Libertà - Tome 3 - Eloïse Casbert - E-Book

Libertà - Tome 3 E-Book

Eloise Casbert

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Beschreibung

Au milieu des manifestations de mai 68, Claire apprendra-t-elle a défendre ce en quoi elle croit ?

Claire, une jeune femme pleine de valeurs et de projets pour le bien être commun, est déterminée à tout mettre en œuvre pour voir ses idées se concrétiser.
Nans est un policier intègre qui sert son peuple pour le défendre de manière juste.
Dans un climat de révolte où les jeunes aux idées avant-gardistes manifestent pour un futur meilleur et où la police est considérée comme l’ennemi, tout les oppose. Pourtant, Nans croisera la route de Claire, et plus rien ne sera plus jamais pareil. Arrivera-t-il à séduire la belle institutrice qui se bat pour ce qu'elle croit juste, et qui ne laisse pas de place à l'amour ?

Eloïse Casbert clôture sa saga historique d'une main de maitre, avec romance inédite sur les manifestations françaises des années 60 !


À PROPOS DE L'AUTEURE


Proche de la nature et adorant voyager, Eloïse Casbert met aujourd’hui ses deux passions au service de l’écriture qu'elle pratique "à tâtons" depuis l’adolescence. Originaire du Var, elle s’exprime au travers de romances dans lesquelles elle met en scène les métiers, les familles, les paysages de son terroir. Son premier roman La perle corse ouvre la trilogie Libertà.

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Note de l’auteure

Ce livre est une œuvre de fiction. Plusieurs événements historiques y trouvent certes leur place, mais ils s’insèrent dans un cadre fictif. De là même si l’on reconnaît le nom de certaines figures historiques, les personnages qui les incarnent ici sont tout aussi fictifs.

Patronymes, caractères, lieux, dates et descriptions géographiques sont, soit le produit de l’imagination de l’auteur, soit insérés dans cette fiction. Toute ressemblance avec des personnes réelles, mortes ou vivantes, avec des événements et des lieux concrets ne serait que pure coïncidence.

Chapitre 1

Vendredi 3 mai 1968, Toulon, place Puget

Il est vingt heures, la famille Jauffred est réunie devant le poste de télévision. Toute la journée, à la radio, les nouvelles de Paris ont été incroyables. Il y a Louis Jauffred et son épouse Hélène. Le professeur de musique et la pharmacienne se sont rencontrés encore étudiants, en 1945, sur le quai de la gare de Toulon qui accueillait les prisonniers venant d’Allemagne. Ils ont échangé un seul regard, mais il avait suffi à leur donner l’envie de se retrouver après l’euphorie de la victoire et des retrouvailles. Sa cousine Eugénie avait rencontré Julien Mesnard en faisant partie de la Résistance. Son cousin Tonin avait succombé au charme de Rose, la sœur de Julien, lors de la Libération. Ces couples formés par la guerre ont donné naissance à une génération nouvelle.

Dans le salon des Jauffred, place Puget, le décor a changé depuis ce jour de 1924 où Lisandra et Uguet1, les parents de Louis, avaient emménagé leur premier logis. Maintenant ils coulent des jours tranquilles à Salernes dans la maison familiale près de l’usine de tomettes dont s’occupe Tonin. L’appartement a repris des couleurs avec l’installation de Louis et Hélène. Le Formica et les appareils électroménagers ont fait leur entrée et facilité la vie du couple. Hélène n’a que quelques pas à faire pour être à la pharmacie de l’autre côté de la place, mais les horaires d’ouverture ne lui laissent guère de temps. Aussi pour aider Louis, le réfrigérateur puis la machine à laver le linge ont été de lourds mais bienvenus investissements.

La télévision, c’est leur cadeau pour les vingt ans de leur union. Et en à peine plus d’un an, la vie familiale s’est organisée autour. Tous les soirs à vingt heures la famille Jauffred regarde les informations. Quand il n’y a pas de préparation ni de correction à faire, Louis regarde Le petit conservatoire de Mireille sur la première chaîne. Mais ce soir, devant les actualités, ce sont les enfants les plus attentifs. Claire, vingt et un ans tout juste, et Alain, dix-neuf ans, attendent avec impatience les images de Paris où la situation semble explosive.

Certes, les choses couvent depuis des mois. L’évolution du mode de vie des Français dans les années 60 a initié une évolution des mentalités dont les jeunes, en cette fin de décennie, sont les porte-parole. L’urbanisation, l’augmentation du niveau de vie, l’accès à l’éducation, à la culture ont modifié leur façon de voir leur vie. Les jeunes veulent être un groupe socioculturel à part entière. Ils ont leurs magazines, leurs émissions de radio, leurs chanteurs. Et fatalement ils ont leurs propres revendications, notamment la liberté sexuelle que la génération de leurs parents a du mal à comprendre. Claire et Alain essaient d’écouter Salut les copains à la radio dès qu’ils le peuvent. Claire craque carrément pour le sourire de Johnny Hallyday et le déhanché d’Elvis Presley. Tandis qu’Alain, plus calme, a adopté la coupe Beatles et fredonne leurs airs à longueur de journée. Louis lui-même a dû s’y mettre car ses élèves ne supportent plus Jean Ferrat ou Tino Rossi et réclament les Rolling Stones. Il choisit Jacques Dutronc, un Français gouailleur mais acceptable dans une classe de collège catholique, comme l’est alors l’institution Sainte-Marie à La Seyne.

Les écarts sociologiques sont encore importants. Les écoles mixtes, par exemple, sont inexistantes, la mixité commence au lycée et encore pas de partout. Claire, qui sort de l’école normale de Draguignan, est la première à s’en plaindre. Trois ans parmi ces « femelles tout juste bonnes à chercher un mari » selon son expression, l’avaient remplie de révolte.

Autre sujet de discorde entre générations : la tenue vestimentaire. Les filles ne peuvent pas porter le pantalon dans les établissements scolaires. Claire travaille depuis le mois de janvier au lycée Beaussier, à La Seyne. Elle remplace une professeure d’instruction civique, en maladie, auprès des élèves de la sixième à la troisième. Elle a posé la question au proviseur à tout hasard, en vain, il est, là aussi, interdit de venir en pantalon. Alors, les filles trichent, elles enfilent la jupe qu’elles ont dans leur sac dans la petite rue juste avant la place devant le lycée et cachent leurs pantalons sous les cahiers. Celui-ci refera son apparition à la fin des cours.

Les mouvements révolutionnaires, notamment à Cuba avec Che Guevara, font rêver les jeunes en qui ils voient un modèle. Claire, elle, ne chavire pas pour ce « bellâtre latino qui une fois à la maison doit redevenir le pire des machos » selon sa description du héros cubain. Depuis le mois de mars et son mouvement du 22, l’université de Nanterre est au cœur des revendications. Aussi quand le 2 mai, les anti-impérialistes investissent un cours, le doyen ferme la faculté. Ce qui provoque dès le lendemain la propagation au Quartier latin et à la Sorbonne. Depuis le début de la journée, la cour de la Sorbonne est occupée par quelques centaines de manifestants, dont les élèves de Nanterre. Parmi les orateurs qui s’expriment dans les mégaphones, un des étudiants qui doivent passer en conseil de discipline : Daniel Cohn-Bendit. Mais grande est leur déception car le journaliste annonce que les images de Daniel Cohn-Bendit ne sont pas en mesure d’être diffusées. Claire bondit de sa chaise et crie à la censure de l’ORTF. Louis la fait asseoir, il souhaite en savoir plus car l’agitation est aussi forte chez les enseignants. À quarante-quatre ans, il est encore assez jeune pour souhaiter des réformes. Il a vu pendant la guerre de quoi les femmes étaient capables, surtout avec sa cousine Eugénie à la maison. Il trouve bien dommage qu’elles n’aient pas plus de place dans la société.

1. Uguet est un diminutif de Hughes en provençal.

Chapitre 2

Samedi 4 mai 1968, La Seyne, lycée Beaussier

La veille au soir, à Paris, de violents affrontements ont eu lieu suite à l’évacuation de la Sorbonne par les forces de l’ordre. La population s’est jointe aux étudiants et des barricades commencent à être mises en place dans le secteur du Luxembourg. La police doit s’aider des grenades lacrymogènes pour en venir à bout.

Le bilan de ce premier jour d’émeutes est sévère. Près de six cents personnes sont arrêtées, les blessés atteignent presque les cinq cents, dont un tiers parmi les policiers. Ces compléments sur la journée du 3 mai parviennent à Toulon par la radio le samedi matin, tandis que la famille Jauffred prend le petit-déjeuner avant le départ au travail ou au lycée pour Alain.

Un peu plus tard pendant qu’Hélène met de l’ordre avant d’aller à la pharmacie, Alain rejoint ses copains au lycée Dumont d’Urville. Les commentaires vont bon train. Tous ont suivi l’actualité, quelques-uns se sont munis de l’édition du matin des journaux nationaux. De leur côté Louis et Claire, dans le ferry qui les emmène à La Seyne, ont une discussion agitée.

Mais le vacarme ne dérange personne car tout le ferry est en ébullition face aux événements parisiens. Arrivés en haut du cours Louis-Blanc, ils se séparent. Le père va enseigner la musique chez les maristes, c’est ainsi que sont surnommés les usagers de l’Institution Sainte Marie ; la fille, l’instruction civique aux élèves du lycée Beaussier. Elle s’engage dans la rue d’Alsace sur le minuscule trottoir qui longe l’immense mur de la cour des maristes. Puis elle remonte la rue Beaussier et débouche sur la placette. L’entrée des professeurs est celle du haut, mais en arrivant du port, c’est plus simple de passer par en bas avec les élèves. De nombreux groupes sont disséminés sur la placette et les filles et les garçons qui les constituent commentent vivement les images de la capitale.

Claire se faufile entre les groupes jusqu’au portail qui est fermé. Derrière, un surveillant attend le signal du surveillant général. Monsieur Bocchetti est en poste depuis dix ans et il est passé de surveillant à surveillant général depuis un an. Sa sévérité et son amour du règlement ne l’ont pas quitté, aussi les élèves l’ont-ils surnommé Salazar en référence au dictateur portugais. Lorsque Claire atteint le portail, Dominique, surveillant du jour, entame le geste de déverrouiller le petit portail pour laisser entrer la jeune remplaçante. Mais Salazar n’est pas loin et veille. Sa voix retentit, martiale.

— Mademoiselle Jauffred, vous avez peut-être l’âge de vos élèves, mais vous n’en devez pas moins passer par l’entrée des professeurs.

C’est une énième fin de non-retour. Claire sourit à Dominique qui a l’air désolé. Lorsqu’elle passe à proximité des lycéens les plus âgés, ils la taquinent :

— Vous avez redoublé la terminale combien de fois, mademoiselle Jauffred ?

Ou la soutiennent :

— Ne vous laissez pas mener par Salazar, mademoiselle, il est pire que le vrai.

Elle sourit, prend le virage vers la rue qui mène à l’autre portail en faisant virevolter sa robe. Les garçons de terminale vont encore faire des rêves érotiques où la prof d’instruction civique des collégiens sera leur tigresse. Le moins qu’on puisse dire, c’est que ça les change de la titulaire. Mademoiselle Ravel, surnommée « la bogue » en référence à une variété de poisson méditerranéen, la bogue ravelle, ale regard de la vivacité d’une ravelle après trois jours d’étalage, se moquent les lycéens. Mademoiselle Ravel est une célibataire de quarante — deux ans en état perpétuellement dépressif. Bourrée de calmants, elle traîne sa silhouette décharnée de classe en classe sans obtenir la moindre obéissance. De ce fait, chaque année ou presque, elle craque à la fin du premier trimestre et est remplacée jusqu’aux grandes vacances, pour le plus grand bonheur des terminales car les remplaçantes sont quasi toujours des jeunes filles sorties d’école qui s’essaient à leur premier poste. Les élèves le savent et tentent d’en profiter. Claire y a eu droit lorsqu’elle est arrivée en janvier. Jeune, jolie, coquette, elle n’est pas passée inaperçue. Les surveillants ont fait concurrence aux terminales pour lui conter fleurette. Elle a remis fermement toute cette assemblée de coqs à sa place et en a gagné leur respect. Ce fut plus compliqué avec les collégiens pas encore sensibles à sa féminité. Habitués au laxisme de Mademoiselle Ravel, ils avaient essayé de se comporter comme avec elle, chahutant et bavardant pendant le cours. Voyant ça, Claire avait laissé passer la première heure de chacune des classes pour prendre leur mesure. La semaine suivante, elle avait annoncé la couleur :

-— Nous allons reprendre les leçons de morale car il semble que pas mal d’entre vous en aient besoin. Aujourd’hui, le respect et la politesse. « Le respect est un sentiment qui traduit la considération que l’on a pour une personne, une chose ou une idée. On lui donne de l’importance. Il alimente la politesse qui est le savoir-vivre avec les autres. »

S’en est suivi toute une brochette de mises en situation que les élèves jouaient entre eux. Ils adorèrent le principe et cinq mois plus tard, elle fait ses cours dans des classes silencieuses et attentives. Par contre lorsqu’en avril, elle avait emmené ses classes dans la cour pour leur faire jouer des saynètes relatives à la circulation en ville à pied puis en vélo, Salazar déboula de son bureau les poings sur les hanches.

— Mademoiselle Jauffred, vous devez faire cours en salle. Vous n’êtes pas en séance de sport.

— Quel texte réglementaire le précise, monsieur Bocchetti ? Je rentrerai lorsque vous me l’aurez montré.

Et elle retourna à ses élèves. Salazar furieux remonta dans son bureau ruminer son humiliation. Pour le moment elle vient de rejoindre ses collègues dans la salle des professeurs. Tout le monde l’apprécie, elle a toujours le sourire et un petit mot pour chacun. Elle s’entend tout particulièrement bien avec monsieur Zedaure, le professeur de philosophie, peut-être parce qu’il a à peu près l’âge de son père. Elle se lance avec lui dans d’interminables conversations sur les problèmes du monde. Parfois, madame Caillol, la professeure de français, se joint à eux et monsieur Zedaure rend alors les armes face à deux féministes déterminées.

Bien entendu, aujourd’hui, lendemain des émeutes de la Sorbonne, les commentaires fusent de tous côtés et la salle des professeurs est emplie de leur brouhaha. D’ailleurs la cloche sonne le début des cours mais personne ne bouge car personne n’a entendu. Au bout de cinq minutes, Salazar fait irruption dans la salle. Tous les visages se tournent vers lui, interrogatifs.

— Il est 8 h 05, messieurs, dames. Vos classes vous attendent, annonce-t-il une voix glaciale.

Bien entendu, les 5e B n’ont pas la tête à intégrer les méandres des élections sénatoriales. Alors Claire déclare le cours ouvert au débat mais démocratique. Chaque élève a droit à quatre minutes maximum pour s’exprimer sur le sujet de la Sorbonne. Elle confie le contrôle du temps à Norbert, le plus timide de la classe. Il devra faire la loi face à ses camarades et il s’en sort très bien. Avec une autorité calme, il fait taire les bavards et encourage les réservés. Claire a visé juste et Norbert n’en revient pas. Elle applique la même méthode avec les 4eC puis les 6eA. Elle finit la matinée avec les 3e qui auraient dû faire un contrôle. Mais ils ont su à la récréation la teneur des deux premiers cours. Impossible de les asseoir avec une feuille. Ce sera donc débat aussi. Les adolescents ont déjà des idées bien arrêtées derrière lesquelles on sent l’influence des parents. L’heure de cours est dense et Claire est soulagée d’entendre la cloche sonner midi. Elle se faufile parmi les élèves, sort par le portail du bas sous le regard noir de Salazar. Louis l’attend devant les maristes. Il bavarde avec un parent d’élève, il a été prendre le pain à la boulangerie juste en face. Il sourit en la voyant venir vers lui. Depuis vingt et un ans, il est fier de sa fille, et ce n’est pas près de s’arrêter, se dit-il.

Mais il est temps de filer jusqu’au port pour ne pas rater le ferry, d’autant que le samedi il y en a moins. Ils descendent le cours Louis Blanc, entre les dernières ménagères flânant devant les étals du marché. Ils bifurquent à l’angle du marché aux poissons. Plus que la courte rue Cyrus Hughes et le quai apparait. Le ferry est là en train de se remplir de passagers. Ils sont à bord quand la cloche retentit annonçant le départ.

— Comment as-tu géré ta matinée ? questionne Louis qui se doute bien que Claire a fait face à des mini-contestataires tout comme lui.

Elle lui explique, ils parlent pédagogie, politique, syndicalisme. Il adore discuter avec elle, c’est comme avec sa mère, Lisandra, on peut aborder tous les sujets.

Chapitre 3

Dimanche 5 mai 1968, Toulon, commissariat central

Pour un dimanche il y a beaucoup de monde et une effervescence inattendue dans la salle de réunion du commissariat central de Toulon. Le commissaire divisionnaire a reçu la veille dans la soirée le rapport de Paris sur les événements du 3. Toutes les grandes villes de province sont pré-alertées, le mouvement va sûrement s’amplifier, ils doivent être prêts. Alors il a convoqué tous ces hommes pour un briefing général, dimanche ou pas, il doit prévoir à l’avance.

D’autant qu’à Paris les étudiants ont créé de véritables groupes chargés de bloquer les issues qui auraient permis à la police d’approcher. Sur la grosse centaine de jeunes de ces groupes, une vingtaine était casquée et armée de barres de bois provenant du mobilier saccagé. Certes les rapports de police sont plus complets que les informations télévisées, mais les agitateurs ont leur réseau de diffusion et les villes étudiantes comme Aix-en-Provence ou Marseille vont sûrement calquer leur action sur celle de la capitale. Toulon a une université mais elle n’est pas à proprement parler une ville étudiante. Toutefois il ne faut présager de rien et le commissaire divisionnaire Marchetti, ce dimanche, prend le taureau par les cornes et avertit ses hommes.

Parmi eux se trouve un jeune inspecteur de vingt-quatre ans. Nommé à Toulon depuis deux ans après être sorti major de sa promotion, Nans Grimaud est originaire de Cotignac. Sa haute stature fait dépasser la masse de ses boucles brunes de la mer de têtes qui s’étale devant le commissaire. Monsieur Marchetti aime bien Nans, son sourire permanent et sa gentillesse l’ont fait apprécier de tout le commissariat rapidement. Les secrétaires en sont folles et il n’aurait pas besoin d’être aussi aimable pour avoir un dossier, il n’a qu’à leur sourire et elles accourent. Quant à ses collègues et ses supérieurs, ils ne peuvent que se féliciter d’un élément comme Nans. Il est d’une curiosité telle que tous les détails d’une scène lui sautent aux yeux et il n’a de cesse de les identifier l’un après l’autre dénichant ainsi des indices voire des preuves qui font avancer les enquêtes rapidement et efficacement.

Pourtant les nouvelles qui lui parviennent depuis quelques jours de Paris, l’inquiète. Les manifestations il n’en a pas encore connu. Toulon est une ville assez calme, la période d’après-guerre a été florissante, le paysage social est resté tranquille jusqu’ici. Autant il admet que pouvoir revendiquer des droits essentiels par la grève est compréhensible, autant il ne comprend pas ce que la violence peut apporter de plus.

Compte tenu de son âge, il a des amis, des cousins qui sont encore étudiants, il frémit en entendant ce qui est décrit par monsieur Marchetti. Il s’imagine dans une émeute face à son cousin Alexandre ou son ami Maxime. Que faire ? Tandis qu’il essaie de juguler son imagination, le commissaire est en train de conclure. Qu’ils se tiennent au courant de l’actualité et qu’ils soient là demain de bonne heure prêts à toute éventualité. Et si les jeunes peuvent avoir des infos ou si les parents d’étudiants entendent quoique ce soit, qu’ils n’hésitent pas en faire part à leur hiérarchie.

Nans pense à cette fille qu’il croise le matin. Elle descend la rue d’Alger avec un homme, son père très certainement, elle lui ressemble tant. Lui, il la remonte pour aller au commissariat. Elle est toujours en grande conversation avec l’homme et ne l’a jamais remarqué. Dommage, il aimerait tellement passer la main dans ses cheveux, une longue masse de mèches châtain foncé. Un matin il les a croisés à l’angle de la rue de la cathédrale. La largeur des deux rues laisse le soleil parvenir jusqu’au sol même le matin. Un rayon s’est posé sur la tête de la jeune fille teintant de reflets cuivrés la queue de cheval dansant au rythme de ses pas. Cette image le poursuit depuis et aujourd’hui il y repense et souhaite de toutes ses forces que la flamme qu’il a interceptée dans sa façon de parler au fil des jours ne la poussera pas à se mêler à des manifestations trop violentes.

— Nans, ohé, sur quelle planète as-tu atterri ?

Les collègues le rappellent à l’ordre ; ici pas de place pour la rêverie. Le commissaire leur a donné le feu vert pour rentrer chez eux. La plupart, attendus pour le repas dominical, sont déjà partis. Nans reste avec les célibataires qui n’ont pas de famille à Toulon comme lui. Ils vont vers la place de la Liberté, le café de la place est leur quartier général. La patronne les connait tous. Elle les voit arriver jeunes et fougueux, puis s’assagir au bout de quelques affaires un peu glauques, la plupart finissent par se marier et viennent moins souvent ou alors ils prennent juste un verre et filent à la maison. Elle les materne quand ils arrivent la tête basse parce qu’une enquête n’a pas abouti ou qu’une descente s’est mal passée. Elle trinque avec eux quand ils viennent fêter un joli coup de filet. Ce jour-là elle les interroge sur les événements de Paris. Pour qu’ils soient tous là un dimanche, c’est que les infos sont plus graves que ce que disent les journalistes de la radio et de la télévision. Mais comme d’habitude, quand il s’agit d’affaires sérieuses non clôturées, on n’en tirera rien. Malgré les verres qui défilent, ils savent garder la confidentialité de leurs infos.

Un collègue, que Nans n’a pas vu depuis un moment, change de sujet :

— Alors, Nans, toujours célibataire ? Tu vas bientôt coiffer Sainte-Catherine non ?

La remarque fait glousser le groupe et rougir Nans qui était encore parti dans ses pensées. Du coup il se fait taquiner par tout le monde et est sommé d’avouer tous les détails de ce qu’ils croient être une rencontre. Le jeune inspecteur s’en sort avec une pirouette et avec un prétexte évasif s’en va. Nans marche dans les rues de Toulon. Il est 12 h 30, les rues sont désertes. Il fait beau, les fenêtres sont ouvertes et on entend les conversations, les rires des repas de famille.

Nans est nostalgique. Depuis qu’il a quitté Cotignac pour suivre ses études de droit à Aix, puis l’école de police, enfin pour s’installer ici, il ne va plus très souvent chez ses parents. Les grandes tablées de cousins, d’oncles, de tantes, où toutes les générations sont représentées lui manquent.

On est à peine début mai, il n’est pas sûr de pouvoir se libérer pour le 14 juillet, alors il faudra attendre la deuxième quinzaine d’août généralement laissée aux célibataires. Si seulement il avait une fiancée, il pourrait s’intégrer à sa famille.

Il vient de traverser la place Puget, de la musique vient du bâtiment face à la pharmacie. C’est de la lyre on dirait. Le jeune homme s’arrête, s’appuie à la margelle de la fontaine et écoute. Les notes coulent cristallines, il ne reconnaît pas le morceau mais apprécie. La mélodie est joyeuse et agit comme un baume sur ses idées noires de solitude. Il reprend son chemin le cœur plus léger jusqu’à la rue des Boucheries où il occupe en appartement minuscule au quatrième sous les toits.

Toutefois, lorsqu’il tourne au coin de la rue, il aperçoit un groupe qui semble être à la hauteur de son immeuble. Intrigué il les observe et tout à coup son visage s’éclaire. Les cousins de Correns ! Que font-ils là ?

Après les exclamations, les embrassades, Nans propose aux quatre jeunes gens de monter partager son déjeuner. Une fois installés, les cousins expliquent leur présence à Toulon :

— On est descendu hier pour fêter l’enterrement de la vie de garçon de Joseph Desnoix, tu sais, le fils du cordonnier.

— Mais pourquoi à Toulon ?

— En fait c’était à La Seyne, il travaille au chantier naval comme métallurgiste. Il se marie avec une fille des Sablettes.

La conversation se poursuit avec des nouvelles de toute la famille. Puis inévitablement elle dérive sur l’actualité. Les jeunes du centre Var sont excités comme des mouches un soir d’orage à l’idée d’imposer des idées progressistes à la France vieillissante et au général de Gaulle dont beaucoup trouvent la politique obsolète. Intrigué Nans leur pose des questions plus précises. Il apprend ainsi que la jeunesse des villages des campagnes était prête à venir à Toulon si une grande manifestation comme celle de Paris avait lieu. Un peu plus tard il apprend également que les ouvriers des chantiers commencent à se chauffer et envisagent de suivre le mouvement étudiant.

Nans, tout à son esprit de policier, range mentalement ces informations dans sa mémoire. Son chef sera heureux d’en être informé dès lundi matin. Ainsi pour anticiper les éventuelles manifestations, leurs membres, leur objectif et évaluer par la même leur nombre. Car de l’ampleur du mouvement dépendra la violence des comportements et donc la taille du dispositif policier.

En fin d’après-midi il accompagne les cousins à la gare. Nans est doublement content de sa journée : il a passé un bon moment en famille et obtenu des renseignements précieux sur l’atmosphère varoise. Il allume la radio et met le hit-parade. La chanson de Jacques Dutronc, Il est 5 h, Paris s’éveille, est dans le trio de tête. Pourtant, se dit Nans, ils sont bien réveillés les Parisiens. Johnny Hallyday a gagné des places, son titre « à tout casser » est troisième. Nans se laisse gagner par le rock.