Les Veillées de Saint-Pantaléon - Ligaran - E-Book

Les Veillées de Saint-Pantaléon E-Book

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Extrait : "Ce fut un étonnement dans les deux mondes, celui des saltimbanques et l'autre qui n'est qu'en apparence le moins nombreux, quand on y apprit que le célèbre Babouli était traduit devant les assises sous l'inculpation d'assassinat. Babouli, estimé de ses camarades, était ce prodigieux artistes dont les merveilles de dislocation avaient longtemps fait la fortune des cirques forains."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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Seitenzahl: 259

Veröffentlichungsjahr: 2016

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À TRÈS NOBLE ET TRÈS EXQUISE DAME MADAME LA COMTESSE DE SAINT-PANTALÉON

Faut-il que je vous rappelle, Comtesse, les soirs d’hiver que vous me permîtes de passer dans votre admirable château, en compagnie de quelques hôtes joyeux des deux sexes ? On se contait des histoires très gaies au coin de la haute cheminée et, quelquefois même, on jouait la Comédie entre soi, sans vrais acteurs et sans vrai public. C’était charmant.

J’ai retrouvé les canevas de quelques-uns de ces contes dont vous daignâtes rire et les scénarios de quelques-unes de ces saynètes où vous acceptiez complaisamment un rôle. Un grand plaisir me vint de les écrire à nouveau, en souvenir de vous.

J’ose vous en dédier le recueil, malgré qu’il abonde en gauloiseries, à vous qui, honnête entre toutes, avez le mérite singulier de n’être pas bégueule et qui, belle comme le jour, vous offrez encore le luxe d’avoir de l’esprit.

Si mon offrande ne vous agrée, jetez-la à terre et mettez votre joli pied dessus. C’est encore un honneur que je lui envierai.

Je baise respectueusement le petit bout de vos mules.

 

Armand SILVESTRE.

 

Décembre 1885.

IContes pour rire
IBabouli

Ce fut un étonnement dans les deux mondes, celui des saltimbanques et l’autre qui n’est qu’en apparence le moins nombreux, quand on y apprit que le célèbre Babouli était traduit devant les assises sous l’inculpation d’assassinat. Babouli, estimé de ses camarades, était ce prodigieux artiste dont les merveilles de dislocation avaient longtemps fait la fortune des cirques forains. Il n’avait jamais eu son pareil pour se plier en deux sur un tapis large comme un mouchoir, pour boire un verre de vin posé à terre entre ses propres pieds sans en répandre une goutte, pour donner à sa tête le ballant d’une cloche, pour s’enfermer dans un cube de dimensions invraisemblables et qu’on refermait sur lui. C’était un morceau de caoutchouc fait homme, une substance élastique sans musculature résistante, sans ossature pouvant se briser. Il devait ces qualités remarquables à une éducation sévère, ses excellents parents l’ayant soumis tout jeune à une série de tortures graduées. Mais il avait bien profité de leurs leçons, et cette instruction solide n’était pas tombée sur un sol ingrat.

Hélas ! C’est son mérite même qui devait le perdre. Un crime fut commis dans des circonstances tellement spéciales que le coupable ne pouvait échapper à la justice et que la police elle-même ne pouvait s’y tromper. Il fut établi, en effet, que l’assassin n’avait pu pénétrer chez la victime que par un trou en spirale mesurant quarante centimètres de diamètre et qu’il avait dû s’y cacher tout un jour dans l’unique meuble de la maison, lequel était une huche à pain de côté rectangulaire et haute de trente-cinq centimètres.

Le malheur avait voulu que Babouli, alors sans engagement, fût vu rôdant dans les environs la veille du meurtre. Soumis à une reconstitution du crime, il passa fort bien par le trou et put être caché dans la huche, ce qui était assez concluant. Ce qui acheva de le perdre, c’est qu’on trouva dans ses poches le porte-monnaie de l’assassiné, son trousseau de clefs et des valeurs nominatives que Babouli n’avait pas encore eu le temps de faire mettre au porteur. Il n’en continua pas moins de nier, mais juste assez pour avoir une attitude digne d’un gentleman devant le prétoire.

Le jury qui ne contenait pas un seul amateur de scènes en plein-vent, mais plusieurs boulangers ayant chez eux des huches, le condamna sans pitié. Sa condamnation fut même accompagnée de considérants désagréables. La cour de cassation, qui avait hâte d’entrer en vacances, rejeta son pourvoi, et M. le président de la République refusa de signer sa grâce, en disant qu’un homme qui avait de telles qualités de souplesse naturelle, et qui n’était pas entré dans la politique, était certainement un serin.

 

La tenue de Babouli à la grande Roquette, en attendant son sort, fut assez convenable, à part quelques tours qu’il se permit de jouer à ses gardiens. C’est ainsi que, pendant, plusieurs jours il refusa de prendre toute nourriture autrement que la tête entre les jambes, ce qui força ces malheureux à lui donner à manger comme on a coutume d’offrir les lavements. Durant toute une semaine, il s’exerça à se ratatiner si bien dans sa camisole de force, en s’y roulant dans un coin et en s’y tassant, qu’il semblait qu’il en fût complètement disparu, le vêtement gisant à terre comme une loque vide. On crut à son évasion et on passa des nuits entières à le chercher sur les toits. Quelquefois il se posait sur les mains et le directeur de la prison, qui était extrêmement myope, venait se bouter le visage à deux pas de son derrière, pour lui parler, prenant pour ses bras ses jambes qu’ils avaient repliées en anses sur ses hanches retournées. Ces menus délassements lui firent passer assez bien le temps qui précéda son exécution, joints à quelques parties de domino qu’il gagna, ayant l’habitude invétérée de tricher au jeu. Il lisait aussi les journaux avec intérêt, ceux seulement où il était parlé de lui. Car il avait eu toujours un goût considérable pour la publicité. Il avait même écrit un brin de mémoires mais avec une orthographe telle que les premiers fascicules soumis, par curiosité, à plusieurs membres de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres avaient été pris pour des manuscrits éthiopiens, par ces derniers. Et vous savez cependant que ces savants cunéiformes ne s’y trompent que rarement. Ils ont coutume de vous décrotter le secret des vieilles écritures avec autant de facilité que je me mouche.

Enfin le matin suprême arriva. La dernière toilette fut sommaire. Babouli n’avait aucun instinct de coquetterie et on n’eut pas même à lui rafraîchir les cheveux par la bonne raison qu’il n’en avait plus un, bien que dans la fleur de l’âge encore. Sollicité de prendre quelques aliments, il demanda un chaufroid de volailles de chez Potel et Chabot. On lui fit observer doucement qu’en faisant la commande, on l’obtiendrait à grand-peine avant midi. – « C’est bien, répondit-il sèchement. Alors il ne fallait pas me mettre l’eau à la bouche. » Et il n’insista pas davantage. L’autorisation d’écrire deux volumes sur la peine de mort lui fut également refusée.

Au résumé, on fut extrêmement rosse avec lui.

 

La place des expiations offre toujours le même spectacle hideux : un monde de filles et de souteneurs refoulé à grand-peine dans les ruelles avoisinantes par la maréchaussée. Il faut que la prostitution soit bien inoccupée pour chercher avec tant de rut de si hideux plaisirs. C’était un glapissement de voix éraillées par l’alcool, un torrent de fange humaine semblant chercher son égout. Il paraît que rassembler en comices cette jolie société s’appelle faire un exemple. C’est au moins ce que soutiennent les adversaires de la loi Bardoux. Je vous dis que ce brouhaha sous le jour naissant était une chose abominable, une insulte des hommes à la majesté sereine du soleil levant !

Enfin le supplicié franchit la porte fatale ouverte à deux battants. Il fit comme les autres ; il embrassa le prêtre, sans avoir cependant d’idées théologiques bien arrêtées. Quelques démocrates insultèrent le curé tout pâle qui pleurait. Ce gage donné à la pureté de leurs opinions, ils recommencèrent à boire pour se donner à eux-mêmes du cœur.

Babouli fit, sans trop d’hésitation, le terrible chemin. Arrivé devant la bascule, l’exécuteur l’y poussa vivement, comme on dit, à une porte, quand on n’y arrive pas seul : Monsieur, après vous !

Alors se passa un fait incroyable vraiment, mais dont je garantis l’authenticité absolue. Au moment où sa tête allait atteindre la lunette, la planche ayant fait son fatal demi-tour, par un effort de reins qu’un acrobate seul pouvait réaliser, l’homme caoutchouc enfouit brusquement son chef sous son ventre, se pliant en deux et le ramenant jusque sous ses pieds. Et comme les aides poussaient toujours en avant tandis que leur chef abaissait la demi-lunette supérieure sur ce qui se trouvait devant lui, ce fut le derrière que le malheureux eut amputé, le couteau justicier s’étant abaissé avec un bruit sourd.

Son fondement roula dans le son, tandis que le reste de son corps ramassé s’affalait dans le panier.

Ce fut si rapide que le public ne s’aperçut absolument de rien. Personne ne songea à reprocher au bourreau de n’avoir pas saisi par les cheveux pour la montrer à la foule une tête absolument chauve et tout le monde se retira silencieux, recueilli et murmurant que la justice humaine était satisfaite.

Et, en réalité, Babouli n’avait pas survécu une seconde à l’opération, emporté par une hémorragie subite.

Le bourreau se garda bien d’appeler l’attention des autorités sur sa méprise et remit aux savants de la Faculté, avec le cérémonial d’usage, ce que ceux-ci prirent pour la tête du supplicié.

 

Le docteur Puybaudet et le docteur Roustouland ont posé devant eux ce qu’ils continuent à croire le chef de Babouli.

– Comme il avait le front large et développé ! dit le docteur Puybaudet.

– Voyez-vous comme il était visiblement partagé en deux lobes considérables ! continua le docteur Roustouland. C’est un indice certain de férocité.

– Un seul œil, tout petit, mais d’une mauvaise expression.

– Pardon, Puybaudet ; mais ce que vous prenez pour l’œil c’est la bouche.

– En effet. Tiens ! il n’avait plus de dents. C’est égal, Roustouland, l’ablation de la tête nous défigure bigrement.

– Le fait est qu’il aurait de la peine à faire une conquête.

– Lui faisons-nous quelques mistoufles électriques ?

– Volontiers, mon cher Puybaudet. Ça passe toujours le temps.

– Comme ces joues grimacent sous l’action de la pile ! On dirait qu’il va éternuer.

– Chatouillez-lui donc un peu le menton pour voir s’il rira.

– Non. Il reste mélancolique. C’est étonnant comme l’impression de la guillotine le poursuit longtemps.

– Assez de courants, n’est-ce pas ?

– Ma foi, oui. De quoi forcer Paul Bert à nous faire une petite réclame et rien de plus.

– Essayons-nous d’injecter un peu d’air, maintenant ?

– Pourquoi pas ? Tout changement d’occupation, dit Hippocrate, est une distraction utile à la santé.

Et, par la large ouverture béante servant de base à ce morceau d’homme, les deux savants commencèrent à faire des insufflations d’oxygène d’abord, puis d’air naturel après. Comment le jet fut-il dirigé un moment ? Toujours est-il qu’il en arriva une partie dans le pertuis que ces messieurs avaient pris d’abord pour l’œil, puis pour la bouche de cette fausse tête.

Le pertuis exhala immédiatement un son.

– Est-ce vous, Puybaudet ?

– Non, ma parole, Roustouland !

– Ni moi non plus, je vous le jure.

– Par le petit trou l’air continuait à passer en s’égrenant pour ainsi parler.

Les deux hommes de science étaient très pâles.

– Il fait des aveux ! dit Puybaudet avec solennité.

– Comme ça leur change la voix ! continua Roustouland. Écoutons !

Et ils notèrent soigneusement les soupirs posthumes, artificiels, les plaintes d’outre-tombe du malheureux Babouli, croyant recueillir sa confession suprême.

– Je connais un peu le langage des fleurs, dit Puybaudet. Or, voilà ce que j’ai compris : « C’est la cupidité seule qui m’a conduit au seuil du crime ».

– Moi, j’ai seulement compté, dit Roustouland. J’ai compté soixante-neuf. L’âge de la victime, probablement.

– Innocent ! murmura Puybaudet.

– C’est égal, voilà un rude résultat physiologique, et la justice humaine nous doit une fameuse chandelle !

Et tous deux adressèrent au parquet un rapport contenant les derniers détails révélés sur son propre crime par l’assassin Babouli, dit l’homme-caoutchouc.

IIAffaire d’honneur

– Sacristi ! dis-je à Jacques, voici un monsieur qui vient de te lancer un regard peu bienveillant.

– Té ! c’est le vicomte Honoré Lepertuis de Lavestoupière ! En effet, chaque fois qu’il me rencontre, il se croit obligé de me faire cette figure-là.

– Qui ça, ce Lavestoupière ?

– Autrefois, un fat et un spadassin ; aujourd’hui, je crois, un simple imbécile inoffensif. Il a quitté le service depuis longtemps déjà et vit d’une petite rente que lui fait encore sa famille. Il met une certaine gloriole à être inutile à la société et y réussit absolument.

– Et où l’as-tu connu ?

– Au régiment, parbleu ! Durant que, afin d’avoir quelques années de plus pour me présenter à Saint-Cyr, je servais comme engagé volontaire, cet animal poursuivait les galons de fourrier.

– Mais que diable lui as-tu fait ?

– L’honneur de me battre avec lui.

– Un vrai duel, sur le terrain ?

– Sur le terrain.

– L’usage n’est pas cependant, entre gens de cœur, de se bouder après s’être trouvés, l’épée au poing, face à face.

– Face à face, soit ! Mais ce ne fut pas tout à fait cela.

– Comment ! le lâche t’aurait-il montré son…

– Non, c’est moi qui… enfin ! Laisse-moi te conter la chose. Cela vaudrait beaucoup mieux que d’exercer ton imagination à la dénaturer.

– Soit, camarade.

Et, chacun ayant allumé une cigarette, Jacques monologua comme il suit :

 

– Peu aimé de ses chefs, ce Lavestoupière était positivement la terreur de ses camarades. Très glorieux de sa naissance dont sa mère seule connaissait le secret, – on m’a dit depuis qu’elle avait été la bonne amie d’un apothicaire, – très entiché de son titre qui remontait à une bonne dizaine d’années, ce qui ne nous ramène pas tout à fait aux Croisades, il affectait des façons aristocratiques et méprisantes souvent. Il vivait parmi nous comme ces oiseaux d’espèce rare qui, dans les volières, ne frayent pas avec les simples poulets, lesquels sont cependant infiniment meilleurs à manger. Tout, dans sa tenue, nous faisait sentir que notre compagnie n’était pas pour flatter ses goûts supérieurs aux nôtres. Si cela ne fait pas pitié, quand on a pour toit commun l’ombre du drapeau ! Le pis est que personne, ou à peu près, n’osait lui dire son fait. Il avait une renommée de tireur qui ne donnait pas envie de lui chercher querelle et travaillait dans des salles d’armes civiles tandis qu’aux heures inoccupées, nous baguenaudions dans les bois en cueillant des baguettes. De plus, il avait un protecteur puissant dont aucun n’eût voulu encourir la mauvaise humeur, le vieux général Peytenvin, lequel commandait la place et était tout-puissant. Cette mazette de guerrier sur le retour ne rêvait-elle pas de décrasser tardivement sa roture en mariant sa fille Berthe avec le vicomte ? Il est vrai que cette charmante personne semblait se prêter mal à la combinaison paternelle. Elle accueillait plus que froidement les marivaudages de Lavestoupière qui était d’un tempérament essentiellement madrigaleux. Des camarades bienveillants ont prétendu qu’elle m’avait distingué… Après tout, ce n’a pas été la seule.

Et, toujours modeste, Jacques soupira en pensant à ses bonnes fortunes.

 

– Tout en étant fort assidu, continua-t-il, dans la maison du général, où l’on ne manquait pas une occasion de l’attirer, Lavestoupière ne négligeait pas les aventures moins purement matrimoniales qui, seules, rendent supportable la vie de garnison. Il avait de grands succès, à Melun, avec les demoiselles de boutique. La parfumerie et la confiserie n’avaient pas de rebelles pour lui. Julienne n’était ni parfumeuse ni confiseuse. Je ne me rappelle plus au juste le grade qu’elle occupait dans la hiérarchie commerciale de cette antique cité dont la métropole a deux tours comme Notre-Dame. Ce dont je me souviens bien, c’est des charmes exquis de sa personne. Ni petite ni grande, une admirable chevelure noire, des dents d’enfants, laiteuses et toutes petites, d’adorables mains, un pied qui équivalait à un blason. Je ne crois pas volontiers aux confidences de ceux qui racontent leurs succès auprès des femmes. Mais on m’eût dit qu’elle avait de superbes hanches, les cuisses fortes et d’un beau dessin, le mollet un peu haut mais d’une rondeur adorable, qu’on ne m’eût guère rien appris que je n’eusse deviné. Car la beauté a sa logique comme toutes les choses, et tel attrait extérieur est le garant d’un autre caché, comme ces signes dont Lavater a tenté d’étudier la correspondance mystérieuse et les obscures parentés. Que cette adorable fille fût faite pour cet animal, je n’étais guère disposé à l’admettre, d’autant que j’en étais moi-même éperdument amoureux. Bientôt notre rivalité ne fut un secret pour personne au régiment. On en riait et je suis fier de dire qu’on faisait tout bas des vœux pour moi. Lavestoupière affecta d’abord de ne pas faire grande attention à mes faits et gestes. Puis l’inquiétude lui vint, une inquiétude que sa morgue naturelle contenait. La jalousie acheva de le rendre ridicule. Un soir qu’il allait flâner sous les fenêtres de Julienne, il me rencontra sur son chemin. – En voici assez, maroufle ! me dit-il fort impertinemment. Et du geste d’un gentilhomme qui secoue le tabac de son jabot, il me posa sur le bout du nez une chiquenaude. J’y répondis par un énorme soufflet dont le vent faillit nous faire tomber un volet sur la tête. – V’lan !

Le lendemain notre rencontre était mentionnée au rapport, et toutes les dispositions étaient prises pour que nous nous coupions la gorge décemment.

 

Tu te rappelles ces duels de soldats que réglemente la surveillance sévère du maître d’armes du régiment. On se met nu jusqu’à la ceinture ; vous êtes placés très loin l’un de l’autre, et en avant ! Le professeur est là pour éviter les coups mortels qui priveraient la patrie d’un soldat. Exquis mais rigide, le maître d’armes que nous avions, le père Lambert comme nous l’appelions. Je n’ai jamais connu un plus brave homme ni un citoyen mieux brouillé avec la langue française. Vous lui auriez promis la couronne de Danemark avec le titre d’Hamlet XXVII que vous ne l’auriez pas empêché de dire un « contre de carpe » et le « poumon » de l’épée, sans préjudice du verbe feinter qu’il avait substitué au verbe feindre et qu’il conjuguait dans tous ses temps sur le verbe aimer. N’empêche que j’aurais mieux aimé (pas feinté, s’il vous plaît) loger dans mon humble carcasse l’âme droite, virile et honnête de ce plastron vivant que celle de beaucoup de sous-préfets et autres académiciens politiques. Tiens ! prenons donc un verre de curaçao, à la santé de ce brave Lambert !…

– Volontiers, Jacques.

Et il fut fait comme l’avait voulu mon ami.

– Dans les affaires d’honneur entre troupiers, Lambert était particulièrement sublime. Humain, prudent, paternel au fond, il ne faisait grâce à ses clients d’aucune des subtilités que la tradition militaire introduisit dans ce genre de combats singuliers. Il commençait par en lire le règlement in extenso à haute voix, ce qui, pour des gens sans chemises, était, en hiver particulièrement, une distraction médiocre. Puis il ajoutait quelques principes essentiels dont il se croyait le dépositaire sacré, tel que celui-ci, par exemple, qu’il gardait, comme on dit, pour la bonne bouche : « Aussitôt qu’un des adversaires (il prononçait sensiblement : aniversaire, mais je rectifie) est touché, l’autre doit généreusement, et oubliant toute rancune indigne d’un soldat, s’approcher de lui et sucer légèrement le sang de sa blessure afin d’éviter une extravasion du liquide vital ou quelque autre accident préjudiciable à la santé. » (Historique).

Et le bougre y tenait la main.

 

Flamberge au vent ! Lavestoupière et moi venions de croiser le fer. J’eus bientôt le triste pressentiment que j’allais recevoir dans le bas-ventre quelque mauvais coup. Habitué à la leçon de duel que nous ne soupçonnions pas, nous autres simples tireurs de fleuret. Lavestoupière tenait le poignet en quarte à la hauteur du nombril, la lame horizontale et menaçait constamment la ligne basse, qu’on défend peu, dans les jeux de salle, puisque les coups de bouton n’y comptent pas. Je me sentais perdu. C’est alors que me vint une inspiration subite, un commentaire admirable de la dernière prescription que le père Lambert nous avait donnée, et que j’ai relatée plus haut, celle qui concerne les devoirs envers l’ennemi blessé. Houp ! au moment où je me vis serré de trop près, je rejoignis brusquement le pied droit au gauche, en faisant volte-face, ou plutôt volte-derrière, mouvement si inattendu que le père Lambert ne songea même pas à l’empêcher. La distance ainsi gagnée me sauva de l’attaque directe, mais Lavestoupière, n’ayant pas à craindre ma riposte (nous ne nous battions pas au pistolet, te ferai-je observer), redoubla, remisa et je sentis sa pointe qui m’égratignait très bas au-dessous des reins… – comment préciser l’endroit ? – où les hémisphères fondamentaux se séparent, juste au ras de l’endroit où l’on s’assied.

– Touché ! fis-je, avec une loyauté profonde.

– Ôtez votre pantalon ! cria le père Lambert, positivement suffoqué de surprise et d’indignation.

J’étais bien touché. Une rosée de sang clair mouillait le treillis de mes culottes.

– Brigadier Lavestoupière, faites votre devoir !

Lavestoupière eut un sursaut.

Du bout de son fleuret moucheté, Lambert lui montra impérieusement ma blessure.

Comment, il fallait qu’avec ses lèvres il vînt me faire une ponction !

Le malheureux était pâle comme un mort.

Mais le père Lambert fut inflexible et le pauvre brigadier dut s’agenouiller pour me rendre le menu service prescrit et m’empêcher une fluxion sanguine où vous savez. Ça me chatouillait horriblement ! Il me sembla entendre, derrière une haie qui fermait d’un côté le paysage, un petit éclat de rire et le roulement d’une voiture qui s’en allait.

 

Et ce n’était pas un rêve.

Ce malheureux Lavestoupière n’avait-il pas imaginé d’inviter le général Peytenvin et sa future à le venir voir, derrière un rideau de verdure, me donner une correction. Ô juste punition de ce besoin de gloriole et de cet instinct de vantardise ! Quand, le soir, il voulut poser sa moustache sur la main de la charmante Berthe, celle-ci recula vivement ses doigts en faisant : Pouah !

Et le lendemain, le général Peytenvin, qui n’avait qu’une parole, lui dit : « Tout est rompu, mon gendre, à mon grand regret. Ce n’est pas ma faute et je ne vous en estime pas moins, militairement parlant. Mais depuis que ma fille vous a vu embrasser dévotieusement le derrière de votre camarade, elle me déclare que l’intimité conjugale lui serait impossible avec vous. Nous tâcherons de vous faire nommer maréchal des logis pour vous rendre un peu de prestige. »

Ainsi parla le guerrier sans reproche. Lavestoupière, dont tout le monde riait, quitta le régiment. Il a, depuis ce temps-là, un mauvais caractère et ne peut pas, en particulier, me sentir.

– Une fois lui avait suffi, Jacques.

Et tous deux, Jacques et moi, d’un commun accord, nous jetâmes notre cigarette qui était finie.

IIIVaisseau-fantôme

– Regardez donc, ma mie ce gros nuage à l’horizon, dit le commandant Laripète à sa femme ; ne vous fait-il pas l’effet d’un poisson énorme se débattant dans un bouillonnement du flot qui l’a jeté sur la grève ?

– Comme chacun voit ce qu’il veut dans ces mirages du couchant ! répondit Jacques, à qui personne n’avait parlé. Il me fait, à moi, l’effet d’un monument superbe incendié, d’où se dégagent des fumées épaisses s’enroulant en lourdes spirales sur la toiture.

– Ça n’a pas le sens commun, reprit le commandant. Comment, vous n’apercevez pas distinctement le dos squameux du monstre débordé par l’écume des vagues qui s’y éparpillent en pendeloques d’argent et d’azur ?

– C’est trop fort, poursuivit Jacques… L’architecture calme et presque classique de mon palais de flammes ne vous crève pas les yeux et vous ne sentez pas d’ici l’odeur tiède des poutres embrasées d’où montent ces vapeurs d’un rose sinistre ? Car enfin, ce rouge, comment l’expliquez-vous, avec votre poisson ?

– Par quelque méchant coup qu’il aura reçu avant d’échouer sur le sable.

– Moi, dit la commandante, ça me fait simplement l’effet d’un long fourneau économique sur lequel chauffent des ragoûts variés. À votre tour, amiral, de donner votre avis.

Le Kelpudubec, rêveur déjà depuis un moment, ne répondit pas tout de suite. Il se gratta méthodiquement le nez, ce qui était chez lui le signe d’une méditation véhémente. Puis, enfin, rompant le silence avec un grand bruit de casse-noisettes, – car il secouait toujours la bouche en parlant, comme un vieux cheval son mors, et ses dents en profitaient pour claquer les unes contre les autres, unique distraction que leur permît la gastrite persistante du vieux héros, – il dit avec une façon de gravité comique :

– Ce gros nuage qui monte lentement comme soulevé par d’autres petits nuages est pour moi l’image vivante et tout à fait pittoresque du navire que montait le capitaine Rothenfluth de la marine marchande de Copenhague.

– Une aventure ? demanda la commandante.

– Un souvenir – un récit de marin – presque une légende que je vous puis conter en quelques mots.

Et l’amiral, ayant croisé ses jambes avec un grincement de girouette dans le vent du soir, continua sans plus se faire prier.

 

– Le capitaine Rothenfluth faisait, de vous à moi, un métier abominable. Ce n’était pas absolument la traite, mais ça y ressemblait furieusement. Il travaillait, en effet, pour les industriels qui emploient les Chinois et les assomment de travaux comparables à ceux qui rendirent le séjour de l’Égypte insupportable aux Juifs, à l’époque où Joseph se conduisait si impoliment avec madame Putiphar. On appelle coolies ces fils du Ciel qui s’expatrient à demi volontairement pour aller servir au dehors des maîtres généralement sans pitié. Comme dans les opéras-comiques d’antan, on profite de quelque désespoir d’amour pour les engager à faire cette sottise ou bien, plus simplement, on les grise et on leur fait signer des papiers dont ils ne comprennent pas le premier mot. Une fois à bord, ils s’aperçoivent bien vite qu’ils ont été odieusement trompés. Mais le vaisseau est au large et la fuite impossible. Adieu le paysage paternel au ciel traversé de vols de cigognes, les lacs bleus où de grands cyprins d’or à têtes de dragons prennent leurs ébats, les tours de porcelaine s’étageant à l’horizon et les toits retroussés des pagodes s’élevant majestueuses, parmi des architectures de bambou ! Adieu les chansons de Lï-ta-ï-pé montant dans l’air avec les éclats de rire qui crépitent autour des bateaux de fleurs ! Ce réveil du prisonnier est, paraît-il, le plus terrible du monde. Mais tout est prévu pour affirmer sa captivité. Les malheureux tentent-ils de se révolter ? D’immenses tonneaux pleins de clous sont répandus sur le pont du bâtiment et, comme on a pris grand soin de leur retirer toute chaussure, pendant leur lourd sommeil, impossible de faire un pas sur ce chemin qui déchire, d’affronter ces pointes innombrables que le hasard oriente, à terre, suivant mille caprices cruels. La résignation vient enfin à ces damnés, et ils subissent les plus indignes traitements, sans se plaindre, heureux encore si l’un d’entre eux a pu cacher, en partant, dans ses vêtements, une petite provision d’opium qu’il partage avec ses compagnons d’infortune, et grâce à laquelle l’oubli de la liberté leur vient à tous avec un irrémissible abêtissement.

– Quos vult perdere Jupiter dementat, dit sentencieusement le commandant.

Le Kelpudubec, qui avait complètement oublié son latin, lui lança un mauvais sourire. Puis il reprit :

 

– Cette canaille de Rothenfluth était particulièrement cruel avec les coolies qu’il avait à son bord. Il les entassait par centaines dans tous les coins de son bâtiment et les nourrissait d’une façon déplorable. Jamais de viande. Des légumes, des légumes secs sans saveur, datant d’étés anciens, ce qui n’est pas, comme pour les vins, un surcroît de qualité. C’est ainsi que, pour le voyage dont je veux parler, il leur avait réservé, pour menu exclusif, un stock de haricots qu’il avait eu presque pour rien dans je ne sais plus quel marché. Les matins étaient durs comme des balles. Mais, vous aussi, n’ignorez pas que ce farineux, tout en se resserrant, en se desséchant et en se vidant, condense en soi, sans en rien perdre, ses qualités naturelles. Tel, plus un élixir est précieux, plus est petit le flacon qui le contient. Ceci est essentiel à l’intelligence du phénomène qui ne tarda pas à se manifester à bord. On filait, depuis trois jours, de Makao dans le sens de la Havane, et tout allait pour le mieux. Le capitaine s’applaudissait même de la propreté excessive de sa cargaison humaine. Pas une ordure à bord ! On eût pu croire qu’on emmenait des purs esprits. Le secret de cette réserve était pourtant bien simple. L’un des captifs, le nommé Ku-ki-ri, jeune homme de distinction qu’avait jeté dans le désordre le refus d’une petite main blanche, avait su dissimuler une vraie provision du narcotique exquis dont j’ai parlé plus haut, et en usait généreusement avec ses camarades. Or nul n’ignore les propriétés astringentes de l’opium et qu’il est comme une façon de verrou dont on ferme à volonté nos entrailles. Les pauvres Chinois, après quelques jours de ce régime, étaient pareils à ces bons vases clos dans lesquels les alchimistes entassent leurs drogues détestables. Ils auraient pu prendre pour devise la terrible épigraphe de l’enfer de Dante. On y aurait pu conserver, comme dans des garde-manger vivants, tout ce qu’on aurait voulu.

 

Le cruel Rothenfluth se contentait d’y entasser des haricots. Bientôt un premier coolie gonfla d’une façon inquiétante. Sa santé n’était pas positivement mauvaise, mais ses joues étaient tendues comme des peaux de tambour, et tout le reste de sa personne était à l’avenant. Un ancien vétérinaire qui remplissait à bord les fonctions de capitaine d’armes conclut à un cas d’hydropisie. Il fit une ponction au malheureux, mais après une fuite de gaz qui dura quelques minutes, le Chinois se referma et continua d’engraisser déplorablement. Un second fut pris du même mal, puis un troisième, puis un quatrième. Le huitième jour, tous les coolies, sans exception, étaient enflés comme des outres. En même temps, ils devenaient très spirituels et très gais. Ils disaient qu’ils sentaient mille chatouillements aimables dans le cerveau et que le poids de leur corps, loin de les incommoder dans la marche, semblait les soutenir en l’air. Ce sentiment de bien-être allait en croissant, à mesure qu’ils devenaient plus gros.

Rothenfluth, voyant qu’ils glissaient sur le pont comme des ombres, plutôt qu’ils n’y cheminaient comme des mortels, et qu’ils se heurtaient entre eux, au moindre vent, comme les sphères à baudruche qui trinqueballent aux devantures des marchands de joujoux, eut l’idée vraiment absurde de leur faire river un pied aux planches du pont pour les y maintenir en place. Il avait compté sans le nombre de ses victimes. Un jour qu’il faisait un très chaud soleil, la température élevée exaspéra la dilatation intérieure des coolies