Machiavel - Jean Jième Valmont - E-Book

Machiavel E-Book

Jean Jième Valmont

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Beschreibung

Machiavel

40 ans de musique

Au milieu des années 1970, alors que le rock belge semble au creux de la vague et que de nombreux groupes abandonnent, un seul continue à croire en son étoile : Machiavel. À rebours de la new wave et du punk qui font alors campagne pour reléguer au placard les « vieux » briscards du rock, Machiavel s'inspire des univers musicaux de Genesis, Yes ou encore Pink Floyd.

 L'alchimie du succès de Machiavel repose sur l'amitié, le talent et l'ambition. Grâce à des tubes comme « Fly », « Rope Dancer » ou encore « Feel the Sun », mais aussi grâce à la fidélité de son public, Machiavel a su traverser le temps pour finir par s'imposer sur la scène musicale belge.

En 2016, le groupe fêtera ses 40 ans de carrière et ses 12 albums : un véritable exploit ! Ce livre évoque dans le détail les diverses étapes par lesquelles sont passés les musiciens qui, partis de rien, sont parvenus à assurer leur longévité. Une saga qui, aujourd'hui, fait déjà figure de légende, mais n'est pas prête de se terminer.

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Couverture

Page de titre

1.

MOBY DICK

MARCY SAYE, UNE EN FANCE SOLITAIRE

Le 3 janvier 1954, Serge Ysaye, docteur en médecine et petit-fils du chef d’orchestre Eugène Ysaye, et son épouse Sylviane Ramboux, comédienne, ont leur premier enfant qu’ils baptisent du nom de Marc-Antoine. C’est donc un Capricorne. Ne dit-on pas que les natifs de l’hiver sont patients, persévérants, et ont la faculté d’envisager l’avenir à long terme ? Il y a des exemples célèbres comme David Bowie, Rod Stewart, Elvis Presley ou encore Janis Joplin.

Marc-Antoine Ysaye grandit à Bruxelles, dans le cadre cossu d’une maison bourgeoise dont les larges fenêtres donnent sur la place de Ninove. Dès l’âge de six ans, le bambin s’intéresse aux sons produits par les cuillères en bois ou les cintres chapardés dans l’armoire de sa mère, qu’il frappe en rythme sur les portes, les meubles, les casseroles. Marc-Antoine tambourine.

Ce n’est certes pas pour ces faits que Serge Ysaye prend le parti de se séparer de sa femme ; le malaise entre eux couvait déjà depuis longtemps. Le gamin se trouve tiraillé entre un père peu chaleureux, davantage préoccupé par sa patientèle, et une maman plutôt désemparée, qui trompe son ennui en écoutant Brassens. Le docteur continue à assurer ses consultations au rez-de-chaussée, tandis que Marc, sa petite sœur Corinne et sa mère sont relégués aux étages de la maison familiale.

Hiver 1965, Marc reçoit un électrophone Philips pour ses onze ans. Il n’a que quelques microsillons. Antoine, son grand-père1, reçoit régulièrement des colis de disques classiques en provenance des États-Unis, parmi lesquels sont glissés des 45 tours de jazz. Pour le mélomane, pas question d’écouter cette musique de zoulou. Il fait cadeau à son petit-fils des derniers succès rock jazzifiés. Marc affine ses goûts musicaux, même s’il ne connaît pas encore la nuance entre les deux styles : le jazz et le rock. Une chanson lui donne la chair de poule : « Cast Your Fate to the Wind ». Il la passe en boucle. Ce sera son premier grand coup de cœur.

Tandis qu’il poursuit ses primaires à l’athénée Léon Lepage, rue des Riches Claires à Bruxelles, il passe ses soirées à la maison, l’oreille collée à la radio. De 17 à 19 heures, le jeune garçon se branche sur l’émission française Salut les copains qui, du lundi au vendredi, passe les tubes anglais et américains : « A Hard Day’s Night » des Beatles, « Satisfaction » des Rolling Stones, « My Generation » des Who, « Baby, Please Don’t Go » des Them. Marc entend pour la première fois les Small Faces, The Hollies, The Kinks, The Moody Blues. Il est électrisé. Seul bémol, cette station ne diffuse qu’un disque anglais pour dix tubes yé-yé, qui ne sont que des traductions en français des meilleures chansons anglaises ou américaines. Emporté par les rythmes puissants, séduit par les paroles chantées en anglais qui collent parfaitement au tempo, Marc, comme des milliers de jeunes, devient fan du rock anglo-saxon.

Après plusieurs années de séparation, Serge Ysaye réintègre le domicile conjugal. Marc est recalé aux examens de sixième latine. Déçus par cet échec, ses parents décident de l’inscrire au petit séminaire de Saint-Roch à Ferrières2. Sans doute espèrent-ils que leur fils se ressaisira et entreprendra à terme des études universitaires.

UNE VOIX DANS LA NUIT

En septembre 1966, dès son entrée dans l’austère bâtisse aux dortoirs communs de Ferrières, Marc réalise que l’établissement relève davantage du bagne que d’un collège pour jeunes gens de bonne famille. Il doit désormais apprendre à jongler avec l’arbitraire, l’injustice et le mensonge. Sans oublier les humiliations répétées et les attitudes équivoques de certains enseignants.

Très vite les choses tournent à l’aigre. Les Jésuites entendent transmettre leur vision du bien et du mal à leurs jeunes ouailles. Les notions de péché et de culpabilité sont martelées dans un climat de solennité. On lui confisque sa guitare qui, aux dires des curés, ressemble trop au corps d’une femme. Marc sent monter un sentiment de colère et de dégoût à l’égard de ces hommes en soutane.

Dans cet univers sans joie, son seul véritable ami reste le transistor qu’il a caché dans sa valise et qu’il branche le soir, sous sa couette, à l’extinction des lumières. L’écouteur vissé dans l’oreille, il suit Campus, l’émission de nuit animée par Michel Lancelot3, qui diffuse sur les ondes la voix magnétique de Jim Morrison, le chanteur de The Doors, les solos de guitare de Jimi Hendrix et les protest songs de Bob Dylan. Le franc-parler du journaliste et ses commentaires lucides sur le gouvernement de Gaulle, l’intervention des États-Unis au Vietnam, le mouvement hippie ou la contre-culture américaine lui confèrent une immense popularité auprès des jeunes.

Marc n’oubliera jamais cette voix qui, dans la nuit, lui tenait compagnie comme un confident, le guidait dans ses choix musicaux et lui apprenait à mieux saisir la marche du monde. Lors de ces rendez-vous nocturnes avec l’animateur impertinent, il se voit devenir, comme lui, programmateur d’une émission de rock sur les ondes radio du futur.

1968

En phase avec une époque de découverte et de contestation, les groupes de rock sont subversifs, au grand dam des institutions, notamment religieuses, qui éprouvent de plus en plus de difficultés à endiguer le mouvement de révolte qui gronde parmi les jeunes. Et puis, il y a la mini-jupe, les cheveux longs, les tenues vestimentaires colorées. Tout cela ne peut qu’engendrer le chaos, pensent les adultes décontenancés au milieu des jeunes qui sortent de leur silence.

Marc, qui vient d’avoir quatorze ans, se dit qu’il est grand temps d’envoyer promener les curés de Saint-Roch. Cela fait des mois qu’il rumine son coup. Il en a bien parlé à sa mère qui, elle, le comprend, mais qui lui a demandé de faire preuve de patience jusqu’aux examens de fin d’année. En avril, lors d’une énième confrontation avec le préfet des études, la coupe déborde. Marc prend sa décision : il va se faire renvoyer, quitte à rater son année. Il profite du week-end chez ses parents pour acheter le dernier exemplaire de Lui et y découper quelques photos. Le lundi matin, il les emporte au collège ; à 10 heures, dans la cour de récréation, il les fait circuler. À midi, après une rapide enquête, il est exclu du petit séminaire, comme il l’espérait.

C’est l’euphorie. Marc retrouve ainsi sa liberté, le droit d’écouter de la musique sans devoir se cacher, de revoir ses copains, et puis aussi de se laisser pousser les cheveux jusqu’aux épaules. En échange, sa mère le somme de réussir ses examens. Le pari sera tenu.

DE VRAIES BAGUETTES

À l’athénée de Laeken, où il poursuit sa scolarité, le jeune Marc Ysaye se lie d’amitié avec Benny Verhuygt, guitariste dans un orchestre de bal : le Berry Clan. Marc a à peine quatorze ans et, pour se rendre intéressant, il fait croire à Benny qu’il joue, lui-même, de la batterie.

En janvier 1970, le copain Benny lui propose de remplacer son batteur défaillant pour le week-end suivant. Sans hésiter, Marc accepte alors qu’il ne possède pas de batterie et qu’il n’a jamais tenu de véritables baguettes.

Dans son livre Les Classiques de Marc Ysaye. 21 ans de passion, Marc rapporte cet événement : « Plutôt que de lui dire la vérité – en fait je n’ai jamais touché à une batterie de ma vie –, je m’entends encore lui répondre sans hésiter : “Mais oui, bien entendu, je serai là ! ” Ce oui conditionnera le reste de ma vie. À partir de là, j’angoisse, je suis terrorisé, coincé. Comment vais-je pouvoir me tirer de ce mauvais pas ? Quelle mouche m’a piqué ? Il aurait suffi de prétexter que je passais le week-end à la côte… Le soir même, j’explique à Maman mon coup de bluff insensé, acte d’une inconscience totale mais tellement propre à l’adolescence. Je lui dis : “Il faut absolument que nous allions acheter une batterie, maintenant.” Au lieu de m’envoyer paître, elle accepte sans sourciller : je n’en reviens pas ! Elle a certainement saisi mon désarroi ; et puis, Maman a été une comédienne à succès dans les années 1940 et 1950, elle a dû garder une sensibilité artistique et le grain de folie nécessaire pour satisfaire à ma demande. Histoire de m’aider à ne pas perdre la face, elle m’emmène illico acheter une batterie. Il faut la commander, malheureusement. Le vendeur nous assure qu’elle sera livrée le samedi matin. À quelques heures à peine du concert prévu. Au secours ! (…) Je passe le reste de la semaine à dormir très mal. Je compte sur mon sens de l’observation, sur le fait d’avoir vu des batteurs à l’œuvre au cinéma et à la télé. Pas très rassurant quand même… Le samedi fatidique, la Fiat 850 rouge de Maman transporte mes “drums” au café, où Benny me présente tout l’orchestre. Devant eux, je tente de donner le change en montant ma batterie toute neuve. Les copains de Benny me tiennent à l’œil. Dans le kit, je découvre des balais ; je me tourne vers le groupe et leur demande à quoi ils servent… Les copains musiciens s’inquiètent devant ce “remplaçant” un rien inculte… Arrive le moment navrant où il va bien falloir répéter un morceau. Je suis sauvé par le patron du café qui nous arrête sur-le-champ faute d’autorisation de la police : interdiction en effet de faire du bruit avant 20 heures. Les sueurs froides se succèdent à une cadence infernale… Il me reste quatre heures pour apprendre à jouer ! Help ! (…) 20 heures, le concert démarre. C’est une catastrophe ! Je tiens à peine un tempo, je me liquéfie, c’est affreux. Si les musiciens avaient eu des mitraillettes à la place des yeux, je ne serais plus là pour en parler. C’est la honte ! Le seul qui me regarde avec compassion et tendresse, c’est Benny, mon pote. C’est bien connu : au départ, on fait du rock pour emballer les filles. Ce soir-là, elles sont hilares ! Elles ont raison, je suis tellement nul que je ne vais pas en attirer beaucoup… Après avoir accusé le coup, je décide de ne pas revendre cette batterie ni de me cacher au Botswana. Au contraire, je suis tellement meurtri par cette expérience que je choisis d’apprendre réellement à jouer sous le regard attendri de Marie-Jeanne, ma première copine4. »

Cette expérience d’adolescent illustre bien certains traits marquants du caractère de Marc Ysaye : ambition et audace avec un zeste d’inconscience. « J’ose tout, je ne refuse rien. Je ne sais pas dire non. C’est mon point fort ou ma pire faiblesse. »

BERRY CLAN AND HIS ORCHESTRA (FIN 1970-1971)

Benny ne tient pas rigueur à Marc de l’avoir bluffé ; au contraire, il l’initie aux rudiments des cymbales, toms et grosse caisse, et lui conseille de parfaire sa technique. Marc entre à l’académie de musique d’Anderlecht. Au bout de l’année, il a acquis suffisamment d’assurance pour que Benny l’estime capable d’intégrer le Berry Clan and his Orchestra.

Le batteur en herbe démarre ainsi son apprentissage dans des bistrots, des restos et à l’occasion de bals où, pour une nuit de prestation, le cachet par musicien ne dépasse pas une somme dérisoire comprise entre 500 et 750 francs5.

Un orchestre de bal se doit d’exécuter un répertoire illimité de tous les styles : valse, tango, paso doble, rock, jerk et twist. Le Berry Clan se trouve sous la coupe d’un chanteur quadragénaire, affublé d’une perruque, déguisé en Elvis Presley, qui chante comme son idole avec des trémolos dans la voix. À l’aube des seventies, alors que la pop music anglaise a conquis le monde, cette influence musicale appartient déjà au passé. Marc se sent en décalage avec le Berry Clan. Il tente bien de jouer du blues avec Benny dans des petits clubs amateurs sous le nom du BMJ Blues Band6, mais après quelques shows, l’expérience tourne court.

ALBERT LETECHEUR : LE VIRTUOSE

Comme c’est souvent le cas dans la vie, une rencontre fortuite va transformer radicalement le destin de Marc. Ainsi débarque Albert Letecheur pour remplacer un des guitaristes du Berry Clan. Premier prix du conservatoire, Albert est aussi brillant au piano qu’à la guitare et à l’accordéon. Et en plus d’être un interprète, c’est aussi un compositeur.

Albert est né le 2 avril 1952. Son père, alcoolique profond, a longtemps fait régner la terreur au sein de la famille. Après le divorce de ses parents, comme ni son père ni sa mère n’ont l’intention de subvenir aux besoins de leurs deux enfants, Albert trouve refuge avec sa sœur chez ses grands-parents et entame aussitôt des démarches en vue d’obtenir son émancipation. Marc et Albert deviennent complices, ils décident de dire adieu à « Elvis » et aux autres musiciens du Berry Clan qu’ils quittent en bons termes.

DEEP PURPLE : LA CLAQUE

À dix-neuf ans, Marc, dont les cheveux flottent au vent, a maintenant le look d’un « vrai » musicien de rock. Comment dépasser le stade amateur et accéder au rang des pros ? Le 20 mars 1973, Marc et Albert assistent au concert de Deep Purple à Forest National.

Deep Purple est alors un géant aux pieds d’argile. Après le succès colossal des deux derniers albums, Deep Purple in Rock et Machine Head, le groupe a commis l’erreur de se produire en tournée une année entière, sans s’arrêter un seul instant. Tout le monde est à cran, épuisé. Les relations entre Blackmore et Gillan sont exécrables, ils ne s’adressent même plus la parole7. C’est un groupe affaibli, sur le point de splitter, qui débarque à Forest National. Pourtant, il parvient à donner le change au public.

Pour Marc Ysaye, qui assiste pour la première fois de sa vie à un grand concert de rock, c’est un événement mémorable : « J’étais hypnotisé par l’atmosphère électrique qui régnait dans l’immense salle de Forest, où plus de six mille spectateurs surexcités clamaient leur enthousiasme. »

Dans l’euphorie, Albert et Marc se font le serment d’être un jour, eux aussi, les vedettes de Forest National. Prémonition ? Cette promesse se réalisera sept ans plus tard, le 9 décembre 1979. Mais en attendant, Albert doit partir effectuer son service militaire. Le voilà embarqué pour douze mois en Allemagne.

ROLAND DE GREEF ET MOBY DICK

Roland De Greef qui, depuis trois ans, suit des cours de violon et de guitare à l’académie de musique d’Anderlecht, décide en 1972 de monter un petit groupe avec des copains de l’athénée royal d’Anderlecht. Parmi eux : Hervé Loos à la basse, Eddy Vicomte à la guitare, René à la batterie et Juju aux claviers. Roland cumule le chant et la guitare. Le groupe porte le nom de Moby Dick, un cétacé devenu célèbre grâce à la plume d’Herman Melville, épopée livresque que Roland a adorée. C’est aussi le titre d’un morceau de musique instrumentale qui figure en bonne place sur le deuxième album de Led Zeppelin qu’il écoute en boucle.

Le répertoire du groupe est constitué de reprises de Creedence Clearwater Revival, Slade, Bob Dylan, Cat Stevens, Leonard Cohen ainsi que des précurseurs du rock des années 1960 et 1970 que Roland interprète avec conviction.

En quête d’un nouveau batteur, Roland placarde des petites annonces dans les lieux fréquentés par les musiciens et, notamment, chez Euromusic, un magasin d’instruments de musique situé rue du Midi : « Groupe rock cherche batteur motivé et sérieux, pour concerts et travail de compositions originales. » Marc se présente. À l’issue d’une seule répétition, il est engagé. Il faut dire qu’à l’époque les batteurs sont une denrée rare et ne restent jamais longtemps en carafe.

Marc fait donc la connaissance des musiciens de Moby Dick ainsi que de leur local de fortune. En fait de local, il s’agit de la chaufferie d’un atelier protégé à Anderlecht dont les émanations de monoxyde de carbone obligent les musiciens à sortir prendre l’air toutes les demi-heures.

Roland invite Marc à le rejoindre à l’académie, au cours de solfège. Ils prennent ainsi le pli de se voir régulièrement et écoutent en boucle les albums de Led Zep, Yes et Genesis. Musicalement, ils sont sur la même longueur d’ondes.

Le premier grand changement au sein de Moby Dick survient avec la décision d’abandonner les standards au profit de compositions personnelles. Juju, le claviériste, est remplacé par Philippe Kahan et Eddy Vicomte par Chris.

Pour Marc, la seule ombre au tableau, c’est son désintérêt pour les études. Dans quelques mois, et pour autant qu’il consente à ouvrir ses livres, il aura terminé sa rhéto. Après, il sait que son père l’obligera à s’inscrire dans une faculté. Oui, mais dans quelle branche ? En réalité, il a déjà pris sa décision : il ne poursuivra pas ses études au-delà du secondaire. Se voulant optimiste, Marc espère que son père finira par comprendre qu’il n’a pas le profil d’un bachelier. Reste à démontrer qu’il dispose d’autres atouts, comme celui de faire carrière dans la musique. À ce propos, pourquoi ne suivrait-il pas l’exemple de Roland ?

Roland fait partie d’une famille bourgeoise classique, à la conduite plutôt stricte. Son père, artisan-tailleur, travaille également pour le compte du grand magasin L’Innovation dont il gravit petit à petit les échelons jusqu’à en devenir l’un des directeurs. Roland présente le profil du fils modèle, il ne rechigne jamais devant un devoir, il se plie aisément aux horaires et range sa chambre comme il faut. En échange, ses parents lui accordent leur confiance et lui laissent toute liberté pour s’engager dans la voie de son choix.

Marc se fait donc plus conciliant à la maison et joue la carte de l’étudiant sérieux, préoccupé par son avenir. Mais sa maman n’est pas dupe. Elle a compris que son fiston n’avait pas la bosse des études. Son fils est un artiste, comme elle le fut, en son temps. Avec le soutien d’une telle alliée, Marc espère que son père renoncera, tôt ou tard, à ses projets.

Moby Dick s’essouffle. Marc et Roland en arrivent à la même conclusion : il faut reconsidérer l’orientation musicale du groupe. Oui, mais dans quel sens ? Comme ils sont tous les deux fans de Peter Gabriel et de Genesis, ils lorgnent du côté de Philippe qui n’a pas les compétences suffisantes pour rivaliser avec Tony Banks. Il va falloir lui trouver un remplaçant. « Ah, si Albert était là… »

De nouvelles petites annonces sont distribuées un peu partout. Mais malgré le tam-tam habituel, les oiseaux rares ne se bousculent pas au portillon. Il faut dire qu’en 1973 la plupart des musiciens belges de rock ont revendu leur matériel ou se cherchent un nouveau souffle.

LE ROCK BELGE DANS LA PANADE

La déglingue du rock belge de l’époque ne date pas d’hier ; elle a commencé dès 1971, lorsque Sylvain Vanholme et Raymond Vincent, les fondateurs du Wallace Collection, jettent l’éponge après avoir pourtant connu un succès mondial. Jenghiz Khan s’effondre dès 1972, après la sortie de l’album Well Cut qui ne se vend pas. Découragé, le groupe se sépare. Idem pour le trio instrumental liégeois, Recreation, qui, malgré deux albums brillants à son actif, ne perce pas non plus8. Un an plus tard, en 1974, les Pebbles connaîtront la même déconvenue avec Close Up. Ont déjà disparu avant eux Sweet Feeling, Carriage Company, Burning Plague, Doctor Down Trip, Captain Bismarck, Waterloo, Lagger Blues Machine et Salix Alba. Seul Kleptomania, gros chouchou du public belge, rebaptisé sous le nom de Klepto, tient encore la route. Plus pour très longtemps.

Les causes de ce marasme artistique sont de plusieurs natures : manque de moyens, investissements maladroits dans l’acquisition de matériel, ego surdimensionnés, difficultés à se remettre en question, agents de spectacles incompétents. Piero Kenroll, à l’époque journaliste pop rock au magazine Télémoustique9et ex-mentor de Jenghiz Khan, dépeint cette situation : « Il ne faudrait pas oublier la vague du glam rock qui a déferlé partout, dès le début des seventies. Nos groupes nationaux n’ont pas été tenté de suivre l’exemple de Slade, T. Rex, Sweet, Gary Glitter, Roxy Music, David Bowie, Alice Cooper, Iggy Pop ou les Stooges, c’est-à-dire de revoir leur look. Ils ont craint de se compromettre dans une approche trop glamour du rock. Je pense sincèrement que toutes ces fioritures, paillettes, maquillages, style kitch sur scène les ont anéantit. Ce fut le cas de Jenghiz Khan… et de l’ensemble des groupes belges qui ne s’en sont jamais remis. Ils n’ont pas réalisé que le public n’allait plus se satisfaire uniquement de musiciens aux qualités exceptionnelles. Mais, qu’il fallait désormais compter avec l’apparence physique, le look et un certain côté glamour. Seul Kleptomania a pu résister un peu plus longtemps que les autres10. Il faut bien admettre également que les musiciens belges des seventies se prenaient souvent terriblement au sérieux. Ils étaient plus obsédés par leur technique, leur talent éventuel que par leur public. Or c’est le public qui fait l’artiste aussi ! La plupart des groupes de cette époque auraient apprécié de pouvoir se produire devant un gigantesque miroir qui aurait renvoyé leur reflet. Mais essayer de plaire au public, ça c’était autre chose. Bref, 1972 va marquer le glas de toute cette vague belge du rock11. »

Alors, en attendant le retour d’Allemagne d’Albert Letecheur, Moby Dick continue à se produire dans des arrière-salles de bistrots, des fêtes de quartier ou des bals populaires.

JACK SAY

Parmi les membres de sa famille, Marc compte un arrière-grand-père chef d’orchestre et un oncle musicien, compositeur et chef d’orchestre également. Son nom : Jacques Ysaye, qui préfère exister sous le pseudonyme de Jack Say.

Dès le début des années 1950, il dirige déjà de grands orchestres, effectue des arrangements musicaux à l’Ancienne Belgique pour le compte de la RTB, et patronne l’émission Grand prix des variétés diffusée le dimanche matin sur Radio Luxembourg (Paris). En tant que compositeur, il participe aussi aux concours Eurovision de la chanson de Lugano en 1956 et de Londres en 196012.

En 1967, il dirige l’orchestre des variétés de la RTB dans les émissions à succès que sont La caméra d’argent, La chanson du siècle ou encore Chantons français. La même année, il signe l’orchestration de quatre titres de Marc Aryan, dont le fameux « Numéro 1 au hit parade » qui, comme son titre le prédestinait, devient un tube. En 1968, c’est l’aventure du studio DES.

DE L’ONYX AU STUDIO DES

La faune des musiciens bruxellois fréquente l’Onyx Club, un cercle privé situé aux numéros 14 et 15 de la rue aux Fleurs. Il est tenu par Pol Clark, un musicien qui est aussi éditeur d’un guide rassemblant les coordonnées de tous les professionnels du milieu musical en Belgique. Jack Say y est une tête connue. Au cours de ses visites au club, il entend régulièrement ses confrères se plaindre qu’il n’y a pas de lieu à Bruxelles où répéter et enregistrer une maquette audio. Depuis des années, Pol loue ses locaux et instruments aux musiciens, ce qui est déjà bien pratique, mais il n’a jamais investi dans un studio13.

Ainsi, en 1968, lorsque Pol accepte de louer un local à Jack et de lui revendre une table de mixage (mono), deux enregistreurs Revox et quatre micros Neumann, Jack inaugure le premier studio d’enregistrement semi-professionnel de Belgique, épaulé par Dany Bernard, bassiste et brillant technicien. Au bout de quelques mois, Jack réalise que l’équipement dont il dispose est insuffisant pour développer une activité qui monte en flèche. Pol Clark, lui, a envie de se retirer des affaires et de prendre sa retraite. Il fait une offre intéressante de rachat de ses locaux, du bar ainsi que d’un appartement au second étage à Jack. En 1969, ce dernier devient le nouveau propriétaire de l’Onyx Club, qu’il rebaptise en DES (studio de diffusion électronique sonore).

Il acquiert une console de mixage S.A.I.T., des micros Sennheiser avec casques, et deux nouveaux magnétophones stéréo à deux pistes de marque Studer14. Les grandes firmes discographiques belges de l’époque, comme Philips, Decca, Palette et Hebra, deviennent ses clients.

Le bistrot et surtout la petite salle de restaurant du DES, où Claudine, l’épouse de l’un des musiciens de l’orchestre de Jack Say, mitonne une merveilleuse tambouille, attirent de plus en plus de clients. Les musiciens, les artistes de cabaret et les acteurs du théâtre des Galeries s’y donnent rendez-vous jusqu’aux petites heures. Avec le temps, la clientèle devient de plus en plus hétéroclite. On y croise des producteurs indépendants, comme Marcel De Keukeleire ou Jean Van Loo, et des dirigeants de chez Vogue, EMI et Polydor, mais également les strip-teaseuses du bar d’à côté qui y enregistrent les bandes-annonces de leurs spectacles.

MARC, JACK SAY ET MOBYDICK

Fin 1973, Marc invite son oncle Jack à assister à une répétition de Moby Dick.

Jack : « Un jour, mon neveu, Marc, m’a demandé de venir les écouter. J’ai trouvé que ce qu’ils faisaient n’était pas mal du tout. Je leur ai alors proposé de venir enregistrer gratuitement dans mon studio tous les samedis. C’était pour moi une sorte de cadeau de remerciement que j’offrais à mon frère, docteur en médecine, qui me soignait gratuitement ainsi que les autres membres de ma famille. C’est moi qui me suis occupé de la technique. »

Marc : « La plupart des morceaux que nous avons enregistrés étaient des compositions écrites par Roland De Greef et qu’il a interprétées lui-même. Certaines d’entre elles figureront plus tard sur l’un des albums du futur Machiavel. »

LES ALÉAS DE LA VIE D’ARTISTE

En avril 1974, Moby Dick est contacté pour assurer, à Liège, la première partie du concert du chanteur glam rock Steve Harley, accompagné de Cockney Rebel15. Une aubaine, à première vue. Hélas, le groupe n’est guère équipé pour se produire dans des conditions acceptables. Naïfs, les petits Belges misent sur la solidarité entre musiciens, persuadés que les Anglais les laisseront jouer sur leur installation. Mais le roadie de Steve Harley se montre intraitable : pas question de se brancher sur leur système d’amplification ni de bénéficier du moindre light show. C’est donc avec l’unique éclairage de la salle et sur leurs vétustes amplis que le groupe bruxellois entame sa prestation. Au sein du public, les quatre cent cinquante personnes présentes chahutent : impossible de se faire entendre. C’est un fiasco.

Piero Kenroll, présent à ce concert, écrit dans sa rubrique rock : « Steve Harley est dans une forme éblouissante et crée la surprise avec les morceaux de son prochain album, beaucoup plus rentre-dedans, presque hard. Sticky fait presque crouler la baraque et le groupe se donne à fond pendant deux heures. Si bien qu’à la fin, déchaînés, les fans prennent la scène d’assaut. Une fille saute au cou de Steve. Elle se fait vider par un roadie. Le roadie se fait vider par un flic. Le flic se fait vider par un autre flic… En douceur. Tout le monde est heureux ! »

Sauf Moby Dick.

LE BALLET MILITAIRE : ALBERT REVIENT, ROLAND S’EN VA

Serge Ysaye demande à son fils ce qu’il envisage pour l’avenir. Pour couper court à toute discussion et continuer à bénéficier du gîte, du couvert et de son argent de poche, Marc parle de s’inscrire à Sciences Po. En guise de récompense, le docteur lui offre une superbe Suzuki T 500 rouge.

Malgré ce geste paternel, Marc ne se résout que très rarement à fréquenter les bancs de l’amphithéâtre. Il ne pense qu’à la musique et rien qu’à la musique. Bonne nouvelle pour Albert Letecheur, c’est l’heure de la quille et des retrouvailles, enfin.

Roland et Albert se rencontrent pour la première fois. Avec Marc, ils évoquent leurs projets musicaux. Marc propose de se retrouver dans le sous-sol de la maison de maître de ses parents. Les répétitions à trois démarrent, quand Roland reçoit, à son tour, la fatidique convocation au Petit-Château. Il ne lui reste que peu de temps avant son incorporation sous les drapeaux.

Tous les jours, pendant des heures, le trio travaille d’arrachepied, sous la salle d’attente des patients du docteur Ysaye qui, par interphone, est parfois obligé de solliciter son épouse pour qu’elle intervienne auprès des trublions. Au fil des répétitions, les musiciens progressent à toute allure jusqu’au départ de Roland pour l’Allemagne. Leur élan créateur est brisé net.

Afin de ne pas perdre la main, Marc et Albert décident de continuer à travailler leurs instruments. Le bassiste Hervé Loos, provisoirement écarté du groupe, revient dès le premier rappel. Quant à Albert, qui avait surtout répété avec sa guitare, il se lance au piano et se transforme en boogie man. Les mois s’écoulent. Marc ne met pratiquement pas les pieds à la faculté. Conscient de l’échec qui l’attend en bout de course, il garde son optimisme. Il n’a désormais plus aucun doute sur son avenir. Avec Albert, Hervé et Roland, ils vont construire un groupe solide, qui fera date, il en est persuadé. Après tout, son père finira bien par comprendre qu’il n’a pas la vocation de faire de grandes études et qu’il préfère marcher sur les traces de son oncle et de son grand-père qui, tous deux, ont laissé leur empreinte dans le milieu musical.

UNE RÉÉDUCATION

Un événement va apporter à Marc l’excuse qu’il n’espérait plus. À midi un jour de février, il arrête sa moto à un feu rouge, porte de Hal. Le feu passe au vert, Marc démarre en trombe. Face à lui, un automobiliste croit avoir le temps de prendre son tournant. Choc frontal, vol plané, côtes cassées, multiples fractures aux membres et trois jours de coma.

Si Marc s’en sort vivant, son bras gauche est « atomisé ». À son réveil, cette nouvelle le plonge dans l’effroi. Sa carrière de musicien s’arrête-t-elle, déjà, avant d’avoir commencé ?

Le chirurgien qui l’a opéré, lui conseille, outre de nombreuses séances de kiné, de continuer à travailler son instrument, autant qu’il le peut. Marc y voit un signe du ciel. En effet, au lieu de perdre son temps à l’université, il va consacrer toute son énergie à retrouver l’usage de son bras. Pour y arriver, il est prêt à d’intenses efforts quotidiens, quitte à en baver. C’est donc avec rage et détermination qu’il retrouve ses baguettes et ses caisses.

De son côté, Serge Ysaye comprend qu’il a perdu la partie et se résout à supporter les battements, roulements de tambours et l’éclat des cymbales qui résonnent dans ses caves. Les résultats sont spectaculaires. Au fil des semaines, le bras de son rejeton retrouve à la fois sa souplesse et sa vigueur d’antan.

JACK ROSKAM

Albert et Marc, de plus en plus exigeants sur les horaires de répétition, finissent par énerver Hervé Loos, qui refuse de se plier à des rythmes aussi effrénés. Ils se mettent donc en quête d’un nouveau guitariste. On leur indique Jack Roskam. C’est un jeune mulâtre, au look à la Hendrix, gros fumeur de pétards, tombeur de filles et surtout excellent guitariste de rock.

Jack, qui loge chez sa tante, rue de la Tourelle à Etterbeek, ne jure que par les Allmann Brothers et Little Feat, des groupes du sud des États-Unis. Tout le contraire des deux autres qui seraient plutôt influencés par la pop music anglaise. Ce sont précisément ces différences en matière de goûts musicaux qui vont contribuer à métisser le futur répertoire de Moby Dick.

Le nouveau trio se lance dans une série de répétitions. Au cours de celles-ci, Marc Ysaye se découvre une voix. Tout comme Freddy Nieuland, batteur du Wallace Collection, ou encore Phil Collins, Marc devient l’un des rares chanteurs et batteurs d’un groupe de rock.

Pendant ce temps, Roland broie du noir dans son cantonnement de Siegen en Allemagne. Lors de ses échanges de courriers avec Marc, qui continue à lui soutenir le moral et à le tenir au courant de l’évolution musicale de Moby Dick, Roland exprime son désarroi, sa solitude, sa tristesse. Roland : « J’écrivais énormément pour tuer le temps. Il m’arrivait aussi d’envoyer des bribes de textes dans mes courriers adressés à Marc. J’ai notamment écrit les paroles de « Wisdom », qui deviendra un titre phare, au début de la carrière de Machiavel. »

LE BOUT DU TUNNEL

À la fin de l’année 1974, à la suite de l’abandon de son cursus universitaire, Marc n’a plus droit au sursis militaire. C’est ainsi qu’il reçoit, comme il s’y attendait, une convocation à se présenter dans la sinistre caserne où il a déjà vu entrer Roland et Albert. Pour lui, un nouveau combat s’amorce, cette fois avec l’administration.

Il existe un dicton qui prétend : « À quelque chose, malheur est bon. » L’accident de moto a-t-il été déterminant ? Marc a-t-il été plus malin ou plus chanceux que les autres ? Au bout de deux jours d’examens médicaux, le toubib débusque chez lui des séquelles physiques et le déclare inapte au service.

Le renvoi de Marc chez lui et le retour concomitant de Roland permet enfin aux musiciens de se retrouver réunis pour la toute première fois. Roland et Jack jaugent mutuellement leurs compétences musicales et, une fois de plus, la magie opère : « Jack m’a immédiatement fait penser à Jimi Hendrix par son look mais aussi par son jeu de guitare très cool. J’ai tout de suite adoré sa façon de jouer le blues. »

Roland troque sa six cordes contre une basse et commence à travailler le doigté et la rigueur rythmique propre à l’instrument. Soudés comme les quatre mousquetaires, Albert, Marc, Roland et Jack se préparent à vivre les incertitudes de la carrière d’un groupe de rock : « Nous étions animés de la rage de vaincre. »

Beau joueur, Monsieur Ysaye père voit dans la détermination de Marc la fin de ses ultimes illusions. Si son fils a l’intention de jouer au saltimbanque, c’est son affaire. Sa maison n’est pas un hôtel ! Marc est bien obligé d’admettre qu’il a tiré sur la ficelle jusqu’à atteindre son point de rupture. Dorénavant, il va devoir apprendre à se débrouiller seul. Avec l’aide financière de sa mère, il loue un petit appartement à Ganshoren.

Albert a trouvé un job de chauffeur de taxi pour le compte d’une compagnie bruxelloise, Marc se fait engager à son tour. Mais il opte pour un travail de nuit. Il faut bien se débrouiller en attendant de gagner des millions avec la musique. Pour Jack, pas de problème, sa tante veille à ce qu’il ne manque de rien.

Le groupe émigre avec tout son matériel au Ramier, dans l’arrière-salle de ce bistrot situé près du quartier de la Chasse à Etterbeek. Lors d’une réunion importante, le groupe est amené à discuter de son avenir. Albert y définit sa vision personnelle et plaide pour une réorientation musicale en profondeur, basée sur un style à la fois progressiste et symphonique : « Comme Genesis et son concept d’opéra-rock. »