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Extrait : "QUAERENS. Vous m'avez promis, ô Lumen ! de me faire le récit de cette heure étrange, étrange entre toutes, qui suivit votre dernier soupir, et de me raconter comment, par une loi naturelle, quoique si singulière, vous revîtes le passé dans le présent, et pénétrâtes un mystère qui est resté si obscurément caché jusqu'aujourd'hui."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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Seitenzahl: 380

Veröffentlichungsjahr: 2016

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RÉCITS DE L’INFINI

Lumen

ENTRETIEN ASTRONOMIQUE-D’OUTRE-TERRE

PREMIER RÉCITResurrectio præteriti
I

QUÆRENS. – Vous m’avez promis, ô Lumen ! de me faire le récit de cette heure étrange, étrange entre toutes, qui suivit votre dernier soupir, et de me raconter comment, par une loi naturelle, quoique si singulière, vous revîtes le passé dans le présent, et pénétrâtes un mystère qui était resté si obscurément caché jusqu’aujourd’hui.

LUMEN. – Oui, mon vieil ami, je vais tenir ma promesse, et grâce à la longue correspondance de nos âmes, j’espère que vous comprendrez ce phénomène « étrange », comme vous le qualifiez. Il est des contemplations dont l’œil mortel ne peut que difficilement soutenir la puissance. La mort qui m’a délivré des sens faibles et fatigables du corps ne vous a pas encore touché de sa main libératrice. Vous appartenez au monde des vivants. Malgré l’isolement de votre retraite, en ces royales tours du faubourg Saint-Jacques, où le profane ne vient point distraire vos méditations, vous faites néanmoins partie de l’existence terrestre et de ses préoccupations superficielles. Ne vous étonnez donc pas, si au moment de vous associer à la connaissance de mon mystère, je vous invite à vous isoler davantage encore des bruits extérieurs et à m’accorder toute l’intensité d’attention que votre esprit est capable de concentrer en lui-même.

QUÆRENS. – Je n’ai d’oreilles que pour vous entendre, ô Lumen ! et je n’ai d’esprit que pour m’appliquer à vous comprendre. Parlez donc sans crainte et sans détours, et daignez me faire connaître ces impressions inconnues pour moi qui succèdent à la cessation de la vie.

LUMEN. – À quel point désirez-vous que je commence mon récit ?

QUÆRENS. – Si vous vous souvenez à partir du moment où ma main tremblante vous ferma les yeux, je vous serais reconnaissant de prendre là votre origine.

LUMEN. – Oh ! la séparation du principe pensant et de l’organisme nerveux ne laisse dans l’âme aucune sorte de souvenir. C’est comme si les impressions du cerveau, qui constituent l’harmonie de la mémoire, s’effaçaient entièrement pour se renouveler bientôt sous un autre mode. La première sensation d’identité que l’on éprouve après la mort ressemble à celle que l’on ressent au réveil pendant la vie, lorsque, revenant peu à peu à la conscience du matin, on est encore traversé par les visions de la nuit. Sollicité par l’avenir et par le passé, l’esprit cherche à la fois à reprendre pleine possession de lui-même et à saisir les impressions fugitives du rêve évanoui, qui passent encore en lui, avec leur cortège de tableaux et d’évènements. Parfois, absorbé dans cette rétrospection d’un songe captivant, il sent sous la paupière qui se referme les chaînes de la vision se renouer, et le spectacle se continuer ; il retombe à la fois dans le rêve et dans une sorte de demi-sommeil. Ainsi se balance notre faculté pensante au sortir de cette vie, entre une réalité qu’elle ne comprend pas encore, et un rêve qui n’est pas complètement disparu. Les impressions les plus diverses se mélangent et se confondent, et si, sous le poids des sentiments périssables, l’on regrette la terre d’où l’on vient d’être exilé, on est alors accablé par un sentiment de tristesse indéfinissable qui pèse sur nos pensées, nous enveloppe de ténèbres, et retarde la clairvoyance.

QUÆRENS. – Est-ce que vous avez éprouvé ces sensations immédiatement après la mort ?

LUMEN. – Après la mort ? Mais la mort n’est pas. Le fait que vous désignez sous ce nom, la séparation du corps et de l’âme, ne s’effectue pas, à vrai dire, sous une forme matérielle, comparable aux séparations chimiques des éléments dissociés que l’on observe dans le monde physique. On ne s’aperçoit guère plus de cette séparation définitive, qui vous semble si cruelle, que l’enfant nouveau-né ne s’aperçoit de sa naissance. Nous sommes enfantés à la vie céleste comme nous le fûmes à la vie terrestre. Seulement, l’âme n’étant plus enveloppée des langes corporels qui la revêtent ici-bas acquiert plus promptement la notion de son état et de sa personnalité. Cette faculté de perception varie toutefois essentiellement d’une âme à l’autre. Il en est qui pendant la vie du corps ne s’élevèrent jamais vers le ciel et ne se sentirent jamais anxieuses de pénétrer les lois de la création. Celles-là, encore dominées par les appétits corporels, demeurent longtemps à l’état de trouble et d’inconscience. Il en est d’autres, heureusement, qui, dès cette vie, s’envolèrent sur leurs aspirations ailées vers les cimes du beau éternel ; celles-là voient arriver avec calme et sérénité l’instant de la séparation : elles savent que le progrès est la loi de l’existence et qu’elles entreront, au-delà, dans une vie supérieure à celle d’en deçà ; elles suivent pas à pas la léthargie qui monte à leur cœur, et lorsque le dernier battement, lent et insensible, s’arrête en son cours, elles sont déjà au-dessus de leur corps dont elles ont observé l’endormissement ; et, se délivrant des liens magnétiques, elles se sentent rapidement emporter par une force inconnue vers le point de la création où leurs aspirations, leurs sentiments, leurs espérances les attirent.

QUÆRENS. – L’entretien que j’inaugure en ce moment avec vous, mon cher maître, me remet en mémoire les dialogues de Platon sur l’immortalité de l’âme ; et comme Phèdre le demandait à son maître Socrate, le jour même où celui-ci devait prendre la ciguë pour obéir à l’inique sentence des Athéniens, je vous demanderai moi-même, ô vous qui avez passé le terme fatal, quelle différence essentielle distingue l’âme du corps, puisque celui-ci meurt, tandis que la première ne meurt pas.

LUMEN. – Je ne donnerai pas à cette question une réponse métaphysique comme celle de Socrate, ni une réponse dogmatique comme celle des théologiens, mais une réponse scientifique ; car, vous comme moi, nous n’attribuons de valeur qu’aux faits constatés par les méthodes positives. Or, il y a dans l’homme, comme dans l’univers lui-même, trois principes bien distincts : 1° le corps ; 2° la force vitale ; 3° l’âme.

Je les nomme dans cet ordre pour suivre la méthode a posteriori. Le corps est une association de molécules, formées elles-mêmes de groupements d’atomes. Les atomes sont inertes, passifs, immuables et indestructibles. Ils entrent dans l’organisme par la respiration et l’alimentation, renouvellent incessamment les tissus, sont remplacés par d’autres, et, chassés par la vie, s’en vont appartenir à d’autres corps. En quelques mois, le corps humain est entièrement renouvelé, et ni dans le sang, ni dans la chair, ni dans le cerveau, ni dans les os, il ne reste plus un atome de ceux qui constituaient le corps quelques mois auparavant. Par le grand médium de l’atmosphère surtout, les atomes voyagent sans cesse d’un corps à l’autre. La molécule de fer est la même, qu’elle soit incorporée au sang qui palpite sous la tempe d’un homme illustre ou qu’elle appartienne à un vil fragment de ferraille rouillée. La molécule d’oxygène est la même, soit qu’elle brille sous le regard amoureux de la fiancée, soit qu’en s’unissant à l’hydrogène elle jette sa flamme dans l’une des mille lumières des nuits parisiennes ou tombe en goutte d’eau du sein des nues. Les corps actuellement vivants sont formés de la cendre des morts, et si tous les morts ressuscitaient, il manquerait aux derniers venus bien des fragments ayant appartenu aux premiers. Et, pendant la vie elle-même, bien des échanges se font, entre ennemis comme entre amis, entre les hommes, les animaux, les plantes, qui étonneraient singulière-l’œil analysateur. Ce que vous respirez, mangez et buvez, a déjà été respiré, bu et mangé des milliers de fois. – Tel est le corps : un assemblage de molécules matérielles qui se renouvelle constamment.

La force vitale, la vie, est le principe auquel ces molécules doivent d’être groupées suivant une certaine forme, et de constituer un organisme. La force régit les atomes passifs, incapables de se conduire eux-mêmes, inertes ; elle les appelle, les fait venir, les prend, les place, les dispose suivant certaines règles, et forme ce corps si merveilleusement organisé, que l’anatomiste et le physiologiste contemplent. Les atomes sont indestructibles ; la force vitale ne l’est pas. Les atomes n’ont pas d’âge ; la force vitale naît, vieillit, meurt. Un octogénaire est plus âgé qu’un adolescent de vingt ans. Pourquoi ? Les atomes qui le constituent ne sont en lui que depuis quelques mois au plus, et d’ailleurs, ne sont ni vieux ni jeunes. Analysés, les éléments constitutifs de son corps n’ont pas d’âge. – Qui est vieilli en lui ? C’est sa force vitale, usée, finie. Comme la chaleur, l’électricité, la vie est une force engendrée par certaines causes. Elle se transmet par la génération. Elle entretient le corps instinctivement et sans avoir conscience d’elle-même. Elle a un commencement et une fin. Elle est le principe vital : force physique inconsciente, organisatrice et conservatrice du corps.

L’âme est un être intellectuel, pensant, immatériel. Le monde des idées, dans lequel elle vit, n’est pas le monde de la matière. Elle n’a pas d’âge, ne vieillit pas. Elle n’est pas changée en un mois ou deux, comme le corps ; car après des mois, des années, des dizaines d’années, nous sentons que nous avons gardé notre identité, que notre moi est resté. Autrement, si l’âme n’existait pas, et si la faculté de penser était une propriété du cerveau, nous ne pourrions plus continuer de dire que nous avons un corps : ce serait notre corps, notre cerveau qui nous aurait. D’ailleurs, de période en période, notre conscience changerait, nous n’aurions plus la certitude ni même le simple sentiment de notre identité, et nous ne serions plus responsables des résolutions sécrétées par les molécules qui passèrent par notre cerveau plusieurs mois auparavant. L’âme n’est pas la force vitale, car celle-ci est mesurable, se transmet par génération, n’a pas conscience d’elle-même, naît, grandit, décline et meurt…, états tout opposés à ceux de l’âme, immatérielle, sans mesure, non transmissible, consciente. Le développement de la force vitale peut être représenté géométriquement par un fuseau, qui va en se renflant insensiblement jusqu’au milieu, puis décroît et devient nul. Au milieu de la vie, l’âme ne se dégonfle pas (si je puis employer cette comparaison) pour s’amoindrir en fuseau et avoir une fin, mais continue d’ouvrir sa parabole, lancée dans l’infini. D’ailleurs le mode d’existence de l’âme est essentiellement différent de celui de la vie. C’est un mode spirituel. Le sentiment du juste ou de l’injuste, du vrai ou du faux, du bon ou du mauvais ; l’étude, les mathématiques, l’analyse, la synthèse, la contemplation, l’admiration, l’amour, l’affection ou la haine, l’estime ou le mépris, en un mot, les occupations de l’âme, qu’elles quelles soient, sont de l’ordre intellectuel et moral, que ni les atomes, ni les forces physiques ne peuvent connaître, et qui existe aussi réellement que l’ordre physique.

Ces trois éléments de la personne humaine, nous les retrouvons dans l’ensemble de l’univers : 1° les atomes, les mondes matériels, inertes, passifs ; 2° les forces physiques, actives, qui régissent les mondes : 3° Dieu, l’esprit éternel et infini, organisateur intellectuel des lois mathématiques auxquelles les forces obéissent… Dieu inconnu, en qui résident les principes suprêmes du vrai, du beau et du bien.

L’âme ne peut être attachée au corps que par la force vitale intermédiaire. Lorsque la vie s’est éteinte, l’âme se sépare naturellement de l’organisme et cesse d’avoir aucun rapport immédiat avec l’espace et le temps. Elle n’a aucune densité, aucun poids. Après la mort, l’âme reste dans le lieu du ciel où se trouve la Terre au moment de la séparation. Vous savez que la Terre est une planète du ciel, aussi bien que Vénus ou Jupiter. La Terre continue de courir le long de son orbite, en raison de 26 800 lieues à l’heure, de telle sorte qu’une heure après la mort, l’âme se trouve à cette distance de son corps, par le seul fait de son dégagement des lois de la matière et de son immobilité dans l’espace. Ainsi, nous sommes dans le ciel immédiatement après notre mort, comme du reste nous y avons été tout le temps de notre vie. Seulement nous n’avons plus de poids qui nous cloue à la planète. J’ajouterai, toutefois, qu’en général l’âme est quelque temps à se dégager entièrement de l’organisme nerveux, et que parfois elle reste plusieurs jours, plusieurs mois même, magnétiquement reliée à son ancien corps qu’elle n’aime pas abandonner.

QUÆRENS. – C’est la première fois que je conçois sous une forme sensible ce fait non surnaturel de la mort, et que je comprends l’existence individuelle de l’âme, son indépendance du corps et de la vie, sa personnalité, sa survivance et sa situation si simple dans le ciel. Cette théorie synthétique me prépare, je l’espère, à entendre et apprécier votre révélation.

Un évènement singulier vous frappa, m’avez-vous dit, à votre entrée dans la vie éternelle. Vers quel moment survint-il ?

LUMEN. – Voici, mon ami. Laissez-moi suivre ma narration. Minuit sonnait, vous le savez, au timbre sonore de mon vieux tableau, et la pleine lune, au milieu de sa course, versait sa pâle clarté sur mon lit mortuaire, quand ma fille, mon petit-fils et leurs compatriotes se retirèrent pour prendre quelque repos. Vous voulûtes rester à mon chevet, et promîtes à ma fille de ne pas me quitter jusqu’au matin. Je vous remercierais de votre dévouement si tendre et si passionné, si nous n’étions de vieux amis. Il y avait bien une demi-heure que nous étions seuls, car l’astre des nuits déclinait à droite, lorsque je vous pris la main et vous annonçai que la vie abandonnait déjà l’extrémité de mes membres. Vous m’assuriez du contraire ; mais j’observais avec calme mon état physiologique, et je savais que peu d’instants restaient encore à ma respiration. Vous vous dirigeâtes doucement vers l’appartement de mes enfants ; mais (je ne sais par quelle concentration d’efforts) je pus parvenir à vous crier d’arrêter. Vous revîntes, les larmes aux yeux, mon ami, et vous me dîtes : « C’est vrai, vos dernières volontés sont données ; et demain matin il sera temps encore de faire venir vos enfants. » Il y avait dans ces paroles une contradiction que je ressentis sans le faire paraître. Vous souvenez-vous qu’alors je vous priai d’ouvrir la fenêtre. Quelle belle nuit d’octobre, plus belle que celle des bardes d’Écosse chantée par Ossian ! Non loin de l’horizon et sous mes yeux, on distinguait les Pléiades, voilées par les brumes inférieures. Castor et Pollux planaient victorieusement dans le ciel, un peu plus loin. Et au-dessus, formant un triangle constellé avec les précédentes, on admirait dans la constellation du Cocher une belle étoile blanche, qui, dessinée au bord des cartes zodiacales, se nomme Capella ou la Chèvre.

Vous voyez que la mémoire ne me fait pas défaut. Lorsque vous eûtes ouvert la haute fenêtre, les parfums des roses endormies sous l’aile de la nuit montèrent jusqu’à moi et se mêlèrent aux rayons silencieux des étoiles. Vous exprimez quelle douceur versèrent en mon âme ces impressions, les dernières que la terre m’adressait, les dernières que goûtaient mes sens non encore atrophiés, serait au-dessus de mon langage. Dans mes heures de plus tendre ivresse et de plus suave bonheur, je n’ai pas ressenti cette joie immense, cette sérénité glorieuse, cette jouissance déjà céleste, que me donnèrent ces minutes d’extase entre le souffle parfumé des fleurs et le regard si tendre des étoiles lointaines…

Et lorsque vous revîntes vers moi, je m’étais retourné vers le monde extérieur, et les mains jointes devant ma poitrine, je laissais ma vue et ma pensée prier ensemble et s’envoler dans l’espace. Et comme mes oreilles allaient bientôt se fermer pour toujours, je me souviens des dernières paroles que mes lèvres prononcèrent « Adieu, mon vieil ami, je sens que la mort m’emporte… vers ces régions inconnues où nous nous retrouverons un jour. Quand l’aurore effacera ces étoiles, il n’y aura plus ici qu’une dépouille mortelle. Vous répéterez à ma fille, que la dernière expression de mon désir, c’est qu’elle élève ses enfants dans la contemplation des biens éternels. »

Et comme tu pleurais, et que tu demeurais à genoux devant mon lit, j’ajoutai : « Récite la belle prière de Jésus. » Et tu commenças à dire de ta voix tremblante le Notre Père…

« … Pardonnez-nous… nos… offenses… comme nous… pardonnons… à… ceux… qui… nous… ont… offensés… »

Telles sont les dernières pensées qui arrivèrent à mon âme par l’intermédiaire des sens. Ma vue se troubla en regardant l’étoile de Capella, et je ne sais rien de ce qui suivit immédiatement cet instant.

 

Les années, les jours et les heures sont constitués par les mouvements de la Terre. En dehors de ces mouvements, le temps terrestre n’existe plus dans l’espace : il est donc absolument impossible d’avoir notion de ce temps. Je pense néanmoins que c’est le jour même de ma mort qu’arriva l’évènement que je vais vous décrire. Car, comme vous vous en apercevrez tout à l’heure, mon corps n’était pas encore enseveli lorsque cette vision fut offerte à mon âme.

Né en 93, j’étais dans ma soixante-douzième année, et je ne fus pas médiocrement surpris de me sentir animé d’un feu et d’une agilité d’esprit non moins ardents qu’aux plus beaux jours de mon adolescence. Je n’avais pas de corps, et cependant je n’étais pas incorporel, car je sentais et je voyais qu’une substance me constituait ; toutefois, il n’y a aucune analogie entre cette substance et celles qui forment les corps terrestres. Je ne sais comment je traversai les espaces célestes, et par quelle force je me trouvai bientôt approchant d’un magnifique soleil blanc, dont la splendeur ne m’éblouissait pourtant pas, et entouré, comme il me le parut à distance, d’un grand nombre de mondes enveloppés chacun d’un ou plusieurs anneaux. Par cette même force inconsciente je me trouvai vers l’un de ces anneaux, spectateur d’indéfinissables phénomènes de lumière, car l’espace étoilé était comme traversé par des ponts d’arcs-en-ciel. Je ne voyais plus le blanc soleil, et j’habitais une sorte de nuit colorée de nuances multicolores.

La vue de mon âme était d’une puissance incomparablement supérieure à celle des yeux de l’organisme terrestre que je venais de quitter ; et, remarque surprenante, sa puissance me paraissait soumise à la volonté. Cette vue de l’âme est si merveilleuse que je ne m’arrêterai pas aujourd’hui à la décrire. Qu’il me suffise de vous faire pressentir qu’au lieu de voir simplement les étoiles dans le ciel, comme vous les voyez de la Terre, je distinguais clairement les mondes qui gravitent alentour ; et, remarque bizarre, lorsque je désirais ne plus voir l’étoile afin de n’en être pas gêné pour l’examen de ces mondes, elle disparaissait de ma vision et me laissait en d’excellentes conditions d’observer l’un de ces mondes. De plus, lorsque ma vue se concentrait sur un monde particulier, j’arrivais à distinguer les détails de sa surface, les continents et les mers, les nuages et les fleuves, et quoiqu’il ne me parût pas grossir visiblement à mes yeux comme lorsqu’on se sert du télescope, je parvenais, par une intensité particulière de concentration dans la vue de mon âme, à voir l’objet sur lequel elle se concentrait, comme par exemple une ville, une campagne. Et lorsque je continuais de regarder en me bornant à ce seul point, les particularités devenaient visibles, et je voyais les édifices, les rues et les maisons, les arbres, les jardins et les sentiers, aussi distinctement que si je m’étais trouvé en ballon, à une faible distance au-dessus de ces lieux. Enfin, par le même procédé et en vertu de la même faculté, en appliquant toujours mon attention au même objet, je reconnaissais même les habitants et je suivais les personnes dans les rues et dans leurs habitations. Il me suffisait pour cela de borner ma pensée au quartier, à la maison, ou à l’individu que je voulais observer.

QUÆRENS. – Mais, mon ami (excusez ma remarque peut-être naïve), est-ce qu’à cette grande distance les mondes ou les planètes qui circulent autour de chaque étoile ne se confondent pas dans cette étoile même ? Par exemple, est-ce qu’à la distance où vous vous trouviez alors, les planètes de notre système ne sont pas confondues dans notre étoile, dans notre soleil ? est-ce que vous auriez pu distinguer la Terre ?

LUMEN. – Vous avez saisi de prime abord la seule objection géométrique qui paraisse contrarier l’observation précédente. En effet, à une certaine distance, les planètes sont absorbées dans le rayonnement de leur soleil, et nos yeux terrestres auraient peine à les distinguer. Vous savez que, dès Saturne, on ne distingue déjà presque plus la Terre. Mais il importe de réfléchir que ces difficultés dépendent autant de l’imperfection de notre vue que de la loi géométrique de la décroissance des surfaces. Or, dans le monde à bord duquel je venais d’arriver, les êtres, non incarnés dans une enveloppe grossière comme ici-bas, mais libres et doués de facultés d’aperception élevées à un éminent degré de puissance, peuvent, comme je vous l’ai dit, isoler la source éclairante de l’objet éclairé, et, de plus, apercevoir distinctement des détails qui, à cet éloignement, seraient absolument dérobés aux yeux des organismes terrestres.

QUÆRENS. – Est-ce qu’ils se servent pour cela d’instruments supérieurs à nos télescopes ?

LUMEN. Si, pour être moins rebelle à l’admission de cette merveilleuse faculté, il vous est plus facile de les concevoir munis d’instruments, vous le pouvez par théorie. Il vous est loisible d’imaginer des lunettes qui, par une succession de lentilles et un arrangement de diaphragmes rapprochent successivement les mondes et isolent de la vue le foyer illuminateur pour laisser à l’observation le seul monde de son étude. Mais je dois vous avertir que ces sortes d’instruments ne sont pas extérieures à ces êtres et qu’ils appartiennent à l’organisation même de leur vue. Il est bien entendu que cette construction optique et cette puissance de vue sont naturelles en ces mondes, et non pas surnaturelles. Pensez un peu aux insectes qui jouissent de la propriété de raccourcir ou d’allonger leurs yeux comme les tubes d’une lunette, d’enfler ou d’aplatir leur cristallin pour en faire une loupe de différents degrés, ou encore de concentrer au même foyer une multitude d’yeux braqués comme autant de microscopes pour saisir l’infiniment petit, et vous pourrez plus légitimement admettre la faculté de ces êtres ultra-terrestres.

QUÆRENS. – Sans pouvoir me la figurer, puisqu’elle réside en dehors de mon expérience, je conçois cette possibilité. Ainsi vous pouviez voir la Terre, et distinguer même de là-haut les villes et les villages de notre bas-monde.

LUMEN. – Laissez-moi poursuivre. J’arrivai donc sur l’anneau mentionné plus haut, dont la largeur est assez vaste pour que deux cents terres comme la vôtre pussent y rouler de front ; et je me trouvai sur une montagne couronnée de palais végétaux. Du moins il me sembla que ces châteaux féeriques croissaient naturellement, ou n’étaient que le résultat d’un facile arrangement de branches et de hautes fleurs. C’était une ville assez populeuse. Sur le sommet de la montagne où j’abordai, je remarquai un groupe de vieillards au nombre de vingt-cinq ou trente, qui regardaient avec l’attention la plus obstinée et la plus inquiète une belle étoile de la constellation australe de l’Autel, sur les confins de la Voie lactée. Ils ne remarquèrent pas mon arrivée au milieu d’eux, tant leur multiple attention était exclusivement appliquée à l’examen de cette étoile, ou d’un monde de son système.

 

Quant à moi, je ne fus pas médiocrement étonné de les entendre parler de la Terre ; oui, de la Terre, en cette langue universelle de l’esprit que tous les êtres comprennent, depuis le séraphin jusqu’aux arbres des forêts. Et non seulement ils s’entretenaient de la Terre, mais encore de la France. « Pourquoi ces massacres réguliers ? se disaient-ils entre eux. Ont-ils donc organisé une loi de mort, ces êtres altérés de sang humain ; et que signifient ces échafauds dressés chaque matin, où viennent tour à tour tomber les têtes des hommes et des femmes, des enfants et des vieillards ? La guerre civile va-t-elle donc décimer ce peuple jusqu’au dernier de ses défenseurs, et laver de flots de sang les rues de cette capitale naguère si riante et si pompeusement parée. »

Je ne comprenais rien à ce langage, moi qui venais de la Terre avec une vitesse rapide comme la pensée, et qui, hier encore, avais respiré au sein d’une capitale tranquille et pacifique. Je me réunis à leur groupe et je fixai comme eux mes regards sur la belle étoile. Bientôt, en écoutant leur conversation et en cherchant avidement à distinguer les choses extraordinaires dont ils parlaient, je vis à gauche de l’étoile une sphère bleu-pâle : c’était la Terre. Vous n’ignorez pas, mon ami, que, malgré le paradoxe apparent, la Terre est véritablement un astre du ciel, comme je vous le rappelais il n’y a qu’un instant. De loin, de l’une des étoiles voisines de votre système, ce système apparaît à la vue spirituelle dont je parlais, comme une famille d’astres, composée de huit mondes principaux serrés autour du Soleil devenu étoile. Jupiter et Saturne frappent d’abord l’attention, à cause de leur grosseur ; puis, on ne tarde pas à remarquer Uranus et Neptune, ensuite, tout près du Soleil-étoile, Mars et la Terre. Vénus est très difficile à apercevoir, et Mercure reste invisible à cause de sa proximité par trop grande du Soleil. Tel est le système planétaire dans le ciel.

Mon attention s’attacha exclusivement à la petite sphère terrestre, à côté de laquelle je reconnus la Lune. Bientôt je remarquai les neiges blanches du pôle boréal, le triangle jaune de l’Afrique, les contours de l’océan, et comme mon attention était uniquement fixée sur notre planète, le Soleil-étoile s’éclipsa de ma vision. Puis, successivement, peu à peu, je parvins à distinguer dans la sphère, au milieu des régions azurées, une sorte de découpure bistre, et, en poursuivant mon investigation, à découvrir une ville au sein de cette découpure. Je n’eus pas de peine à reconnaître que la découpure continentale était la France et que la ville était Paris. Le premier signe auquel je reconnus la capitale fut le ruban argenté de la Seine, qui décrit coquettement tant de circonvolutions sinueuses à l’ouest de la grande ville. Je reconnus aussi l’île de la Cité. La nef et les tours Notre-Dame que je voyais par en haut formaient bien une croix latine à la pointe orientale de la Cité ; les boulevards étendaient leur ceinture au nord. Au sud, je reconnus le jardin du Luxembourg et l’Observatoire. La coupole du Panthéon coiffait d’un point gris la montagne Sainte-Geneviève. À l’ouest, la grande avenue des Champs-Élysées dessinait sa ligne droite ; on distinguait plus loin le bois de Boulogne, les environs de Saint-Cloud, les bois de Meudon, Sèvres, Ville-d’Avray et Montretout. Cette scène était éclairée par un splendide soleil ; mais, spectacle étonnant, les collines étaient couvertes de neige, comme au mois de janvier, tandis que j’avais quitté les paysages d’octobre entièrement verts. J’eus bientôt la certitude que c’était bien Paris que ma vue avait atteint ; mais comme je ne comprenais pas davantage les exclamations de mes voisins, je fis mes efforts pour chercher à mieux distinguer encore les détails.

Ma vue se reposa de préférence sur l’Observatoire ; c’était mon quartier favori, et depuis quarante ans je l’avais à peine quitté quelques mois. Or jugez quelle fut ma surprise, lorsque ma vue s’étant faite plus complètement au tableau, je m’aperçus qu’il n’y avait plus d’avenue entre le Luxembourg et l’Observatoire, et que cette magnifique allée de marronniers avait fait place à de petits jardins. Mes rancunes d’artiste contre les empiétements de l’édilité parisienne se réveillèrent, mais elles furent rapidement suspendues par des préoccupations plus fortes. Un couvent dormait au beau milieu du verger ! Le boulevard Saint-Michel n’existait pas non plus, ni la rue de Médicis ; c’était un amalgame de petites rues, et il me sembla reconnaître l’ancienne rue de l’Est, la place Saint-Michel, où jadis une antique fontaine donnait l’eau aux habitants du faubourg, et une série de ruelles que j’avais vues anciennement. L’Observatoire lui-même était dépouillé de ses coupoles ; les deux ailes latérales avaient également disparu. Peu à peu, en continuant mon investigation, je vis qu’au détail Paris avait infiniment changé. L’Arc de triomphe de l’Étoile n’existait pas, ni une seule des avenues brillantes qui y viennent aboutir. Le boulevard de Sébastopol n’existait pas davantage, ni la gare de l’Est, ni aucune des autres gares, ni aucune ligne de chemins de fer ! La tour Saint-Jacques était enfermée dans une cour de vieilles maisons, et la colonne de la Victoire s’était rapprochée d’elle. La colonne de la Bastille était pareillement absente, car j’aurais facilement reconnu le génie au reflet du soleil. La colonne Vendôme me parut remplacée par une statue équestre. La rue Castiglione était un vieux couvent vert. La rue de Rivoli avait disparu. Le Louvre n’était pas achevé ou démoli. Entre la cour de François Ier et les Tuileries, on voyait des masures entassées avec des loques pendant aux mansardes. Sur la place de la Concorde, il n’y avait pas le moindre obélisque, mais une foule remuante que je ne distinguai pas d’abord ; la Madeleine ni la rue Royale n’étaient visibles. Il y avait une petite île derrière l’île Saint-Louis. Les boulevards extérieurs n’étaient autres que l’ancien mur de ronde, et les fortifications avaient refermé leur ceinture. Enfin, tout en reconnaissant la capitale de France par les édifices qui lui restaient et quelques quartiers non transformés, je ne savais que penser d’une métamorphose si merveilleuse qui, du jour au lendemain, avait radicalement changé l’aspect de la vieille ville.

Il me vint d’abord à l’esprit qu’au lieu de mettre très peu de temps à venir de la Terre, j’avais sans doute été plusieurs années, et peut-être même plusieurs siècles, en route. Comme la notion du temps est essentiellement relative, et que la mesure de la durée n’a rien de réel ni d’absolu, une fois séparé du globe terrestre, j’avais perdu par là même toute mesure fixe, et je me disais que les années et les siècles même auraient pu passer devant moi sans que je m’en aperçusse, car l’intérêt si vif que j’avais pris à ce voyage ne m’avait pas fait trouver le temps long, – expression vulgaire qui dénote la relativité de cette sensation dans notre âme. N’ayant aucun moyen de m’assurer du fait, j’aurais sans doute fini par croire que plusieurs siècles me séparaient déjà de la vie terrestre et que j’avais sous les yeux le Paris du vingtième ou du vingt-unième siècle, si je n’avais approfondi davantage l’examen de mon tableau.

En effet, je m’identifiai successivement à l’aspect de la ville, et j’arrivai par gradation à retrouver des emplacements, des rues et des édifices que j’avais connus dans mon jeune âge. L’Hôtel de ville m’apparut tout pavoisé, et le château des Tuileries me présenta son dôme carré central. Un petit détail acheva ma reconnaissance, lorsqu’au milieu du jardin d’un ancien couvent de la rue Saint-Jacques, je remarquai un pavillon dont la vue me fit tressaillir. C’est là que j’avais rencontré, dès mon adolescence, la femme qui m’aima d’un si profond amour ; mon Eivlys si tendre et si dévouée, qui abandonna tout pour se livrer à ma destinée. Je revis la petite coupole de la terrasse, devant laquelle nous aimions à rêver le soir, et à étudier les constellations. Oh ! comme je saluai avec joie ces promenades où nous avions marché, accordant nos pas l’un sur l’autre, ces avenues sous lesquelles nous fuyions les regards indiscrets du monde jaloux. Je regardai ce pavillon que je reconnus tel qu’il était alors, et vous devinez que cette vue suffit à elle seule pour compléter mes indications et me convaincre, d’une conviction invincible et inébranlable, que loin d’avoir sous les yeux, comme il était si naturel de le penser, le Paris d’après ma mort, j’avais le Paris disparu ! le vieux Paris du commencement du siècle ou de la fin du siècle dernier.

Vous vous figurez facilement, néanmoins, que, malgré l’évidence, je ne pouvais en croire mes yeux. Il me paraissait plus naturel d’admettre que Paris avait tellement vieilli, avait subi de telles transformations depuis mon départ de la Terre (intervalle dont la durée m’était absolument inconnue), que j’avais sous les yeux la ville de l’avenir, si je puis exprimer par cette figure un fait qui aurait été présent pour moi. Je continuai donc attentivement mon observation pour constater si décidément c’était bien l’ancien Paris, en partie démoli aujourd’hui, que j’avais sous les yeux, ou si, par un phénomène non moins incroyable, c’était un autre Paris, une autre France, une autre terre.

II

QUÆRENS. – Quelle situation extraordinaire pour votre esprit analysateur, ô Lumen ! Par quel moyen vous fut-il possible d’arriver à reconnaître la réalité ?

LUMEN. – Les vieillards de la montagne avaient continué leurs conversations, pendant que les réflexions précédentes s’étaient succédé dans mon esprit. Tout à coup, j’entendis le plus ancien, esprit vénérable dont la tête nestorienne commandait à la fois l’admiration et le respect, s’écrier d’une voix tristement retentissante :

« À genoux ! mes frères, demandons l’indulgence au Dieu universel. Cette terre, cette nation, cette cité, s’est souillée d’un grand crime : la tête d’un roi innocent vient de tomber ! »

Ses compagnons parurent le comprendre, car ils s’agenouillèrent sur la montagne, et prosternèrent leurs blancs visages contre le sol.

Pour moi, qui n’étais pas encore parvenu à distinguer les hommes au milieu des rues et des places publiques, et qui n’avais pas suivi l’observation particulière de ces vieillards, je restai debout et poursuivis avec plus d’instance mon examen.

« Étranger, me dit le vieillard, blâmez-vous l’action unanime de vos frères, puisque vous n’unissez point votre prière à la leur ? »

– Sénateur, lui répondis-je, je ne puis blâmer ni approuver ce que je ne comprends pas. Arrivé sur cette montagne depuis peu, je ne connais pas la cause de votre religieuse imprécation.

Alors je m’approchai de l’ancien, et tandis que ses compagnons s’étaient relevés et s’entretenaient par groupes, je lui demandai de me faire le récit de ses observations.

Il m’apprit que, par l’intuition dont sont doués les esprits du degré de ceux qui habitent ce monde et par la faculté intime d’aperception qu’ils ont reçue en partage, ils possèdent une sorte de relation magnétique avec les étoiles avoisinantes. Ces étoiles sont au nombre de douze ou quinze : ce sont les plus rapprochées ; hors de cette région l’aperception devient confuse. Notre soleil est l’une de ces étoiles voisines. Ils connaissent donc vaguement, mais sensiblement, l’état des humanités qui habitent les planètes dépendantes de ce soleil, et leur degré relatif d’élévation intellectuelle ou morale.

De plus, lorsqu’une grande perturbation traverse l’une de ces humanités, soit dans l’ordre physique soit dans l’ordre moral, ils en subissent une sorte de commotion intime, comme on voit une corde vibrante faire entrer en vibration une autre corde située à distance.

Depuis un an (l’année de ce monde est égale à dix des nôtres), ils s’étaient sentis attirés par une émotion particulière vers la planète terrestre ; et les observateurs avaient suivi avec intérêt et inquiétude la marche de ce monde. Ils avaient assisté à la fin d’un règne, à l’aurore d’une liberté resplendissante, à la conquête des droits de l’homme, à l’affirmation des grands principes de la dignité humaine. Puis ils avaient vu ces lumières s’affaiblir, les passions mises en liberté se porter à leur excès déplorable, le ciel se couvrir de nuages et l’orage s’annoncer par des signes avant-coureurs. Je compris qu’il s’agissait de la grande révolution de 89, et de la chute de l’ancien monde politique devant le nouveau. Depuis quelque temps surtout ils avaient douloureusement suivi les œuvres de la Terreur et la tyrannie des buveurs de sang. Ils craignaient pour les jours de la terre et doutaient désormais du progrès de cette humanité émancipée. Quelques-uns cependant avaient émis l’espérance qu’un homme supérieur viendrait mettre un frein à l’anarchie, combattre un instant la liberté elle-même, dominer le monde par la force et laisser ensuite la liberté reprendre les rênes du char.

Je me gardai bien de faire connaître au sénateur que j’arrivais de la Terre moi-même, et que je l’avais habitée pendant soixante-douze ans. Je ne sais s’il en eût quelque intuition ; mais j’étais moi-même si étrangement surpris de cette vision, que mon esprit était tout entier à elle et ne songeait plus à ma personne. Ma vue s’était enfin assimilée au spectacle observé, et je distinguai au milieu de la place de la Concorde un échafaud entouré d’un formidable appareil de guerre. Une charrette menée par un homme rouge emportait les restes de Louis XVI ; de nobles têtes venaient d’être tranchées, et des tombereaux renfermant les corps palpitants se dirigeaient du côté du faubourg Saint-Honoré. Une populace ivre montrait le poing au ciel. Des cavaliers se suivaient lugubrement, le sabre au poing. On voyait vers les Champs-Élysées des fossés dans lesquels tombaient les piétons. Les arbres irréguliers étaient sans feuilles, et c’était plutôt un deuil qu’une mort. Des sans-culottes, grimpés jusqu’aux cimes, agitaient leurs bonnets, et dans les rues lointaines c’est à peine si de rares passants osaient affronter ces solitudes.

Je n’avais pas assisté à l’évènement de 93, puisque cette année était celle de ma naissance, et j’éprouvais un indicible intérêt à me trouver témoin de cette scène, dont les historiens m’avaient entretenu. Mais, quelque immense que fût cet intérêt, vous concevrez qu’il était dominé par un sentiment plus puissant encore : celui de me savoir à la fin de l’année 1864, et de voir présentement devant moi un fait accompli à la fin du siècle dernier.

QUÆRENS. – Il me semble, en effet, que ce sentiment d’impossibilité devait singulièrement tempérer votre contemplation. Car enfin, c’est là une vision que nous sentons radicalement illusoire, et dont nous ne pouvons admettre la réalité, même en la voyant.

LUMEN. – Oui mon ami, impossible. Or, comprenez-vous dans quel état je me trouvais, en voyant de mes propres yeux ce paradoxe réalisé ? Une expression populaire dit que parfois « on ne peut en croire ses yeux : » c’était bien là ma position. Impossible de nier ce que je voyais ; impossible de l’admettre.

QUÆRENS. – Mais n’était-ce pas une conception de votre esprit, une création de votre imagination, une réminiscence de votre souvenir ? Avez-vous acquis la certitude que c’était là une réalité, et non pas un reflet bizarre de la mémoire ?

LUMEN. – C’est la première réflexion qui me vint à l’esprit. Mais il m’était si évident que j’avais sous les yeux le Paris de 93 et l’évènement du 21 janvier, que je ne pus en douter longtemps. Et d’ailleurs cette explication était d’avance renversée par ce fait que les vieillards de la montagne m’avaient précédé dans cette observation, qu’ils voyaient, analysaient et se communiquaient l’action présente, sans connaître en aucune façon l’histoire de la Terre, ni savoir que je connaissais cette histoire. D’ailleurs nous avions sous les yeux un fait présent, et non pas un fait passé.

QUÆRENS. – Mais alors, si le passé peut se fondre ainsi dans le présent, si la réalité et la vision se marient de la sorte, si des personnages morts depuis longtemps peuvent encore être vus jouant sur la scène ; si les constructions nouvelles et les métamorphoses d’une ville comme Paris peuvent disparaître et laisser voir à leur place la cité d’autrefois ; si enfin le présent peut s’évanouir pour la résurrection du passé ; sur quelle certitude pouvons-nous désormais nous confier ? Que devient la science de l’observation ? que deviennent les déductions et les théories ? sur quoi sont fondées nos connaissances qui nous paraissent le plus solides ? et si ces choses sont vraies, ne devons-nous pas désormais douter de tout ou croire à tout ?

LUMEN. – Ces considérations et bien d’autres, mon ami, m’ont absorbé et tourmenté ; mais elles n’ont pas empêché d’être la réalité que j’observais. Lorsque j’eus acquis la certitude que nous avions, présente sous les yeux l’année 1793, je songeai de suite que la science elle-même, au lieu de combattre cette réalité (car deux vérités ne peuvent être opposées l’une à l’autre) devait m’en donner l’explication. J’interrogeai donc la physique, et j’attendis sa réponse.

QUÆRENS. – Comment ? Le fait serait réel ?

LUMEN. – Non seulement réel, mais compréhensible et démontrable. Vous allez en recevoir l’explication astronomique.

 

J’examinai d’abord la position de la Terre dans la constellation de l’Autel, dont je vous ai parlé. En m’orientant relativement à l’étoile polaire et au zodiaque, je remarquai que les constellations n’étaient pas très différentes de celles que l’on voit de la Terre, et qu’à part quelques étoiles particulières, leur position était sensiblement la même Orion régnait encore à l’ex-équateur terrestre ; la Grande Ourse, arrêtée dans sa course circulaire, rappelait encore le nord. En me reportant aux coordonnées des mouvements apparents, suspendus désormais, je déterminai alors que le point où je voyais le groupe du Soleil, de la Terre et des planètes, devait marquer la dix-septième heure d’ascension droite, c’est-à-dire le 256e degré, ou à peu près. (Je n’avais pas d’instrument pour prendre une exacte mesure.) J’observai en second lieu qu’elle se trouvait vers le 44e degré de distance du pôle sud. Ces recherches avaient pour but de me faire connaître l’étoile sur laquelle j’étais maintenant. Elles me firent arriver à cette conclusion que je devais être sur un astre situé vers le 76e degré d’ascension droite et vers le 46e degré de déclinaison boréale. Je savais d’un autre côté, par les paroles du vieillard, que l’astre où nous nous trouvions n’était pas très éloigné de notre soleil, puisque celui-ci comptait parmi les astres voisins. À l’aide de ces données, je pus facilement chercher dans mon souvenir quelle étoile s’accordait avec les positions déterminées. Une seule y répondait, c’était l’étoile de première grandeur alpha du Cocher, nommée aussi Capella ou la Chèvre. IL n’y avait pas la moindre incertitude sur ce point.

Ainsi j’étais alors certainement sur un monde dépendant du système de cette étoile. De là, en effet, le Soleil fait l’effet d’une simple étoile, qui, par suite du voyage, est allée se placer en perspective devant et dans la constellation de l’Autel, située juste à l’opposé de celle du Cocher pour un habitant de la Terre.

Dès lors je cherchai à me souvenir quelle était la parallaxe de cette étoile. Je me rappelai de suite qu’un astronome russe de mes amis l’avait calculée, et que son calcul ayant été confirmé, cette parallaxe était reconnue de 0”, 046. – J’avançais rapidement vers la solution du mystère, et mon cœur battait de joie.

Tout géomètre sait que la parallaxe indique mathématiquement la distance, en unités, de la grandeur employée. J’allais donc me souvenir exactement de la distance qui sépare cette étoile de la Terre, et même au besoin pouvoir la calculer : il suffisait pour cela de chercher quel nombre correspond à 0”, 046.

Exprimé en millions de lieues, ce nombre est de 170 392 000. Ainsi de l’astre sur lequel je me trouvais, pour aller à la Terre, il y a une distance de 170 trillions, 392 milliards de lieues.

Le principal était fait, et le problème était aux trois quarts résolu. Or, voici maintenant le point capital, celui sur lequel j’appelle votre attention spéciale, car en lui réside maintenant l’explication de la plus étrange des réalités.

Vous savez que la lumière ne franchit pas instantanément la distance d’un lieu à un autre, mais successivement. Vous n’êtes pas sans avoir remarqué qu’en jetant une pierre dans une pièce d’eau tranquille, une série d’ondulations se succèdent autour du point où la pierre est tombée. Ainsi se comporte le son dans l’air lorsqu’il passe d’un point à un autre. Ainsi se comporte la lumière dans l’espace : elle se transmet de proche en proche, par ondulations successives.

La lumière d’une étoile emploie donc un certain temps pour arriver à la Terre, et ce temps dépend naturellement de la distance qui sépare l’étoile de la Terre.

Le son parcourt 340 mètres par seconde. Un coup de canon est entendu au moment même où il part par les artilleurs qui sont voisins de la pièce, une seconde après par ceux qui sont éloignés à 340 mètres, 3 secondes après par ceux qui sont à 1 kilomètre ; il y a 12 secondes de retard pour ceux qui sont éloignés à une lieue, 2 minutes pour ceux qui sont à dix lieues, 3 minutes pour ceux qui, habitant à 25 lieues de distance, entendent encore ce tonnerre des hommes.

La lumière se transmet avec une vitesse beaucoup plus grande, mais non pas instantanée, comme le croyaient les anciens. Elle parcourt 77 000 lieues par seconde, et ferait 8 fois le tour du globe en une seconde, si elle pouvait tourner. Elle emploie 1 seconde 1/4 pour venir de la Lune à la Terre ; 8 minutes 13 secondes pour venir du Soleil ; 52 minutes pour venir de Jupiter ; 2 heures pour venir d’Uranus ; 3 heures pour venir de Neptune. Nous voyons donc les corps célestes, non précisément tels qu’ils sont au moment même où nous les observons, mais tels qu’ils étaient au moment où est parti le rayon lumineux qui nous en arrive. Si un volcan, par exemple, se mettait en ignition sur les mondes que je viens de nommer, nous ne le verrions jeter ses flammes qu’une seconde 1/4 après l’évènement, s’il s’agissait de la Lune, 52 minutes après si c’était sur Jupiter, 2 heures si c’était sur Uranus, et 3 heures si c’était sur Neptune.

Si nous nous transportons au-delà du système planétaire, les distances sont incomparablement plus vastes, et le retard de la lumière beaucoup plus grand. Ainsi le rayon lumineux, parti de l’étoile la plus rapprochée de nous, alpha du Centaure, emploie 3 ans et 8 mois à venir ; celui qui vient de Sirius emploie 22 ans pour traverser l’abîme qui nous sépare de ce soleil.