Les Parce que de mademoiselle Suzanne - Emile Desbeaux - E-Book

Les Parce que de mademoiselle Suzanne E-Book

Emile Desbeaux

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Extrait:"— Parce que je ne veux pas ! — Mais pourquoi ne veux-tu pas ? — Parce que je ne veux pas. — Ma foi ! voilà un raisonnement auquel je ne trouve rien à répliquer ! Et une voix, pleine de rires, se fit entendre sur un ton de douce moquerie. — Alors, tu ne veux pas ? c'est une affaire décidée ? La personne à qui on s'adressait resta parfaitement muette..."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

● Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
● Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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CHAPITRE PREMIER Parce que je ne veux pas

– Parce que je ne veux pas !

– Mais pourquoi ne veux-tu pas ?

– Parce que je ne veux pas.

– Ma foi ! voilà un raisonnement auquel je ne trouve rien à répliquer !

Et une voix, pleine de rires, se fit entendre sur un ton de douce moquerie.

– Alors, tu ne veux pas ? c’est une affaire décidée ?

La personne à qui on s’adressait resta parfaitement muette.

Elle pensait, sans doute, avoir suffisamment indiqué sa volonté.

Au bout de quelques minutes d’attente, la voix reprit, s’efforçant, sans y trop parvenir, de prendre un accent sévère :

– Eh bien, puisqu’il en est ainsi, je ne jouerai pas avec vous de toute la journée ! Vous aurez beau me demander pardon, je demeurerai inflexible. Vous verrez bien !

– Ah ! ça, que se passe-t-il donc ? demanda un troisième personnage que le bruit de ce monologue menaçant venait d’attirer.

– Ah ! grand-père, tu arrives à propos ! Sais-tu qu’Adallah est fort vilaine aujourd’hui ? Je la prie de lire une page d’Histoire de France ; elle s’y refuse, et à toutes mes questions pour connaître la cause de sa conduite, elle me répond sans s’émouvoir : « Parce que je ne veux pas ». Est-ce un motif acceptable, celui-là ? dis, grand-père ?

Le grand-père s’approcha de l’enfant. Il lui posa doucement et paternellement sa main sur le front, et, avec un bon sourire, il murmura :

– Petite sauvage !

Adallah se dégagea brusquement et se retourna sur sa chaise en faisant une moue des plus accentuées.

– Eh bien, le motif demandé, le voilà. Il est dans les deux mots que je viens de prononcer. Sa mauvaise humeur en est la preuve.

Le grand-père s’assit et, prenant Adallah qui se débattait, il la mit sur ses genoux :

– Tu sais bien, ma chère enfant, dit-il, que je ne veux pas le faire de la peine ; mais aussi pourquoi mérites-tu un nom qui te déplaît ? Pourquoi ne veux-tu pas devenir une jolie petite fille tout à fait civilisée ? Tu es très intelligente, et tu n’ignores pas qu’en désobéissant à Suzanne, tu lui fais beaucoup de peine. Tu ne l’aimes donc pas, elle qui t’aime tant ?

Cette interrogation eut le talent d’émouvoir un peu la petite sauvage. En signe de protestation, elle tendit sa main du côté de Suzanne, mais sans lever ses yeux qu’elle tenait constamment fixés à terre.

Suzanne prit la main d’Adallah et, la retenant dans la sienne, elle voulut effacer toute trace de fâcherie :

– Tu vois bien qu’elle m’aime, grand-père, dit-elle. Elle est douée d’un bon cœur et d’un esprit très vif : aussi, quand elle le veut – mais, dame ! il faut qu’elle le veuille ! – étudie-t-elle fort bien et apprend-elle fort vite. Il n’y a que l’Histoire à laquelle j’ai grand mal à lui faire prendre goût.

– Mais je crois qu’il n’en est pas de même pour la Géographie ? répliqua le grand-père avec intention.

– Oh ! pendant ces leçons-là, elle m’écoute avec un recueillement merveilleux pour une fillette de son âge. Rien alors ne saurait la distraire.

– Surtout quand tu lui parles de la troisième partie du monde, n’est-ce pas ?

Adallah, entre les bras du grand-père, eut un tressaillement.

Mais elle ne sortit pas de son mutisme.

Le grand-père regarda Suzanne et, comme elle hésitait à répondre à sa dernière question, il l’y décida d’un geste.

Alors, Suzanne, ne perdant pas de vue Adallah, murmura, avec une gravité douce, dans une émotion pleine de pitié :

– Oui… surtout quand je lui parle de l’Afrique…

Cette fois, le coup avait porté !

Adallah ouvrait tout grands ses yeux qui brillaient d’une lueur étrange.

Mais bientôt cette lueur s’éteignit sous les larmes qui envahirent ses paupières.

On eût dit qu’un voile de tristes souvenirs était venu cacher cet éclair de joie instinctive.

Elle demeura un instant immobile, puis, glissant des genoux du grand-père, elle se jeta en sanglotant dans les bras de Suzanne.

– Crise salutaire ! se dit à lui-même le grand-père.

Cette scène avait lieu dans le jardin d’une de ces jolies maisons posées sur le coteau qui s’élève du Bas-Meudon et monte jusqu’à Bellevue.

Sous un berceau, dont l’armature artistique de fer forgé disparaissait dans les feuillages de la vigne vierge et du chèvrefeuille, et sur lequel tombaient, odorantes, les grappes laiteuses d’un acacia voisin, Suzanne amenait chaque jour Adallah ; et là, bien abritées toutes deux contre les chauds rayons du soleil de juin, l’une enseignait à l’autre ce que jadis on lui avait appris.

Suzanne de Sannois avait maintenant près de seize ans.

Ce n’était plus la Suzanne que nous avons vue, si curieuse, dans l’hôtel du parc Monceaux, depuis les longs jours d’hiver jusqu’aux belles journées du plein été ; la Suzanne inquiète des voyages périlleux de son père ; la Suzanne qui trouvait Vatel un cuisinier bien susceptible ; qui, un peu indiscrète, montait à la bibliothèque de son frère et qui, un peu gourmande, mangeait trop de bonbons chez les confiseurs ; la Suzanne qui donnait, généreuse, ses étrennes aux petites filles pauvres et que ses amies la princesse Marmotte et Mlle Ça me gêne prenaient pour exemple ; la Suzanne qui offrait un million pour voir les habitants de la Lune ; la Suzanne du feu de cheminée, du ballon et de la gare du chemin de fer ; enfin la Suzanne, toute charmante, qui découvrait l’inclination de Thérèse de Montlaur pour M. Paul et qui parvenait, malgré le terrible secret paternel, à conclure le mariage à l’aide du brave père Rémois.

L’enfant était devenue une jeune fille, toujours jolie, toujours charmante ; ses grands yeux bleus aux cils noirs semblaient toujours prêts aux étonnements, mais le fin sourire de ses lèvres indiquait le début de l’expérience de la vie.

Suzanne qui, dans son enfance, avait posé tant de « pourquoi » à son père le capitaine de vaisseau, à sa mère, à son frère Paul, à son grand-père M. de Beaucourt, commençait aujourd’hui la période des « Parce que ».

À son tour, elle apprenait à Adallah pourquoi il neige, pourquoi il pleut, pourquoi il grêle, pourquoi l’on grandit, pourquoi il faut manger, l’histoire du cœur et du sang, l’histoire du soleil, de la lune, des étoiles, des planètes, l’histoire du feu et de la glace, de la vapeur et de l’électricité, pourquoi il tonne, pourquoi l’on rêve, pourquoi l’on ne vit pas éternellement, et elle s’ingéniait à trouver de clairs « parce que » à tous les obscurs « pourquoi » que la chère petite sauvage lui demandait.

Du berceau où elles travaillaient, on voyait l’admirable panorama de Paris, et l’attention d’Adallah se trouvait souvent distraite.

Elle s’arrêtait tout à coup au milieu d’une leçon et, étendant la main, elle demandait les noms des monuments qui émergeaient de la buée d’or, stagnante sur la grande ville, et qui se développaient en plein ciel.

Suzanne, complaisamment, tâchait de les reconnaître, et malgré elle, ses regards restaient attachés sur les points brillants. Elle désignait à Adallah les grandes verrières neigeuses du palais de l’Industrie, le dôme des Invalides ruisselant de dorures, l’Arc de Triomphe et les hautes tours de la salle des fêtes du Trocadéro, qui prenaient des blancheurs de marbre. Puis sa vue se heurtait au long viaduc du Point-du-Jour avec ses trouées d’arches, tombait sur la Seine élargie, et en descendait le cours jusqu’à la hauteur du berceau. Suzanne reprenait alors possession d’elle-même et, fâchée de sa distraction, elle rappelait à Adallah qu’elle n’était pas là pour voir le paysage.

Adallah se mettait à rire, Suzanne aussi ; et la leçon était reprise avec ardeur.

M. de Beaucourt avait quelque raison d’appeler Adallah la petite sauvage, car la physionomie de l’enfant révélait nettement qu’elle était née sous un autre climat que le nôtre.

Les traits étaient d’un dessin correct et très fin ; mais le teint était doucement bronzé, avec les tons délicats d’une patine veloutée. L’œil très noir sous des sourcils noirs fièrement arqués. Les cheveux abondants, longs, mais crêpelés si drus qu’ils s’échappaient sans cesse de la coiffure et retombaient, gracieusement indomptés, sur le front et sur les épaules.

Cette figure si caractéristique formait un contraste fort curieux avec les vêtements parisiens dont l’enfant était habillée.

Trois ans auparavant, M. de Sannois, revenant d’un voyage sur les côtes d’Afrique, avait ramené une fillette, qui devait avoir cinq ou six ans, et qu’il avait trouvée dans les circonstances extraordinaires que l’on va connaître.

CHAPITRE II Josef Theodoros et Angèle Périer

Josef Theodoros, qui devait être le père d’Adallah, était né en Abyssinie, sur les côtes de l’Afrique orientale.

Amené très jeune en Égypte, il avait fait divers métiers pour gagner sa vie, jusqu’à ce que le hasard eût mis sur sa route un négociant français, M. Valois, habitant le Caire.

Ce négociant, frappé de l’intelligence et de la bonne mine du jeune Abyssinien, l’avait pris à son service et l’avait initié peu à peu à son commerce.

Dans cette fréquentation continuelle des Européens, Josef Theodoros, avec son esprit très ouvert, avait perdu sa première nature ; et, cherchant à s’instruire, voyant les choses, jugeant les hommes, il était parvenu à faire de l’ancien enfant sauvage un jeune homme policé et civilisé.

Une personne avait beaucoup, sans le savoir, contribué à cette transformation rapide.

Cette personne était la jeune et modeste institutrice des enfants de la maison Valois.

Angèle Périer, orpheline, Parisienne, avait accepté cette place sans regrets et sans joie. Il fallait vivre. Le Caire était loin de la France, mais elle pourrait y gagner son pain.

Cependant elle s’était attachée aux enfants qui lui avaient été confiés et le temps passait devant elle, ni sombre ni ensoleillé. En dehors des enfants, tout la laissait indifférente.

Un changement profond devait bientôt se produire dans cette existence paisible.

Quand M. Valois eut remarqué les aptitudes de Josef Theodoros, il s’appliqua à les développer. Pour cela, il lui prêtait des livres, lui donnait des conseils, causant amicalement avec lui lorsque le travail lui laissait des loisirs.

Parfois, lorsqu’une question de son protégé l’embarrassait trop ou qu’il n’avait pas le temps d’y répondre, il lui disait :

– Va trouver Angèle. Elle est savante. Elle t’expliquera cela mieux que moi.

Et le jeune homme allait trouver Angèle. Il l’interrogeait.

Elle répondait toujours si clairement, si doucement, reprenant si justement son idée quand elle la devinait trop confuse, que Josef Theodoros finissait toujours par comprendre.

Il écoutait la jeune fille, docile comme un enfant, relevant quelquefois la tête, quand il sentait son cerveau rétif et qu’il voulait le dompter.

Alors, dans les prunelles grises de l’institutrice, l’Abyssinien plongeait les regards de ses yeux noirs, cherchant à mieux y surprendre la pensée, voulant concevoir plus facilement.

Ces regards avaient le don de troubler la Française, et, sans qu’elle se rendît compte de la cause, sans que Josef s’en aperçût, elle devenait toute timide et tout embarrassée.

Un jour, fâchée contre elle-même et contre l’auteur inconscient de ce trouble, elle s’en ouvrit au négociant.

Celui-ci se mit à sourire, et, après un moment de réflexion, il dit à Angèle :

– Je crois connaître le motif de ce malaise nouveau pour vous. Laissez-moi faire, mon enfant, j’espère vous en guérir.

Il eut une longue conversation avec Josef Theodoros et revint auprès d’Angèle, avec le visage heureux d’un honnête homme qui s’apprête à faire une bonne action.

– Eh bien, dit-il, je sais tout maintenant. Josef vous aime et vous l’aimez. Voyons ! ne rougissez pas. Il n’y a pas de mal à cela et nous n’avons plus qu’à fixer la date du mariage !

M. Valois avait dit juste.

En interrogeant le jeune homme, il lui avait fait découvrir un sentiment qu’il ignorait lui-même. Quant à la jeune fille, elle s’était trahie dans sa pureté naïve.

Angèle Périer, quoique maîtresse de ses actions, mettait bien quelques objections à ce mariage. Josef Theodoros n’était-il pas un Abyssinien ? N’y avait-il pas une trop grande différence de race entre lui et elle ? Et tous deux n’étaient-ils pas sans fortune ?

Mais M. Valois répondait que les Abyssiniens n’étaient pas si sauvages que cela, qu’ils n’adoraient pas les idoles et n’égorgeaient pas de victimes humaines, qu’ils étaient chrétiens depuis le IVe siècle, que la race était forte, belle et suffisamment polie. Quant à Josef Theodoros, n’était-ce pas maintenant un Européen accompli, comprenant et acceptant tous les bienfaits de la civilisation ? Pour la question de fortune, Angèle n’avait pas à s’en occuper. Dès la célébration du mariage, Josef Theodoros serait intéressé dans les affaires de la maison.

L’éloquence du digne négociant ne fut pas vaine. Quelques mois après, Angèle Périer devenait la femme de Josef Theodoros.

Le bonheur plana d’abord sur le jeune ménage. Une petite fille vint au monde. Elle fut appelée Adallah.

Trois années s’écoulèrent très paisibles et très douces. Angèle et son mari ne s’étaient jamais sentis plus heureux, quand, un matin, le négociant vint leur apprendre, désespéré, qu’il était obligé de déposer son bilan. Des désastres financiers, auxquels il était étranger, l’entraînaient fatalement à la ruine.

La liquidation terminée, il retournerait en France avec ses enfants et s’essayerait à recommencer la lutte.

Il proposa à Josef et à sa femme de les emmener avec lui, mais sans pouvoir leur promettre désormais un appui efficace.

Les époux hésitèrent longtemps à prendre une détermination. Enfin le mari proposa à sa femme de le suivre en Abyssinie. Là, connaissant le pays, les mœurs, le langage, il ferait le commerce de l’ivoire, achetant aux caravanes qui traversent le désert du Soudan, revendant aux marchands européens. Il se faisait fort, en quelques années, d’amasser une fortune, et, alors, il irait vivre avec sa femme et son enfant dans le pays de France.

Cette dernière raison, l’espoir de revoir sa patrie et d’y élever sa fille, convainquit définitivement Angèle.

Ils partirent. Josef Theodoros s’était établi aux environs de Massouah, entre la frontière abyssinienne, d’où lui arrivait l’ivoire, et la mer Rouge, où les navires venaient le chercher. Cette position heureuse et d’intelligence commerciale du jeune homme le servirent à merveille. Au bout de deux ans, il passait déjà pour l’un des plus riches et surtout des plus honnêtes marchands de la contrée.

La petite Adallah grandissait, se faisant gracieuse et belle. Angèle, dans l’accomplissement de ses devoirs maternels, se trouvait satisfaite de son sort, et Josef travaillait avec ardeur pour les deux êtres qu’il aimait.

Tout à coup le bruit se répandit qu’une bande nombreuse de pillards de la tribu des Bogos avait fait invasion au nord de Massouah, dévastant, pillant, assassinant sur son passage.

Angèle Périer eut peur, non pour elle, mais pour son enfant pour son mari.

Vainement celui-ci cherchait à la rassurer.

– Tes craintes ne sont pas sérieuses, disait-il, nous sommes trop près de Massouah pour que les pillards osent se hasarder à venir jusqu’à nous. Et puis, tu es Française, il y a des Français dans la ville, et ton consul doit avoir pris les précautions nécessaires en cas d’attaque. Les vaisseaux qui sont au port débarqueront leurs hommes, et cela suffira pour mettre en fuite, comme une volée d’oiseaux, ces misérables bandits qui t’effrayent.

Angèle essayait de sourire, voulant croire son mari, mais, au fond, agitée d’un pressentiment sinistre.

Ce pressentiment n’était que trop fondé. Il devait se réaliser bientôt dans des circonstances terribles !

CHAPITRE III Comment Adallah avait été trouvée par M. de Sannois

Le capitaine de vaisseau de Sannois avait été chargé d’un transport de troupes à notre île de la Réunion.

Sa mission était accomplie et son vaisseau avait repris la route de France à travers l’océan Indien.

Il avait atteint le golfe d’Aden, franchi le détroit de Bab-el-Mandeb, et pénétré dans la mer Rouge quand il se trouva en face de Massouah où l’on devait faire station.

Le jour même où le vaisseau entra dans le port, nos marins apprirent qu’une bande de Bogos semblait menacer les environs de la ville.

Le vice-consul français de Massouah confirma cette nouvelle à M. de Sannois en l’avertissant qu’il serait obligé de le requérir avec ses marins si nos nationaux se trouvaient en péril. Pourtant, les craintes ne devaient pas être fondées, les pillards ne se hasardant pas d’ordinaire si près de la côte. L’avis que notre agent donnait au capitaine n’était dicté que par la prudence ; il espérait bien ne pas avoir besoin du concours de nos forces.

Les prévisions du vice-consul parurent se justifier. Le bruit se répandit le lendemain que les Bogos avaient disparu. La présence d’un navire français dans les eaux de Massouah avait été connue d’eux et avait suffi, sans doute, pour les mettre en fuite.

Mais, pendant la nuit, M. de Sannois fut réveillé par son lieutenant. Une barque venait d’amener au navire le vice-consul de Massouah. Celui-ci avait une grave communication à faire au capitaine.

– Il s’agit probablement des Bogos, pensa M. de Sannois en se dirigeant en hâte vers l’agent consulaire qu’il trouva sur le pont du vaisseau.

– Regardez, capitaine, regardez ! dit vivement le vice-consul en étendant le bras dans la direction nord-ouest de Massouah.

Une lueur rouge montait dans le ciel et formait comme un nuage de sang.

Près du sol, au-dessus d’une masse d’arbres, des flammes brillaient et, par instants, des gerbes d’étincelles s’envolaient, se changeant bientôt en fumée.

– Voyez, capitaine, disait le vice-consul à M. de Sannois qui examinait l’incendie à l’aide de sa lunette, là-bas, il y a des Français que les Bogos ont surpris et dont ils brûlent les habitations. Il faut aller à leur secours. Il n’y a pas un instant à perdre !

Déjà les ordres étaient donnés, et les marins, armés de la carabine rayée et du sabre-baïonnette, s’embarquaient sur les canots qui les conduisaient à terre.

M. de Sannois avait pris le commandement de la troupe.

Au pas de course on traversa Massouah, toute réveillée, toute tremblante, en proie à une panique profonde.

Jamais pillards d’aucune tribu n’avaient eu, jusqu’à cette nuit sinistre, l’audace de s’aventurer aussi près de la ville, et n’avaient agi avec autant de ruse.

Les marins français, conduits par leur capitaine, approchaient de l’endroit incendié.

Des hommes et des femmes de nationalités diverses se réfugiaient dans leurs rangs ; ils avaient pu échapper aux bandits, abandonnant leurs demeures, mais là-bas, une propriété importante, la plus éloignée de toutes, brûlait et ses habitants avaient sans doute été massacrés, car ils avaient dû être les premiers surpris par les Bogos. Cette propriété appartenait à un marchand d’ivoire, Josef Theodoros, marié à une Française.

M. de Sannois recueillait ces renseignements et faisait hâter le pas à ses marins.

Bientôt, à travers les arbres, on vit distinctement l’habitation qui flambait ! Encore quelques mètres et les marins se trouvèrent devant ses ruines.

Alors derrière un rideau de feu et de fumée on aperçut des êtres noirs, à demi nus, qui, dérangés dans leur œuvre de carnage, s’enfuyaient sans même combattre.

Sur un ordre du capitaine, une décharge générale retentit.

De nombreux hurlements de rage et de douleur prouvèrent que les marins avaient visé juste, puis tout retomba dans le silence.

M. de Sannois, avec ses hommes, s’était jeté sur les traces des fuyards, mais il lui fallut bientôt reconnaître que toute poursuite était impossible.

Les Bogos avaient disparu dans les hautes herbes, où ils se glissaient comme des vipères, et où rien n’indiquait leur passage. Au bout de cette prairie sauvage s’élevaient des montagnes où les bandits trouveraient des refuges assurés et dont l’exploration restait impraticable.

Les bâtiments incendiés, construits surtout avec du bois, ne formaient plus qu’un brasier ardent. Si les malheureux habitants avaient pu s’échapper on les retrouverait dans les environs. Le jour qui commençait à paraître allait faciliter les recherches.

Bientôt le vice-consul fut informé qu’à quelques mètres de l’habitation on venait de découvrir le corps d’un homme, criblé de coups de javelot. C’était le corps de Josef Theodoros, dont les doigts s’étaient raidis, dans la mort, sur la crosse de son revolver.

On trouva encore les cadavres des serviteurs de Theodoros, qui ne devaient pas avoir eu le temps de se défendre. Mais qu’était donc devenue la femme de Josef Theodoros, la malheureuse Angèle Périer, et sa chère fillette, la pauvre petite Adallah ?

M. de Sannois s’était dirigé vers un bouquet d’arbres placé sur une hauteur d’où il supposait pouvoir inspecter la campagne et se rendre compte du chemin pris par les bandits.

Tout à coup, pendant qu’il regardait, il lui sembla entendre des murmures plaintifs non loin de lui.

Il fit quelques pas vers l’endroit d’où partaient ces murmures, et alors il distingua ces mots, prononcés par une voix enfantine, mais affaiblie par une bien grosse douleur.

– Maman !… Maman !…

Une petite fille de cinq à six ans au visage bronzé, à moitié habillée, les cheveux épars, se retenait à genoux contre un arbre, les yeux fixés sur l’horizon, du côté où les Bogos s’étaient enfuis.

– Oh ! la pauvre enfant ! s’écria M. de Sannois.

La petite entendit, et, terrifiée, se serra contre son arbre.

– N’aie pas peur, pauvre petite, dit doucement, très ému, M. de Sannois. Je viens t’aider à chercher ta maman.

À ce mot de « maman » de grosses larmes roulèrent dans les yeux de l’enfant, qui se mit à sangloter, et se laissa emporter par le capitaine.

Cette petite fille, c’était Adallah, maintenant orpheline de père et peut-être de mère, car M. de Sannois avait compris par l’attitude de l’enfant que la mère avait été enlevée par les Bogos. Ceux-ci l’avaient déjà massacrée, ou ils l’emmenaient pour la vendre comme esclave dans l’intérieur de l’Afrique. En tout cas, penser à la retrouver en ce moment eût été folie.

Il ne restait donc qu’à s’occuper du sort de la pauvre petite Adallah.

Le vice-consul ne lui connaissait nul parent au monde. Elle était désormais sans famille. Il faudrait que quelque habitant la recueillît par charité. Tout cela était bien triste.

M. de Sannois réfléchissait.

– Confiez-la-moi, dit-il. Je l’emmènerai en France, et pour famille, je lui donnerai la mienne. Si, le hasard – hasard improbable ! – vous fait retrouver la mère, prévenez-moi et je lui rendrai son enfant.

– Hélas ! elle ne vous le réclamera jamais, la pauvre femme ! répondit le vice-consul en acceptant la généreuse proposition du digne capitaine.

Voilà dans quelles dramatiques circonstances Adallah avait été trouvée par M. de Sannois.

CHAPITRE IV Les parce que de Mlle Suzanne

M. de Sannois ramena donc en France la pauvre petite Adallah, d’abord bien triste, très malheureuse, pleurant, demandant son papa et sa maman, mais, peu à peu, s’attachant au capitaine, se sentant aimée et protégée, et doucement distraite par les étonnements du voyage.

Dans les lettres que M. de Sannois avait adressées à sa famille il n’avait pas parlé du charmant petit personnage qui l’accompagnait.

C’était une joie qu’il réservait à sa chère Suzanne.

Aussi la surprise fut-elle grande à l’hôtel du parc Monceaux, lorsque le capitaine revint avec cette singulière fillette dont le teint, les allures, les façons contrastaient si fort avec ceux d’une Parisienne.

– Je t’amène une petite sœur, en veux-tu ? avait demandé en souriant M. de Sannois à Suzanne, certain d’avance de la réponse.

– J’en veux bien ! avait dit simplement Suzanne.

Et, toute charmée, toute contente, elle s’était penchée, ouvrant ses bras à l’enfant pour qu’elle vînt s’y jeter.

Adallah, silencieuse, effarouchée, se méfiant d’abord, avait regardé celle dont le geste câlin l’appelait. Elle avait hésité un instant, puis, lisant dans les grands yeux de Suzanne l’affection qui lui était déjà destinée, elle avait couru dans ses bras brusquement, décidément, se donnant tout entière.

Le pacte d’amitié scellé d’un seul coup, Adallah était devenue la petite sœur d’adoption de Mlle Suzanne, et Mme de Sannois la considérait comme sa seconde fille.

À l’arrivée de la petite Abyssinienne, M. de Beaucourt s’était écrié avec une aimable ironie, en s’adressant à Suzanne, qui déclarait se charger de l’éducation d’Adallah :

– Eh bien, c’est à ton tour maintenant d’être interrogée ! C’est toi qui vas être taquinée, tourmentée à chaque minute ! Tu verras que le rôle de répondeur que tu m’as fait jouer si longtemps n’est pas toujours couleur de rose. Je vais donc être enfin débarrassé de vos questions, mademoiselle, car vous allez être fort occupée vous-même à répondre aux pourquoi qui vous seront posés !

Et M. de Beaucourt s’était frotté les mains en souriant avec malice.

– Oh ! grand-père, avait répondu Suzanne sur le même ton, tu as beau dire, je sais bien que tu répondras encore…

– À tes « pourquoi » ?

– Qui.

– Mais je n’ai plus un seul « parce que » à ma disposition ! Mes « parce que », tu les as tous usés !…

– Oh ! pourtant, lorsqu’Adallah me demandera un « pourquoi » trop difficile, il faudra bien que je trouve quelqu’un qui m’aide à y répondre et ce quelqu’un-là, je le connais.

– Ce sera ton père… ton frère…

– Et aussi mon grand-père !

– Allons ! voilà encore de la besogne pour moi ! avait dit M. de Beaucourt en tâchant de prendre un air désolé, mais, au fond, tout prêt à céder.

Suzanne avait été fort curieuse dans son enfance, nous l’avons vue alors, et le hasard lui donnait maintenant pour compagne une enfant douée forcément de curiosité, et par l’instinct, et par la nouveauté des choses qui la frappaient à chaque pas.

Cependant le commencement de l’éducation de la petite sauvage, comme l’appelait M. de Beaucourt, avait donné grande peine à sa sœur adoptive.

Il y avait trois ans qu’Adallah faisait partie de la famille de Sannois et, déjà, la civilisation européenne l’avait marquée de ses fortes empreintes ; mais, au début, elle avait opposé une énergique résistance aux efforts que faisait pour l’instruire sa douce et jeune maîtresse.

Elle trouvait des « pourquoi » imprévus qui renversaient Suzanne.

– Pourquoi faut-il apprendre à lire ? disait-elle.

– Dame ! pour savoir lire.

– Et pourquoi faut-il savoir lire ?

– Parce que c’est le seul moyen qu’on ait encore trouvé de s’instruire ?

– Pourquoi donc faut-il s’instruire ? reprenait tranquillement Adallah se tenant à sa logique d’un entêtement naïf.

– Parce que… parce que… s’écria Suzanne, parce qu’il ne faut pas rester toujours à l’état de petite sauvage !

Ces deux mots avaient le talent de cingler l’amour-propre d’Adallah. Alors, elle écoutait et reprenait sa leçon, mais ce n’était pas pour longtemps.

D’autres fois elle demandait :

– Pourquoi faut-il savoir écrire ? Pourquoi faut-il connaître l’orthographe ?…

Suzanne mettait son esprit à contribution et n’y trouvait jamais de réponses qui satisfissent Adallah.

La petite Abyssinienne se montrait si constamment rétive que sa maîtresse, à bout d’arguments, se décida, après de longues hésitations, à se servir d’un moyen bien douloureux, mais dont le résultat devait être efficace.

On avait toujours évité de faire allusion devant Adallah aux terribles circonstances dans lesquelles M. de Sannois l’avait rencontrée. On n’avait pu lui laisser ignorer le sort de son père, mais on lui avait dit que sa maman était saine et sauve, qu’on la cherchait et qu’on la retrouverait certainement.

Cette supposition, qu’on lui donnait avec une assurance voulue, avait calmé peu à peu la trop vive douleur d’Adallah, et, dans ce cerveau d’enfant, les souvenirs s’effaçaient peu à peu.

C’était cependant à ces souvenirs que Suzanne, toute désolée, avait résolu de faire appel.

Un jour, comme Adallah, plus volontaire que jamais, se refusait à prendre ses leçons, répétant ses éternelles questions, Suzanne la prit sur ses genoux, et la regardant bien dans les yeux, serrant affectueusement ses petites mains, elle lui dit doucement, tout doucement :

– Tu ne penses donc plus à ta maman ?…