Louis David, son école et son temps - Ligaran - E-Book

Louis David, son école et son temps E-Book

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Extrait : Celui qui, maître d'une idée et soutenu par ses talents, a exercé pendant plus d'un demi-siècle en France et en Europe une influence directe, forte et constante sur les arts qui dépendent de l'imagination, du goût et même de l'industrie, cet homme appartient de droit à l'histoire..."

À PROPOS DES ÉDITIONS Ligaran

Les éditions Ligaran proposent des versions numériques de qualité de grands livres de la littérature classique mais également des livres rares en partenariat avec la BNF. Beaucoup de soins sont apportés à ces versions ebook pour éviter les fautes que l'on trouve trop souvent dans des versions numériques de ces textes.

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EAN : 9782335076295

©Ligaran 2015

Avertissement

Il y a plusieurs années que l’ouvrage que je présente aujourd’hui au public est composé, mais différentes raisons m’en ont fait différer la publication jusqu’à ce jour ; la principale a toujours été le choix du moment où je pourrais trouver le public disposé à accueillir cette histoire du peintre Louis David et de son école. L’admiration pour les ouvrages de cet illustre artiste a été si exclusive jusqu’au moment de sa mort, et ils ont été critiqués, dénigrés même avec tant de violence et d’injustice pendant les quinze ou seize années qui ont suivi son exil, qu’il m’a paru indispensable d’attendre que le temps eût calmé l’effervescence de ces passions contraires, et qu’il devînt ainsi possible de porter sur les travaux de David un jugement impartial, et de le faire accepter avec calme aux lecteurs. Si je ne me trompe, ce moment est venu, et les compositions de David, après un examen rigoureux de près de vingt années, sont sorties triomphantes de cette rude épreuve. Ses défauts, car quel est le maître qui n’en ait pas ? résultent bien moins encore de la tournure de son esprit que des circonstances extraordinaires avec lesquelles il s’est trouvé aux prises pendant sa vie. En effet, L. David, déjà peintre et maître célèbre à la fin du règne de Louis XVI, devenait bientôt après l’interprète des passions qui agitaient la France en 1791. L’époque terrible de la Terreur, où le nom de l’homme politique se trouve si tristement inscrit, fut pour l’artiste une occasion de renouveler complètement son talent et sa manière, et le conduisit dans la voie qu’il a suivie en produisant ses deux plus beaux ouvrages, le tableau des Sabines et le Couronnement de Napoléon.

Depuis près d’un demi-siècle que ces tableaux ont été examinés et critiqués par deux ou trois générations dont les idées et les goûts ont été si différents, leur mérite est aujourd’hui paisiblement reconnu. Mais un point que personne ne conteste est la supériorité de David, non seulement sur ses contemporains, mais encore sur les maîtres anciens, comme chef d’école. Aussi, malgré le reproche qu’on lui a si fréquemment adressé d’avoir exercé un empire absolu sur ceux qui cultivaient les arts dans le même temps que lui, est-on forcé de reconnaître aujourd’hui qu’aucun maître n’a moins imposé sa manière ; qu’il en a même changé quatre ou cinq fois, et qu’enfin, lui, dont l’enseignement était basé sur des principes fixes, mais si larges dans leurs applications, a formé des artistes dont les talents offrent une diversité remarquable. L’ascendant de David sur le goût de ses élèves pouvait-il être tyrannique, lorsque l’on compte parmi ceux-ci Drouais, Girodet, Gérard, Gros, M. Ingres, M. Schnetz, Léopold Robert et Granet, tous caractérisés par un génie si différent ? On ne craint pas de l’affirmer, aucune des écoles des plus célèbres maîtres modernes n’offre un pareil résultat, et ce sera toujours une gloire pour David d’avoir fondé et entretenu, pendant plus d’un demi-siècle, une véritable école, peut-être la dernière qui ait pu être constituée et qui se maintienne encore.

Les productions des arts, comme celles de la littérature, se ressentent toujours des évènements auxquels l’artiste ou l’écrivain s’est trouvé mêlé, des erreurs, des préjugés de l’époque qu’il a traversée. Plus qu’aucun autre, David a cédé à l’influence exercée sur les esprits par les gouvernements sous lesquels il a vécu, depuis les dernières années de la monarchie jusqu’à la rentrée des Bourbons en France, en 1815. Il est sans doute regrettable que l’homme se soit montré si faible et si versatile ; mais c’est une chose à la fois curieuse et instructive que de voir avec quelle promptitude, avec quelle fidélité les impressions diverses et souvent contraires qu’a reçues l’artiste ont été reproduites dans les ouvrages qu’il a successivement achevés sous Louis XVI, pendant la Terreur, sous le Consulat et pendant le règne de Napoléon. On peut comparer le génie et le talent de David à un miroir ; c’est avec la même fidélité, c’est avec la même impassibilité qu’ils ont reproduit, sans choix et involontairement, toutes les nuances des révolutions politiques et intellectuelles à travers lesquelles l’artiste a passé sa vie.

La part accidentelle que David a prise à tous les évènements de son temps, les rapports qu’il a eus avec plusieurs de ses contemporains les plus célèbres, répandent sur l’histoire de la vie et de l’école de ce maître un intérêt que, bien loin de le négliger, nous nous sommes efforcé de faire ressortir. On trouvera dans cet ouvrage des détails anecdotiques sur les liaisons ou les entrevues que David a eues avec les hommes de 1793, avec Napoléon, Pie VII, le roi de Prusse et d’autres personnages historiques ; ces détails, nous l’espérons du moins, sont tout à fait propres, non seulement à faire connaître le caractère de l’homme, mais à montrer l’importance que l’on attachait à son talent.

IL’atelier des Horaces

Celui qui, maître d’une idée et soutenu par ses talents, a exercé pendant plus d’un demi-siècle en France et en Europe une influence directe, forte et constante sur les arts qui dépendent de l’imagination, du goût et même de l’industrie, cet homme appartient de droit à l’histoire. Tel fut le peintre Louis David, dont la vie, comme on sait, a été si fortement agitée par les grands évènements de la révolution française.

Ces Souvenirs ont pour objet de faire ressortir le génie propre de David et les principes que ce grand artiste a transmis à son école. Ils feront connaître premièrement le caractère de la réforme tentée dans les beaux-arts quelques années avant le temps où éclata la grande révolution de 1789 ; secondement, quels étaient les principes de cette réforme, ainsi que la manière dont ils furent interprétés par les artistes français, et en particulier par David devenu chef d’école ; puis les modifications apportées à ces principes par les nombreux élèves de ce maître jusqu’en 1816, lorsque, banni de France, il put assister, au moins par la pensée, aux attaques dirigées contre le système qu’il avait établi par son enseignement et par ses œuvres ; et enfin la restauration de la doctrine de David, remise en honneur par quelques-uns de ses derniers élèves, après la mort de leur maître.

L’ensemble des évènements qui se rapportent à ces vicissitudes de l’art se trouvant compris dans l’espace de quatre-vingt-deux années (1772-1854), on ne peut s’attendre à trouver un récit tracé de suite par le même témoin. Aussi les faits variés contenus dans cet ouvrage reposent-ils sur les témoignages de trois autorités différentes : la tradition, les écrits déjà faits sur cette matière, et les souvenirs d’un homme qui a été l’élève de David, qui a connu particulièrement cet artiste pendant les vingt-cinq dernières années de sa vie, et que sa position et ses études ont peut-être placé plus favorablement que d’autres, pour retracer l’histoire d’une école aux travaux de laquelle il n’est pas resté complètement étranger.

Cet homme, demeuré artiste obscur, Étienne, que l’on ne verra figurer que quand son intervention sera indispensable pour donner plus de vérité aux évènements dont il a été témoin, et de vie aux personnages qu’il a connus, Étienne est entré dans sa soixante-treizième année. Il a donc vu se dérouler près des trois quarts d’un siècle, et l’un de ceux des temps modernes les plus fertiles en grands évènements. Enfant en 1789, son père lui fit parcourir tout Paris le lendemain de la prise de la Bastille ; jeune, il traversa l’Empire ; homme mûr, il a assisté aux révolutions de 1814, 1830, 1848 et 1852. Si obscure qu’ait été la vie d’un homme d’une intelligence ordinaire, mais témoin attentif de ce qui s’est passé pendant ces années, ce qu’il en raconte ne peut être dénué de tout intérêt, et lorsqu’ainsi qu’Étienne il s’est trouvé placé à un point de vue et près de personnes qui lui ont permis d’observer les évènements et les hommes sous des aspects particuliers, peut-être est-ce un devoir pour lui de transmettre aux autres ce qu’il a vu, entendu et éprouvé.

Dès sa plus tendre enfance, Étienne avait montré du goût et quelque aptitude pour l’art du dessin. Son père vit avec plaisir se développer chez son fils une disposition qui semblait devoir le diriger vers l’étude de l’architecture. L’aisance dont jouissait la famille d’Étienne engagea cependant ses parents à lui faire suivre le cours des études classiques. Trop jeune encore (il avait huit ans) pour entrer au collège de Lisieux, où il devait être élevé, on le confia aux soins d’un maître tenant un pensionnat relevant de ce collège. À cette époque, les idées du nivellement des classes de la société étaient déjà fortement imprimées dans les esprits, et l’instinct de la bourgeoisie la poussait à opérer graduellement ce changement par l’instruction plus complète et plus forte qu’elle s’efforçait de faire donner à ses enfants. Étranger à tout esprit de système, mais obéissant à cette impulsion qui entraînait la classe de la société à laquelle il appartenait, le père d’Étienne désirait avec ardeur que son enfant reçût une instruction supérieure à la sienne. Une anecdote concernant le père et le fils fera juger de l’importance extrême et particulière que l’on attachait alors à l’instruction des enfants.

Étienne avait été confié à M. Savouré au printemps de 1789. Le lendemain de la prise de la Bastille, au moment où Paris était encore en émoi de ce grand évènement, le père d’Étienne, inquiet, courut chercher son enfant pour le garder près de lui. Il le ramena en traversant la ville depuis le quartier du Jardin-du-Roi jusqu’à celui du Palais-Royal, où il demeurait. Pendant ce long trajet, les deux voyageurs eurent plus d’une occasion de voir l’agitation qui régnait de tous côtés. Cependant, au milieu de la confusion des idées qui se succédèrent dans l’esprit du jeune écolier, deux circonstances produisirent une forte impression sur lui, et se gravèrent pour toujours dans sa mémoire : la cocarde tricolore que l’on attacha d’autorité à son chapeau sur le Pont-Neuf, en face de la statue d’Henri IV, et l’effroyable détonation d’une pièce de 48, au moyen de laquelle on entretenait l’alarme dans la ville. D’ailleurs, l’enfant, comme s’il eût pressenti que son existence devait se passer au milieu des tempêtes politiques, se sentit peu ému des cris du peuple et de l’agitation générale des citoyens. Cependant, arrivés au perron du Palais-Royal, le père et son fils trouvèrent là, placé en faction, l’un de leurs voisins, l’homme le moins belliqueux et le moins partisan de la révolution qu’il y eût sans doute dans le quartier. Armé d’un beau fusil de chasse damasquiné, pâle de fatigue et d’inanition, il était demeuré là six heures à attendre consciencieusement que celui qui l’avait posé en sentinelle, et qui ne se souvenait plus de lui, vînt substituer un factionnaire à sa place.

Le petit Étienne qui, ainsi que tous les écoliers, aurait fait bon marché de la chute d’une monarchie pour avoir un jour de congé, voulut entraîner le voisin factionnaire en l’engageant à rentrer chez lui. Mais l’honnête bourgeois, tout las et contrarié qu’il fût de sa corvée militaire, lui dit : « Mon petit ami, quand on nous a confié un poste, il faut y rester, dût-on y mourir. » Cette parole, que les évènements du jour et le trouble de la ville rendaient grave et solennelle, tomba jusqu’au fond de l’âme d’Étienne. Il devint pensif, et, lorsqu’il se fut éloigné du voisin en suivant son père, après quelques minutes de silence, il demanda à celui-ci : « Mais qu’est-ce donc que la révolution ? que demande-t-on, mon père ? » La question était embarrassante. Le père aimait tendrement son fils, et il craignait également de lui transmettre une idée fausse, ou de faire germer dans son esprit des pensées dangereuses. « Mon enfant, répondit-il après quelques instants d’indécision, qui redoublèrent la curiosité du petit questionneur, mon cher enfant, il est bien difficile de te répondre… Si tu étais plus grand… » Le père s’arrêta encore, puis, rassemblant ses idées et cherchant à profiter de cette occasion pour exhorter son fils au travail, il ajouta : « Tiens, je ne puis mieux faire qu’en te disant que la révolution détruit toutes les distinctions entre les hommes. Désormais il n’en existera plus qu’une, celle que la science et l’instruction mettront entre les ignorants et les savants. Ainsi travaille bien si tu veux te distinguer ; il n’y a plus d’autre noblesse. »

Ces mots, qui n’étaient peut-être qu’une réponse évasive, se gravèrent d’une manière ineffaçable dans la mémoire d’Étienne, et sans doute ils ont influé sur le destin de toute sa vie. Cependant, s’ils produisirent un effet salutaire, ce ne fut que quelques années après, car Étienne ne fut jamais qu’un pauvre écolier, même à Lisieux, où il acheva sa sixième au milieu des émeutes populaires et des troubles politiques toujours croissants qui amenèrent bientôt la suppression des collèges.

Pendant l’année 1793, Étienne, rentré dans sa famille, abandonna presque entièrement les études classiques, pour se livrer au goût naturel qui le dominait. Sans conseil et sans guide, il copiait de faibles gravures d’après les peintres académiciens dont la renommée durait encore, les Boucher, les Vanloo, les Bouchardon, les Natoire, etc. À ce travail, qui passait pour des études, il faisait succéder des occupations qui, si futiles qu’elles fussent, trahissaient mieux son instinct. Toutes ses récréations étaient employées à construire des petits théâtres dont il était à la fois le machiniste, le décorateur, l’auteur et l’acteur. Bref, il perdait son temps ; mais il le sentait, et ne cessait de prier son père de lui donner un maître qui lui enseignât l’art du dessin.

Dans cette circonstance, le père d’Étienne sentait toute l’importance d’un bon choix ; et si jusqu’alors il avait tardé à satisfaire la juste impatience de son fils, c’est qu’il ne voulait le confier qu’à un homme, à un artiste qui pût, dès ses premiers pas, le mettre dans la bonne voie. D’ailleurs, le régime de la terreur était dans toute sa force, et les inquiétudes causées par les affaires publiques ôtaient toute importance aux intérêts privés.

Cependant, dans cette année terrible, on s’occupait parfois d’art ; et malgré l’horreur qu’inspirait le comité de sûreté générale, dont David était membre, les talents de cet artiste commandaient l’admiration de tous. On s’efforçait de séparer l’homme politique du peintre, et ceux surtout qui, comme Étienne, étaient jeunes et ne voyaient en lui que l’auteur des Horaces et du Brutus, éprouvaient une vive curiosité de rencontrer ce peintre célèbre. C’était l’une des idées fixes d’Étienne.

La première fois qu’il l’aperçut, ce fut à la fameuse fête de l’Être suprême (20 prairial an II.– 8 juin 1794). Les annonces et les apprêts pompeux que l’on avait faits pour cette cérémonie ayant excité la curiosité d’Étienne, son père consentit à le conduire aux Tuileries pour voir passer le cortège. Ce fut vraiment un beau et grand spectacle. Toutefois l’éclat extérieur de cette fête le céda à la préoccupation qu’elle fit naître dans tous les esprits. Le pouvoir de Robespierre déclinait ; on avait osé lui dire qu’il prétendait à la tyrannie, et l’on répétait tout bas que ceux qui voulaient sa perte avaient trouvé moyen de le mettre en évidence pendant la fête, de manière à compromettre sa popularité. En effet, lorsqu’Étienne vit s’avancer les membres de la Convention nationale, rangés sur deux lignes, et comme il considérait attentivement cette masse d’hommes graves décorés de la ceinture et du panache tricolores, et tenant à la main un gros bouquet de coquelicots, de bluets et d’épis de blé mûr, son père lui toucha l’épaule et lui dit : « Tiens, regarde, voilà Robespierre ; c’est celui qui marche seul, devant la Convention. » Étienne porta alors toute son attention sur cet homme qui avait encore la destinée de tous les Français entre les mains. Sa taille était médiocre, sa figure pâle, son expression sèche et grave. À cette cérémonie, pendant laquelle il marchait de quelques pas en avant du large front que présentaient les membres de la Convention, il s’avançait à pas mesurés, la tête découverte, les yeux habituellement dirigés vers la terre, et à sa démarche composée et parfois incertaine, il était facile de s’apercevoir que le rang à part qu’on lui avait assigné lui causait de l’embarras. Malgré la pompe et la nouveauté des ornements qui caractérisaient cette fête, le jeune Étienne fut frappé du contraste qu’offrait l’expression morne et inquiète de Robespierre comparée à l’agitation qui se manifestait par moments dans les rangs des représentants du peuple. Il observait cette disparate sans pouvoir s’en rendre compte, lorsque deux ou trois jeunes gens, marchant dans la contre-allée derrière lui et son père, dirent à demi-voix, et en faisant allusion à Robespierre qu’ils voyaient passer aussi :

– Ah ! monstre que tu es, ton compte sera bientôt réglé maintenant ! Ceux qui entendirent ces paroles tremblèrent, car la discrétion et le silence, en pareille occasion, indiquaient la complicité et étaient punis de mort.

Mais presqu’au même instant l’attention fut détournée par la voix d’un homme qui criait en marchant très vite : « Place au commissaire de la Convention ! » La haie des curieux, qui bordait la grande allée des Tuileries, s’ouvrit, et l’on vit un représentant du peuple en costume, tenant ses deux fils par la main, et s’avançant avec vivacité vers le milieu du cortège pour faire presser la marche au groupe des juges du tribunal révolutionnaire, qui précédait celui des membres de la Convention. C’était David, chargé de la disposition de toute la fête, qui agitait son chapeau surmonté d’un grand panache tricolore, pour faire maintenir les distances entre les différents corps des fonctionnaires de la république formant le cortège.

Étienne ne fit qu’entrevoir David, mais l’apparition de cet artiste, dont tous les assistants rappelèrent, en cette occasion, le talent et la gloire, fit une telle impression sur le jeune enfant, que depuis ce jour il redoubla d’efforts pour perfectionner ses études dans l’art du dessin.

Cependant le 9 thermidor vint et Robespierre tomba. Il sera toujours bien difficile de faire comprendre à ceux qui n’en ont pas été témoins la terreur dont on fut frappé sous le règne de cet homme, et la joie folle que l’on éprouva immédiatement après sa mort.

La première idée qui vint à Étienne, quand il vit ainsi succéder la satisfaction à la crainte dans sa famille, fut de conjurer de nouveau son père de lui donner un professeur de dessin. La difficulté de faire un bon choix fut encore alléguée, et cette affaire demeura suspendue. Le 13 thermidor, quatre jours après le supplice de Robespierre, lorsque chacun allait et venait dans Paris sans savoir où, mais comme pour respirer un air plus libre, Étienne fit une promenade aux Champs-Élysées avec son père. Là, profitant de la bonne humeur qu’avaient fait renaître les derniers évènements politiques, il employa toutes les cajoleries de l’éloquence enfantine pour obtenir ce qu’il désirait. Tout en échangeant des instances pressantes et des promesses conditionnelles, le père et le fils rentrèrent par les Tuileries et se trouvèrent bientôt sous les murs du château, dans lequel se tenaient les séances de la Convention. Elle était en permanence ; et le père d’Étienne, qui, pour rien au monde, n’aurait voulu mettre le pied en ce lieu cinq jours auparavant, eut l’idée d’y conduire son fils. Ils pénétrèrent dans la salle, et par un hasard singulier trouvèrent accès dans une des tribunes. La jeunesse d’Étienne fut cause que chacun se prêta pour lui ménager une place sur la première banquette, en sorte qu’il put voir et entendre parfaitement ce qui préoccupait l’assemblée en ce moment.

Le représentant du peuple, le peintre David, était à la tribune, où il balbutiait quelques paroles sourdes qu’il cherchait, mais en vain, à opposer à la fureur de plusieurs de ses collègues acharnés à le faire décréter d’accusation. Il était pâle, et la sueur qui tombait de son front roulait de ses vêtements jusqu’à terre, où elle imprimait de larges taches. Étienne avait souvent entendu parler des tableaux des Horaces et de Brutus, il savait que David était le peintre le plus renommé de l’époque ; aussi malgré les charges terribles qui s’élevaient contre cet homme, ne fut-il frappé que de l’idée de voir le plus habile artiste de France menacé d’une mort prochaine. Mais il faut tout dire : la faiblesse de la défense de l’artiste, la violence excessive de ses accusateurs et l’état de souffrance et d’angoisse dans lequel était cet homme, auraient fait naître la pitié dans tout autre cœur que celui d’un enfant sur qui les grands évènements politiques n’avaient pas encore pu agir puissamment.

Telle fut la triste et mémorable occasion qui fit connaître au jeune Étienne celui qui, deux ans après, devait l’admettre au nombre de ses élèves.

On parla beaucoup dans le monde de l’accusation portée contre David et de sa condamnation à la prison. À ce sujet, les avis étaient fort partagés : les uns blâmaient hautement l’indulgence dont on avait usé envers un des membres du comité de sûreté générale, dont la culpabilité était jugée la plus flagrante ; d’autres, sans nier ce que l’on reprochait à David soutenaient que l’on avait agi généreusement, mais avec prudence, en sauvant la vie à un si grand artiste que sa niaiserie et sa bêtise (telles étaient les expressions employées alors) avaient rendu complice à son insu des plus grands criminels.

Pour Étienne, le résultat de ces discussions, ordinairement fort vives, était de lui faire sentir le cas singulier que l’on faisait du talent de David, et d’exciter en lui la curiosité plus vive que jamais de voir les ouvrages de ce peintre. Mais les Horaces et le Brutus, les deux tableaux de cet artiste dont on parlât alors, lui appartenant encore, étaient placés dans un de ses ateliers particuliers où il n’était pas facile de pénétrer. Outre cela, on était peu disposé à faire les démarches nécessaires pour arriver à ce but, et plus d’une fois, lorsqu’Étienne ramenait la conversation sur ce sujet, lui imposait-on silence en parlant avec dégoût des portraits de Marat et de Le Pelletier de Saint-Fargeau que David avait peints pour la Convention.

Il fallut comprimer ses désirs jusqu’à ce qu’il se présentât une occasion favorable de les satisfaire. Dans cette attente, Étienne continua pendant quelque temps à copier, dans la maison paternelle, les mauvais modèles qui étaient à sa disposition, mais dont le mérite et l’autorité avaient été déjà affaiblis dans son esprit par quelques conversations qu’il avait eues avec de jeunes dessinateurs plus âgés que lui et instruits du changement de goût que David avait opéré dans les arts. Cependant le temps s’écoulait en pure perte. Étienne le sentait, le disait à ses parents en les priant avec plus d’instances que jamais de le mettre sous la direction d’un artiste de talent. Enfin un architecte, ami de la maison, proposa pour maître un élève de David dont le mérite et la probité lui étaient connus. Le professeur, qui était déjà connu de la famille, fut agréé, et comme la jeunesse d’Étienne et son caractère vif et aventureux semblaient exiger une surveillance attentive, ses parents lui firent enseigner le dessin près d’eux.

Étienne eut donc pour premier maître un élève de l’école de David, contemporain et condisciple de Fabre, de Girodet, de Gérard et de Gros. Godefroy, tel était son nom, était âgé, en 1794, de vingt-deux à vingt-quatre ans. Blond, paresseux, d’une honnêteté parfaite, ne manquant pas d’esprit, c’était d’ailleurs un peintre plus propre à faire des croquis et des compositions faciles qu’à mettre à bonne fin le plus léger ouvrage. L’une des premières questions que lui adressa Étienne fut de savoir comment il faudrait s’y prendre pour voir les Horaces et le Brutus de David. Mais cette requête suggéra au maître une réponse qui ruina les espérances de l’élève. Loin de partager les opinions politiques de David, Godefroy au contraire faisait partie des jeunes gens, des muscadins à cadenettes qui réagissaient contre les terroristes, sous la conduite de Fréron. Il fallut donc qu’Étienne renonçât encore à voir les ouvrages de David, dont Godefroy, pour le consoler, lui faisait des croquis pendant les leçons.

Si ce jeune homme était un brave et aimable garçon, il faut dire aussi qu’il était peu propre à pratiquer et à enseigner la peinture. Avec sa tête légère et la paresse de son esprit, il avait trouvé dans les agitations politiques du moment un emploi complet de ce qu’il y avait de disponible dans ses facultés. Enrôlé dans l’escadron des jeunes gens, Godefroy, aux approches du 13 vendémiaire (an IV), employait les journées entières à se promener avec ses compagnons sous les galeries du Palais-Royal, traînant d’une manière bruyante un grand sabre de cavalerie attaché à un ceinturon bouclé sur sa redingote, et, ainsi affublé, passant son temps à narguer les terroristes et les partisans de la Convention.

Interrompant parfois le cours de ces expéditions guerrières, Godefroy continua bien devenir chez les parents d’Étienne ; mais c’était seulement pour donner des nouvelles de ce qui se passait à Paris et des succès ou des revers alternatifs des jeunes gens et des terroristes. Quant au dessin et à la peinture, il n’en disait plus même un mot.

Après la journée du 13 vendémiaire, et lorsque le calme fut à peu près rétabli, le pauvre Godefroy, pour qui cette campagne malheureuse fut sans doute l’occasion de sa vie où il a montré le plus d’activité et d’énergie, cessa de venir dans la famille d’Étienne. N’ayant qu’un talent médiocre, il peignit, pendant quelque temps, des lampes chez Quinquet, dont le nom consacre le souvenir de son invention. Puis enfin, ne trouvant plus à s’occuper en France, il se décida à passer aux États-Unis, où il est mort quelques années après.

Étienne a sans doute tiré bien peu de profit des leçons qu’il a reçues de Godefroy, et cependant il a toujours conservé un souvenir tendre de ce bon jeune homme, qui, outre les précieuses qualités de son cœur, avait le goût des ouvrages excellents et a appris à Étienne à connaître et à apprécier les vrais chefs-d’œuvre des arts.

Mais le temps s’écoulait et les progrès d’Étienne étaient insensibles. Pendant les années 1794 et 1795, il alla habiter la campagne avec ses parents. Par un concours de circonstances qui ne peuvent être rapportées ici ; le jeune élève en peinture reprit le goût des études classiques et revit la plupart des auteurs latins avec une ardeur et une énergie qui se réveillent rarement quand leur action a été interrompue. Cet acte de sa volonté, couronné par un succès inattendu, lui fit faire de nouveaux efforts. Entre autres, il se mit seul et sans guide à dessiner le paysage d’après nature. Étienne commençait à se sentir plus fort ; en rentrant à Paris, vers l’automne de 1796, il témoigna ouvertement à ses parents le désir d’entrer à l’école de David.

Jusqu’à cette époque, le caractère et les dispositions de l’esprit de ce jeune homme avaient inspiré des inquiétudes à sa famille. D’une vivacité excessive de corps, et souvent agité par les fantaisies d’une imagination plus mobile que productive, on pouvait redouter chez lui le premier effet des passions. Cette crainte, qui était fondée, fit prendre aux parents d’Étienne un terme moyen pour qu’il reçût les conseils de David, sans qu’il fût exposé tout à coup au danger de se trouver au milieu de jeunes élèves dont la conduite fort peu réglée n’était soumise à aucune surveillance. On eut encore recours à l’architecte qui avait introduit Godefroy dans la maison. Plus heureux cette fois, cet ami trouva moyen de faire entrer Étienne chez un élève de David, à qui ce maître avait prêté, pour achever un tableau, l’atelier même où étaient placés ceux des Horaces et de Brutus. De ce concours de circonstances, il résultait qu’Étienne serait pleinement satisfait, puisqu’il allait travailler sous un maître digne de sa confiance, qu’il verrait à son gré les ouvrages de David, et qu’enfin ce célèbre artiste, ayant entendu parler d’Étienne, avait promis à ses parents de surveiller ses études.

Charles Moreau, le maître nouveau à qui Étienne venait d’être confié, était alors dans sa trentième année. C’était un homme bien fait de sa personne, dont la physionomie calme n’annonçait rien moins qu’une imagination ardente. La nature l’avait doué d’une certaine aptitude aux arts, dont il était facile de voir qu’il cherchait plutôt à profiter pour s’assurer une profession, que dans l’idée de courir follement après la gloire. Pendant le cours de ses études académiques, il avait obtenu un double succès fort rare. Après avoir remporté le grand prix d’architecture, l’art qu’il avait étudié plus particulièrement, on lui décerna le second grand prix de peinture en 1792, la même année que Landon eut le premier. Cette double palme, conquise par des travaux recommandables, devait naturellement faire concevoir de hautes espérances pour l’avenir de Charles Moreau ; toutefois cet artiste, dont le mérite particulier consistait en une certaine habileté à employer avec goût ce qu’il avait appris dans les écoles, ne répondit qu’imparfaitement à ce que l’on attendait de lui. Il était d’un abord froid, mais au fond plein de bonté et de politesse ; aussi Étienne l’accepta-t-il avec joie comme maître, soutenu d’ailleurs par l’espérance de voir quelquefois David et d’arriver à l’honneur de recevoir ses conseils.

Mais le lieu où Étienne allait étudier sous Moreau, l’atelier des Horaces, a été trop célèbre et se trouvait trop voisin de l’école où David enseignait ses élèves, pour n’en point faire connaître la disposition en détail. Ceux qui parcourent aujourd’hui les quatre grandes galeries du vieux Louvre, si spacieuses, si magnifiquement ornées, et remplies de tant de richesses, ne se doutent guère des hideuses saletés qu’elles renfermaient encore vers 1796 et 97, lorsque le jeune Étienne pénétra dans ces lieux obscurs pour la première fois. Les deux corps de bâtiment où sont établis aujourd’hui les musées des Souverains et de la Chalcographie, du côté de la grande colonnade et en retour parallèlement à la rue de Rivoli, étaient, ainsi que les autres parties du Louvre, habités par les artistes à qui on avait laissé maçonner intérieurement, quand l’État lui-même ne les faisait pas construire, une suite de cahutes qui, tirant toutes leur jour de la grande cour, mettaient dans l’obscurité le reste de ces vastes galeries, dont les murs, ainsi que les immenses charpentes de la toiture, étaient à nu.

On pénétrait dans cette partie du Louvre par deux escaliers ; l’un à gauche, sous le guichet en entrant par la rue du Coq, qui n’existe plus, et l’autre en hélice, obscur, étroit, détruit maintenant, qui répondait alors à droite en entrant, sous le guichet du côté de l’église Saint-Germain l’Auxerrois.

Quant à l’amas de ces constructions intérieures, accordées à David, pour lui personnellement et pour ses élèves, il se trouvait dans une partie du vide qui forme aujourd’hui la cage du grand escalier bâti sous le règne de Napoléon, à l’angle de la colonnade et de la face nord du Louvre, près de l’hôtel d’Angivilliers.

Ces détails suffiront pour faire connaître quel était l’état intérieur d’un des plus beaux monuments de l’Europe, quoique, pour en compléter le triste tableau, il soit indispensable d’ajouter que, près des grands murs noirs adossés à la colonnade, des espèces d’immenses éviers servaient de latrines toujours ouvertes d’où s’exhalait un air infect, qui ne se renouvelait qu’avec peine.

Rien n’est tel que de trouver les choses convenablement établies pour croire qu’elles n’ont jamais dû être autrement disposées. Ce qu’il est difficile de comprendre, c’est que la plupart des artistes à cette époque, c’est que leurs femmes, leurs filles, ainsi que les amateurs opulents qui fréquentaient les ateliers, toutes personnes bien élevées, distinguées même par leurs goûts et leurs habitudes, vivaient là sans qu’aucune d’elles témoignât hautement l’horreur que l’obscurité dégoûtante de l’intérieur du Louvre devait naturellement leur inspirer. Mais cette tolérance s’explique par un seul fait : les artistes, leur famille et leurs élèves y étaient logés gratis. Aussi ne fallut-il rien moins que la volonté de fer et le pouvoir de Napoléon pour purger ces nouvelles étables d’Augias, et rendre le monument du Louvre à une destination digne de la nation au milieu de laquelle il a été élevé.

C’est vers le mois d’octobre 1796 qu’Étienne, âgé de quinze ans et demi, fit pour la première fois son entrée dans ces lieux. Muni de son carton et de ses crayons, ce ne fut pas sans peine qu’il parvint jusqu’à l’angle ténébreux du Louvre, où, parmi tant d’autres, se trouvait la petite porte qui conduisait à l’atelier des Horaces.

Il monta une espèce d’escalier roide, étroit, dont les planches craquaient sous chacun de ses pas. Parvenu à la dernière marche, en portant son regard vers la droite, il aperçut un vaste espace sombre, formé en partie par les gros murs du Louvre, et dans lequel étaient entassés, l’un près de l’autre, des châssis, des toiles à peindre et de grands mannequins drapés dont l’apparition lui inspira une terreur passagère. Mais à gauche se présentait une autre petite porte au-dessus de laquelle une ouverture vitrée laissait passer un jour douteux.

De quelque nature que soit un début, il cause toujours de la timidité. Le jeune arrivant balança quelques instants avant d’ouvrir la porte qu’il franchit enfin pour entrer dans l’atelier des Horaces.

La nouveauté du lieu et des objets au milieu desquels il se trouvait aurait sans doute exclusivement excité sa curiosité, si l’embarras de se faire reconnaître et la présence d’un personnage inconnu à Étienne n’eussent pas captivé son attention dans les premiers moments. C’était à la fin d’octobre ; le froid commençait à se faire sentir, et le quidam qu’Étienne trouva à l’atelier s’occupait, devant le poêle, à fendre une grosse bûche en menus morceaux pour allumer le feu. Cet homme devait avoir de vingt-trois à vingt-cinq ans. Il ressemblait en laid à Socrate, et ses membres présentaient cette sorte d’obésité, signe plus certain de paresse que de bonne santé. Ses cheveux, d’un blond sale et douteux, recouvraient à peine son front bombé, sous lequel perçait un regard oblique exprimant bien plus la défiance que la pénétration. C’était Alexandre, le fils de Mme C., femme du peintre de batailles.

À l’arrivée d’Étienne, Alexandre se leva et vint à lui comme quelqu’un qui s’attend à recevoir un nouveau venu, et quoique ce singulier personnage ne parlât guère que par monosyllabes et en s’aidant du geste, il parvint à désigner à son jeune condisciple la place qu’il devait occuper pendant son travail, ainsi que les dessins qui lui serviraient de modèles. Quand il se fut acquitté de ce soin, il s’approcha d’Étienne en faisant un sourire câlin et lui dit : « Vous savez sans doute que le dernier entré chez les peintres fait le ménage ? Tenez, ajouta-t-il en montrant le bois d’une main et en présentant la petite hache à Étienne de l’autre, allumez le feu, car c’est aujourd’hui lundi ; on pose un nouveau modèle à l’atelier des élèves de M. David, et il faut que j’aille tirer ma place au sort. » Il n’eut pas plutôt achevé ces paroles, qu’il ouvrit la porte et descendit le petit escalier de bois qu’Étienne venait de monter.

Fait à la vie de collège, Étienne avait l’habitude de vivre avec des camarades ; aussi, loin de se formaliser de la tâche qui venait de lui être imposée, la remplit-il le plus promptement qu’il put, afin d’avoir le temps et le loisir de reconnaître le lieu étrange où il se trouvait. Mais le feu était à peine allumé, qu’un vacarme sourd se fit entendre au-dessous de l’atelier des Horaces. Étienne prêtait une oreille attentive pour découvrir la cause de ce bruit, lorsqu’Alexandre, remontant avec précipitation, prit une toile à peindre, et, s’étant aperçu de l’étonnement d’Étienne, lui dit : « On a eu une peine de chien à s’accorder sur la pose à donner au modèle ; c’est ce qui les fait crier comme vous entendez ; mais je redescends pour prendre ma place ; je n’ai pas été heureux, j’ai le numéro 34. »

Resté seul de nouveau, cette fois Étienne profita de l’occasion pour observer dans tous ses détails le fameux atelier des Horaces. Ce vaisseau avait environ quarante-cinq pieds de long sur trente de large. Ses murs crépis en plâtre étaient recouverts d’une teinte en détrempe de couleur gris-olive, et la lumière n’était introduite en ce lieu que par une seule ouverture élevée de neuf pieds au-dessus du plancher, et donnant sur l’esplanade du Louvre, sous la grande colonnade. Le long des deux parois latérales étaient placés, à gauche en entrant, le tableau des Horaces, et à droite celui de Brutus. Outre ces deux ouvrages de David, principal ornement de cet atelier, on voyait une charmante ébauche d’un enfant nu, mourant en pressant la cocarde tricolore sur son cœur ; c’était le jeune Viala.

Mais si ces tableaux attiraient vivement l’attention par leur mérite, l’ameublement de l’atelier était, en son genre, un objet de curiosité non moins piquant. Jusqu’à cette époque, les meubles des maisons même les plus opulentes de Paris étaient encore fabriqués sur le modèle de ceux du temps de Louis XV ou de Marie-Antoinette, tandis que ceux de l’atelier des Horaces portaient un tout autre caractère. Les chaises courantes en bois d’acajou sombre, et couvertes de coussins en laine rouge avec des palmettes noires près des coutures, avaient été copiées sur celles dont la représentation est si fréquente sur les vases dits étrusques. Au lieu des deux bergères d’usage, on voyait d’un côté une chaise curule en bronze, dont les extrémités des deux X se terminaient en haut et en bas par des têtes et des pieds d’animaux, et de l’autre un grand siège à dossier, en acajou massif, orné de bronzes dorés et garni du coussin et de draperies rouges et noires ; le tout avait été fidèlement imité de l’antique et exécuté par le plus habile ébéniste de ce temps, Jacob, d’après les dessins de David et de Moreau, son élève, près duquel devait travailler le jeune Étienne.

Enfin le complément de ce meuble était un lit également à l’antique, mais qu’habituellement on reléguait, pour gagner de la place, dans ce grand espace obscur peuplé de mannequins et plein de poussière, vers lequel Étienne avait jeté les yeux en arrivant.

Au surplus, tous ces objets, exécutés d’après le goût et sur les ordres de David, étaient, à proprement parler, des meubles d’atelier, puisqu’en effet ce peintre les a copiés dans ses ouvrages. C’est ce dont on pourra s’assurer en confrontant la description qui précède avec les meubles qui se trouvent dans les tableaux de Socrate, des Horaces, de Brutus, d’Hélène et Pâris, et dans le portrait ébauché de Mme Récamier.

Il est à propos de ne pas oublier que tout ce meuble était exécuté déjà depuis six ou sept ans, lorsque, en 1796, Étienne le vit pour la première fois. Alors, dans le public, ce goût ne faisait que commencer à se répandre. On citait comme une nouveauté les meubles de Jacob d’après l’antique ; Quinquet était peut-être moins fier de l’invention de ses lampes que des ornements étrusques que les élèves de David peignaient sur leurs montures, et l’on surprenait souvent les coiffeurs dans le fond de leur boutique, réfléchissant sérieusement devant une tête à perruque, pour imiter la coiffure des sœurs des Horaces ou de la femme et des filles de Brutus, des tableaux de David.

Mais revenons à la décoration de l’atelier. La face opposée à celle où s’ouvrait la grande et unique fenêtre était divisée en trois portions. Celle du centre, la plus large, se terminait, en haut, par une archivolte au milieu de laquelle on avait pratiqué un grand œil-de-bœuf vitré, qui laissait distinguer un autre mauvais escalier en bois faisant suite au premier, et conduisant à un étage supérieur dont on aura plus d’une fois l’occasion de parler. Des petites portes formaient les deux divisions latérales de cette face, et elles étaient remarquables par leur décoration, qui consistait en toiles vertes retroussées par des clous d’or, absolument de la même manière que le sont celles de la grande tenture qui garnit le fond sur lequel se détachent la femme et les filles de Brutus, dans le tableau de ce nom.

Quant au reste des objets rassemblés avec ordre et une symétrie élégante dans ce lieu, il consistait en figures, en fragments de figures où d’ornements antiques moulés en plâtre. Ces pièces étaient suspendues aux murs ou posées sur un immense appui logé dans le renfoncement cintré où se groupaient des statues entières ombragées par des branches, des couronnes de chêne, au-dessus desquelles s’élevait une grande palme très belle encore, quoiqu’elle fût jaunie par le temps.

Le poêle, car il ne faut rien omettre, était établi isolément, mais d’équerre avec l’angle formé par le côté de la fenêtre et celui où était suspendu le tableau des Horaces.

On se figurera facilement la surprise que durent inspirer tant de choses qui eussent même été nouvelles pour beaucoup de gens, mais qui le parurent bien davantage au jeune Étienne, qui ne connaissait que la maison paternelle et celles de quelques particuliers, aisés il est vrai, mais dans lesquelles le goût nouvellement introduit dans les arts n’avait pas encore pénétré.

Étienne avait bien eu l’occasion de voir jouer Talma au Théâtre-Français. Il savait même qu’entre les qualités que l’on attribuait à cet acteur, on lui faisait un mérite particulier de l’exactitude rigoureuse avec laquelle il observait le costume des divers personnages qu’il représentait. À tort ou à raison, on répétait dans le public que Talma ne se décidait jamais à remplir un rôle sans avoir été consulter les monuments antiques à la bibliothèque ; on ajoutait que quand il avait fait sur le costume ses études et son choix, il allait les faire approuver par David. Était-il question d’un vêtement, d’un meuble, d’un bronzé ou d’une décoration nouvelle, ils étaient imités de l’antique et toujours David, ou au moins l’un de ses élèves, en avait fourni les dessins. Quoi qu’il en soit, ces idées n’étaient encore admises que par les artistes et le petit nombre de personnes qui les fréquentaient, en sorte que les objets qui frappèrent les yeux d’Étienne à l’atelier des Horaces le transportèrent brusquement dans un monde nouveau. Cependant ce monde si restreint encore, mais qui devait bientôt imposer à toute la France et même à l’Europe son fanatisme pour l’antiquité, ce monde était déjà fort, et le jeune Étienne allait être adopté par lui.

Malgré l’inexpérience du jeune élève, cette journée passée dans l’atelier des Horaces et les réflexions que tant d’objets nouveaux lui firent faire agirent avec puissance sur son esprit. Dans la vie d’un homme, il y a toujours des circonstances décisives qui l’enlèvent à la génération dont il procède pour le placer au milieu de celle dont il fait partie. C’est ce qui arriva à Étienne en cette occasion. Il s’aperçut tout à la fois de combien on était en arrière dans la maison de ses parents sur la marche qu’avaient suivie les arts depuis dix ans, et pressentit tout ce qu’il fallait qu’il connût et qu’il étudiât pour rattraper le gros de l’armée dans laquelle il se trouvait enrégimenté tout à coup.

Trois heures s’étaient écoulées depuis le départ d’Alexandre. Outre le temps d’inspecter l’atelier, Étienne avait encore trouvé celui de tracer une esquisse d’après un dessin fait d’après Michel-Ange par David, et le reste de ses curieux loisirs avait été employé à observer en détail ce qui occupait le milieu de l’atelier. Aujourd’hui que les procédés et les mystères de la peinture à l’huile sont connus de tout le monde, on aura peine à comprendre comment Étienne se trouvait si favorisé d’être admis à voir commencer un tableau, et quelle fut sa joie en pouvant considérer à loisir une toile blanche de sept pieds, sur laquelle on avait reporté, au moyen d’un carrelage, les figures d’une grande composition. Tel était encore cependant le mystère dont s’entouraient les peintres dans leurs ateliers, que l’espoir qu’eut Étienne de voir commencer, faire et achever un tableau, fut une des satisfactions les plus vives de toutes celles qu’il éprouva pendant cette matinée. Ce fut donc avec la plus scrupuleuse attention qu’il étudia, on peut le dire, ce qui était tracé sur cette toile blanche posée sur un chevalet.

David commençait alors son tableau des Sabines dans une autre partie du Louvre où on lui avait accordé un local plus vaste ; en sorte que, pour obliger son élève Moreau, il lui avait prêté son atelier des Horaces. Charles Moreau traitait le sujet de Virginius montrant au décemvir Appius le couteau avec lequel il vient d’immoler sa fille. Cette composition, dans laquelle l’artiste s’était efforcé de multiplier les preuves de son double talent, ne put être terminée alors. Un an après qu’elle fut entreprise, Moreau, dont le talent en architecture était tout à fait recommandable, saisit fort raisonnablement l’occasion qui lui fut offerte de reconstruire l’intérieur de la salle du Théâtre-Français (de la République alors) rue Richelieu. L’exécution de ce travail, qui lui fit honneur, l’engagea à reprendre et à suivre sa véritable carrière, qu’il a parcourue et qu’il a achevée avec honneur en Allemagne.

Exemple étrange des vicissitudes humaines ! Ce tableau de Virginius, commencé en 1796 en présence du petit élève de Moreau, devait, quarante ans après, lorsque l’artiste le termina en 1827, passer à l’exposition du Louvre, sous les yeux du critique Étienne, appelé à écrire sur les arts dans le Journal des Débats.

Mais revenons à l’élève attendant l’arrivée de son maître dans l’atelier des Horaces. Midi sonnait quand il y entra. Moreau, comme on l’a dit, était assez joli cavalier et se mettait fort bien. Toujours rasé, frisé et poudré avec soin, il portait ordinairement un habit bleu barbeau foncé, des pantalons gris clair et des bottes à la hussarde. Son linge toujours frais exhalait un léger parfum d’iris, et l’on savait qu’outre une foule de petits soins que tous les hommes ne prenaient point encore, il poussait la recherche jusqu’à ne faire usage que de rasoirs anglais, espèce de crime de lèse-nation à cette époque.

Charles Moreau avait été reçu plusieurs fois dans la famille d’Étienne, en sorte que ce costume élégant et fort convenable alors n’eût aucunement étonné le jeune élève, si cette toilette, dans cette dernière occasion, ne lui eût pas paru bien recherchée pour un artiste qui allait se mettre à son chevalet. La politesse affectueuse mais froide et réservée du maître d’ailleurs ne contribua pas peu à étonner le jeune homme, qui se soumit sans aucune répugnance à l’autorité de son nouveau maître, mais en se nourrissant du plaisir d’être dans l’atelier des Horaces, et de l’espérance de recevoir les conseils directs de David.

Il serait superflu d’entrer dans les détails de l’exécution du tableau de Virginius. Pendant que dura le tracé et l’ébauche de cette composition, Charles Moreau mit toute la bonne grâce imaginable pour montrer à son jeune élève, qui cependant n’était encore que faible dessinateur, tous les procédés qui se rapportent plutôt au métier qu’à l’art de la peinture. Tout en recevant ces avis que les artistes transmettaient si rarement alors, Étienne poursuivit ses études d’après le dessin, puis d’après le relief, en les entremêlant de celles que Moreau lui faisait encore faire sur l’architecture.

Cependant les journées passées en ce lieu paraissaient souvent longues et tristes à Étienne, dont la nature expansive ne s’arrangeait pas toujours de la contrainte et du silence que la gravité continue de son maître lui imposait. Le mystérieux, le monosyllabique Alexandre, qui, disait-on, était rentré nouvellement de l’émigration, et auquel David avait donné un asile, était peu propre à animer la conversation. Moreau d’ailleurs s’était réservé le droit de rompre le silence, et pour en conjurer l’embarras, quand il se prolongeait trop, il se bornait à chanter les trois couplets d’une romance fort à la mode en ce temps : Te bien aimer, ô ma chère Zélie, qu’il interrompait soigneusement lorsque quelque difficulté d’exécution en peinture le forçait à retenir son souffle pour être plus sûr de sa main.

Ce calme étouffant et cette même chanson qui l’interrompait périodiquement navraient quelquefois le cœur du pauvre élève, surtout, comme il arrivait souvent, quand les jeunes gens de l’école de David, réunis à l’étage inférieur, lui faisaient penser, par leurs cris et leurs extravagances, au plaisir qu’il aurait eu à prendre part à leurs jeux.

Plusieurs fois dans sa détresse, le pauvre enfant, lorsqu’il se trouvait seul avec Alexandre, essaya, mais toujours en vain, d’entamer une conversation. Un jour qu’il crut s’apercevoir que la physionomie de cet homme était moins sournoise que de coutume, il se hasarda à lui demander quelles étaient les personnes demeurant au-dessus de l’atelier, et que l’on voyait souvent passer derrière l’œil-de-bœuf. Après un assez long silence, pendant lequel le questionné nettoyait tranquillement sa palette, il dit enfin : « Est-ce que vous ne le savez pas ? – Non. » Une pause beaucoup plus longue succéda à la première, et Alexandre, après avoir essuyé tous ses pinceaux un à un, et fermé soigneusement sa boîte à couleurs, dit, en prenant son chapeau et ouvrant la porte pour s’en aller : « C’est Pierre, Joseph, Maurice et Charles Nodier. » Puis il laissa Étienne seul.

Au milieu de ce silence de trappistes, tout ce qui pouvait en rompre la monotonie devenait un évènement heureux pour Étienne ; et si ennuyeux que fussent la plupart des curieux venant visiter l’atelier des Horaces avec la permission de David, c’était une espèce de fête pour Étienne, par cela seul qu’il entendait des gens parler.

Une circonstance fort simple en elle-même devint un évènement de la plus haute importance pour lui. Ce fut la visite annoncée d’avance que David devait faire à Moreau. Le chef de l’école avait effectivement promis à son disciple de venir voir où en était son tableau de Virginius, et le jeune écolier attendait ce jour avec une impatience inexprimable, curieux de revoir David qu’il n’avait pas même aperçu depuis la fameuse séance de la Convention. Enfin le maître entra en soulevant son chapeau, et tout aussitôt Étienne se leva, mais sans quitter sa place, tandis que Moreau s’avançait rapidement vers son maître en lui tendant la main.

Les deux artistes parlèrent assez longtemps au sujet du perfectionnement des lignes de la composition, sans qu’Étienne, si novice encore dans l’art, pût apprécier l’intention et la portée de ce qui fut dit. Mais les dernières paroles que laissa échapper David en résumant ses observations sur l’ouvrage excitèrent l’attention du jeune écolier. « Il faut te mettre en garde contre la roideur, mon cher Charles, dit le maître, tu as commencé (car ils se tutoyaient) par étudier l’architecture, et on se ressent toujours de sa première éducation. Vois cette jambe-là, elle paraît avoir été faite au tour comme un balustre. Les têtes de tes personnages se ressemblent entre elles, et les vêtements compassés trahissent le soin trop minutieux que tu as pris en drapant tes mannequins… Prends garde !… prends garde à ces défauts !… la nature est plus capricieuse que cela… D’ailleurs l’ensemble de ton tableau est bon… un peu froid ; fais-y attention, et n’oublie pas de réchauffer tout cela en finissant… Allons, bon courage… adieu et défie-toi de la roideur. »

Étienne était naturellement porté à respecter ceux qui l’enseignaient, et d’ailleurs son inexpérience ne lui permettait guère de former un jugement quelconque sur le Virginius de Moreau. Toutefois, les remarques si justes de David, en cette occasion, répandirent de la lumière dans son esprit, et il s’aperçut que le maître avait au fond témoigné plus d’indulgence pour son élève que pour l’ouvrage.

Comme David se disposait à sortir, il s’approcha d’Étienne, jeta les yeux sur ce qu’il dessinait et lui donna des encouragements avec bienveillance. Cette visite, ces paroles reçues du peintre le plus renommé de France mirent la joie au cœur d’Étienne et lui rendirent le séjour dans l’atelier des Horaces un peu moins lourd. Lorsqu’il fut revenu de son premier enivrement, il repassa dans son esprit toutes les circonstances qui l’avaient frappé pendant cette entrevue, et plus d’une fois il revint sur l’étonnement que lui avait causé la vue de David, de cet homme que sa réputation politique avait transformé dans l’imagination de ceux qui ne l’avaient point vu en une espèce de sauvage inabordable, tandis qu’en réalité il avait les formes les plus polies. Il régnait dans son habillement une recherche grave, une propreté tout opposées aux habitudes de la plupart des révolutionnaires. Bien plus, malgré le gonflement d’une de ses joues qui le défigurait, et quoique son regard eût quelque chose d’un peu dur, dans l’ensemble de sa personne régnait un certain air d’homme de bonne compagnie que peu de gens avaient conservé depuis les années orageuses de la révolution. Si l’on excepte la petite cocarde tricolore qu’il portait à son chapeau rond, tout le reste de son costume, ainsi que sa manière d’être, l’auraient plutôt fait prendre pour un ancien gentilhomme en habit du matin, que pour l’un des membres les plus ardents du comité de sûreté générale. Aussi, tout en travaillant, Étienne ne pouvait-il s’empêcher de repasser dans son esprit les trois apparences si différentes sous lesquelles David s’était déjà offert à ses yeux : d’abord comme membre de la Convention, portant le panache tricolore, et parcourant avec vivacité les Tuileries le jour de la fête à l’Être suprême ; puis à la barre de la Convention, répondant à ses accusateurs par la pâleur de son visage et les énormes gouttes de sueur qui se détachaient de son front ; et enfin en artiste chef d’école, en homme plein de politesse et de bienveillance, dans son atelier des Horaces.

Cependant l’habitude de vivre dans le Louvre fit trouver à Étienne des distractions en rapport avec son âge et son caractère. Quoiqu’il se fût mis sur le pied de partager avec Alexandre le soin d’allumer le feu chaque matin, cependant il se chargeait volontiers de cette corvée, qui lui fournissait l’occasion de lier connaissance avec les artistes voisins. Il se faisait journellement, entre les peintres habitant le palais du Louvre, des échanges de menus services. Tour à tour, le plus matinal d’entre eux fournissait, par exemple, de la braise ou un tison enflammé à ses confrères, qui lui rendaient la pareille un autre jour. Comme Étienne distribuait généreusement le feu quand on lui en demandait, on lui en rendait aussi volontiers, et, par ce moyen, il arrivait à pénétrer dans l’atelier des artistes et à voir les ouvrages auxquels ils travaillaient. Le petit flatteur n’avait garde d’épargner les louanges pour satisfaire sa curiosité, et les artistes, hommes faits et assez renommés alors, introduisaient le petit espiègle dans leur atelier, lui expliquaient le sujet de leurs compositions, lui laissaient manier leurs brosses et leurs palettes, et enfin, après avoir savouré ses éloges, lui frappaient amicalement l’épaule en lui donnant le feu qu’il était venu chercher. C’est à l’aide de ces petits stratagèmes qu’Étienne parvint à voir peindre Van-Spaendonck, qui imitait les fleurs ; Garnier, occupé alors à terminer son tableau de la Famille de Priam admis au concours décennal, l’excellent Taillasson, homme très spirituel et peintre de talent, et Valenciennes, qui ramena le bon goût et les études sévères dans l’art du paysage.

Mais le voisinage qui offrait le plus d’attrait à Étienne était celui des élèves de David. Il ne tarda pas à faire connaissance avec plusieurs d’entre eux, qui le surnommèrent, à cause de la position respective de l’atelier des Horaces et de l’atelier des élèves, le petit d’en haut, sobriquet qu’il conserva assez longtemps, même après être entré au nombre de leurs camarades.

Les premières paroles amicales qu’il reçut dans cette école lui furent adressées par Ducis, le neveu du poète de ce nom, et par Delafontaine, qui, après avoir exposé plusieurs tableaux au Salon, est devenu un des plus habiles ciseleurs de Paris. En arrivant au travail ou en sortant de l’atelier, Étienne retrouvait ses connaissances et ses nouveaux amis dans les grands corridors sombres du Louvre, où l’on se donnait rendez-vous pour les parties de jeu que l’on faisait le soir.

Le petit d’en haut ne tarda pas à être connu, au moins de nom, de tous les élèves de David. On savait d’ailleurs qu’il devait entrer dans l’école, où l’on était disposé à le bien recevoir, et on saisit une occasion opportune pour lui prouver qu’on l’y regardait déjà comme admis. De temps en temps, les jeunes gens de l’école de David se cotisaient pour offrir un modeste repas à leur maître. Le maître et trente ou quarante jeunes gens partaient à pied de Paris et se rendaient à Saint-Cloud ou à Vincennes, chez un aubergiste prévenu d’avance, qui donnait à cette troupe un dîner dont le prix ne dépassait ordinairement pas la somme de quarante sous par tête. On eut l’idée de célébrer une de ces petites fêtes que l’on peut dire de famille, et Ducis, en sa qualité de commissaire pour le repas, accompagné de plusieurs de ses condisciples avec lesquels Étienne était le plus lié, vint inviter le petit d’en haut à se joindre à eux pour fêter le maître. La joie d’Étienne fut inexprimable, et sitôt qu’il eut donné les quarante sous d’écot, afin de ne pas être oublié sur la liste, il chercha dans son esprit le moyen de prouver à David et à ses élèves combien il était sensible à l’honneur qu’on lui avait fait, en le regardant comme faisant partie de l’école. L’apprenti peintre, tout vif et étourdi qu’il fût, et tout mauvais écolier qu’il eût été à Lisieux et en pension, avait cependant un penchant inné pour l’étude. Des circonstances qu’il serait trop long de détailler ici lui avaient fait reprendre ses auteurs classiques et lire un assez bon nombre de vers et de romans, pendant son séjour à la campagne. Il s’exerçait même à écrire et à rimer. Dans l’excès du bonheur que lui causa l’invitation au banquet offert à David, il résolut de faire des stances adressées au restaurateur de la peinture, projet qu’il exécuta en effet tant bien que mal. Lorsque le chef-d’œuvre fut achevé, il le communiqua à Ducis en qui il mettait toute confiance, pour savoir de lui s’il jugeait les vers dignes d’être lus à David vers la fin du repas. Quoique son oncle fût un habile poète, le nouveau camarade d’Étienne ne se montra pas difficile, et il fut arrêté non seulement par les commissaires du repas, mais par tous les élèves à qui on avait fait connaître le désir du nouvel initié, que les vers seraient lus. C’est à Vincennes que l’on dîna, et qu’au dessert, Étienne, d’une voix faible et tremblante, lut à David, près de qui on l’avait placé, cinq ou six mauvaises stances qui furent accueillies avec bienveillance par le maître, et applaudies à tout rompre par les quarante jeunes artistes qui s’étaient étourdi le cerveau avec la piquette de l’auberge de la Tourelle.

Ce petit évènement ne fut pas sans importance pour Étienne, car, de ce moment, il fut adopté par David comme son élève, et entra, ainsi qu’on le verra bientôt, dans son atelier, sur ce qu’on appelle vulgairement un bon pied. De plus, l’amitié contractée avec les élèves, les parties de jeux formées, et des conversations sur les arts compensèrent la froideur du séjour de l’atelier des Horaces, qui d’ailleurs changea tout à fait d’aspect par l’arrivée inattendue d’un nouveau personnage qui y fut introduit.

Un jour Charles Moreau, après avoir sifflé une heure durant l’air : Te bien aimer, ô ma chère Zélie, s’arrêta en clignant des yeux et en se reculant pour juger de l’effet de ce qu’il venait de peindre, puis dit à Étienne avec cet air calme qui ne le quittait jamais : « Étienne, vous ne travaillerez plus seul… ; d’ici à deux ou trois jours, quelqu’un viendra pour dessiner avec vous… » Tout en disant ces paroles lentement, Moreau s’était remis à son chevalet, et l’exécution de je ne sais quoi de plus difficile exigeant toute la sûreté de sa main, il demeura trois ou quatre minutes sans rien dire. Étienne, sans quitter sa place ni son carton, avait tourné son regard interrogatif vers son maître, qui, l’avisant tout à coup, lui dit toujours avec le même sang-froid et les mêmes interruptions : « C’est une dame… oui… c’est une dame… c’est Mme de Noailles. » À ce nom qu’Étienne connaissait bien, il remit le nez sur son ouvrage sans proférer un mot.

« Je n’ai pas besoin, Étienne, ajouta Moreau après une autre pause encore plus longue que les précédentes, de vous recommander d’avoir tous les égards et toutes les complaisances qu’elle mérite… Elle est plus avancée que vous dans l’art du dessin… ce sera un stimulant pour vous… ça ne vous fera pas de mal. » Après avoir dit ces paroles, Moreau se remit à chanter sa romance favorite, et il ne fut plus question de Mme de Noailles, jusqu’au jour où elle vint s’installer à l’atelier des Horaces. Quant au discret et taciturne Alexandre, que Moreau avait prévenu à part de la nouvelle élève que l’on attendait, il n’en souffla pas un mot à Étienne.

Pendant les deux jours qui suivirent cette scène, Étienne fut sur les épines, tant il était curieux de voir paraître sa future condisciple. Il avait souvent entendu parler de Mme de Noailles comme d’une personne qui se distinguait par un vif amour pour les arts, même par des dispositions très réelles à les cultiver ; et tout Paris savait d’ailleurs que ses appartements étaient décorés des tableaux de plusieurs jeunes peintres de l’école nouvelle. Mais quelles pouvaient être la figure et les allures d’une dame de la haute société, qui prenait le parti d’étudier sérieusement la peinture dans un atelier situé dans le Louvre, dont on a eu l’occasion de faire connaître les dispositions intérieures ? À ce motif de curiosité s’en joignait encore un autre. Étienne avait vu le père de Mme