Libertà - Tome 1 - Eloise Casbert - E-Book

Libertà - Tome 1 E-Book

Eloise Casbert

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Beschreibung

Le poids des traditions sera-t-il plus fort que sa soif de liberté ?

Dans la Corse des années 20, les femmes ne connaissent pas encore la liberté et l’autonomie. Lisandra, jeune femme pleine de passion, rêve pourtant d’y avoir accès. Son talent extraordinaire pour la musique lui permettra de quitter son île natale. Durant ce court voyage, elle rencontrera Uguet et aura l’occasion de jouer une première fois face à un public. À son retour au domaine familial, le désir de revoir Uguet et le besoin de vivre de sa passion s’allieront et rien ne l’arrêtera dans la conquête de cette liberté.

Deux passions, deux familles, deux terroirs et deux métiers ancestraux et toujours vivants... Eloise Casbert nous fait voyager de manière surprenante grâce à son sens du détail poussé et ses personnages attachants.

EXTRAIT

Tous sortent alors sur le pas de la porte. Il y a Bertoun et Vittori , les parents, Marie, la veuve de Giloun, et le petit Tonin et enfin Uguet. Ce dernier s’avance vers la carriole pour saisir les rênes de Blandine. La carriole s’immobilise. Uguet remet les rênes à Tonin qui les tient fièrement. Uguet embrasse sa sœur qui se penche vers lui. Puis il serre la main d’Yvoun. Enfin ses yeux se portent sur les deux passagers. Le jeune homme lui tend la main en souriant mais Uguet sent de la méfiance dans son regard et de la retenue dans sa poignée de main. Il ne comprend pas pourquoi mais il répond chaleureusement malgré tout.
- Battistu Leccia, bâtisseur à Corte, annonce-t-il, et voici ma sœur Lisandra.
Uguet tourne la tête et rencontre deux yeux noirs pétillants de vivacité et de curiosité. Il lui tend la main à son tour. Battistu intervient sous le regard gêné de la jeune fille.
- Un jeune célibataire ne touche pas à une jeune fille.
Il comprend le message et le prend avec bonne humeur.
- Eh bien, bonjour et bienvenue à la demoiselle intouchable.
Lisandra reçoit le sourire franc et radieux comme une lumière dans le sombre tunnel de sa vie. Heureusement Battistu, occupé à descendre de la carriole, n’a pas vu les échanges de regard entre les deux jeunes gens.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

"C'est un roman qui parle de quête de liberté, de musique et de réalisation de ses rêves." -  La Bibliothèque de Bichette sur  Babelio

"Le livre fait passer un beau message de liberté, d'indépendance et d'égalité." -  Les Chroniques d'Océane  Instagram

À PROPOS DE L'AUTEURE

Proche de la nature et adorant voyager, Eloise Casbert met aujourd’hui ses deux passions au service de l’écriture qu'elle pratique "à tâtons" depuis l’adolescence. Originaire du Var, elle s’exprime au travers de romances dans lesquelles elle met en scène les métiers, les familles, les paysages de son terroir. Son premier roman La perle corse ouvre la trilogie Libertà dont le deuxième tome Le réseau Drake est à paraître.

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Chapitre 1 :Les femmes Leccia

C’est la femme qui fait l’homme. (A donna faci l’omu.)Proverbe corse

Les années 20 avaient beau être dites « folles », la vie d’une femme dans un village comme Corte n’avait rien de palpitant. Levée tôt le matin, avant les hommes, pour chauffer la salle commune et préparer le petit-déjeuner, la mère de famille avait la vie dure.

Elle passait de l’autorité de son père à celle de son mari et cette autorité était intransigeante. C’est peut-être pourquoi les femmes corses ont une force de caractère hors du commun.

Chjara1 Paoli n’a pas échappé à la règle. À dix-huit ans, elle avait épousé le beau Petru2 Leccia dont elle était amoureuse depuis toute petite. Il était temps car Battistu3, l’aîné, était déjà présent dans son ventre. Chjara donnera le jour à un autre garçon, Luca, deux ans plus tard. Petru, en bon patriarche, fut comblé par cette descendance mâle. Son affaire de construction aura un successeur.

Néanmoins, quatre ans après Luca, s’annonçait une nouvelle grossesse. Les époux Leccia souhaitaient de tout cœur une fille. Petru avait envie de câliner un peu et Chjara avait envie de main d’œuvre au foyer. Leur vœu fut exaucé avec la venue de Lisandra, une petite poupée qui va mener les trois hommes de la maison par le bout du nez.

Ainsi Lisandra grandit entre l’éducation stricte de Chjara et l’attention indulgente de Petru et ses fils. C’est grâce à eux qu’elle est autorisée à assister aux répétitions des magnifiques chants corses. Elle découvre la musique et en attrape directement le virus.

*

Un soir de novembre 1910, les hommes sont occupés à s’accorder sur la tonalité des différentes voix à mettre dans un final. Même le guitariste a posé son instrument sur la table et participe au débat. Lisandra, délaissée, va contempler la guitare dont les sonorités lui procurent des émotions intenses à chaque fois qu’elle accompagne son père. Personne ne fait attention à elle, alors elle tend une main tremblante vers le bois qu’elle caresse, vers les cordes qu’elle effleure. Un mouvement plus vif que les autres fait jaillir une note. Elle s’immobilise, terrorisée. Les hommes pris dans leur débat n’ont rien entendu. Alors elle se laisse tenter. Elle approche la guitare du bord de la table, la saisit et pince les cordes. Depuis le temps qu’elle observe jouer les morceaux, elle a mémorisé le mouvement des doigts, surtout pour le morceau qu’elle préfère. Elle commence à jouer doucement, elle se rend compte qu’elle y arrive. Emportée par sa joie et sa concentration, elle se met à jouer plus fort, plus vite. Tant et si bien que les hommes se retournent, médusés par le tableau de ce petit bout de fille de six ans qui joue de la guitare pour la première fois et presque mieux qu’Antoine.

Lisandra apprend donc le solfège à partir de ce soir-là. D’abord au village puis en pension à Ajaccio où elle découvre d’autres instruments dont la flûte qui va devenir son instrument de prédilection.

Mais là, les choses se compliquent, car Lisandra, après avoir obtenu son diplôme de fin d’études, souhaite aller à Marseille pour continuer dans la musique. Elle ne reconnaît plus son père et ses frères. De gentils adorateurs de leur princesse musicienne, ils se sont transformés en mâles dominants refusant qu’elle quitte le territoire de la meute.

Et Lisandra, n’ayant que dix-sept ans, doit obéir. Elle reste à Corte pour aider sa mère au foyer et au potager. Elle aide aussi Fiora, sa belle-sœur, enceinte de son premier enfant. Quand les tâches ménagères la laissent tranquille, elle s’échappe dans la colline avec sa flûte. Là, elle joue pour les oiseaux qu’elle concurrence des plus belles notes.

Elle n’abandonne pas son rêve de carrière musicale. Elle attend sa majorité, à ce moment-là son père ne pourra plus lui interdire de partir. Dans ce but, elle met de côté dès que possible le moindre centime lors des courses au marché, quand elle vend les amandes fraîches aux femmes du village. Et quand Petru l’emmène à Ajaccio pour acheter des vêtements ou des chaussures, elle prend les moins chers, même si elles ne lui plaisent pas, pour garder la monnaie.

De retour à la maison, elle file dans sa chambre et cache ses économies dans une niche du mur de pierre derrière la commode.

D’ici ses vingt-et-un ans, elle aura de quoi payer la traversée et de quoi survivre quelques jours en attendant d’avoir un contrat. Elle ne doute pas de trouver un travail rapidement.

Et que le temps passe lentement entre la maison et le potager ! Elle a à peine dix-huit ans, ses vingt-et-un ans lui semblent être dans une éternité. Et puis jouer dans la nature c’est bien l’été, mais dès que les jours raccourcissent elle ne peut quasiment plus y aller. Elle a l’impression de perdre en pratique, en souplesse des doigts. D’autant que le travail de la terre ne fait pas les mains délicates. Elle a beau s’enduire de l’huile d’amande douce qu’elle prépare elle-même avec les amandes du verger, ses doigts sont toujours un peu rugueux.

Et puis quand elle est dehors, elle reçoit de temps à autre la visite d’un des garçons du village. Ils la suivent quand elle part avec son étui sous le bras. Ils l’écoutent dans le bosquet voisin et quand elle fait une pause, les plus audacieux font semblant de passer par là et entament la discussion. Il y en a même un, il y a un mois, qui a essayé de lui voler un baiser. Heureusement son chien l’avait suivie et a déboulé dans la carrière, offrant à Lisandra une occasion de s’échapper. Qui sait jusqu’où il aurait été sans l’intervention du chien ? Alors elle espace ses sorties, surveille ses arrières, emmène Fiora avec elle, parfois. Mais c’est trop compliqué pour la rendre heureuse.

À vrai dire la jeune fille s’étiole dans cette vie de villageoise confinée dans son foyer. En 1919 Petru décroche un beau contrat à Porticcio. Lui et ses deux fils vont passer le mois de novembre sur la côte. Ils y rénovent la maison estivale d’un riche personnage ajaccien. À Corte, les trois femmes se retrouvent seules en pleine fin d’automne. Fiora vient dormir dans la chambre de Luca. Elles se lèvent moins tôt le matin, elles déjeunent et dînent de ce qu’elles ont envie, à l’heure qui leur convient.

Cette solitude momentanée les rend complices de ces petits plaisirs de femme. Sans la contrainte de leurs hommes, elles bavardent, rient, et Lisandra leur joue des airs entraînants. Un soir, elle met le gramophone en marche. C’est un peu une transgression car le gramophone est à Petru et habituellement il n’y a que lui qui décide quand l’allumer. Ce soir-là, elles choisissent un disque de Maurice Chevalier. Elles écoutent les chansons à la mode, fredonnant en sourdine. À la fin de la chanson, Lisandra prend sa flûte et reproduit la mélodie. Fiora se lève et danse dans le séjour. Chjara applaudit. Lisandra attaque une autre chanson, Fiora prend la main de sa belle-mère et la fait tournoyer comme au bal de ses vingt ans. Elles passent une soirée d’exception qui restera à jamais dans leur mémoire, et elles la reproduiront chaque fois que les hommes s’absenteront.

Une nouvelle période s’ouvre pour les femmes Leccia et la bonne humeur revient dans la maison des hauts de Corte.

1. Version corse du prénom Claire, se prononce Kiara.

2. Version corse du prénom Pierre, se prononce Petrou.

3.Version corse du prénom Baptiste, se prononce Batistou.

Chapitre 2 :Les hommes Leccia

« Un Corse ne pardonne ni pendant sa vie,ni après sa mort. »

Dans la région de Conca au sud de la Corse, il y a deux sortes de chênes verts.

Celui qui recouvre le flanc de la montagne jusqu’à laisser place aux châtaigniers. Il est bien utile pour tenir la terre de ses fortes racines quand les pluies torrentielles voudraient tout emporter. Quant à ses glands, ils servent de nourriture aux cochons sauvages et, les années de disette, aux villageois aussi.

L’autre chêne-vert, ce sont les Leccia. La famille de Petru porte le nom corse de cet arbre emblématique du maquis insulaire. La famille est implantée depuis des lustres à Conca en lisière de la plaine orientale. Le village compte, dans les années vingt, à peine mille âmes, dont la famille Leccia. Mais ces mille âmes sont farouchement attachées à leur île, ses traditions, sa langue. Les familles ont leur territoire et il n’est pas facile de s’installer ailleurs. Aussi quand, avant la guerre, Petru Leccia quitte Conca avec femme et enfants, pour s’installer à Corte, il est très mal vu par les siens. Quitter le village est alors proche de la trahison. Heureusement c’est pour rester en Corse. Heureusement des Leccia sont déjà présents à Corte, cela facilitera l’installation. Ou devrait-on dire l’intégration, car les Leccia de Conca, c’est ainsi qu’on les appelle, vont mettre quelques années avant de faire partie du village de Corte. Ou plutôt de la ville, car elle compte cinq fois plus d’habitants que Conca. Elle est loin derrière les villes de la côte mais c’est la plus importante du centre montagneux. La famille de Petru s’installe donc et, grâce à ses cousins déjà présents, il peut créer et faire prospérer son entreprise de construction.

Stoppée par la guerre de 14-18, elle reprend de plus belle. Malgré les difficultés financières de l’île, les maisons ont souffert d’être mal entretenues pendant les quatre années où les hommes étaient au front. Aussi, quand Battistu est revenu de la guerre, il a naturellement eu sa place à côté de son père et de Luca, le seul qui ne soit pas parti se battre.

Après une longue et dure journée sur les chantiers en plein soleil l’été, parfois sous la neige l’hiver, le bonheur des trois hommes est de retrouver Lisandra. La jeune fille était une enfant facile, heureuse. Son goût pour la musique a éclairci les années sombres de la guerre où les hommes, traditionnellement chargés des chants à la veillée, n’étaient pas là. Elle animait alors les soirées, les messes, du son cristallin de sa flûte. Aussi le soir, les trois hommes Leccia réclament-ils leur morceau de flûte avant de partir rejoindre leurs compères pour chanter. Récemment, Battistu s’est marié avec Fiora, son amour d’enfance. Ils se sont installés dans l’extension de la maison. Ainsi ils sont indépendants mais n’ont pas eu à acheter un bien. Depuis que Fiora est enceinte, ils mangent souvent en famille chez les Leccia. Après souper, Fiora rentre se reposer, tandis que les hommes descendent sur la place et que Chjara et Lisandra rangent.

D’ailleurs, ce soir, les trois Leccia en descendant la ruelle qui mène à la place parlent de leur fille et sœur. Elle a changé, Lisandra. Depuis qu’elle est revenue de pension à Ajaccio, elle est devenue une splendide jeune fille bien sûr. Les gars de Corte se retournent tous sur son passage. Mais aucun n’a trouvé grâce à ses yeux. À la maison, elle travaille dur avec sa mère. Le potager, grâce à elle, donne à nouveau de beaux légumes et les conserves ne manquent pas l’hiver. Cependant, le soir, lorsqu’elle joue de la flûte pour sa famille, elle n’a plus la même flamme dans les yeux, elle semble avoir perdu son enthousiasme. Les hommes ne comprennent pas. Pour eux, Lisandra a bénéficié d’une éducation que bien des filles du village n’ont pas eue. Elle devrait en être heureuse, trouver un bon fiancé et se marier à son tour. À dix-huit ans, il est plus que temps qu’elle quitte le foyer. Surtout que, belle comme elle est, il y a toujours le risque qu’un problème surgisse avec les jeunes des alentours. Petru se fait du souci pour ça et ça le désole qu’elle se renferme comme elle le fait. Une belle jeune fille comme Lisandra ne doit pas finir seule. Il se fait du souci aussi parce que Battistu n’est pas aussi tolérant que lui. Il insiste régulièrement pour lui présenter ses copains. Il s’emporte quand elle les éconduit. Quoi, les jeunes de Corte ne sont pas assez bien pour elle ? Il lui faut un gars de la ville, d’Ajaccio, de Bastia peut-être ?! Et pourquoi pas du continent, tant qu’on y est…

Battistu tonne, Lisandra se renferme, Petru s’attriste, Luca serait plutôt comme son père et trouve que Battistu exagère. Quant à Chjara elle ne dit mot en tant que femme, elle sait ce qui attend sa fille, alors elle ne le lui souhaite pas. Mais a-t-elle le choix ? L’ambiance n’est plus aussi sereine dans la maison rue Paul Paoli à Corte.

Mais le temps passe. Les hommes se sont habitués à ce que Lisandra soit célibataire. Et aussi, les affaires vont bien pour la construction. Alors ils partent tôt, rentrent tard, sont exténués et ne pensent plus à cette situation incongrue. Les chantiers se multiplient. La renommée de la famille Leccia n’est plus à faire. Les clients tentés par le bouche-à-oreille n’hésitent pas à venir de la côte pour demander leur concours. Ils s’absentent alors des semaines entières, dormant sur les chantiers l’été ou chez l’habitant en hiver. La famille Leccia est très prospère, ce qui permet à Lisandra d’accroitre le contenu de sa cachette. Elle a bientôt dix-neuf ans, elle s’entraîne à la flûte dès qu’elle le peut. L’absence des hommes en semaine est une aubaine. Elle joue à la maison pour Chjara et Fiora qui lui servent de public. Grâce à elles, son style et son rythme s’améliorent. De temps en temps pour les grandes fêtes de village, Petru l’autorise à jouer avec les musiciens, tous des hommes. Dans ces moments-là, Battistu et Luca ne sont jamais loin, et gare à celui qui regarde la belle flûtiste au lieu de sa partition ! Quelques fois ça finit presque en bagarre mais Petru intervient et, comme il est respecté, le jeune soupirant et le grand frère font la paix. Si Petru a du mal à les calmer, Lisandra intervient, elle dépose un furtif baiser sur la joue du soupirant qui va s’en vanter des semaines durant, puis elle entoure de ses bras son grand frère et lui implore la paix avec un regard auquel ni Luca ni Battistu ne résistent.

Chapitre 3 :Le continent

« Treize heures de mer entre la Corse et les côtes françaises. Treize heures qu’on faisait de nuit. Le paquebot, un rafiot sans confort, quittait Ajaccio le soir au coucher du soleil, le lendemain peu après l’aube on était devant Marseille. Si la mer était calme. Car il faut toujours compter avec la fureur imprévisible de la Méditerranée. Quand elle se déchaîne avec sa fougue incontrôlée, il en va tout autrement, comme à mon premier voyage. »La renfermée, la Corse de Marie Susini

Nous sommes au printemps 1920, la vie suit son cours à Corte. Petru, Battistu et Luca ont presque fini de rénover la maison des Albertini à Porticcio. Elle est devenue, entre leurs mains expertes, une belle bâtisse de maitre avec une magnifique pergola en fer forgé commandée à Ange Roselli, le ferronnier de Calvi. Quand la vigne aura envahi ses traverses, il fera bon partager une bonne bouteille de Patrimonio à l’ombre du feuillage.

Dominique Albertini se vante haut et fort dans tous les salons d’Ajaccio et de Bastia de la beauté de sa résidence d’été :

— Vous savez, au bord de mer, non loin d’Ajaccio… mais si, dans le village de Porticcio ! C’est tout petit, mais quelle baie !

— Mais elle n’était pas en ruine quand vous l’avez acquis ?

— Si, mais j’ai fait appel aux meilleurs professionnels de Corse. Les Leccia pour le bâtiment, Roselli pour la ferronnerie, Paoli de Aléria pour le jardin. C’est un château maintenant.

Et Monsieur Albertini fait tant et si bien la promotion du travail des différents artisans que les commandes pleuvent. En avril, c’est Philippe Bartoli, le préfet de Corse, qui contacte Petru. Il a une maison à Calvi et souhaite la faire aménager. Petru et Battistu mettent les habits du dimanche et vont à Calvi rencontrer le préfet dans sa maison à rénover. L’effervescence règne dans la famille Leccia. Avoir le préfet pour client consacrerait le talent des entrepreneurs et permettrait à Battistu et Luca de poursuivre le travail de leur père sans souci de clientèle. Car Petru vieillit et souhaite ralentir le travail. Il serait simplement chef de chantier ce qui lui éviterait les travaux pénibles que son corps refuse de subir plus longtemps.

Le père et le fils partent pour Calvi et laissent Luca à la maison. Ce dernier, bien qu’un peu frustré de ne pas participer aux tractations, voit avec bonheur la perspective de ces quelques jours seul avec les femmes. Ça fait si longtemps qu’il ne s’est pas fait dorloter par sa mère et sa sœur. Fiora, elle, est accaparée par son fils et reste plus souvent chez elle qu’avant.

Ayant pris l’habitude de jouer le soir pour sa mère, Lisandra, le repas fini, se lève et va chercher son instrument. Lorsqu’elle revient, elle croise le regard surpris de Luca. Elle rougit jusqu’à la racine des cheveux et est sur le point de faire demi-tour lorsque son frère lui dit :

— Eh bien, tu nous joues quoi ce soir ?

Sa question vaut approbation. Chjara et Lisandra ont échangé un regard rassuré et heureux. Tous les trois s’installent confortablement et Lisandra entame un morceau classique du folklore corse. Luca, ébahi par son talent, la félicite chaudement. Elle enchaîne alors par une chanson de Maurice Chevalier à la mode qu’elle a écoutée et apprise grâce au nouveau gramophone que son père a ramené d’Ajaccio à Noël. Chjara bat la mesure du bout du pied et fredonne les paroles. Luca n’en revient pas de la complicité entre elles, de la joie de sa mère, du talent de sa sœur. À la chanson suivante, un air d’opérette de Félix Mayol, Fiora, qui a réussi endormir le petit, se joint à eux et fait danser Chjara devant son beau-frère, stupéfait. Avant d’attaquer le morceau suivant Lisandra déclare :

— Ce morceau c’est pour maman, alors c’est toi Luca qui la fais danser. Puisque papa n’est pas là.

Chacun pense que si Petru avait été là, il n’y aurait pas eu de musique ni de danse. Alors Luca prend la main de sa mère et l’entraîne dans la classique danse corse des bals de village. Presque toutes les femmes de l’île ont dansé là-dessus avec leur promis. Chjara et Luca sont émus et se séparent timidement sur les dernières notes.

Fiora applaudit et Lisandra est rose de plaisir. Luca n’a pas passé une aussi belle soirée depuis celle où il a embrassé Marina pour la première fois. Il se promet de garder le secret des femmes qui l’ont partagé avec lui en toute confiance. Il sait que son aîné et son père sont plus rigides que lui et ne permettraient pas une telle débauche dans leur maison.

Les jours d’absence passent vite et voilà Petru et Battistu de retour. Ils racontent leur séjour avec moult détails sur la bâtisse actuelle, ils décrivent le préfet et sa femme, une fille du continent, ils abordent enfin la liste des travaux à faire. Il y en a pour un an au moins. Il faudra embaucher de la main-d’œuvre. Petru sera chef de chantier, Battistu chef d’équipe et Luca gèrera le matériel et les fournitures. Il ne faudra manquer ni d’outils ni de matériaux à chaque étape du chantier, c’est donc un poste important que tiendra le cadet. Luca s’est redressé sur sa chaise et rayonne de fierté. Sa contrariété d’être resté à l’écart de ce voyage est totalement effacée par cette nouvelle. Il pense à Marina, elle va être très fière de lui.

Maintenant il faut se mettre au travail. Les trois Leccia font des plans, calculent, notent, prévoient les commandes. Au bout d’une grosse semaine, le dossier est prêt. Il faut commencer à recruter pour pouvoir débuter les commandes de matériel et matériaux. Une évidence apparaît rapidement : la Corse ne pourra pas fournir les tomettes.

Philipe Bartoli a été catégorique : sa femme veut des tomettes de Salernes, et rien d’autre. De toute façon, les quelques fabriques artisanales de Corse ne pourraient fournir ni la qualité ni la quantité nécessaire au chantier de Calvi. Le préfet leur a donné les coordonnées d’un producteur de tomettes renommé dans le Var. Il s’agit d’Albert Jauffred de Salernes, le meilleur d’après l’épouse du préfet. Petru n’est pas le meilleur bâtisseur de Corse par hasard. Non seulement il effectue un travail impeccable mais il sait choisir ses matériaux parmi les meilleurs. Et pour cela il n’y a pas cinquante façons de faire, il va les choisir lui-même. Maintenant qu’il a transmis son savoir et son expérience à Battistu, c’est donc lui qui ira à Salernes voir si les tomettes sont réellement les meilleures et, si c’est le cas, il fera les commandes. Une fois le contact pris par courrier avec Albert Jauffred, les préparatifs du voyage commencent.

Lisandra, de son côté, n’a rien perdu des échanges sur le chantier, et matériaux, les tomettes et Salernes. Salernes c’est dans le Var, le Var c’est à côté de Marseille. Il faut qu’elle soit du voyage ! Quelle raison pourrait-elle invoquer pour accompagner son frère ? Elle réfléchit, se renseigne, mais ne trouve pas. Puis un jour qu’elle range sa flûte, ses yeux tombent sur le papier rangé depuis des années au fond de l’étui qui décrit la provenance des différents éléments de l’instrument. Au niveau du dessin de l’embouchure, il y a le paragraphe la décrivant. Et au milieu du paragraphe, trône le mot Var. Lisandra se saisit prestement du papier et parcourt fiévreusement le paragraphe. Sa flûte émet des sons grâce à une anche et cette anche est fabriquée dans le Var à La Crau. Elle plonge aussitôt dans son Atlas et trouve le petit village de La Crau, au bord de mer non loin de Toulon et de Salernes. Elle sauterait de joie si convaincre son père n’était pas le plus difficile de l’affaire…