Les traditions comme formes de vie - René Misslin - E-Book

Les traditions comme formes de vie E-Book

René Misslin

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Beschreibung

Les traditions sont des inventions transmises de génération en génération, chez les animaux comme chez les humains. Outils, techniques de chasse ou chants d’oiseaux : le monde animal n’est pas exempt de culture. Chez l’humain, ces transmissions deviennent plus vastes encore – mythes, rites, fêtes, récits – et forment ce que l’on appelle les cultures. Grâce au langage et à l’instruction, l’humain s’éloigne peu à peu de la nature pour créer un monde à son image. Comme le disait Protagoras dans un dialogue de Platon : l’homme est la mesure de toute chose.

À PROPOS DE L'AUTEUR

René Misslin est professeur émérite de l’université de Strasbourg. Spécialiste des comportements de peur et d’anxiété chez la souris, ses recherches ont exploré le rôle clé de certaines régions du cerveau dans l’émergence de ces émotions.

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Seitenzahl: 115

Veröffentlichungsjahr: 2025

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René Misslin

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les traditions comme formes de vie

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

© Lys Bleu Éditions – René Misslin

ISBN : 979-10-422-7771-0

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

 

 

 

 

 

Du même auteur

 

 

 

Le Comportement de peur,

Éditions Publibook Université, 2006 ;

Le Comportement de douleur, Éditions Publibook Université, 2007 ;

Le Comportement identitaire,

Éditions Publibook Université, 2008 ;

Le Comportement de croyance

, Éditions Publibook, 2010 ;

Le Comportement hédonique

, Éditions Publibook Université, 2012 ;

Le Comportement d’affirmation de soi

, Éditions Publibook Université, 2014 ;

La vie toujours recommencée

, Éditions Connaissances et Savoirs, 2016 ;

Le Comportement d’attachement

, Éditions Publibook, 2018 ;

Le Comportement alimentaire

, Éditions Publibook, 2020 ;

Le comportement de certitude

, Éditions Publibook, 2021 ;

Le Comportement xénophobe ou L’origine du racisme,

Éditions Connaissances et Savoirs, 2022 ;

Le Mystère de tout ce qui est

, Éditions Connaissances et Savoirs, 2023.

 

 

 

 

 

Introduction

 

 

 

La tradition n’est pas le culte des cendres, mais la préservation du feu.

 

Gustav Mahler

 

On a longtemps considéré que la culture, c’est-à-dire l’ensemble des traditions d’un peuple, distinguait le monde humain du monde animal, une vision quelque peu réductionniste. Dans cet essai, j’utiliserai le concept de « tradition » dans le sens que lui donne le primatologue Bernard Thierry dans un article publié par la revue Pour la Science : L’idée de tradition consiste en la transmission sociale de comportements acquis d’une génération à une autre.1 Il ne s’agit pas de comportements innés, déterminés par la phylogenèse, mais de conduites acquises par des individus pour accroître leurs aptitudes à satisfaire leurs besoins vitaux que des congénères apprennent à imiter et qui se transmettront aux générations suivantes. Dans son livre Le passage de la nature à la culture, le sociologue David Sierra montre que l’évolution phylogénétique des êtres humains les a dotés d’aptitudes singulières qui les ont émancipés en grande partie des contraintes innées, instinctives comme disaient les premiers éthologues, en les dotant d’aptitudes leur permettant d’acquérir par eux-mêmes, durant leur ontogenèse, grâce à leur inventivité, des compétences nouvelles appelées cultures.2Cet auteur note cependant au passage que certaines espèces animales, loin d’être totalement soumises à l’emprise des contraintes innées, sont capables d’acquérir par eux-mêmes des sortes de « traditions » : celles-ci, limitées, ne constituent pas à proprement parler des cultures. Bernard Thierry, dans l’article cité plus haut, note de son côté ceci : l’emploi du mot « culture » à propos des animaux ne m’enthousiasme pas. Je lui préfère l’idée de tradition… Chez l’être humain, un outil, par exemple, ou un mot a été perfectionné à de nombreuses reprises, il a été amélioré et a subi diverses transformations. Or, ce processus cumulatif reste limité dans le monde animal.

La première fois où l’on s’est mis à parler de « tradition animale », ce fut en Grande-Bretagne au début du 20e siècle : ce sont des oiseaux qui en ont été les hérauts. C’est une histoire on ne peut plus amusante. Quelques mésanges, en effet, se sont mises à percer de leur bec l’opercule des bouteilles de lait que des livreurs déposaient chaque matin sur le perron des maisons et à aspirer la crème qui surnage sur le lait. Et surprise, cette innovation comportementale s’est par la suite rapidement répandue dans presque toute la Grande-Bretagne ! Certains n’ont pas hésité à qualifier de phénomène culturel la rapide propagation de ce comportement inédit. Nous verrons dans le premier chapitre de notre essai que les éthologues ont découvert à partir des années 1960 un certain nombre d’espèces animales qui ont su développer des pratiques parfois très astucieuses donnant lieu à de véritables traditions. Puis, nous consacrerons le second chapitre aux traditions humaines, lesquelles jouent des rôles multiples dépassant largement en nombre et en variété celles des animaux. Elles reposent, en effet, sur l’éducation ; or, comme l’a bien exprimé le philosophe grec, Démocrite, l’éducation transforme l’homme, mais par cette transformation, elle lui crée une seconde nature : grâce à celle-ci, l’homme ne vit plus dans un milieu naturel, comme les autres espèces vivantes, mais dans ce que j’appellerai une « surnature ».

 

 

 

 

 

Chapitre 1

Les traditions animales

 

 

 

Jamais mieux qu’au terme des quatre derniers siècles de son histoire l’homme occidental ne put-il comprendre qu’en s’arrogeant le droit de séparer radicalement l’humanité de l’animalité, en accordant à l’une tout ce qu’il refusait à l’autre, il ouvrait un cercle maudit.

 

Claude Lévi-Strauss

 

Les macaques de Koshima laveurs de patates

Koshima est une petite île, située au sud-ouest du Japon, au large des côtes de Kyushu. Elle est devenue célèbre en 1953 quand des primatologues japonais, en distribuant des patates douces à une centaine de macaques (Macaca fuscata), ont observé une femelle âgée d’un an et trois mois, nommée Imo, ramasser une de ces patates sur la plage de sable et la porter, en marchant sur deux jambes, dans un ruisseau tout près de la plage pour enlever de ses deux mains le sable avant de la manger. Ce qui allait provoquer la surprise du primatologue Kinji Imanishi de l’Université de Kyoto et de ses collègues c’est que ce nouveau comportement allait petit à petit se répandre à d’autres individus, d’abord à deux partenaires de jeu d’Imo, puis à sa mère trois mois plus tard. En février 1954, on observe une accélération de la transmission : quatre singes se sont mis à tremper les patates dans l’eau de mer. En 1958, ils sont dix-sept, en 1962, trente-six. Ce sont les juvéniles et leurs mères qui sont à l’origine de ce comportement, lequel, à présent, s’est généralisé. Même les mâles adultes, qui longtemps avaient refusé de l’adopter, ont fini par s’y résoudre. Dès l’automne 1955, Imanishi et deux de ses étudiants n’hésitèrent pas à parler de « culture » animale, ce qui paraissait étonnant à l’époque, car les scientifiques occidentaux étaient loin d’envisager l’idée que des animaux puissent acquérir des traditions. On ne peut comprendre l’attitude des primatologues japonais qu’en la situant à l’intérieur de leur propre culture marquée par un ensemble de croyances très anciennes appelées shintoïsme et pratiquées encore aujourd’hui par des millions de Japonais. Ces mythes sont à la fois polythéistes et animistes. Le monde est peuplé de milliers d’esprits, les kami, lesquels animent la terre et les êtres vivants ; ces derniers ont des états mentaux et une vie intérieure, ce sont des sujets. En outre, cette subjectivité n’est pas réservée aux seuls humains, mais elle est commune à tous les vivants de sorte que l’anthropomorphisme, loin d’être un tabou dans le monde scientifique japonais comme c’est le cas en Occident, est une pratique normale. On ne s’étonnera donc pas de constater que les primatologues de Kyoto n’ont pas eu la moindre hésitation à attribuer aux macaques de Koshima l’aptitude culturelle. Leurs travaux ne commencent à être connus en Occident qu’en 1957. Mais, ce n’est qu’à partir du moment où Jane Goodall découvrit en 1960 que des chimpanzés fabriquaient des outils et se transmettaient cette compétence que les chercheurs tentèrent de définir de manière objective le processus culturel chez les animaux en insistant sur la notion d’apprentissage social.

Les découvertes de Jane Goodall et de Christophe Boesch

La vie de Jane Goodall, d’origine britannique, ressemble à une véritable aventure. Ses parents n’ayant pas les moyens de lui payer des études longues, elle dut se contenter d’un diplôme de secrétaire. Un jour, en 1953, alors qu’elle est âgée de 23 ans, une amie qui se trouvait au Kenya l’invite à la rejoindre. Par chance, elle y rencontre le célèbre paléontologue, Louis Leakey, qui, avec son épouse, avait mis au jour en Tanzanie et au Kenya de nombreux fossiles d’hominines, tels que des Australopithecus afarensis et des Homo habilis. Elle devint sa secrétaire. Or, quand Louis Leakey découvre qu’elle a une passion pour les animaux depuis son enfance, ce qui l’a incitée à devenir végétarienne, il l’encourage à observer le comportement des animaux sauvages vivant en milieu naturel. Jane n’hésita pas à saisir cette opportunité pour satisfaire sa passion et décida de vivre parmi les chimpanzés dans la région du lac Tanganyika, en Tanzanie, dans ce qui est devenu aujourd’hui le parc national de Gombe Stream. Et voici qu’en novembre 1960, alors qu’elle est assise dans une clairière, Jane remarque qu’un vieux chimpanzé tourne autour d’une termitière. Il s’agit d’un mâle qu’elle appellera David Greybeard (« David Barbegrise ») en raison de la couleur de sa barbichette. C’est le premier chimpanzé qui finira par tolérer la présence de Jane. Elle fut intriguée en le voyant introduire dans la termitière un brin d’herbe. Après quelques secondes, il a retiré ce brin d’herbe et a croqué les termites avec gourmandise, racontera-t-elle des années plus tard. Puis, quand le brin d’herbe est devenu trop mou, il l’abandonne et s’empare d’une brindille dont il enlève les feuilles une à une et poursuit sa pêche aux termites. Jane était interloquée en voyant ce spectacle : Il avait transformé une brindille en canne à pêche à termites après avoir retiré précautionneusement toutes les feuilles ! Or, la fabrication des outils était considérée comme un trait humain censé nous distinguer du règne animal. J’ai regardé la scène avec incrédulité, partagée entre la surprise et l’euphorie. Je craignais que personne ne me croie, qu’aucun scientifique ne me prenne au sérieux. J’ai voulu faire une nouvelle observation avant de partager cette immense nouvelle3.Effectivement, quelques jours plus tard, Jane observa un groupe de chimpanzés en train d’attraper, à l’aide de branches effeuillées, et de déguster les résidentes d’une autre termitière. Quand le paléontologue Yves Coppens, qui faisait des fouilles au Tchad, apprit la nouvelle, il en tira la conclusion suivante : On était en contact depuis qu’on s’était rencontrés sur le site d’Olduvai (Tanzanie). Moi, j’écrivais que l’outil, c’était le propre de l’homme et, un jour, je reçois une lettre dans laquelle elle me dit qu’elle a vu des chimpanzés prendre une branche pour se régaler des termites. Je me suis dit « mince », il faut changer la définition de l’outil humain. Jane soutiendra sa thèse de doctorat en éthologie en 1965, elle qui n’avait pas de diplôme universitaire ! Dans un premier temps, les primatologues ont critiqué ses méthodes d’observation et ses conclusions jugées trop hâtives et effectuées par un soi-disant chercheur qui n’avait même pas fait d’études supérieures. Mais, au fur et à mesure que Jane livrait au public ses observations, ses travaux montraient qu’il était temps de transformer notre manière de regarder les primates qui, loin d’être des automates, avaient une personnalité, formaient des clans, vivaient en société et occupaient un territoire qu’ils défendaient avec détermination. Un jour, elle observa un jour des mâles juvéniles massacrer, à la frontière de leur territoire, d’une manière organisée, des chimpanzés d’un groupe voisin : Jane n’hésita pas à parler de « génocide ». En un mot, en insistant sur le fait que les primates étaient des sujets, qu’ils avaient chacun leur personnalité, Jane a montré combien la distinction radicale que nous faisions habituellement entre eux et nous perdait de son sens. Grâce à ses observations longues et patientes au contact des chimpanzés, elle fut peu à peu reconnue comme la primatologue qui a révolutionné notre regard sur ces primates : Maintenant, nous devons redéfinir la notion d’homme, la notion d’outil, ou alors accepter le chimpanzé comme humain conclura avec humour Louis Leakey.

Le primatologue franco-suisse, Christophe Boesch, qui finira sa carrière comme directeur du département de l’Institut Max-Planck d’anthropologie évolutionniste à Leipzig, confirmera amplement les découvertes de Jane Goodall en se consacrant à l’observation des chimpanzés dans le Parc national de Taï situé en Côte d’Ivoire, à la frontière du Liberia. Il observa en particulier le cassage des noix dont ils sont friands. Il est impossible pour les primates d’utiliser leurs dents de sorte qu’ils ont inventé des outils, une technique qui n’existe que chez les chimpanzés de cette région. Ils commencent par placer la noix sur une racine ou une roche et la frappent soit avec de grosses branches, soit avec des pierres. Dans un article du journal Libération de février 2013, voici ce que le primatologue, interrogé par Corinne Bensimon, lui répond : Pour fracturer la plus dure qui existe en Afrique et qu’ils sont les seuls à consommer, ils utilisent des pierres lourdes, très rares dans la jungle, qu’ils vont chercher loin, et qu’ils rapportent dans ce qui est, en fin de compte, un atelier de cassage de noix.4 Pour savoir si cette tradition était pratiquée par les chimpanzés depuis longtemps ou seulement plus récemment, Ch. Boesch et le préhistorien Julio Mercader ont utilisé les techniques de l’archéologie préhistorique d’autant plus, comme le souligne Corinne Bensimon, que la technique des primates évoque l’industrie primitive – très humaine – de la taille de pierre. Ils ont fouillé une zone de 100 m2 autour de l’endroit où avait lieu le cassage des noix. Et là, miracle ! Ils ont trouvé dans une couche qui a pu être datée de 4300 ans des éclats de pierre qui portaient la trace des noix les plus dures ! Il y a 4300 ans, donc, les chimpanzés de cette région faisaient un geste inconnu aujourd’hui d’autres groupes de cette espèce. Il y a eu une transmission de cette technique durant 220 générations de chimpanzés, et peut-être plus !