Lettres sur l'histoire de France - Augustin Thierry - E-Book

Lettres sur l'histoire de France E-Book

Augustin Thierry

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Les nombreuses questions historiques traitées dans ce recueil se rapportent toutes, d'une manière directe, à deux chefs principaux : la formation de la nation française, et la révolution communales.

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Veröffentlichungsjahr: 2023

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LETTRESSUR L’HISTOIRE DE FRANCE

PARAUGUSTIN THIERRY

© 2023 V. Florentin

Tous droits réservés

ISBN : 978-2-3224-8365-5

Édition : BoD - Books on Demand, Norderstedt

LETTRES SUR L’HISTOIRE DE FRANCE

PRÉFACE

AVERTISSEMENT POUR LA SECONDE ÉDITION

LETTRE PREMIÈRE Sur les besoins d’une Histoire de France et le principal défaut de celles qui existent.

LETTRE II Sur la fausse couleur donnée aux premiers temps de l’histoire de France et la fausseté de la méthode suivie par les historiens modernes.

LETTRE III Sur l’Histoire de France de Velly.

LETTRE IV Sur les Histoires de France de Mézeray, Daniel et Anquetil.

LETTRE V Sur les différentes manières d’écrire l’histoire, en usage depuis le quinzième siècle.

LETTRE VI Sur le caractère des Franks, des Burgondes et des Visigoths.

LETTRE VII Sur l’état des Gaulois après la conquête.

LETTRE VIII SUITE DE LA PRÉCÉDENTE Mission d’Arcadius. — Aventures d’Attale (533-534).

LETTRE IX Sur la véritable époque de l’établissement de la monarchie.

LETTRE X Sur les prétendus partages de la monarchie.

LETTRE XI Sur le démembrement de l’empire de Karl le Grand.

LETTRE XII Sur l’expulsion de la seconde dynastie franke.

LETTRE XIII Sur l’affranchissement des communes.

LETTRE XIV Sur la marche de la révolution communale. COMMUNES DU MANS ET DE CAMBRAI.

LETTRE XV Sur les communes de Noyon, de Beauvais et de Saint-Quentin.

LETTRE XVI Histoire de la commune de Laon.

LETTRE XVII Suite de l’histoire de la commune de Laon

LETTRE XVIII Fin de l’histoire de la commune de Laon.

LETTRE XIX Sur les communes d’Amiens, de Soissons et de Sens.

LETTRE XX Histoire de la commune de Reims.

LETTRE XXI Fin de l’histoire de la commune de Reims.

LETTRE XXII Histoire de la commune de Vézelay.

LETTRE XXIII Suite de l’histoire de la commune de Vézelay.

LETTRE XXIV Fin de l’histoire de la commune de Vézelay.

LETTRE XXV Sur l’histoire des assemblées nationales.

APPENDICE

I Noms des rois des deux races frankes, rectifiés d’après l’ancienne orthographe et le son de la langue tudesque.

II Explication des noms franks d’après les racines de l’ancien idiome tudesque.

PRÉFACE

Des vingt-cinq Lettres qui forment ce recueil, dix ont été publiées dans le Courrier français, vers la fin de 1820 ; les autres paraissent pour la première fois. Les nombreuses questions historiques traitées dans ces dernières se rapportent toutes, d’une manière directe, à deux chefs principaux : la formation de la nation française, et la révolution communale. J’ai cherché à déterminer le point précis où l’histoire de France succède à l’histoire des rois franks[1], et à marquer de ses véritables traits le plus grand mouvement social qui ait eu lieu depuis l’établissement du christianisme jusqu’à la révolution française. Quant aux dix Lettres anciennement publiées, elles ont, en général, pour objet de soumettre à un examen sévère plusieurs ouvrages sur l’histoire de France regardés alors comme classiques. J’ai besoin d’exposer en peu de mots les motifs qui m’ont décidé à reproduire presque textuellement ces morceaux de critique, malgré l’espèce d’anachronisme que présentent des jugements portés il y a sept ans sur notre manière d’écrire et d’envisager l’histoire.

[1] On verra plus tard pour quelle raison et à quelle fin j’ai employé ce genre d’orthographe.

En 1817, préoccupé d’un vif désir de contribuer pour ma part au triomphe des opinions constitutionnelles, je me mis à chercher dans les livres d’histoire des preuves et des arguments à l’appui de mes croyances politiques. En me livrant à ce travail avec toute l’ardeur de la jeunesse, je m’aperçus bientôt que l’histoire me plaisait pour elle-même, comme tableau du temps passé, et indépendamment des inductions que j’en tirais pour le présent. Sans cesser de subordonner les faits à l’usage que j’en voulais faire, je les observais avec curiosité, même lorsqu’ils ne prouvaient rien pour la cause que j’espérais servir, et toutes les fois qu’un personnage ou un événement du moyen âge me présentait un peu de vie ou de couleur locale, je ressentais une émotion involontaire. Cette épreuve, souvent répétée, ne tarda pas à bouleverser mes idées en littérature. Insensiblement je quittai les livres modernes pour les vieux livres, les histoires pour les chroniques, et je crus entrevoir la vérité étouffée sous les formules de convention et le style pompeux de nos écrivains. Je tâchai d’effacer de mon esprit tout ce qu’ils m’avaient enseigné, et j’entrai, pour ainsi dire, en rébellion contre mes maîtres. Plus le renom et le crédit d’un auteur étaient grands, plus je m’indignais de l’avoir cru sur parole et de voir qu’une foule de personnes croyaient et étaient trompées comme moi. C’est dans cette disposition que, durant les derniers mois de 1820, j’adressai au rédacteur du Courrier français les dix Lettres dont j’ai parlé plus haut.

Les Histoires de Velly et d’Anquetil passaient alors pour très-instructives ; et lorsqu’on voulait parler d’un ouvrage fort, on citait les Observations de Mably ou l’Abrégé de Thouret. L’Histoire des Français par M. de Sismondi, les Essais sur l’Histoire de France par M. Guizot, l’Histoire des ducs de Bourgogne par M. de Barante, n’avaient point encore paru. J’étais donc fondé à dire que nos historiens modernes présentaient sous le jour le plus faux les événements du moyen âge. C’est ce que je fis avec un zèle dont quelques personnes m’ont su gré, et qui a sauvé d’un entier oubli des essais de critique et d’histoire perdus, en quelque sorte, dans les colonnes d’un journal. Ces détails m’étaient nécessaires pour expliquer mon silence sur des ouvrages qui marquent une véritable révolution dans la manière d’écrire l’histoire de France. M. de Sismondi pour la science des faits, M. Guizot pour l’étendue et la finesse des aperçus, M. de Barante pour la vérité du récit, ont ouvert une nouvelle route[2] : ce qu’il y a de mieux à faire, c’est d’y marcher à leur suite. Mais, comme les idées neuves ont à vaincre, pour se faire jour, la ténacité des habitudes, et qu’en librairie, comme en tout autre commerce, les objets d’ancienne fabrique ont pour longtemps un débit assuré, il n’est peut-être pas inutile d’attaquer de front la fausse science, même lorsque la véritable s’élève et commence à rallier autour d’elle les penseurs et les esprits droits.

[2] Dans l’énumération des travaux qui ont marqué le commencement de la réforme historique, il serait injuste de ne pas citer deux Mémoires de M. Naudet, de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, sur l’état social de la Gaule dans les siècles qui suivirent la conquête. Ces morceaux, très-étendus, se distinguent par une critique à la fois plus ferme et plus large que celle des savants du siècle dernier, par une rare intelligence de l’époque et par l’absence de toute préoccupation politique.

Il ne faut pas se dissimuler que, pour ce qui regarde la partie de l’histoire de France antérieure au dix-septième siècle, la conviction publique, si je puis m’exprimer ainsi, a besoin d’être renouvelée à fond. Les différentes opinions dont elle se compose sont ou radicalement fausses ou entachées de quelques faussetés. Par exemple, est-il un axiome géométrique plus généralement admis que ces deux propositions : Clovis a fondé la monarchie française ; Louis le Gros a affranchi les communes ? Pourtant ni l’une ni l’autre ne peuvent se soutenir en présence des faits tels qu’ils ressortent des témoignages contemporains. Mais ce qui est imprimé dans tant de livres, ce que tant de professeurs enseignent, ce que tant de disciples répètent, obtient force de loi et prévaut contre les faits eux-mêmes. Instruit de ce qu’il m’en a coûté de peine pour refaire, seul et sans guide, mon éducation historique, je me propose de faciliter ce travail à ceux qui voudront l’entreprendre et remplacer par un peu de vrai les niaiseries du collége[3] et les préjugés du monde. A ces préjugés, nés du défaut d’études fortes et consciencieuses, j’oppose les textes originaux et cette expérience de la vie politique qui est un des priviléges de notre époque si remplie de grands événements. Que tout homme de sens, au lieu de se payer des abstractions monarchiques ou républicaines des écrivains de l’ancien régime, recueille ses propres souvenirs et s’en serve pour contrôler ce qu’il a lu ou entendu dire sur les événements d’autrefois, il ne tardera pas à sentir quelque chose de vivant sous la poussière du temps passé. Car il n’est personne parmi nous, hommes du dix-neuvième siècle, qui n’en sache plus que Velly ou Mably, plus que Voltaire lui-même, sur les rébellions et les conquêtes, le démembrement des empires, la chute et la restauration des dynasties, les révolutions démocratiques et les réactions en sens contraire.

[3] Cette expression, malheureusement juste pour le temps où les hommes de mon âge ont fait leurs premières études, ne s’applique point à l’enseignement actuel.

Il me reste à parler de la méthode que j’ai suivie dans la composition de ces Lettres. La plupart sont des dissertations entremêlées de récits et de fragments des historiens originaux. Tel événement particulier dont le caractère fut longtemps méconnu, présenté sous son véritable aspect, peut éclairer d’un jour nouveau l’histoire de plusieurs siècles. Aussi ai-je préféré ce genre de preuve à tout autre, lorsqu’il m’a été possible d’y recourir. Dans les matières historiques la méthode d’exposition est toujours la plus sûre, et ce n’est pas sans danger pour la vérité qu’on y introduit les subtilités de l’argumentation logique. C’est pour me conformer à ce principe que j’ai insisté avec tant de détails sur l’histoire politique de quelques villes de France. Je voulais mettre en évidence le caractère démocratique de l’établissement des communes, et j’ai pensé que j’y réussirais mieux en quittant la dissertation pour le récit, en m’effaçant moi-même et en laissant parler les faits. L’insurrection de Laon et les guerres civiles de Reims, naïvement racontées, en diront plus qu’une théorie savante sur l’origine de ce tiers état, que bien des gens croient sorti de dessous terre en 1789. Si, durant deux siècles, préférant la paix à tout autre bien, il a semblé dormir et s’est fait oublier, son entrée sur le théâtre des événements politiques rappelle les scènes d’énergie, de patriotisme et de violence où il s’est signalé de nos jours. Peut-être l’histoire n’a-t-elle rien à faire dans le débat des opinions et la lutte des intérêts modernes ; mais si l’on persiste à l’y introduire, comme on le fait journellement, on peut en tirer une grande leçon : c’est qu’en France personne n’est l’affranchi de personne, qu’il n’y a point chez nous de droit de fraîche date, et que la génération présente doit tous les siens au courage des générations qui l’ont précédée.

AVERTISSEMENT POUR LA SECONDE ÉDITION[4]

[4] Publiée en 1828, un an après la première.

Les nombreux changements faits à cette seconde édition rendent inexact sur plusieurs points l’avant-propos qu’on vient de lire. Les dix Lettres de 1820 ont été en partie remplacées, en partie retravaillées, pour le fond et pour la forme. Si j’ai conservé ici la préface de la première édition, c’est afin qu’elle puisse servir d’apologie pour ce qu’on trouvera de décousu dans un ouvrage tant de fois remanié, et aussi pour ne point effacer tout vestige de mes travaux de jeunesse, tout souvenir d’un temps qui me devient plus cher à mesure que les années et la maladie m’en éloignent. Je ne détaillerai point les corrections et additions qui distinguent cette édition de la précédente ; je laisse à mes lecteurs le soin d’en juger l’à-propos. Je m’étendrai seulement sur un point qui, tantôt par de bonnes raisons, tantôt par des raisons que je ne puis admettre, a été fort controversé : c’est la rectification des noms franks, d’après l’orthographe teutonique.

L’idée de rendre aux noms d’hommes qui remplissent les premières époques de notre histoire leur véritable physionomie n’est pas nouvelle. Lorsqu’au seizième siècle des savants laborieux s’appliquèrent à débrouiller le chaos de nos anciennes annales, la distinction entre ce qu’il y a de germanique et ce qu’il y a de romain dans l’histoire de France les frappa d’abord. Ils reconnurent que Clovis, Clotaire, Louis, Charles, etc., n’étaient pas des noms français, et ils les restituèrent, mais avec peu de bonheur, en se servant de la langue allemande, telle qu’on la parlait de leur temps. C’est ce que fit entre autres le greffier Du Tillet, critique habile, esprit juste et consciencieux. Cette réforme toute savante pénétra peu dans le public, mais il se trouva d’honnêtes écrivains qui se révoltèrent contre elle au nom de l’honneur français. Ils soutinrent avec indignation que jamais roi de France n’avait parlé allemand, ni porté un nom allemand ; que tous, depuis Pharamond, étaient Français, vraiment Français de langage comme de cœur. On ne saurait cependant attribuer à ce vigoureux élan de nationalité le peu de crédit qu’obtinrent les germanismes de Du Tillet. Ils ne passèrent point dans l’histoire écrite sous une forme narrative, parce que ce genre de littérature, abandonné des savants, tomba entre les mains d’hommes sans études spéciales, qui ne comprenaient de l’histoire de France que ce qui ressemblait à leur temps. Ne se rendant point compte de la différence des époques, ils n’ont rien fait pour la marquer ; et, faute de précautions à cet égard, ils laissent croire au lecteur que les rois des deux premières races parlaient, à peu de chose près, la langue du sire de Joinville.

Lorsqu’il y a dix ans je me livrai, pour la première fois, au travail de collationner la version moderne de notre histoire avec les monuments et les récits originaux, la pensée de rendre à la Germanie ce qui lui appartenait s’empara de moi sur-le-champ, et je me mis à suivre ce projet avec zèle et ténacité, feuilletant les glossaires, comparant ensemble les différentes orthographes, tâchant de retrouver le son primitif et la véritable signification des noms franks. J’avoue que mes tentatives, à cet égard, eurent quelque chose d’outré, et se ressentirent un peu de l’ardeur révolutionnaire qui marque les premiers pas de toute réforme en quelque genre que ce soit. J’eus la prétention de restituer tous les noms originairement tudesques, d’après une règle commune, et de faire accorder ensemble le son et l’orthographe : c’était une chose impossible ; et après beaucoup d’essais, faits avec intrépidité, je reculai, non devant la crainte de dérouter le public, car toute nouveauté le déroute pour un moment, mais devant celle de falsifier les noms mêmes que je prétendais rétablir.

En effet, dans tous ces noms, les voyelles intermédiaires, qui successivement ont disparu ou se sont résolues en e muets, devaient être prononcées d’une manière distincte, à l’époque de la conquête. Le plus sûr est donc de se conformer à l’orthographe latine des contemporains, mais avec discernement et non comme l’ont fait les anciens traducteurs français des chroniques du sixième, du septième et du huitième siècle. Il faut surtout que les lettres qui, dans notre langage actuel, ont un son étranger à celui des langues germaniques, soient remplacées, ou jointes à d’autres lettres qui en corrigent le défaut. Je vais énoncer quelques règles d’orthographe auxquelles je me suis conformé dans cette nouvelle édition, et qui, appliquées aux noms d’hommes et de femmes de la période franke, leur rendraient, autant qu’il est possible, leur aspect original.

1o La lettre c, à cause de son double son, doit être remplacée par un k. A la fin des mots, quoique cela ne soit plus nécessaire, on la remplacera de même, pour ne point changer l’orthographe et retrouver dans tous les noms les syllabes composantes : Rikimer, Rekeswind, Rekkared, Theodorik, Alarik, etc.

2oCh, à cause du son qu’on lui donne en français, doit être remplacé par h, lorsqu’il se trouve devant une voyelle : Hilderik, Hildebert, Haribert. Quelquefois cependant on devra lui substituer le kh : Rikhild, Rikhard, Burkhart ; ou le k simple : Kunibert, Godeskalk, Erkinoald, Arkinbald. On pourra le conserver, comme signe d’aspiration, devant les consonnes l et r au commencement des mots : Chlodowig, Chlodomir, Chlotilde, Chramn ; à moins qu’on n’ait la hardiesse d’écrire comme les Franks : Hlodowig, Hlodomir, Hlotilde, Hramn.

3o Le g devant l’e et l’i doit, pour retrouver son ancienne prononciation, être remplacé par gh : Sighebert, Sighiwald, Sighismond, Maghinard, Raghenfred, Enghilbert, Ghisele, Ansberghe.

4o L’u, voyelle ou consonne, suivi d’un i, d’un e ou d’un a, doit être remplacé par le w : Chlodowig, Merowig, Heriwig, Folkwin, Rikwin, Galeswinthe, Chlotswinde. L’o devant l’e et l’i doit quelquefois subir la même permutation : Audwin, Theodwin.

5o On doit conserver la syllabe bald et ne pas la remplacer par baud : Théodebald, Gondebald, Baldrik, Baldwin, etc.

6o Afin de maintenir l’analogie de composition dans tous les noms terminés par ild, on placera un h devant l’i, quand bien même cette lettre serait omise dans le texte latin : Chlothilde, Nanthilde, Bathilde, etc. A la rigueur on pourrait se dispenser de cette règle ; mais, de même qu’on ne dit plus Mahaut pour Mathilde, il faut renoncer à écrire Brunehaut pour Brunehilde.

7o Enfin l’on doit supprimer la terminaison aire, qui est antigermanique, et la remplacer par her : Chlother, Lother, Raghenher, Fredegher.

En réformant, d’après ces règles, tous les noms tudesques d’origine, qui se présentent dans notre histoire jusqu’aux derniers temps de la seconde race, on est sûr de conserver à ces noms leur véritable physionomie, sans trop s’écarter de l’usage reçu. Dans presque tous les cas, malgré le changement de quelques lettres, la prononciation demeure la même, et l’impression d’étrangeté a lieu simplement pour la vue. Parmi les noms des rois il n’y en a guère que deux qui éprouvent une altération sensible ; mais quelle raison y a-t-il de tenir à Clovis et à Mérovée, et de donner à des noms propres, terminés par le même composant, des désinences si différentes ? Plus conséquents, les vieux auteurs des chroniques de Saint-Denis ont écrit Clodovée et Mérovée. De bonne foi, quel est le lecteur du dix-neuvième siècle qui se croira dépaysé en lisant, sur la liste des rois de France, Merowig et Chlodowig, et quelle oreille est assez difficile pour trouver que ces deux noms ne sonnent pas bien, même en poésie ?

LETTRESSURL’HISTOIRE DE FRANCE

LETTRE PREMIÈRE Sur les besoins d’une Histoire de France et le principal défaut de celles qui existent.

Dans ce temps de passions politiques, où il est si difficile, lorsqu’on se sent quelque activité d’esprit, de se dérober à l’agitation générale, je crois avoir trouvé un moyen de repos dans l’étude sérieuse de l’histoire[5]. Ce n’est pas que la vue du passé et l’expérience des siècles me fassent renoncer à mes premiers désirs de liberté, comme à des illusions de jeunesse ; au contraire, je m’y attache de plus en plus : j’aime toujours la liberté, mais d’une affection moins impatiente. Je me dis qu’à toutes les époques et dans tous les pays il s’est rencontré beaucoup d’hommes qui, dans une situation et avec des opinions différentes des miennes, ont ressenti le même besoin que moi ; mais que la plupart sont morts avant d’avoir vu se réaliser ce qu’ils anticipaient en idée. Le travail de ce monde s’accomplit lentement ; et chaque génération qui passe ne fait guère que laisser une pierre pour la construction de l’édifice que rêvent les esprits ardents. Cette conviction, plutôt grave que triste, n’affaiblit point pour les individus le devoir de marcher droit à travers les séductions de l’intérêt et de la vanité, ni pour les peuples celui de maintenir leur dignité nationale ; car s’il n’y a que du malheur à être opprimé par la force des circonstances, il y a de la honte à se montrer servile.

[5] Ceci a été écrit en 1827.

Je ne sais si je me trompe, mais je crois que notre patriotisme gagnerait beaucoup en pureté et en fermeté, si la connaissance de l’histoire, et surtout de l’histoire de France, se répandait plus généralement chez nous, et devenait en quelque sorte populaire. En promenant nos regards sur cette longue carrière ouverte depuis tant de siècles, où nous suivons nos pères, où nous précédons nos enfants, nous nous détacherions des querelles du moment, des regrets d’ambition ou de parti, des petites craintes et des petites espérances. Nous aurions plus de sécurité, plus de confiance dans l’avenir, si nous savions tous que, dans les temps les plus difficiles, jamais la justice, la liberté même, n’ont manqué de défenseurs dans ce pays. L’esprit d’indépendance est empreint dans notre histoire aussi fortement que dans celle d’aucun autre peuple ancien ou moderne. Nos aïeux l’ont comprise, ils l’ont voulue, non moins fermement que nous ; et, s’ils ne nous l’ont pas léguée pleine et entière, ce fut la faute des choses humaines et non la leur, car ils ont surmonté plus d’obstacles que nous n’en rencontrerons jamais.

Mais existe-t-il une histoire de France qui reproduise avec fidélité les idées, les sentiments, les mœurs des hommes qui nous ont transmis le nom que nous portons, et dont la destinée a préparé la nôtre ? Je ne le pense pas. L’étude de nos antiquités m’a prouvé tout le contraire. Et ce défaut d’une histoire nationale a contribué peut-être à prolonger l’incertitude des opinions et l’irritation des esprits. La vraie histoire nationale, celle qui mériterait de devenir populaire, est encore ensevelie dans la poussière des chroniques contemporaines : personne ne songe à l’en tirer ; et l’on réimprime encore les compilations inexactes, sans vérité et sans couleur, que, faute de mieux, nous décorons du titre d’Histoire de France. Dans ces récits vaguement pompeux, où un petit nombre de personnages privilégiés occupent seuls la scène historique, et où la masse entière de la nation disparaît derrière les manteaux de cour, nous ne trouvons ni une instruction grave, ni des leçons qui s’adressent à nous, ni cet intérêt de sympathie qui attache en général les hommes au sort de qui leur ressemble. Nos provinces, nos villes, tout ce que chacun de nous comprend dans ses affections sous le nom de patrie devrait nous être représenté à chaque siècle de son existence ; et, au lieu de cela, nous ne rencontrons que les annales domestiques de la famille régnante, des naissances, des mariages, des décès, des intrigues de palais, des guerres qui se ressemblent toutes, et dont le détail, toujours mal circonstancié, est dépourvu de mouvement et de caractère pittoresque.

Je ne doute pas que beaucoup de personnes ne commencent à sentir les vices de la méthode suivie par nos historiens modernes, qui, s’imaginant que l’histoire était toute trouvée, s’en sont tenus, pour le fond, à ce qu’avait dit leur prédécesseur immédiat, cherchant seulement à le surpasser, comme écrivain, par l’éclat et la pureté du style. Je crois que les premiers qui oseront changer de route et remonter, pour devenir historiens, aux sources mêmes de l’histoire, trouveront le public disposé à les encourager et à les suivre. Mais le travail de rassembler en un seul corps de récit tous les détails épars ou inconnus de notre histoire originale sera long et difficile ; il exigera de grandes forces, une sagacité rare, et je dois me hâter de dire que je n’ai point la présomption de l’entreprendre. Entraîné vers les études historiques par un attrait irrésistible, je me garderais de prendre l’ardeur de mes goûts pour un signe de talent. Je sens en moi la conviction profonde que nous ne possédons pas encore une véritable histoire de France, et j’aspire seulement à faire partager ma conviction au public, persuadé que de cette vaste réunion, où se rencontrent tant d’esprits justes et actifs, il sortira bientôt quelqu’un digne de remplir la haute tâche d’historien de notre pays. Mais quiconque y voudra parvenir devra bien s’éprouver d’avance. Ce ne serait point assez d’être capable de cette admiration commune pour ce qu’on appelle les héros ; il faudrait une plus large manière de sentir et de juger ; l’amour des hommes comme hommes, abstraction faite de leur renommée ou de leur situation sociale ; une sensibilité assez vive pour s’attacher à la destinée de toute une nation et la suivre à travers les siècles, comme on suit les pas d’un ami dans un voyage périlleux.

Ce sentiment, qui est l’âme de l’histoire, a manqué aux écrivains qui, jusqu’à ce jour, ont essayé de traiter la nôtre : ils n’ont rien eu de cette vive sympathie qui s’adresse aux masses d’hommes, qui embrasse en quelque sorte des populations tout entières. Leur prédilection marquée pour certains personnages historiques, pour certaines existences, certaines classes, ôte à leurs récits la vraie teinte nationale : nous n’y retrouvons point nos ancêtres, sans distinction de rang ou d’origine. Et à Dieu ne plaise que je demande à l’histoire de France de dresser la généalogie de chaque famille : ce que je lui demande, c’est de rechercher la racine des intérêts, des passions, des opinions qui nous agitent, nous rapprochent ou nous divisent, d’épier et de suivre dans le passé la trace de ces émotions irrésistibles qui entraînent chacun de nous dans nos divers partis politiques, élèvent nos esprits ou les égarent. Dans tout ce que nous voyons depuis un demi-siècle, il n’y a rien d’entièrement nouveau ; et, de même que nous pouvons nous rattacher, par les noms et la descendance, aux Français qui ont vécu avant le dix-huitième siècle, nous nous rattacherions également à eux par nos idées, nos espérances, nos désirs, si leurs pensées et leurs actions nous étaient fidèlement reproduites.

Nous avons été précédés de loin, dans la recherche des libertés publiques, par ces bourgeois du moyen âge qui relevèrent, il y a six cents ans, les murs et la civilisation des antiques cités municipales. Croyons qu’ils ont valu quelque chose, et que la partie la plus nombreuse et la plus oubliée de la nation mérite de revivre dans l’histoire. Il ne faut pas s’imaginer que la classe moyenne ou les classes populaires soient nées d’hier pour le patriotisme et l’énergie. Si l’on n’ose avouer ce qu’il y eut de grand et de généreux dans les insurrections qui, du onzième au treizième siècle, couvrirent la France de communes, dans les entreprises libérales du tiers état au quatorzième siècle et jusque dans les émeutes du quinzième, qu’on choisisse une époque, non plus de guerre intestine, mais d’invasion étrangère, et l’on verra qu’en fait de dévouement et d’enthousiasme le dernier ordre de la nation n’est jamais resté en arrière. D’où vint le secours qui chassa les Anglais et releva le trône de Charles VII, lorsque tout paraissait perdu et que la bravoure et le talent militaire des Dunois et des Lahire ne servaient plus qu’à faire des retraites en bon ordre et sans trop de dommage ? n’est-ce pas d’un élan de fanatisme patriotique dans les rangs des pauvres soudoyés et de la milice des villes et des villages ? L’aspect religieux que revêtit cette glorieuse révolution n’en est que la forme : c’était le signe le plus énergique de l’inspiration populaire. Il faut lire, non dans les histoires classiques, mais dans les mémoires du temps, les traits naïfs, quoique bizarres, sous lesquels se présentait alors cette inspiration de la masse, toujours soudaine, rarement sage en apparence, mais à laquelle rien ne résiste[6].

[6] Voyez l’Histoire des ducs de Bourgogne par M. de Barante.

Le même concours de toutes les volontés nationales eut lieu, sans qu’on l’ait assez remarqué, sous le règne de Philippe-Auguste, lorsque la France se vit attaquée par la ligue formidable de l’empereur d’Allemagne, du roi d’Angleterre et du puissant comte de Flandre. Les chroniqueurs du treizième siècle n’oublient pas de dire que la fameuse bataille de Bouvines fut engagée par cent cinquante sergents à cheval de la vallée de Soissons, tous roturiers[7], et de montrer les légions des communes, la bannière de Saint-Denis en tête, allant se placer au premier rang : « Cependant retourna l’oriflamme Saint-Denis, et les légions des communes vinrent après, et spécialement les communes de Corbie, d’Amiens, d’Arras, de Beauvais, de Compiègne, et accoururent à la bataille du roi, là où elles voyaient l’enseigne royale au champ d’azur et aux fleurs de lis d’or… Les communes outre-passèrent toutes les batailles des chevaliers, et se mirent devant le roi encontre Othon et sa bataille ; quand Othon vit tels gens, si n’en fut pas moult joyeux[8]… »

[7] Guillelmus Armoricus, De Gestis Philippi Augusti, apud Script. rer. gallic. et francic., t. XVII, p. 96.

… Quum sit pudor ultimus alto

Sanguine productum superari a plebis alumno.

(Ejusd. Philippidos, lib. XI, v. 84 ; ibid., p. 258.)

[8] Chronique de Saint-Denis ; Recueil des historiens des Gaules et de la France, t. XVII, p. 409.

Ces simples phrases, qui n’ont été transcrites ni par Mézeray, ni par Velly, ni par Anquetil, en disent plus à la louange de la bourgeoisie du moyen âge, que de longues pages où seraient pompeusement et stérilement répétés les mots de peuple et de nation. Des écrivains philosophes ont retrouvé la nation française et même la nation souveraine jusque sous les règnes de Clovis et de Charlemagne ; mais il manque à ces œuvres si pleines d’intentions patriotiques la vérité des mœurs qui, en histoire, est la vie[9]. La noblesse, la royauté même, en dépit de la place d’honneur qu’elles occupent généralement dans nos annales, n’ont pas été à cet égard plus heureuses que le tiers état. A la peinture individuelle des personnages, à la représentation variée des caractères et des époques, on a substitué, pour les princes et les grands du temps passé, je ne sais quel type abstrait de dignité et d’héroïsme. Depuis Clovis jusqu’à Louis XVI, aucune figure de roi, dessinée dans nos histoires modernes, n’a ce qu’on peut appeler l’air de vie. Ce sont des ombres sans couleur, qu’on a peine à distinguer l’une de l’autre. Les grands princes, et surtout les bons princes, à quelque dynastie qu’ils appartiennent, sont loués dans des termes semblables. Quatre ou cinq à peine, qu’on sacrifie, et que le blâme dont on les charge sert du moins à caractériser, rompent seuls cette ennuyeuse monotonie. On dirait que c’est toujours le même homme, et que, par une sorte de métempsycose, la même âme, à chaque changement de règne, a passé d’un corps dans l’autre. Non-seulement on ne retrouve point cette diversité de naturels qui, sous mille formes et mille nuances, distinguent si nettement l’homme de l’homme ; mais les caractères politiques ne sont pas même classés d’après la différence des temps et les mœurs de chaque époque. Le roi purement germanique et le roi gallo-franc de la première race, le césar franco-tudesque de la seconde, le roi de l’Ile-de-France au temps de la grande féodalité, et, avec ces différents types, tous ceux qu’a revêtus l’autorité royale depuis la féodalité jusqu’à nos jours, sont confondus ensemble et altérés également.

[9] Ceci a trait au célèbre ouvrage de l’abbé de Mably, Observations sur l’histoire de France.

Il n’est qu’une seule voie pour sortir de ce chaos, le retour aux sources originales, dont les historiens en faveur depuis le commencement du dix-huitième siècle se sont de plus en plus écartés[10] : un changement total est indispensable dans la manière de présenter les moindres faits historiques. Il faut que la réforme descende des ouvrages scientifiques dans les compositions littéraires, des histoires dans les abrégés, des abrégés dans ces espèces de catéchismes qui servent à la première instruction. En fait d’ouvrages de ce dernier genre, ce qui a maintenant cours dans le public réunit d’ordinaire à la plus grande vérité chronologique la plus grande fausseté historique qu’il soit possible d’imaginer. Là se trouvent énoncées d’une manière brève et péremptoire, comme des axiomes mathématiques, toutes les erreurs contenues dans les gros livres ; et pour que le faux puisse, en quelque sorte, pénétrer par tous les sens, souvent de nombreuses gravures travestissent pour les yeux, sous le costume le plus bizarre, les principales scènes de l’histoire. Feuilletez le plus en vogue de ces petits ouvrages, si chers aux mères de famille, vous y verrez les Francs et les Gaulois se donnant la main en signe d’alliance pour l’expulsion des Romains, le sacre de Clovis à Reims, Charlemagne couvert de fleurs de lis, et Philippe-Auguste en armure d’acier, à la mode du seizième siècle, posant sa couronne sur un autel, le jour de la bataille de Bouvines.

[10] Je ne parle ici que des auteurs de compositions narratives ; les travaux d’histoire critique, et en particulier ceux des bénédictins, sont parfaitement hors de cause.

Je ne puis m’empêcher d’insister sur ce dernier trait, dont la popularité chez nous est une sorte de scandale historique. C’est sans doute une action très-édifiante que celle d’un roi qui offre publiquement sa couronne et son sceptre au plus digne ; mais il est extravagant de croire que de pareilles scènes aient jamais été jouées ailleurs que sur le théâtre. Et comme le moment est bien choisi pour cette exhibition en plein air de tous les ornements royaux ! c’est l’instant où l’armée française est attaquée à l’improviste ; et que cela est bien d’accord avec le caractère du roi Philippe, si habile, si positif et si prompt en affaires ! La première mention de cette bizarre anecdote se trouve dans une chronique contemporaine, il est vrai, mais écrite par un moine qui vivait hors du royaume de France, au fond des Vosges, sans communication directe ou indirecte avec les grands personnages de son temps. C’était un homme d’une imagination fantasque, ami du merveilleux, écoutant volontiers les récits extraordinaires et les transcrivant sans examen. Entre autres circonstances de la bataille de Bouvines, il raconte sérieusement que le porteur de l’oriflamme transperça le comte Férand d’outre en outre, de manière que l’étendard ressortit tout sanglant par derrière. Le reste du récit est à l’avenant : il est impossible d’y trouver un seul fait vrai ou probable ; et, pour en revenir à la fameuse scène de la couronne, voici les paroles du chroniqueur :

« Le roi de France, Philippe, ayant assemblé les barons et les chevaliers de son armée, debout sur une éminence, leur parla ainsi : « O vous, braves chevaliers, fleur de la France, vous me voyez portant la couronne du royaume ; mais je suis un homme comme vous ; et si vous ne souteniez cette couronne, je ne saurais la porter. Je suis roi. » Et alors, ôtant la couronne de sa tête, il la leur présenta en disant : « Or, je veux que vous soyez tous rois, et vraiment vous l’êtes ; car roi vient de régir, et, sans votre concours, seul je ne pourrais régir le royaume… Soyez donc gens de cœur, et combattez bien contre ces méchants. J’ordonne à tous vassaux et sergents, et cela sous peine de la corde (il avait fait d’avance élever plusieurs gibets), qu’aucun de vous ne se laisse tenter de prendre quoi que ce soit aux ennemis avant la fin de la bataille, si ce n’est des armes et des chevaux… » Et tous crièrent d’une seule voix et assurèrent qu’ils obéiraient de bon cœur à l’exhortation et à l’ordonnance du roi[11]. »

[11] « … Ego sum rex. » Et ita ablatam coronam de capite suo porrexit eis dicens : « Ecce volo vos omnes reges esse, et vere estis, quum rex dicatur a regendo ; nisi per vos, regnum solum regere non valerem. » (Richerii Senoniensis abbatiæ in Vosago Chronic., apud Script. rer. gallic. et francic., t. XVIII, p. 690.)

On a peine à s’expliquer comment de ce fond burlesque ont pu sortir, sous la plume de nos historiens, les paroles héroïques que nous avons tous apprises par cœur, et, qui pis est, retenues sans concevoir la moindre défiance de leur authenticité. « Valeureux soldat (c’est le récit d’Anquetil), qui êtes près d’exposer votre vie pour la défense de cette couronne, si vous jugez qu’il y ait quelqu’un parmi vous qui en soit plus digne que moi, je la lui cède volontiers, pourvu que vous vous disposiez à la conserver entière et à ne la pas laisser démembrer. — Vive Philippe ! vive le roi Auguste ! s’écrie toute l’armée ; qu’il règne et que la couronne lui reste à jamais[12] !… » La version de l’abbé Velly est d’un style encore plus tragique : « On dit que quelques heures avant l’action, il mit une couronne d’or sur l’autel où l’on célébroit la messe pour l’armée, et que, la montrant à ses troupes, il leur dit : Généreux François, s’il est quelqu’un parmi vous que vous jugiez plus capable que moi de porter ce premier diadème du monde, je suis prêt à lui obéir ; mais si vous ne m’en croyez pas indigne, songez que vous avez à défendre aujourd’hui votre roi, vos familles, votre honneur ! » — « On ne lui répondit que par des acclamations et des cris de Vive Philippe ; qu’il demeure notre roi : nous mourrons pour sa défense et pour celle de l’État[13] ! »

[12] Anquetil, Hist. de France, continuée par M. de Norvins, 1839, t. I, p. 374.

[13] Velly, Hist. de France, Paris, 1770, in-4o, t. II, p. 227 et 228.

Interrogez maintenant le récit d’un témoin oculaire, chapelain du roi Philippe, homme du treizième siècle, qui n’avait pas, comme nos historiens modernes, traversé trois siècles de science et un siècle de philosophie, vous n’y trouverez rien de ce désintéressement de parade, ni de ces exclamations de loyauté niaise : tout est en action, comme dans une grande journée où personne n’a de temps à perdre. Le roi et l’armée sont à leur devoir ; ils prient et se battent : ce sont des hommes du moyen âge, mais ce sont des figures vivantes et non des masques de théâtre.

« On avança jusqu’à un pont, nommé le pont de Bovines, qui se trouve entre le lieu appelé Sanghin et la ville de Cisoing. Déjà la plus grande partie des troupes avait passé le pont, et le roi s’était désarmé ; mais il n’avait pas encore passé, comme le croyait l’ennemi, dont l’intention était d’attaquer aussitôt et de détruire tout ce qui resterait de l’autre côté du pont. Le roi, fatigué de la marche et du poids de ses armes, se reposait un peu, à l’ombre d’un frêne, près d’une église bâtie en l’honneur de saint Pierre, lorsque des gens, venus des derrières de l’armée, arrivèrent à grande course, et, criant de toutes leurs forces, annoncèrent que l’ennemi venait, que les arbalétriers et les sergents à pied et à cheval, qui étaient aux derniers rangs, ne pourraient soutenir l’attaque et se trouvaient en grand péril. Aussitôt le roi se leva, entra dans l’église, et, après une courte prière, il sortit, se fit armer et monta à cheval d’un air tout joyeux, comme s’il eût été convié à une noce ou à quelque fête. On criait de toutes parts dans la plaine : Aux armes, barons, aux armes ! Les trompettes sonnaient, et les corps de bataille qui avaient déjà passé le pont retournaient en arrière ; on rappela l’oriflamme de Saint-Denis, qui devait marcher en avant de toutes les autres bannières ; mais comme elle ne revenait pas assez vite, on ne l’attendit point. Le roi retourna des premiers à grande course de cheval, et se plaça au front de bataille, de sorte qu’il n’y avait personne entre lui et les ennemis.

« Ceux-ci, voyant le roi revenu, ce à quoi ils ne s’attendaient pas, parurent surpris et effrayés ; ils firent un mouvement, et se portant à droite du chemin où ils marchaient dans la direction de l’occident, ils s’étendirent sur la partie la plus élevée de la plaine, au nord de l’armée du roi, ayant ainsi devant les yeux le soleil, qui, ce jour-là, était chaud et ardent. Le roi forma ses lignes de bataille directement au midi de celle de l’ennemi, front à front, de manière que les Français avaient le soleil à dos. Les deux armées s’étendaient à droite et à gauche en égale dimension, et à peu de distance l’une de l’autre. Au centre et au premier front se tenait le roi Philippe, près duquel étaient rangés côte à côte Guillaume des Barres, la fleur des chevaliers ; Barthélemy de Roie, homme d’âge et d’expérience ; Gauthier le Jeune, sage, brave et de bon conseil ; Pierre Mauvoisin, Gérard Latruie, Étienne de Long-Champ, Guillaume de Mortemar, Jean de Rouvrai, Guillaume de Garlande, Henri, comte de Bar, jeune d’âge et vieux de courage, renommé pour sa prouesse et sa beauté ; enfin plusieurs autres qu’il serait trop long d’énumérer, tous gens de cœur et exercés au métier des armes ; pour cette raison ils avaient été spécialement commis à la garde du roi durant le combat. L’empereur Othon était de même placé au centre de son armée, où il avait élevé pour enseigne une haute perche dressée sur quatre roues et surmontée d’un aigle doré au-dessus d’une bande d’étoffe taillée en pointe. Au moment d’en venir aux mains, le roi adressa à ses barons et à toute l’armée ce bref et simple discours :

« En Dieu est placé tout notre espoir et notre confiance. Le roi Othon et tous ses gens sont excommuniés de la bouche de notre seigneur le pape ; ils sont les ennemis de la sainte Église et les destructeurs de ses biens ; les deniers dont se paye leur solde sont le fruit des larmes des pauvres, du pillage des clercs et des églises. Mais nous, nous sommes chrétiens, nous sommes en paix avec la sainte Église et en jouissance de sa communion : tout pécheurs que nous sommes, nous sommes unis à l’Église de Dieu, et défendons, selon notre pouvoir, les libertés du clergé. Ayons donc courage et confiance en la miséricorde de Dieu, qui, malgré nos péchés, nous donnera la victoire sur nos ennemis et les siens. »

« Quand le roi eut fini de parler, les chevaliers lui demandèrent sa bénédiction ; et, élevant la main, il pria Dieu de les bénir tous. Aussitôt les trompettes sonnèrent, et les Français commencèrent l’attaque vivement et hardiment. Alors se trouvaient derrière le roi, et assez près de lui, le chapelain qui a écrit ces choses, et un autre clerc. Au premier bruit des trompettes, ils entonnèrent ensemble le psaume : Béni soit le Seigneur mon Dieu, qui instruit mes mains au combat, et continuèrent jusqu’à la fin ; puis ils chantèrent : Que Dieu se lève, jusqu’à la fin ; puis : Seigneur, en ta vertu le roi se réjouira, jusqu’à la fin, aussi bien qu’ils purent, car les larmes leur coulaient des yeux, et leur chant était coupé de sanglots[14]… »

[14] Guillelmus Armoricus, De Gestis Philippi Augusti, apud Script. rer. gallic. et francic., t. XVII, p. 94 et 95.

LETTRE II Sur la fausse couleur donnée aux premiers temps de l’histoire de France et la fausseté de la méthode suivie par les historiens modernes.

Une grande cause d’erreur, pour les écrivains et pour les lecteurs de notre histoire, est son titre même, le nom d’histoire de France dont il conviendrait avant tout de bien se rendre compte. L’histoire de France, du cinquième siècle au dix-huitième, est-elle l’histoire d’un même peuple, ayant une origine commune, les mêmes mœurs, le même langage, les mêmes intérêts civils et politiques ? Il n’en est rien ; et la simple dénomination de Français, reportée, je ne dis pas au delà du Rhin, mais seulement au temps de la première race, produit un véritable anachronisme.

On peut pardonner au célèbre bénédictin dom Bouquet d’écrire par négligence, dans ses Tables chronologiques, des phrases telles que celles-ci : Les Français pillent les Gaules ; ils sont repoussés par l’empereur Julien. Son livre ne s’adresse qu’à des savants, et le texte latin, placé en regard, corrige à l’instant l’erreur. Mais cette erreur est d’une bien autre conséquence dans un ouvrage écrit pour le public et destiné à ceux qui veulent apprendre les premiers éléments de l’histoire nationale. Quel moyen un pauvre étudiant a-t-il de ne pas se créer les idées les plus fausses, quand il lit : Clodion le Chevelu, roi de France ; conversion de Clovis et des Français, etc. ? Le Germain Chlodio[15] n’a pas régné sur un seul département de la France actuelle, et, au temps de Chlodowig, que nous appelons Clovis, tous les habitants de notre territoire, moins quelques milliers de nouveaux venus, étaient chrétiens, et bons chrétiens.

[15] Ce nom, qu’on pourrait aussi écrire Chlodi, n’est autre chose que le diminutif familier d’un nom composé de deux syllabes, et commençant par le mot germanique hlod, qui signifiait illustre. L’n finale n’appartient point au nom originaire, mais à la déclinaison latine, dont elle marque les cas obliques.

Si notre histoire se termine par l’unité la plus complète de nation et de gouvernement, elle est loin de commencer de même. Il ne s’agit pas de réduire nos ancêtres à une seule race, ni même à deux, les Franks[16] et les Gaulois : il y a bien d’autres choses à distinguer. Le nom de Gaulois est vague ; il comprenait plusieurs populations différentes d’origine et de langage ; et quant aux Franks, ils ne sont pas la seule tribu germanique qui soit venue joindre à ces éléments divers un élément étranger. Avant qu’ils eussent conquis le nord de la Gaule, les Visigoths et les Burgondes en occupaient le sud et l’est. L’envahissement progressif des conquérants septentrionaux renversa le gouvernement romain et les autres gouvernements qui se partageaient le pays au cinquième siècle ; mais il ne détruisit pas les races d’hommes, et ne les fondit pas en une seule. Cette fusion fut lente ; elle fut l’œuvre des siècles ; elle commença, non à l’établissement, mais à la chute de la domination franke.

[16]Frank est le mot tudesque, le nom national des conquérants de la Gaule, articulé suivant leur idiome ; Franc est le mot français, le terme qui, dans notre vieille langue, exprimait la qualité d’homme libre, puissant, considérable ; d’un côté il y a une signification ethnographique, de l’autre une signification sociale correspondant à deux époques bien distinctes de notre histoire ; c’est cette diversité de sens que j’ai voulu marquer d’un signe matériel par la différence d’orthographe. — On disait au singulier Franko et au pluriel Frankon. Otfrid, poëte du neuvième siècle, écrit : Ther selbo Franko (ille ipse Francus), Frankon einon (Franci soli), Frankono thiote (Francorum populo).

Ainsi, il est absurde de donner pour base à une histoire de France la seule histoire du peuple frank. C’est mettre en oubli la mémoire du plus grand nombre de nos ancêtres, de ceux qui mériteraient peut-être à un plus juste titre notre vénération filiale. Le premier mérite d’une histoire nationale écrite pour un grand peuple serait de n’oublier personne, de ne sacrifier personne, de présenter sur chaque portion du territoire les hommes et les faits qui lui appartiennent. L’histoire de la contrée, de la province, de la ville natale, est la seule où notre âme s’attache par un intérêt patriotique ; les autres peuvent nous sembler curieuses, instructives, dignes d’admiration ; mais elles ne nous touchent point de cette manière. Or, comment veut-on qu’un Languedocien ou qu’un Provençal aime l’histoire des Franks et l’accepte comme histoire de son pays ? Les Franks n’eurent d’établissements fixes qu’au nord de la Loire ; et lorsqu’ils passaient leurs limites et descendaient vers le sud, ce n’était guère que pour piller et rançonner les habitants, auxquels ils donnaient le nom de Romains. Est-ce de l’histoire nationale pour un Breton que la biographie des descendants de Clovis ou de Charlemagne, lui dont les ancêtres, à l’époque de la première et de la seconde race, traitaient avec les Franks de peuple à peuple ? Du sixième au dixième siècle, et même dans les temps postérieurs, les héros du nord de la France furent des fléaux pour le midi.

Le Charles Martel de nos histoires, Karl le Marteau, comme l’appelaient les siens, d’un surnom emprunté au culte aboli du dieu Thor[17], fut le dévastateur, non le sauveur de l’Aquitaine et de la Provence. La manière dont les chroniques originales détaillent et circonstancient les exploits de ce chef de la seconde race, contraste singulièrement avec l’enthousiasme patriotique de nos historiens et de nos poëtes modernes. Voici quelques fragments de leur récit : (731) « Eudes, duc des Aquitains, s’étant écarté de la teneur des traités, le prince des Franks, Karl, en fut informé. Il fit marcher son armée, passa la Loire, mit en fuite le duc Eudes, et, enlevant un grand butin de ce pays, deux fois ravagé par ses troupes dans la même année, il retourna dans son propre pays… » — (735) « Le duc Eudes mourut : le prince Karl, en ayant reçu la nouvelle, prit conseil de ses chefs, et, passant encore une fois la Loire, il arriva jusqu’à la Garonne et se rendit maître de la ville de Bordeaux et du fort de Blaye ; il prit et subjugua tout ce pays, tant les villes que les campagnes et les lieux fortifiés… » — (736) « L’habile duc Karl, ayant fait marcher son armée, la dirigea vers le pays de Bourgogne. Il réduisit sous l’empire des Franks Lyon, cité de la Gaule, les principaux habitants et les magistrats de cette province. Il y établit des juges à lui, et de même jusqu’à Marseille et Arles. Emportant de grands trésors et beaucoup de butin, il retourna dans le royaume des Franks, siége de son autorité[18]… » — (737) « Karl renversa de fond en comble, murs et murailles, les fameuses villes de Nîmes, d’Agde et de Béziers ; il y fit mettre le feu et les incendia, ravagea les campagnes et les châteaux de ce pays[19]… » Je m’arrête à ce dernier trait, qu’aucune histoire de France n’a relevé, et dont l’admirable cirque de Nîmes atteste la vérité. Sous les arcades de ses immenses corridors, on peut suivre de l’œil, le long des voûtes, les sillons noirs qu’a tracés la flamme en glissant sur les pierres de taille qu’elle n’a pu ni ébranler ni dissoudre.

[17] Au rapport d’un historien du neuvième siècle, les Normands, qui étaient alors païens, donnaient le même surnom à Charlemagne. « Nam comperto Nordmanni quod ibidem esset, ut ipsi eum nuncupare solebant, Martellus Carolus… » (Monachi Sangallensis, De Reb. bellic. Caroli Magni, apud Script. rer. gallic. et francic., t. V, p. 130.) Ce nom, dans les anciennes langues du nord scandinave et teutonique, répondait à celui de foudre de guerre.

[18] Fredegarii Chron. continuat., pars II, apud Script. rer. gallic. et francic., t. II, p. 454 et 455.

[19]… Urbes famosissimas Nemausum, Agatem ac Biterris, funditus muros et mœnia Carolus destruens, igne supposito concremavit, suburbana et castra illius regionis vastavit. (Ibid., p. 457.)

Le grand précepte qu’il faut donner aux historiens, c’est de distinguer au lieu de confondre ; car, à moins d’être varié, l’on n’est point vrai. Malheureusement les esprits médiocres ont le goût de l’uniformité ; l’uniformité est si commode ! Si elle fausse tout, du moins elle tranche tout, et avec elle aucun chemin n’est rude. De là vient que nos annalistes visent à l’unité historique ; il leur en faut une à tout prix ; ils s’attachent à un seul nom de peuple ; ils le suivent à travers les temps, et voilà pour eux le fil d’Ariane. Francia, ce mot, dans les cartes géographiques de l’Europe, au quatrième siècle, est inscrit au nord des embouchures du Rhin[20], et l’on s’autorise de cela pour placer en premier lieu tous les Français au delà du Rhin. Cette France d’outre-Rhin se remue, elle avance ; on marche avec elle. En 460, elle parvient au bord de la Somme ; en 493, elle touche à la Seine ; en 507, le chef de cette France germanique pénètre dans la Gaule méridionale jusqu’au pied des Pyrénées, non pour y fixer sa nation, mais pour enlever beaucoup de butin et installer quelques évêques. Après cette expédition, l’on a soin d’appliquer le nom de France à toute l’étendue de la Gaule, et ainsi se trouvent construites d’un seul coup la France actuelle et la monarchie française. Établie sur cette base, notre histoire se continue avec une simplicité parfaite par un catalogue biographique de rois ingénieusement numérotés, lorsqu’ils portent des noms semblables.

[20] Voyez l’ancien itinéraire désigné vulgairement sous le nom de Table de Peutinger.

Croiriez-vous qu’une si belle unité n’ait point paru assez complète ? Les Franks étaient un peuple mixte ; c’était une confédération d’hommes parlant tous à peu près la même langue, mais ayant des mœurs, des lois, des chefs à part. Nos historiens s’épouvantent à la vue de cette faible variété ; ils la nomment barbare et indéchiffrable. Tant qu’elle est devant eux, ils n’osent entrer en matière ; ils tournent autour des faits et ne se hasardent à les aborder franchement qu’à l’instant où un seul chef parvient à détruire ou à supplanter les autres. Mais ce n’est pas tout : l’unité d’empire semble encore vague et douteuse ; il faut l’unité absolue, la monarchie administrative ; et quand on ne la rencontre pas (ce qui est fort commun), on la suppose ; car en elle se trouve le dernier degré de la commodité historique. Ainsi, par une fausse assimilation des conquêtes des rois franks au gouvernement des rois de France, dès qu’on rencontre la même limite géographique, on croit voir la même existence nationale et la même forme de régime. Et cependant, entre l’époque de la fameuse cession de la Provence, confirmée par Justinien, et celle où les galères de Marseille arborèrent pour la première fois le pavillon aux trois fleurs de lis et prirent le nom de galères du roi, que de révolutions territoriales entre la Meuse et les deux mers ! Combien de fois la conquête n’a-t-elle pas rétrogradé du sud au nord et de l’ouest à l’est ! Combien de dominations locales se sont élevées et ont grandi, pour retomber ensuite dans le néant !

Ce serait une grave erreur de croire que tout le secret de ce grand mouvement fût dans les simples variations du système social et de la politique intérieure, et que, pour le bien décrire, il suffit d’avoir des notions justes sur les éléments constitutifs de la société civile et de l’administration des États. Dans la même enceinte territoriale, où une seule société vit aujourd’hui, s’agitaient, durant les siècles du moyen âge, plusieurs sociétés rivales ou ennemies l’une de l’autre. De tout autres lois que celles de nos révolutions modernes ont régi les révolutions qui changèrent l’état de la Gaule, du sixième au quinzième siècle. Durant cette longue période où la division par provinces fut une séparation politique plus ou moins complète, il s’est agi pour le territoire, qu’aujourd’hui nous appelons français, de ce dont il s’agit pour l’Europe entière, d’équilibre et de conquêtes, de guerre et de diplomatie. L’administration intérieure du royaume de France proprement dit n’est qu’un coin de ce vaste tableau.

Ces accessions territoriales, ces réunions à la couronne, comme on les appelle ordinairement, qui, depuis le douzième siècle jusqu’au seizième, sont les grands événements de notre histoire, il faut leur rendre leur véritable caractère, celui de conquête plus ou moins violente, plus ou moins habile, plus ou moins masquée par des raisons diplomatiques. Il ne faut pas que l’idée d’un droit universel préexistant, puisée dans des époques postérieures, leur donne un faux air de légalité ; on ne doit pas laisser croire que les habitants des provinces de l’ouest et du sud, comme Français de vieille date, soupiraient au douzième siècle après le gouvernement du roi de France, ou simplement reconnaissaient dans leurs gouvernements seigneuriaux la tache de l’usurpation. Ces gouvernements étaient nationaux pour eux ; et tout étranger qui s’avançait pour les renverser leur faisait violence à eux-mêmes ; quel que fût son titre et le prétexte de son entreprise, il se constituait leur ennemi.

Le temps a d’abord adouci, puis effacé les traces de cette hostilité primitive ; mais il faut la saisir au moment où elle existe, sous peine d’anéantir tout ce qu’il y a de vivant et de pittoresque dans l’histoire. Il faut que les bourgeois de Rouen, après la conquête, ou, si l’on veut, la confiscation de la Normandie par Philippe-Auguste, témoignent pour le roi de France cette haine implacable dont se plaignent les auteurs du temps[21], et que les Provençaux du treizième siècle soient joyeux de la captivité de saint Louis et de son frère, le duc d’Anjou ; car c’est un fait qu’à cette nouvelle, si accablante pour les vieux sujets du royaume, les Marseillais chantaient des Te Deum et remerciaient Dieu de les avoir délivrés du gouvernement des Sires. Ils employaient comme un terme de dérision contre les princes français ce mot étranger à leur langue[22].

[21]

Rotomagensis item communia, corde superbo,

Immortale gerens odium cum principe nostro…

(Guillelmi Britonis-Armorici, Philippidos, lib. VIII, apud Script. rer. gallic. et francic., t. XVII, p. 213.)

[22]… Provinciales Francos habent odio inexorabili. (Matth. Paris, Historia Angliæ. Londini, 1640, t. II, p. 654.) — Raynouard, Choix des Poésies des troubadours, t. V, p. 277. — Gaufridi, Histoire de Provence, t. I, p. 140.

Si l’on veut que les habitants de la France entière, et non pas seulement ceux de l’Ile-de-France, retrouvent dans le passé leur histoire domestique, il faut que nos annales perdent leur unité factice et qu’elles embrassent dans leur variété les souvenirs de toutes les provinces de ce vaste pays, réuni seulement depuis deux siècles en un tout compacte et homogène. Bien avant la conquête germanique, plusieurs populations de races différentes habitaient le territoire des Gaules. Les Romains, quand ils l’envahirent, y trouvèrent trois peuples et trois langues[23]. Quels étaient ces peuples, et dans quelle relation d’origine et de parenté se trouvaient-ils à l’égard des habitants des autres contrées de l’Europe ? Y avait-il une race indigène, et dans quel ordre les autres races, émigrées d’ailleurs, étaient-elles venues se presser contre la première ? Quel a été, dans la succession des temps, le mouvement de dégradation des différences primitives de mœurs, de caractère et de langage ? En retrouve-t-on quelques vestiges dans les habitudes locales qui distinguent nos provinces, malgré la teinte d’uniformité répandue par la civilisation ? Les dialectes et les patois provinciaux, par les divers accidents de leur vocabulaire et de leur prononciation, ne semblent-ils pas révéler une antique diversité d’idiomes ? Enfin, cette inaptitude à prendre l’accent français, si opiniâtre chez nos compatriotes du midi, ne pourrait-elle pas servir à marquer la limite commune de deux races d’hommes anciennement distinctes ? Voilà des questions dont la portée est immense, et qui, introduites dans notre histoire à ses diverses périodes, en changeraient complétement l’aspect[24].

[23] Voyez, dans les Commentaires de César, la distinction qu’il établit entre les Belges, les Celtes et les Aquitains.

[24] Je ne sais si l’amitié m’abuse, mais je crois que la plupart de ces questions ont été résolues par mon frère Amédée Thierry, dans son Histoire des Gaulois.

LETTRE III Sur l’Histoire de France de Velly.