes.

Les choses ont également été compliquées en Turquie où, dans un contexte économique chancelant, parcouru de grandes manifestations, on a assisté à une tentative de coup d’État en 2016, quand une fraction de l’armée a tenté de prendre le pouvoir. Par la suite, des dizaines de milliers de gens ont été arrêtées et jusqu’à 150 000 limogées au motif d’un lien supposé avec l’inspirateur prétendu de l’opération, Fethullah Gülen. En faisaient partie des hauts cadres du pouvoir judiciaire, de l’université, des professeurs, des policiers et des journalistes – tout comme des membres de l’armée.11 La surpopulation carcérale est telle que le gouvernement a annoncé, en 2017, qu’il construirait 228 prisons supplémentaires dans les cinq ans, ce qui doublera presque la capacité pénitentiaire du pays.12

Et pourtant, dans toute l’Asie, l’heure est aussi à l’espérance. On comprend bien que les États s’efforcent de travailler plus étroitement ensemble, de conjuguer leurs intérêts tout en mettant les divergences entre parenthèses. Comme on le verra, pléthore d’initiatives, d’organisations et de plateformes ont été créées ces dernières années, qui visent à encourager la collaboration, la coopération et la discussion tout en fournissant un récit partagé de solidarité et d’avenir commun.

Cet état de choses a été noté et exploité par ceux dont le succès financier repose sur le lancement des modes. En 2015, par exemple, Nike a lancé une nouvelle série de baskets. Les voyages de Kobe Bryant en Italie et en Chine ont inspiré aux stylistes de Nike leur nouveau modèle, la nouvelle « KOBE X Silk Shoe, d’après la légendaire Route de la Soie ».13

L’eau de toilette « Poivre Samarcande » d’Hermès fait un accompagnement idéal à ces baskets, avec « l’odeur poivrée, musquée, légèrement fumée, du bois coupé » puisque le « chêne, conjugué au poivre, a gardé son âme dans ce parfum ». Ce dernier a également été inspiré par les Routes de la Soie : « il a pris le nom de Samarcande en hommage à cette ville, passage obligé entre l’Orient et l’Occident des caravanes d’épices », selon la formule du maître parfumeur Jean-Claude Ellena.14

Il est une personne qui s’est montrée encore plus prompte que Nike et Hermès à deviner le potentiel des Routes de la Soie, c’est le futur 45e président des États-Unis, Donald J. Trump, qui a déposé la marque Trump en 2007 au Kazakhstan, en Ouzbékistan, au Kirghizistan, au Turkménistan, en Azerbaïdjan et en Arménie dans le but de produire une vodka à son nom. Il en a fait autant en 2012, en cherchant à déposer sa marque sur des hôtels et des propriétés dans tous les pays ponctuant l’échine des Routes de la Soie, y compris l’Iran, pays qu’il s’évertue à isoler depuis qu’il a pris le pouvoir en 2017. Trump fait aussi des affaires en Géorgie, où l’on prévoit de lancer des « casinos bling-bling », sous le nom approprié de Silk Road Group, lequel a d’ailleurs suscité beaucoup d’intérêt médiatique.15

Les Routes de la Soie sont partout en Asie. Il y a bien sûr les innombrables agences de voyages proposant de dévoiler les gloires du passé mystérieux des pays situés au cœur du monde, ensevelies sous les brumes du temps. Mais il existe aussi de nombreuses manifestations plus à la page qui révèlent la puissance des réseaux d’aujourd’hui et de demain, comme d’hier. Le centre commercial Mega Silk Way d’Astana, au Kazakhstan, en offre un exemple, tout comme le magazine de bord de la Cathay Pacific, baptisé Silk Road. À l’aéroport de Dubaï, des publicités de la Standard Chartered Bank accueillent ainsi le voyageur : « Une ceinture. Une route. Une banque relie vos affaires en Afrique, Asie et au Moyen-Orient ». Et il y a le Turkménistan si riche en gaz, lové à l’est de la mer Caspienne, où un slogan national officiel affirme, depuis 2018 : « Le Turkménistan – le Cœur de la grande Route de la Soie ».16

Une raison fonde l’optimisme du cœur de l’Asie : les immenses ressources naturelles de la région. Ainsi, la BP estime que le Moyen-Orient, la Russie et l’Asie centrale concentrent quelque 70 % des réserves de pétrole prouvées du monde, et près de 65 % des réserves prouvées de gaz – chiffre qui ne comprend pas le Turkménistan, dont les champs gaziers incluent Galkynysh, le second en importance de la planète.17

Ajoutons-y la richesse agricole de la région située entre Méditerranée et Pacifique, où des pays comme la Russie, la Turquie, l’Ukraine, le Kazakhstan, l’Inde, le Pakistan et la Chine totalisent plus de la moitié de la production mondiale de blé – et, s’agissant du riz, si l’on inclut le Myanmar, le Vietnam, la Thaïlande et l’Indonésie, près de 85 % de la production mondiale.18

Il y a aussi les matières comme le silicium, si important pour la microélectronique et la production des semi-conducteurs, dont les seules Chine et Russie assurent les trois-quarts de la production mondiale ; mentionnons les terres rares, telles l’yttrium, le dysprosium et le terbium, indispensables notamment pour les super-aimants, les batteries, les ordinateurs portables, les actionneurs, dont la Chine en 2016 a assuré la fabrication à plus de 80 %.19 Si les futurologues et les pionniers de la mise en réseau s’extasient souvent sur les changements promis à nos modes de vie, de travail et de pensée par le monde excitant de l’intelligence artificielle, des mégadonnées mondiales et de l’apprentissage machine, rares sont ceux qui se demandent d’où viennent les composants du nouveau monde numérique – ou ce qui se passe si leur fourniture s’assèche ou sert d’arme commerciale ou politique à ceux qui disposent d’un quasi-monopole sur cette fourniture.

Dans cette partie du monde, on trouve d’autres richesses qui profitent largement à qui les possède, dont l’héroïne qui, depuis plus d’une décennie, constitue une ressource financière vitale pour les Talibans d’Afghanistan, lesquels ont commencé depuis longtemps, d’après les Nations unies, « à tirer de l’économie de la drogue de quoi payer les armes, la logistique et les milices ».20 À l’horizon 2015, déclare un émissaire de l’ONU, « quelque 200 000 hectares sont dévolus à la culture du pavot ».21 Un accroissement massif de cette culture a vu sa surface portée à plus de 320 000 hectares, avec une récolte record représentant 80 % d’un marché mondial d’une valeur totale de plus de 30 milliards de dollars.22

Les ressources ont toujours joué un rôle déterminant dans la forme du monde. L’aptitude des États à fournir leurs citoyens en vivres, en eau et en énergie est évidemment importante, comme à les protéger des menaces extérieures. D’où un contrôle des Routes de la Soie plus important que jamais, d’où aussi, dans une certaine mesure, les contraintes pesant sur les droits humains, la liberté de la presse et d’expression dans toute l’Asie, comme l’a récemment mis en lumière Andrew Gilmour, Secrétaire général adjoint de l’ONU pour les droits de l’homme : « Certains gouvernements se sentent menacés par toute contestation » et voient dans le souci des droits de l’homme « des ingérences illégales » dans leurs affaires intérieures ; des tentatives de renversement de leurs régimes ; ou une tentative d’imposer des valeurs « occidentales ». Décider de ceux qui auront voix au chapitre ou pas est étroitement lié à la consolidation et à la conservation du pouvoir dans un monde en pleine mutation, comme aux craintes des conséquences si l’on permettait l’expression de points de vue différents.23

Nous vivons déjà dans le siècle asiatique, époque où le déplacement du PIB mondial, des économies occidentales développées vers celles de l’Orient, se produit à une échelle et à une vitesse stupéfiantes. Certaines projections prévoient que vers 2050 le revenu par tête en Asie pourrait être multiplié par six en termes de parité de pouvoir d’achat, ce qui rendrait riches, selon les critères actuels, trois milliards d’Asiatiques supplémentaires. En doublant quasiment sa part dans le PIB mondial jusqu’à 52 %, comme l’a dit un rapport récent, « l’Asie retrouverait la position économique dominante qui était la sienne il y a quelque trois siècles, avant la révolution industrielle ».24 Selon un autre rapport, le transfert à l’Asie du pouvoir économique mondial « pourrait se produire un peu plus vite ou plus lentement, mais la direction d’ensemble du changement et la nature historique de ce déplacement sont sans ambiguïté ». Le document conclut de même que nous vivons un retour vers ce qu’était le monde avant l’essor de l’Occident.25

La conscience aiguë des liens unissant ce nouveau monde a incité à lancer des projets et des plans d’avenir qui capitaliseront sur les modèles inédits du pouvoir économique et politique en les accélérant encore. Le premier d’entre eux est l’initiative « Une Ceinture, une Route », initiative de politique économique et étrangère du président Xi Jinping fondée sur les antiques Routes – et leur succès – comme matrice de ce plan chinois à long terme. Depuis son annonce en 2013, près d’un trillion de dollars a été promis aux investissements d’infrastructure, sous forme de prêts pour l’essentiel, à un millier de projets.

Certains estiment que la quantité d’argent qui sera investie dans les voisins de la Chine et les pays intégrés dans « Une Ceinture, une Route », sur terre et sur mer, finira par se démultiplier, pour créer un monde entrelacé de chemins de fer, d’autoroutes, de ports en eaux profondes et d’aéroports qui renforceront des liens commerciaux toujours plus rapides.

La Chine est confrontée à d’autres défis, dont une « faillite de bébés », selon la formule d’un grand économiste, dans une population vieillissante incapable de se renouveler.26 Puis il y a la bulle du crédit, si grosse que le FMI a publié une mise en garde en 2017 : le niveau d’endettement est plus qu’une inquiétude, il est « dangereux ».27

Mais il y a d’autres manières de comprendre ce qui se passe dans le monde d’aujourd’hui et celui de demain. Au début du XXe siècle, Rudyard Kipling a popularisé l’idée du « Grand Jeu », cette compétition politique, diplomatique, militaire des empires britannique et russe pour la suprématie au cœur de l’Asie. De nos jours, on assiste à une série de « Grands Jeux », de compétitions pour l’influence, pour l’énergie et les ressources naturelles, pour l’alimentation, l’eau et l’air pur, pour la position stratégique, voire pour les données. Leurs issues auront d’importantes conséquences sur le monde des décennies à venir.

Ce livre commence où s’achevaient Les Routes de la Soie. Celles-ci, écrivais-je en 2015, sont à l’ascendant. Elles n’ont pas cessé de le faire. Il vaut la peine d’examiner précisément en quoi et pourquoi cela nous affectera tous.

Carte

Chapitre 1 L’Essor de l’Orient

Il y a un quart de siècle, j’étais sur le point de quitter l’université, le monde semblait bien différent. La Guerre froide avait pris fin, ouvrant à des espoirs de paix et de sécurité. « Les actes héroïques de Boris Yeltsin et du peuple russe » avaient mis la Russie sur la voie des réformes et de la démocratie, déclara le président Clinton lors d’un sommet avec son homologue russe à Vancouver en 1993. La perspective d’une « Russie pleine d’une productivité et d’une prospérité inédites » était bonne pour tous.28

L’avenir souriait aussi à l’Afrique du Sud où des négociations tendues pour mettre un terme à l’apartheid avaient suffisamment progressé pour que le comité Nobel décerne le Prix Nobel de la Paix 1993 à F. W. de Klerk et Nelson Mandela pour leur « travail en vue d’une fin pacifique au régime d’apartheid et pour avoir jeté les bases d’une nouvelle Afrique du Sud démocratique ».29 La remise de ce prix prestigieux fut un moment d’espérance pour l’Afrique du Sud, l’Afrique et le monde – même s’il apparut plus tard qu’un grand nombre des conseillers les plus proches de Mandela l’avaient exhorté à ne pas accepter le prix s’il lui fallait le partager avec un homme qu’ils qualifiaient de « son oppresseur ». Mais Mandela répétait que le pardon était une part essentielle de la réconciliation.30

L’avenir semblait également sourire à la péninsule coréenne où, préfiguration des discussions qui se sont déroulées en 2018, les États-Unis et la Corée du Nord avaient conclu, en grande pompe, un accord-cadre sur la réunification pacifique de la Corée et sa dénucléarisation, célébré comme une étape décisive en vue de la non-prolifération, pour une région et un monde plus sûrs.31

En 1993, de même, Chine et Inde avaient signé un traité important de manière à régler des problèmes de frontières contestées, source de rivalité et d’acrimonie depuis trois décennies ; en outre, les deux parties convenaient de réduire la présence militaire sur la frontière et de travailler ensemble à un dénouement mutuellement acceptable.32 La démarche s’imposait aux deux pays, au moment où l’expansion économique et la libéralisation étaient promues par leurs dirigeants respectifs. En Chine, Deng Xiaoping avait récemment entrepris une tournée des provinces du Sud pour appeler à des réformes plus rapides et pour faire taire les ultras opposés à la libéralisation des marchés après l’ouverture, à Shanghaï en 1990, d’une bourse en Chine communiste.33

La transformation de la Corée du Sud était déjà bien engagée. Souvenons-nous que dans les années soixante, ce pays était l’un des plus pauvres du monde, dépourvu de ressources naturelles et mal situé à l’extrémité orientale de l’Asie. Qu’il soit devenu une superpuissance économique dotée d’entreprises comme Samsung, Hyundai Motor et Hanwha Corporation – dont chacune dispose d’une capitalisation supérieure à 100 milliards de dollars – incite certains à le qualifier de « pays qui a le mieux réussi au monde. »34

En Inde, comme ailleurs, on sentait l’appel de la croissance au début de la décennie. Mais rares étaient ceux qui plaçaient des espérances dans une petite entreprise de logiciels s’évertuant à entrer en Bourse à Mumbai en février 1993 : les investisseurs redoutaient de ne jamais récupérer leur mise. Malgré sa taille et son potentiel, l’Inde était un nain économique et son secteur des technologies minuscule et inexpérimenté. Les braves ayant acheté des actions d’Infosys Technologies avaient été bien inspirés s’ils entendaient les garder. En fin d’exercice, le 31 mars 2018, la firme a déclaré un bénéfice de plus de 2,6 milliards de dollars, sur un chiffre d’affaires de plus de 10 milliards.35 La valeur des actions avait été multipliée par 4 000 en 25 ans.36

Lancer une nouvelle compagnie aérienne dans un petit État du golfe Persique semblait également ambitieux. Fondée en novembre 1993, la Qatar Airways a commencé de fonctionner deux mois plus tard, mais on lui prédisait un service modeste, peu de dessertes et une clientèle réduite. Aujourd’hui, cette compagnie possède 200 appareils, un personnel de 40 000 employés et dessert 150 destinations, non sans récolter pléthore d’éloges que peu eussent prévus il y a 25 ans.37 C’est aussi le plus gros actionnaire de l’International Airlines Group (propriétaire de British Airways, Iberia et Aer Lingus), également détenteur de 10 % de la Cathay Pacific.38 En avril 2018, elle a accepté d’acquérir 25 % des parts de l’aéroport international Vnukovo à Moscou, le troisième en importance du pays.39

Mais tout n’était pas que bonnes nouvelles : en 1993, un camion explosa au World Trade Center de New York et une série d’explosions coordonnées à Mumbai tua plus de 250 personnes. Sarajevo, tristement célèbre pour l’assassinat de François-Ferdinand et les prodromes de la Grande Guerre, fut assiégée par les forces bosno-serbes, opération qui se prolongea plus longtemps que la bataille de Stalingrad pendant la Seconde Guerre mondiale. Les scènes de civils abattus par des tireurs embusqués devinrent quotidiennes, comme les terribles images des dégâts provoqués par les obus tirés depuis les collines environnantes. La réapparition des camps de concentration en Europe, des génocides à Srebrenica et Gorajde au milieu de la décennie, nous montrait brutalement que les leçons les plus atroces du passé s’oublient facilement.

Certains des problèmes du début de cette décennie 1990 étaient mieux connus. En Angleterre, par exemple, le discours politique était pollué par des débats venimeux sur l’appartenance à l’Union européenne et les appels à un référendum. Ils faillirent renverser le gouvernement et incitèrent le Premier ministre, John Major, à qualifier certains de ses ministres de « salauds ».40

Ces événements datent tous d’un passé récent et pourtant ils nous semblent aujourd’hui éloignés, remonter à une autre époque. Tout en préparant mes examens finaux, à l’été 1993, j’écoutais l’album d’un nouveau groupe prometteur, Radiohead, Pablo Honey. Je ne me doutais pas que la chanson la plus prophétique de l’année n’était pas Creep – téléchargée plus d’un quart de milliard de fois sur Spotify – mais celle qui a gagné aux Oscars cette année-là. Aladin promet à Jasmine a whole new world, « tout un nouveau monde, un nouveau point de vue fantastique ». Elle en convient. « Tout un nouveau monde, un lieu éblouissant que je n’ai jamais connu. » C’était une chanson fondée sur une histoire elle-même tirée des Routes de la Soie qui prédisait son avenir.

« Tout ce nouveau monde » n’apparaît nulle part plus clairement qu’en comparant le football anglais en 1993 à celui d’aujourd’hui. Une semaine avant les examens terminaux de Cambridge, je regardais un enregistrement de la finale de la Coupe d’Angleterre entre Arsenal et Sheffield Wednesday, presque aussi ennuyeux et morne que le premier match du tirage au sort. Parmi tous les joueurs, y compris les remplaçants, seuls trois ne venaient pas des Îles Britanniques. Vingtcinq ans plus tard, la finale entre Chelsea et Manchester United a été aussi décevante, mais la composition des équipes était radicalement différente : six joueurs seulement parmi les vingt-sept jouant à Wembley sont nés au Royaume-Uni ou en Irlande. Les autres venaient du monde entier, y compris d’Espagne, de France, du Nigeria et de l’Équateur.

Si cet état de choses nous éclaire sur le rythme de la mondialisation au cours d’une seule génération, la mutation radicale de la propriété des clubs de football anglais dans la même période est peut-être encore plus frappante. Il n’y a pas si longtemps, on aurait jugé grotesque que de grandes équipes puissent appartenir à des étrangers – à cette époque, ne fût-ce qu’un accent étranger dans la salle du conseil d’administration aurait fait s’étrangler les directeurs de clubs dans leur thé et leurs sandwiches à la mi-temps. Mais aujourd’hui, un grand nombre des noms les plus fameux du football anglais et européen ont des maîtres étrangers. Et beaucoup de ceux-ci viennent des pays des Routes de la Soie.

À certains égards, cela n’a rien d’étonnant. Car si c’est à Londres qu’on a édicté les règles du jeu, en 1863, il n’a pas été inventé en Angleterre. À en croire la FIFA, la fédération internationale régissant ce sport, on parle pour la première fois du football en Chine sous la dynastie des Han (206 avant – 220 après J.-C.) : il s’agissait d’un jeu, le cuju, où les joueurs devaient donner des coups de pied dans un ballon de cuir rempli de plumes pour l’envoyer dans un filet maintenu par deux gaules de bambou.41

Ces origines ne permettaient toutefois pas de supposer que toutes les grandes équipes, à Birmingham et autour – Aston Villa, West Bromwich Albion, Birmingham City et Wolverhampton Wanderers – auraient été acquises par des Chinois depuis la parution de mon livre en 2015… Entre-temps, en 2017, deux des géants du football italien, qui partagent le magnifique stade San Siro, l’AC et l’Inter Milan, ont été vendus à des acheteurs chinois.

Il faut ensuite mentionner les propriétaires des meilleures équipes – anglaises ou européennes – originaires du golfe Persique. Manchester City, qui a dominé tous les matches nationaux pour remporter l’English Premier League en 2018 avec un score record, est la propriété de Mansour bin Zayed al Nayhan, par ailleurs Premier ministre adjoint des Émirats arabes unis. Cette équipe a une correspondante en France, le Paris Saint-Germain, qui a remporté cette même année la Ligue 1 aussi facilement, dont les propriétaires qataris ont pu lui offrir deux nouveaux joueurs, Neymar et Kylian Mbappé, engagés l’été précédent pour des montants records, plus de 350 millions d’euros, sans compter salaires et primes.

Quant à Everton FC, son actionnaire majoritaire est Farhad Moshiri, né en Iran mais vivant aujourd’hui à Monaco, dont la fortune s’est faite en travaillant avec Alisher Usmanov, homme d’affaires ouzbek, dont les investissements en Russie, Asie centrale et autres pèsent 15 milliards de dollars, ce qui lui a permis d’acheter une partie significative de l’Arsenal Football Club. Usmanov a songé à contrôler le club, sans pouvoir y arriver du fait de la structure complexe de l’actionnariat. Par le passé, les supporters d’Arsenal l’ont supplié de ne pas vendre ses parts, mais il s’en est débarrassé à l’été 2018. Pendant des années, la destinée d’un célèbre et fier club anglais fut suspendue à la décision d’un magnat ouzbek.42

Celle du rival londonien des Gunners, le Chelsea FC, repose dans les mains de Roman Abramovitch, qui a acheté les Blues en 2003 et consacré 1 milliard de dollars à le transformer en l’un des tout premiers au monde – avec le gain de 17 grands trophées nationaux et internationaux en 15 ans. On peut encore mentionner quantité d’équipes de football anglaises, parmi les plus célèbres, dont les propriétaires viennent de l’Orient triomphant. Sheffield Wednesday – dont le dernier souvenir un peu glorieux était d’avoir été finaliste en 1993 – est la propriété de Thaïlandais, tandis que sa rivale de toujours, Sheffield United, est à moitié possédée par un prince saoudien. Tony Fernandes, hommes d’affaires malaisien, et Lakshmi Mittal, le magnat indien de l’acier, possèdent Queens Park Rangers. La liste est sans fin.

Jadis, les riches Anglais se rendaient en Europe pour leur « Grand Tour », folâtraient à Venise, Naples, Florence et Rome, admiraient leur art et leur architecture et s’en inspiraient ; ils achetaient peintures, dessins, sculptures, manuscrits et même les contenus entiers de certaines demeures pour les ramener chez eux.43 Ces trophées résultaient de la richesse croissante et des succès commerciaux et militaires qui avaient transformé une petite île de l’Atlantique Nord en une superpuissance mondiale. Aujourd’hui, les dépouilles dont on se pare sont l’organisation de la Coupe du Monde de football, successivement remportée par la Russie et le Qatar, les Jeux olympiques d’hiver (organisés à Sotchi en 2014) et de magnifiques musées, comme le nouveau Louvre, sis non à Paris mais à Abu Dhabi, ou le nouveau Victoria and Albert Museum, installé non dans l’Albertopolis londonienne, mais à Shenzhen. On peut aussi citer l’ébouriffant musée d’Art moderne, le Garage, conçu à Moscou par Rem Koolhaas, ou le complexe de sports d’hiver d’Achgabat au Turkménistan, site infiniment plus grand que celui de Madison Square Garden.

Au XVIIIe siècle, un voyageur anglais était parti pour l’Italie « plein d’impatience de visiter un pays si célèbre dans l’histoire, qui avait jadis fait la loi dans le monde ».44 Aujourd’hui, tout cela est changé et c’est l’histoire anglaise qu’on en est venu à admirer, son droit et ses cours de justice pour régler différends et divorces, ce sont ses trophées que les nouveaux grands recherchent et achètent, depuis les clubs de foot aux signes extérieurs de fortune, tels les grands magasins illustres, Harrods ou Hamleys, les ensembles immobiliers – Canary Wharf ou le « Talkie-Walkie » du 20 Fenchurch Street dans la City, ou les organes de presse, comme l’Independent ou l’Evening Standard, qui tous ont des propriétaires d’origines chinoise, russe ou émiratie.

L’histoire est identique aux États-Unis où la franchise de basketball des Brooklyn Nets, le New York Post, le Waldorf Astoria et le Plaza Hotel à New York, ou encore Warner Music, ne sont que quelques-unes des affaires et marques florissantes achetées en totalité ou en partenariat par des investisseurs étroitement liés à la Russie, au Moyen-Orient et à la Chine.

Ces rachats comprennent aussi celui de Legendary Entertainment, le studio hollywoodien qui réalisa Jurassic Park, le succès planétaire de l’été 1993 – et l’une de mes récompenses à la fin des examens. Il fait aujourd’hui partie de la compagnie de Wang Jianlin, la Dalian Wanda Group Company, également détentrice des chaînes de cinéma Odeon, UCI, Carmike et Hoyts en Europe, aux États-Unis et en Australie (soit plus de 14 000 écrans), ainsi que le constructeur de bateaux de luxe Sunseeker et Infront Sports et Media – détentrice du droit exclusif de télédiffusion de maints événements sportifs, dont les Coupes du Monde de football 2018 et 2022.

Si certaines de ces affaires peuvent être qualifiées de divertissement ou de « danseuses », la plupart sont des investissements majeurs, l’indice d’une grande évolution du PIB mondial qui a vu 800 millions de personnes passer au-dessus du seuil de pauvreté dans la seule Chine depuis les années 1980.45 Certes, les économistes du développement et leurs pairs continuent de discuter du sens de la pauvreté, mais on ne saurait douter que le rythme et l’ampleur de la croissance chinoise sont stupéfiants. En 2001, le PIB du pays représentait 39 % de celui des États-Unis (en parité de pouvoir d’achat) ; il avait atteint 62 % en 2008. En 2016, le PIB de la Chine représentait 114 % de celui des États-Unis mesuré sur la même base – il est susceptible de croître encore aussi fort dans le prochain lustre.46

Cette mutation n’entraîne pas que la transformation de la Chine, mais celle du reste du monde. Ainsi, tablant sur l’essor continu de la classe moyenne chinoise, un homme d’affaires de Beijing a acquis 3 000 hectares dans le centre de la France pour fournir en farine une chaîne d’un millier de boulangeries qu’il compte ouvrir en Chine. Il mise sur une évolution du goût chinois, qui s’éloignerait d’une nourriture à base de riz : « le potentiel sera alors immense » affirme Hu Keqin, l’entrepreneur concerné.47

Si la pression sur le prix du pain qui s’ensuivrait peut inquiéter en France – du fait de l’exportation d’une farine soustraite au marché local – l’argument est aussi valide pour le vin : son exportation vers la Chine a augmenté de 14 % dans la seule année 2017 pour atteindre près de 220 millions de litres. On s’attend que les exportations françaises de vin en Chine pèsent plus de 20 milliards de dollars dans cinq ans, ce qui est une meilleure nouvelle pour les viticulteurs que pour le consommateur.48

Ce qui irrite, ce n’est pas seulement que plusieurs des vignobles les plus célèbres de Bordeaux aient changé de mains dans les dernières années, pour être acquis par des célébrités comme l’actrice Zhao Wei ou le magnat Jack Ma (qui en détient quatre, dont le fameux Château de Sours) mais aussi qu’on leur ait donné des noms de fantaisie, plus parlants pour le marché chinois. On a rebaptisé le Château Sénilhac du Médoc en « Château Antilope tibétaine », le Château La Tour St-Pierre en « Château Lapin d’Or » et le Château Clos Bel-Air en « Château Grande Antilope ».49

Si les puristes peuvent s’offenser de voir abandonner des noms séculaires, respectables et fameux, l’essor de l’Orient a d’autres effets sur nos conditions de vie immédiates. La Qatar Airways n’est qu’une des nombreuses compagnies ayant fait exploser la demande de transport aérien, laquelle va continuer à croître. L’Association internationale du transport aérien prévoit que le nombre d’utilisateurs de l’avion aura quasi doublé vers 2036 pour atteindre 7, 8 milliards de passagers par an et que ce seront les populations croissantes et de plus en plus riches d’Asie (Chine, Inde, Turquie et Thaïlande) qui en seront le moteur.50

Selon les prévisions propres de Boeing, cela signifie que 500 000 pilotes supplémentaires seront nécessaires au cours des vingt prochaines années.51 Or les conséquences s’en font déjà sentir : le nombre de pilotes est déjà insuffisant. Du coup, leurs salaires atteignent des sommets : la Xiamen Air propose 400 000 dollars par an aux pilotes de 737 et l’on signale ici et là des propositions de 750 000 dollars l’an.52

Une telle inflation salariale influe inévitablement sur le coût du voyage. Mais on a déjà constaté que des opérateurs établis et bien pourvus pouvaient annuler des vols par suite de manque de personnel, sous la pression engendrée par le manque planétaire de pilotes.53 On aura peut-être peine à le croire, mais quand un vol de voyage d’affaires dans le Mid-West américain, un vol de retour des Alpes après des sports d’hiver ou un vol de lune de miel aux antipodes seront annulés, l’essor des Routes de la Soie pourrait y être mêlé.

De même, l’aspect de la chambre d’hôtel, la musique jouée dans le hall, les cocktails proposés au bar seront influencés par des facteurs analogues. En 1990, les touristes chinois à l’étranger étaient rarissimes ; il s’agissait pour l’essentiel de voyages politiques, pour un total annuel de dépenses d’environ 500 millions de dollars.54 À l’horizon 2017, ce chiffre avait été multiplié 500 fois pour dépasser 250 milliards de dollars par an – à peu près le double de ce que dépensent les voyageurs américains chaque année.55 Ces chiffres seront pulvérisés à l’avenir, si l’on se rappelle que 5 % seulement des citoyens chinois disposent d’un passeport. Certaines estimations prévoient que 200 millions de Chinois voyageront à l’étranger en 2020 et certaines recherches indiquent que cela dynamisera les secteurs du jeu et des cosmétiques, tout comme les compagnies aériennes proposant les destinations idoines, les hôtels répondant aux goûts chinois et les agences de voyages en ligne fournissant des voyages organisés, telle Skyscanner, acquise par la firme chinoise Ctrip fin 2016 pour 1,7 milliard de dollars.56

Ce nouveau monde lance aussi des défis, souvent en des lieux et de façons inattendues. L’essor de la Chine pose des problèmes inédits aux ânes et à leurs éleveurs depuis l’Asie centrale jusqu’à l’Afrique de l’Ouest. La demande massive de peau d’âne, élément constitutif de l’ejiao, médicament alternatif très apprécié en Chine parce que censé avoir des vertus antalgiques, mais aussi d’antiacnéique, d’anticancéreux et d’excitant sexuel, a provoqué une réduction de moitié de la population d’ânes chinois dans le dernier quart de siècle ; il a fallu diversifier les sources d’approvisionnement.57 Les ânes étant des animaux de transport au rôle très important dans la production agricole comme dans le transport des vivres au marché, l’effondrement soudain et massif de leur population (et l’augmentation de leur prix) menace l’économie agraire dans des pays où son équilibre est souvent précaire. C’est pourquoi le Niger, le Burkina Faso et d’autres pays africains ont interdit l’exportation des ânes vers la Chine.58 L’essor des Routes de la Soie a eu notamment pour conséquence l’émergence d’un marché noir de la peau d’âne.59

Les liens du commerce des ânes avec les difficultés des premiers acquéreurs sur le marché immobilier de Londres n’apparaissent pas d’emblée. Pourtant, le capital déversé sur les biens immobiliers du centre de Londres a tant contribué à en augmenter le prix qu’ils sont devenus inabordables. L’afflux de capitaux étrangers entre 1999 et 2014 a contribué à augmenter le prix des propriétés de luxe, non sans produire un effet de « ruissellement » sur les biens moins onéreux. Selon l’estimation d’un spécialiste, les prix auraient été moins chers de 19 % en l’absence des investissements étrangers qui ont afflué dans la ville durant la période.60

Pour une part non négligeable, ceux-ci venaient de Russie. Entre 2007 et 2014, près de 10 % des fonds d’acquisition de biens immobiliers à Londres étaient d’origine russe et, s’agissant des biens valant plus de 10 millions de livres, cette proportion se montait à 20 %.61 L’afflux de capital chinois pour acquérir des résidences à l’étranger a également augmenté : les citoyens chinois ont acheté pour plus de 50 milliards de dollars de maisons à l’étranger en 2016 et pour 40 milliards en 2017.62 Cette somme ne comprend pas les capitaux investis dans les biens commerciaux londoniens, où les fonds chinois comptent pour un tiers.63

L’histoire est identique ailleurs. Les acquéreurs chinois ont tant acheté à Vancouver en 2016 que les prix y ont augmenté au rythme de 30 % par mois comparés à l’année précédente, ce qui a obligé les autorités à introduire une taxe de 15 % sur les biens immobiliers achetés par les étrangers dans l’espoir de freiner cette fièvre. On constate des pressions analogues ailleurs au Canada – comme à San Francisco, en Australie, en Nouvelle-Zélande et à présent en Asie du Sud-Est.64 Ne pas pouvoir acquérir un toit à cause de l’augmentation excessive des prix du marché ne résulte peut-être pas directement des Routes de la Soie, mais cet état de fait s’inscrit dans une situation mondiale où le centre de gravité économique s’écarte de l’Occident.

L’expansion de la richesse en Orient a quelque chose d’inouï. En février 2017, Mehrdad Safari, homme d’affaires iranien qui louait un appartement dans une tour d’Istamboul où il se plaisait beaucoup, a décidé de l’acheter tout entière pour 90 millions de dollars (TVA non comprise). Il fut un temps où seuls les Américains étaient en mesure d’acheter toute une entreprise pour ce genre de raisons – comme le fit Victor Kiam avec Remington, le fabricant de rasoirs. De nos jours, les ressortissants de plusieurs autres pays éprouvent ce désir tout en ayant les moyens de le satisfaire.65

Le monde qui change induit des modes de consommation et de vie qui changent à leur tour, au pays comme à l’étranger. Le Pakistan est désormais le marché de détail le plus dynamique du monde, notamment parce que le revenu disponible y a doublé depuis 2010. Le nombre de magasins de détail, dont on prévoit la multiplication par 1,50 entre 2017 et 2021, est aussi stimulé par la jeunesse d’un pays où les deux tiers de la population a moins de trente ans, comme par la modification du rapport à l’argent chez les jeunes, qui veulent jouir de la vie maintenant plutôt qu’épargner pour plus tard.66

En Inde, l’impressionnante expansion de la classe moyenne survenue dans les trois dernières décennies se poursuit à un rythme extraordinaire. Certes, quelques économistes pointent la distribution très inégale de la richesse en Inde où les riches ont fait des profits disproportionnés, mais que le nombre de foyers au revenu disponible supérieur à 10 000 dollars par an soit passé de 2 millions en 1990 à 50 millions en 2014 est significatif.67 Nous ne sommes qu’au début d’une transformation sismique dans ses effets. La recherche récente estime que les dépenses de consommation tripleront dans les huit prochaines années avant d’atteindre 4 trillions de dollars à l’horizon 2025. Ces évolutions influent sur le mode de vie : au modèle traditionnel des grandes familles vivant toutes sous le même toit se substituent des foyers d’une ou deux personnes, avec ou sans enfants. Cela a naturellement un impact important sur la vie de famille et lance un défi au marché immobilier, aux infrastructures de transport, d’électricité, de distribution d’eau, aux services de santé et d’éducation. Mais cela ouvre aussi d’immenses perspectives, notamment parce que les études de marchés considèrent que les petits foyers dépensent de 20 à 30 % de plus par tête que les grandes familles.68

Ces mutations n’épargnent pas l’industrie du luxe où la demande a changé au point d’être méconnaissable depuis le début des années 1990. Les clients chinois, à l’époque, représentaient un pourcentage négligeable des acheteurs. Aujourd’hui, ils forment un bon tiers du total mondial et formeront 44 % de la clientèle à l’horizon 2025.69 C’est l’une des raisons qui motivent l’ouverture par Prada de sept magasins en 2018 dans une unique ville, Xi’an.70 Cela explique aussi la décision de Chanel d’acquérir un ensemble de manufactures de soie pour garantir la fourniture de ses produits, ce qui n’a rien d’étonnant quand on pense au succès de la marque en Chine et ailleurs sur la planète.71