Lettre sur les aveugles - Denis Diderot - E-Book

Lettre sur les aveugles E-Book

Denis Diderot

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Un essai sur la perception visuelle.Comment les aveugles-nés perçoivent le monde ? Pour répondre à cette question, Denis Diderot prend appui sur des personnages réels et livre un véritable essai philosophique, passant par la perception visuelle, la géométrie, le jugement de goût, la religion, la moralité, la connaissance humaine et le célèbre problème de Molyneaux. Parue clandestinement en 1749, à l'occasion d'une des premières chirurgies de la cataracte chez une aveugle-née, la "Lettre sur les aveugles à l'usage de ceux qui voient" valut à son auteur trois mois de prison au Donjon de Vincennes et le début de sa renommée.Découvrez sans plus tarder ce texte phare de l'oeuvre de Diderot !EXTRAITSaunderson voyait donc par la peau. Cette enveloppe était donc en lui d’une sensibilité si exquise, qu’on peut assurer qu’avec un peu d’habitude il serait parvenu à reconnaître un de ses amis dont un dessinateur lui aurait tracé le portrait sur la main, et qu’il aurait prononcé sur la succession des sensations excitées par le crayon : « C’est Monsieur un tel. » Il y a donc aussi une peinture pour les aveugles, celle à qui leur propre peau servirait de toile.À PROPOS DE L'AUTEURLangres, 5 octobre 1713 – Paris, 31 juillet 1784Denis Diderot était un écrivain, philosophe et encyclopédiste français des Lumières, à la fois romancier, dramaturge, conteur, essayiste, dialoguiste, critique d’art, critique littéraire et traducteur.

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Lettre sur les aveugles à l'usage de ceux qui voient

Denis Diderot

2e édition ISBN 979-10-95667-00-1 Copyright © gravitons 2015 Tous droits réservés

Cet essai parut pour la première fois à Londres, en 1749. Diderot avait alors 36 ans. Les opinions exprimées dans la lettre – notamment le passage où il justifie son athéisme matérialiste à l'aide des arguments de Nicolas Saunderson – lui ont valu trois mois et dix jours de prison. La présente édition est basée sur l'originale de 1749 et sur Denis Diderot, Œuvres philosophiques – tome I : Pensées, Réflexions, Lettre sur les aveugles, Lettre sur les sourds, Paris : Librairie clandestine, 1829, « Bibliothèque philosophique ».

Lettre sur les aveugles à l'usage de ceux qui voient

Possunt, nec posse videntur.

Virgile, Æneid., lib. V, vers 231

Je me doutais bien, Madame1, que l'aveugle-née, à qui M. de Réaumur vient de faire abattre la cataracte, ne vous apprendrait pas ce que vous vouliez savoir, mais je n'avais garde de deviner ce que ne serait ni sa faute ni la vôtre. J'ai sollicité son bienfaiteur par moi-même, par ses meilleurs amis, par les compliments que je lui ai faits ; nous n'en avons rien obtenu, et le premier appareil se lèvera sans vous. Des personnes de la première distinction ont eu l'honneur de partager son refus avec les philosophes : en un mot, il n'a voulu laisser tomber le voile que devant quelques yeux sans conséquence. Si vous êtes curieuse de savoir pourquoi cet habile académicien fait si secrètement des expériences qui ne peuvent avoir, selon vous, un trop grand nombre de témoins éclairés, je vous répondrai que les observations d'un homme aussi célèbre ont moins besoin de spectateurs, quand elles se font, que d'auditeurs, quand elles sont faites. Je suis donc revenu, Madame, à mon premier dessein, et forcé de me passer d'une expérience où je ne voyais guère à gagner pour mon instruction ni pour la vôtre, mais dont M. de Réaumur tirera sans doute un bien meilleur parti, je me suis mis à philosopher avec mes amis sur la matière importante qu'elle a pour objet. Que je serais heureux si le récit d'un de nos entretiens pouvait me tenir lieu auprès de vous du spectacle que je vous avais trop légèrement promis !

Le jour même que le Prussien faisait l'opération de la cataracte à la fille de Simoneau, nous allâmes interroger l'aveugle-né du Puiseaux2. C'est un homme qui ne manque pas de bon sens, que beaucoup de personnes connaissent, qui sait un peu de Chimie et qui a suivi avec quelque succès les cours de Botanique au Jardin du Roi. Il est né d'un père qui a professé avec applaudissement la Philosophie dans l'Université de Paris. Il jouissait d'une fortune honnête, avec laquelle il eût aisément satisfait les sens qui lui restent, mais le goût du plaisir l'entraîna dans sa jeunesse. On abusa de ses penchants, ses affaires domestiques se dérangèrent, et il s'est retiré dans une petite ville de province, d'où il fait tous les ans un voyage à Paris. Il y apporte des liqueurs qu'il distille et dont on est très content. Voilà, Madame, des circonstances assez peu philosophiques, mais, par cette raison même, plus propres à vous faire juger que le personnage dont je vous entretiens n'est point imaginaire.

Nous arrivâmes chez notre aveugle sur les cinq heures du soir, et nous le trouvâmes occupé à faire lire son fils avec des caractères en relief. Il n'y avait pas plus d'une heure qu'il était levé, car vous saurez que la journée commence pour lui quand elle finit pour nous. Sa coutume est de vaquer à ses affaires domestiques et de travailler pendant que les autres reposent. À minuit, rien ne le gêne et il n'est incommode à personne. Son premier soin est de mettre en place tout ce qu'on a déplacé pendant le jour, et, quand sa femme s'éveille, elle trouve ordinairement sa maison rangée. La difficulté qu'ont les aveugles à recouvrer les choses égarées les rend amis de l'ordre, et je me suis aperçu que ceux qui les approchaient familièrement partageaient cette qualité, soit par un effet du bon exemple qu'ils donnent, soit par un sentiment d'humanité qu'on a pour eux. Que les aveugles seraient malheureux sans les petites attentions de ceux qui les environnent ! Nous-mêmes, que nous serions à plaindre sans elles ! Les grands services sont comme de grosses pièces d'or et d'argent qu'on a rarement occasion d'employer, mais les petites attentions sont une monnaie courante qu'on a toujours à la main.

Notre aveugle juge fort bien des symétries. La symétrie, qui est peut-être une affaire de pure convention entre nous, est certainement telle à beaucoup d'égards entre un aveugle et ceux qui voient. À force d'étudier par le tact la disposition que nous exigeons entre les parties qui composent un tout, pour appeler beau, un aveugle parvient à faire une juste application de ce terme. Mais quand il dit « cela est beau », il ne juge pas, il rapporte seulement le jugement de ceux qui voient ; et que font autre chose les trois-quarts de ceux qui décident d'une pièce de théâtre, après l'avoir entendue, ou d'un livre, après l'avoir lu ? La beauté pour un aveugle n'est qu'un mot, quand elle est séparée de l'utilité ; et avec un organe de moins, combien de choses dont l'utilité lui échappe ? Les aveugles ne sont-ils pas bien à plaindre de n'estimer beau que ce qui est bon ? Combien de choses admirables perdues pour eux ! Le seul bien qui les dédommage de cette perte c'est d'avoir des idées du beau, à la vérité moins étendues, mais plus nettes que des philosophes clairvoyants qui en ont traité fort au long.

Le nôtre parle de miroir à tout moment. Vous croyez bien qu'il ne sait ce que veut dire le mot miroir, cependant il ne mettra jamais une glace à contre-jour. Il s'exprime aussi sensément que nous sur les qualités et les défauts de l'organe qui lui manque. S'il n'attache aucune idée aux termes qu'il emploie, il a du moins sur la plupart des autres hommes l'avantage de ne les prononcer jamais mal-à-propos. Il discourt si bien et si juste de tant de choses qui lui sont absolument inconnues, que son commerce ôterait beaucoup de force à cette induction que nous faisons tous, sans savoir pourquoi, de ce qui se passe en nous, à ce qui se passe au-dedans des autres.

Je lui demandais ce qu'il entendait par un miroir : « Une machine, me répondit-il, qui met les choses en relief, loin d'elles-mêmes, si elles se trouvent placées convenablement par rapport à elle. C'est comme ma main qu'il ne faut pas que je pose à côté d'un objet pour le sentir. » Descartes, aveugle-né, aurait dû, ce me semble, s'applaudir d'une pareille définition. En effet, considérez, je vous prie, la finesse avec laquelle il a fallu combiner certaines idées pour y parvenir. Notre aveugle n'a de connaissance des objets que par le toucher. Il sait, sur le rapport des autres hommes, que par le moyen de la vue on connaît les objets, comme ils lui sont connus par le toucher ; du moins, c'est la seule notion qu'il s'en puisse former. Il sait de plus qu'on ne peut voir son propre visage, quoiqu'on puisse le toucher. La vue, doit-il conclure, est donc une espèce de toucher, qui ne s'étend que sur des objets différents de notre visage et éloignés de nous. D'ailleurs le toucher ne lui donne idée que du relief. Donc, ajoute-t-il, un miroir est une machine qui nous met en relief hors de nous-mêmes. Combien de philosophes renommés ont employé moins de subtilité pour arriver à des notions aussi fausses ! Mais combien un miroir doit-il être surprenant pour notre aveugle ! Combien son étonnement dût-il augmenter quand nous lui apprîmes qu'il y a de ces sortes de machines qui agrandissent les objets ; qu'il y en a d'autres qui, sans les doubler, les déplacent, les rapprochent, les éloignent, les font apercevoir, en dévoilent les plus petites parties aux yeux des naturalistes ; qu'il y en a qui les multiplient par milliers ; qu'il y en a, enfin, qui paraissent les défigurer totalement. Il nous fit cent questions bizarres sur ces phénomènes. Il nous demanda, par exemple, s'il n'y avait que ceux qu'on appelle naturalistes qui vissent avec le microscope, et si les astronomes étaient les seuls qui vissent avec le télescope ; si la machine qui grossit les objets était plus grosse que celle qui les rapetisse ; si celle qui les rapproche était plus courte que celle qui les éloigne ; et ne comprenant point comment cet autre nous-mêmes que, selon lui, le miroir répète en relief, échappe au sens du toucher. « Voilà, disait-il, deux sens qu'une petite machine met en contradiction. Une machine plus parfaite les mettrait peut-être d'accord, sans que pour cela les objets en fussent plus réels. Peut-être une troisième plus parfaite encore et moins perfide les ferait disparaître, et nous avertirait de l'erreur. »

planche I : Figure tirée de la Dioptrique de Descartes

« Et qu'est-ce à votre avis que des yeux ? », lui dit Monsieur de … « C'est, lui répondit l'aveugle, un organe sur lequel l'air fait l'effet de mon bâton sur ma main. » Cette réponse nous fit tomber des nues, et tandis que nous nous entre-regardions avec admiration : « Cela est si vrai, continua-t-il, que quand je place ma main entre vos yeux et un objet, ma main vous est présente mais l'objet vous est absent. La même chose m'arrive quand je cherche une chose avec mon bâton, et que j'en rencontre une autre. »

Madame, ouvrez la Dioptrique de Descartes et vous y verrez les phénomènes de la vue rapportés à ceux du toucher, et des planches optiques pleines de figures d'hommes occupés à voir avec des bâtons. Descartes et tous ceux qui sont venus depuis n'ont pu nous donner d'idées plus nettes de la vision, et ce grand philosophe n'a point eu à cet égard plus d'avantage sur notre aveugle, que le peuple qui a des yeux.

Aucun de nous ne s'avisa de l'interroger sur la peinture et sur l'écriture, mais il est évident qu'il n'y a point de questions auxquelles sa comparaison n'eût pu satisfaire, et je ne doute nullement qu'il ne nous eût dit que tenter de lire ou de voir, sans avoir des yeux, c'était de chercher une épingle avec un gros bâton. Nous lui parlâmes seulement de ces sortes de perspectives qui donnent du relief aux objets, et qui ont avec nos miroirs tant d'analogie et tant de différence à la fois, et nous nous aperçûmes qu'elles nuisaient autant qu'elles concouraient à l'idée qu'il s'est formée d'une glace, et qu'il était tenté de croire que, la glace peignant les objets, le peintre, pour les représenter, peignait peut-être une glace.

Nous lui vîmes enfiler des aiguilles fort menues. Pourrait-on, Madame, vous prier de suspendre ici votre lecture, et de chercher comment vous vous y prendriez à sa place. En cas que vous ne rencontriez aucun expédient, je vais vous dire celui de notre aveugle. Il dispose l'ouverture de l'aiguille transversalement entre ses lèvres et dans la même direction que celle de la bouche ; puis, à l'aide de sa langue et de la succion, il attire le fil qui fuit son haleine, à moins qu'il ne soit beaucoup trop gros pour l'ouverture ; mais dans ce cas, celui qui voit n'est guère moins embarrassé que celui qui est privé de la vue.

Il a la mémoire des sons à un degré surprenant, et les visages ne nous offrent pas une diversité plus grande que celle qu'il observe dans les voix. Elles ont pour lui une infinité de nuances délicates qui nous échappent parce que nous n'avons pas, à les observer, le même intérêt que l'aveugle. Il en est pour nous de ces nuances comme de notre propre visage. De tous les hommes que nous avons vus, celui qui nous nous rappellerions le moins c'est nous-mêmes. Nous n'étudions les visages que pour reconnaître les personnes, et si nous ne retenons pas le nôtre, c'est que nous ne serons jamais exposés à nous prendre pour un autre, ni un autre pour nous. D'ailleurs, les secours que nos sens se prêtent mutuellement les empêchent de se perfectionner. Cette occasion ne sera pas la seule que j'aurai d'en faire la remarque.

Notre aveugle nous a dit à ce sujet qu'il se trouverait fort à plaindre d'être privé des mêmes avantages que nous, et qu'il aurait été tenté de nous regarder comme des intelligences supérieures, s'il n'avait éprouvé cent fois combien nous lui cédions à d'autres égards. Cette réflexion nous en fit faire une autre. Cet aveugle, dîmes-nous, s'estime autant et plus peut-être que nous qui voyons. Pourquoi donc, si l'animal raisonne, comme on n'en peut guère douter, balançant ses avantages sur l'homme, qui lui sont mieux connus que ceux de l'homme sur lui, ne porterait-il pas un semblable jugement ? Il a des bras, dit peut-être le moucheron, mais j'ai des ailes. S'il a des armes, dit le lion, n'avons-nous pas des ongles ? L'éléphant nous verra comme des insectes, et tous les animaux, nous accordant volontiers une raison avec laquelle nous aurions grand besoin de leur instinct, se prétendront doués d'un instinct avec lequel ils se passent fort bien de notre raison. Nous avons un si violent penchant à surfaire nos qualités et à diminuer nos défauts, qu'il semblerait presque que c'est à l'homme de faire le traité de la force, et à l'animal, celui de la raison.

Quelqu'un de nous s'avisa de demander à notre aveugle s'il serait bien content d'avoir des yeux. « Si la curiosité ne me dominait pas, dit-il, j'aimerais bien autant avoir de longs bras. Il me semble que mes mains m'instruiraient mieux de ce qui se passe dans la lune que vos yeux ou vos télescopes. Et puis les yeux cessent plus tôt de voir que les mains de toucher. Il vaudrait donc bien autant qu'on perfectionnât en moi l'organe que j'ai, que de m'accorder celui qui me manque. »