Machiavel Revisité après Buber et Levinas - Valérie Aiach - E-Book

Machiavel Revisité après Buber et Levinas E-Book

Valérie Aiach

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Beschreibung

Machiavel n’est pas « machiavélisme », mais en quête d’intégrité. Pour comprendre cette affirmation, il faudra revenir sur le terme « machiavélisme » et sur Machiavel à travers son livre Le Prince, mais il faudra aussi s’aider de deux philosophes qui ont ouvertement fait place à l’altérité (car si Machiavel était « machiavélisme », il ne pouvait l’être qu’envers autrui, les autres). J’ai donc choisi de re-visiter les théories de Buber et de Levinas, le mot de base ‘Je-Tu’ pour le premier, et le moi responsable face au « visage » d’autrui pour le dernier, avant d’exposer le dialogue asymétrique et conflictuel entre ces deux penseurs. Le discours sera difficile et redoutable. Il s’agira bien sûr de dialogue, mais aussi de symétrie et d’asymétrie, de sujétion, de réciprocité, de témoin, de conscience, d’éthique, de Dasein, de Präsenz, de l’âme dans sa totalité, de l’âme dans son intégralité, de création, de lutte, et d’espoir. Revenant à Machiavel, et plus précisément à son livre Le Prince, nous apprendrons qu’il le dédiera à Lorenzo di Piero II de’ Medici, le dit Lorenzo II de’ Medici, devenu prince de Florence en 1512. Y aurait-il eu un dialogue authentique entre Machiavel et Lorenzo II de’ Medici ? Nous ne pourrons le savoir à travers Le Prince. Seulement par le biais de son livre, Machiavel créera un ou des « dialogues » asymétriques qui le profileront en tant que ‘Je’ ou moi. Cette oeuvre, cette création qui fera beaucoup parler d’elle donnera naissance à de nombreuses autres « créations » qui utiliseront son nom comme le « machiavélisme », mais qui finalement ne seront pas les siennes. Je terminerai avec un cas de figure d’actualité, avec un autre « dialogue » asymétrique, celui, que Mary Trump « entretiendra » avec son oncle, un « dialogue » créé par le biais du livre qu’elle écrira sur Donald Trump, à l’époque, président des États-Unis. Son livre sera publié quelques mois avant les élections présidentielles de novembre 2020.

À PROPOS DE L'AUTRICE

Valérie Aiach - Elle a eu l'expérience d'être pendant plusieurs années analyste du risque pays et plus tard psychothérapeute pour personnes diagnostiquées comme souffrant de troubles psychiatriques, souvent en co-morbidité. Ces dernières années, elle s'est consacrée à la recherche. Ses intérêts se sont principalement étendus aux thérapies traitant des troubles dits mentaux tels la toxicomanie et les troubles de la personnalité, au développement de la conscience (awareness) aussi bien qu'à l'éthique. Au fil des ans, sa curiosité s'est élargie à la signification que l'on pourrait attribuer aux attitudes éthiques et honnêtes dans le cadre d'interventions thérapeutiques, des sciences, aussi bien que dans les domaines touchant le social ou même la politique

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Couverture

Machiavel n’est pas « machiavélisme », mais en quête d’intégritéMachiavel revisité après Buber et Levinas

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© 2023 Valérie Aiach ISBN : 978-2-38454-913-9

Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit, est illicite et constitue une contrefaçon, aux termes des articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Page de titre

Aiach Valérie

Machiavel revisité après Buber et Levinas

Table des matières

Préface
Première partie Buber et Levinas
Buber et Levinas
Buber : le contact ‘Je-Tu’ (Ich und Du)
Levinas : le moi responsable face au « visage » d’autrui
Encore faut-il reconnaître que l’éthique ait un sens
Dialogue
‘Je-Tu’ ou moi-autrui
Buber et Levinas, le dialogue
Responsabilité, source de lumière et réciprocité radieuse
Deuxième partie Machiavel Revisité
Le terme « machiavélisme »
La psychologie et le terme « machiavélisme »
« Machiavélisme » n’est pas Machiavel
Machiavel à travers Le Prince
La dédicace de Machiavel au prince de Florence
Le contexte, la famille de’ Medici et le règne sur Florence
Être « renard » et « lion », tout en gardant sa foi
Les Moyens
La cruauté
Le conseiller
Le sage
Le patriote
Troisième partie Trump 2020
Donald Trump et sa nièce Mary : un contact asymétrique
Contact, Maison-Blanche, 2017 : invitée désirée, mais sceptique
Jusqu’au Sweet Sixteen : contact indirect et embarrassant
Les coupures de courant, 1991
Le livre, 1994 : approche et contact, un effort insurmontable
Les années s’écoulent, 1998-2009 : les conventions s’établissent
Dialogue et limites de la conscience
Memos
Références
Notes

Préface

Après m’être intéressée de près au développement du diagnostic et des traitements pour la personnalité psychopathique, j’avais pris la décision de lire Le Prince (Machiavel, 1980), un livre que Machiavel écrira en 1513. Après tout, Machiavel était bien l’auteur qui avait inspiré quelques scientifiques, lesquels s’étaient, eux, intéressés, à travers leurs travaux de recherche, à cerner un certain aspect de la personnalité. Une recherche qui, apparemment, aboutira puisqu’elle donnera re-naissance au terme « machiavélisme », à la « personnalité machiavélique ». Seulement, une fois ma lecture terminée, le terme « machiavélisme » ne correspondait plus à ce que je venais de lire dans ce petit manuscrit écrit par Machiavel. Machiavel n’était-il pas à la source de ce terme « machiavélisme » que l’on utilise dans le langage courant pour définir une personne aux traits de caractère tels que la manipulation, la fourberie, la malhonnêteté, le manque de scrupule, l’immoralité et le mensonge ? D’où vient donc ce terme « machiavélisme » ? Qui était « machiavélique » ? Mais surtout, qui était Machiavel ? C’était le début de mon livre que je finirai par intituler Machiavel revisité après Buber et Levinas. Machiavel n’est pas « machiavélisme », mais en quête d’intégrité.

En lisant Le Prince, je ne savais trop à quoi m’attendre. Je pensais a priori y trouver une définition à peu près claire des traits caractérisant la « personnalité machiavélique », tout au moins comme Cleckley avait décrit puis défini, la « personnalité psychopathique ». Je découvris une sorte de revue historique menée au XVIe siècle, écrite par un homme qui n’hésitera pas à donner des conseils quant à « ce que devait » et « ce que ne devait pas » faire un prince désireux de fonder et de maintenir un royaume, un peu comme un manuel d’instructions de choses « à faire » ou « à ne pas faire ». Cet homme, Nicolas Machiavel (Niccolò Machiavelli en italien), qui sera reconnu par certains comme diplomate florentin, sut s’insérer dans les arènes « politiques » des « princes » et des « grands » avant d’en être expulsé. Depuis son exil, s’appuyant sur des livres et ses expériences personnelles (et sans Internet), Machiavel écrira son livre, Le Prince.

Machiavel adoptera un style franc et quelquefois même un peu enfantin de par son authenticité. Tout en rapportant quelques exemples, il concluait assez facilement et assez hâtivement « ce qu’il fallait » et « ce qu’il ne fallait pas » faire. Cela ressemblait presque à un petit livre de poche qu’un individu un peu désemparé ou égaré pourrait éventuellement utiliser en guise de guide pratique. Machiavel n’essayera pas de cacher ni de dissimuler sa position, souvent à travers des récits qu’il présentera et assumera pleinement. Cela étant, certains propos ambivalents avancés par ce dernier pouvaient quelquefois porter à confusion. Ainsi les différents récits rapportés par Machiavel, tout comme les conclusions et recommandations assez hâtives qu’il présentera, étaient susceptibles de laisser au lecteur libre cours à sa propre perception et à sa propre interprétation. Les personnes mûres et sages, qui seront en mesure de percevoir et d’apprécier l’ambivalence des propos soulevés par Machiavel, ne pourront s’enflammer et extrapoler quant aux propos présentés dans ce « guide pratique ». En contrepartie, les âmes nouvelles, peut-être même immatures ou cherchant leur chemin, s’empresseront de percevoir ce qu’elles ne pourront que percevoir du haut de leur « jeune » âge ou de leurs « connaissances » acquises jusqu’au jour de la lecture de ce petit manuel. Dans de telles mains, ce petit manuel ne pouvait pas réellement servir de bon guide.

En lisant Le Prince, je me suis demandé à plusieurs reprises si Machiavel était aussi « machiavélique » qu’on voulait bien le penser. La définition du « machiavélisme » ou celle de la « personnalité machiavélique », en psychologie, étaient-elles erronées aujourd’hui, au XXIe siècle ? Après tout, la signification première de ce que Cleckley avait voulu dire par « personnalité psychopathique » avait déjà été trans-formée par la profession de la psychologie via ses tests qui, a priori, avaient pour but de la positionner parmi les sciences. La définition du « machiavelisme » ou celle de la « personnalité machiavélique » auraient-elles subi le même sort ? Ces tests scientifiques qui avaient été créés, développés, reconnus, et mis à la disposition de chercheurs afin de pouvoir définir certains phénomènes, certains désordres mentaux et différentes personnalités, avaient-ils contribué à dé-former les propos de Machiavel et à lui attribuer des caractéristiques qui n’étaient pas les siennes ? Qui avait défini la « personnalité machiavélique » ? Aurait-on à mauvais escient interprété et utilisé les propos de Machiavel ? Aujourd’hui, Machiavel est surtout perçu comme personnalité malveillante et immorale. Pourtant Yves Lévy, éditeur du livre Le Prince, fera référence à Spinoza pour décrire Machiavel. « Le très pénétrant Machiavel […], cet homme très sage, dont il est évident qu’il fut pour la liberté, pour la défense de laquelle il a donné les conseils les plus salutaires (SPINOZA [Traité politique, V, 7]) », avait rappelé Lévy (Machiavel, 1980).

Qui était réellement Machiavel ? Machiavel était-il un homme malveillant ou un sage ? Cherchant à répondre à ces questions, je me référerai dans un premier temps aux théories de deux philosophes, Buber et Levinas, et plus précisément à la théorie Ich und Du (M. Buber, 1970) du premier et à la théorie sur l’éthique, éthique comme philosophie première, du second (Levinas, 1982, 1992). Si Machiavel était « machiavélique », il ne pouvait l’être qu’envers autrui, d’où l’importance de se référer à deux philosophes qui avaient fait place à l’altérité, deux philosophes qui avaient primé les relations interpersonnelles. Il serait juste aussi de mentionner que celles-ci, en fin de compte, façonnaient notre « humanité », notre histoire, notre monde.

Ces dernières années, chercheurs, historiens et philosophes avaient montré un regain d’intérêt pour la personne qu’était Buber. Ils plancheront. Ils se pencheront sur sa vie ainsi que sur ses écrits, notamment écrits en langue allemande sur le judaïsme et sur le hassidisme, aussi bien que sur leurs traductions comme la traduction de la Bible (en langue allemande) commencée en 1925 avec Rosenzweig, interrompue par la mort de ce dernier en 1929 et terminée par Buber en 1961 (Baumgarten et al., 2021; Bourel, Chalier, & Fogel, 2022; Bourel, Goldblum, Löwy, Richter, & Stroumsa, 2021; Chevallier, Guggenheim, & Jacquelin, 2021). D’autres s’intéresseront à la rencontre, qui aura lieu au château du prince Albrecht von Schaumburg-Lippe en 1957, entre Martin Buber et Martin Heidegger (Weissblei, 2018). L’historien Mendes-Flohr, spécialisé dans les penseurs juifs des XIXe et XXe siècles, expliquera aussi Martin Buber1. En 2015, Dominique Bourel et son éditeur Albin Michel publieront en français une impressionnante biographie intitulée MARTIN BUBER Sentinelle de l’humanité. Cette biographie retracera une partie du parcours de cet homme qui vécut pleinement sa vie, une biographie qui mettra en relief le Buber politique, celui qui avait façonné son temps et une époque (Bourel, 2015). Le nom Buber sera plus souvent associé à son œuvre Ich und Du, publiée en 19232. Par contre, l’influence que Buber aura sur d’autres penseurs et « acteurs » sera beaucoup moins rappelée et connue. Le philosophe Robert Misrahi cherchera à rectifier le tir en se penchant pleinement sur cette œuvre, Je-Tu, qu’il introduira aux lecteurs d’Akadem via une vidéo de près de quarante minutes postée sur leur site en 2012(Misrahi, 2012). Misrahi tiendra aussi à rappeler, je cite « le rôle méconnu de Buber dans la pensée universelle », alors que Buber était en fait « un précurseur en ce qui concerne la relation à autrui », dira-t-il. Misrahi ne manquera pas de rappeler le plus grand critique de Buber, en la personne du renommé philosophe Emmanuel Levinas. J’ajouterai ici qu’en fait, l’approche que Levinas développera sur l’éthique, la responsabilité du moi envers autrui, il la devra à Buber. Nous pourrions aussi, peut-être, oser aller plus loin encore et avancer que sans Buber il n’y aurait peut-être pas eu « Levinas », c’est-à-dire sans son ‘Tu’ le ‘Je’ est inexistant, ce qui résonnait avec les propos de Buber sur le mot de base ‘Je-Tu’. « À la personne de l’autre, je dois le fait que j’ai ce Tu », avait écrit Buber.

Dans Hors Sujet de Levinas on observera que la première partie de ce livre sera consacrée aux réflexions que ce dernier avait rassemblées sur Martin Buber (Levinas, 1987). Son dernier chapitre sur Martin Buber, il l’intitulera, à propos de buber : quelques notes. Il s’agissait de neuf notes que Levinas écrira et consacrera à Buber, à l’œuvre de Buber. Dès les premières lignes de ces « quelques notes », Levinas reconnaîtra le précurseur qu’était Buber en osant se poser sur autrui, reconnaîtra Buber en tant qu’« authentique créateur » et se référera aux notes comme à « des questions plutôt que des objections », écrira-t-il (voir ci-dessous la retranscription) :

« Rien ne pourrait limiter l’hommage qui lui [Buber] est dû. Aucune réflexion sur l’altérité d’autrui dans son irréductibilité à l’objectivité des objets et à l’être des étants, ne peut ignorer la percée accomplie par lui [Buber] et doit y trouver encouragement.

Aussi, dans nos remarques à son sujet qui indiquent quelques points de divergence, ne s’agit-il pas de mettre en question les analyses fondamentales et admirables de Ich und Du et, encore moins, d’entrer dans la périlleuse ou ridicule entreprise tendant à « améliorer » la doctrine d’un authentique créateur. Mais le paysage spéculatif ouvert par Buber est assez riche et encore assez neuf, pour rendre possible certaines perspectives de sens qu’on ne peut pas toujours reconnaître, du premier coup du moins, à partir des voies magistralement frayées par le pionnier.

Nos remarques, qui distinguent des positions différentes entre Buber et celles que nous adoptons dans nos propres essais, sont formulées en guise de notes de travail qui touchent à divers thèmes. Elles ne dessinent pas les aperçus qui les fondent et constituent souvent des questions plutôt que des objections. Il n’est peut-être pas impossible de leur trouver une réponse — ou même de trouver aux idées qui les déterminent une place — dans les textes de Buber. Mais cela relève d’une étude qui n’est pas tentée aujourd’hui. » (Levinas, 1987, pp. 58-59)

Après avoir majestueusement rendu hommage à Buber, Levinas cherchera à s’en différencier. Il poursuivra en interprétant la thèse de Buber sur Ich und Du, et je cite, « l’interpellation du tu par le je, serait donc d’emblée, pour le je, l’instauration d’une réciprocité, d’une égalité ou d’une équité » (voir la retranscription ci-dessous) :

« Pour Buber, le tu que le je interpelle, est déjà, dans cette interpellation, entendu comme un je qui me dit tu. L’interpellation du tu par le je, serait donc d’emblée, pour le je, l’instauration d’une réciprocité, d’une égalité ou d’une équité. » (Levinas, 1987, p. 60)

Depuis cette hypothèse, cette compréhension, qu’il « présentera » comme la thèse de Buber, Levinas « présentera » les écarts de sa propre thèse, laquelle se centrait sur la responsabilité du moi envers autrui, une responsabilité asymétrique, une « responsabilité gratuite qui ressemble à celle d’un otage etqui va jusqu’à la substitution à autrui, sans exigence de réciprocité […] D’où la vérité profonde de la formule de Dostoïevski dans les Frères Karamazov, souvent citée : “Nous sommes tous coupables de tout et de tous envers tous et moi plus que tous les autres”  », écrira-t-il (Levinas, 1987, p. 61). Pourtant Buber n’avait ni spécifié, ni rappelé, ni sous-entendu un quelconque état déterminé et inflexible de réciprocité, d’égalité ou d’équité entre le ‘Je’ et le ‘Tu’. Buber avait uniquement avancé que lorsque le ‘Je’ est « présent », il permet la création d’un instant, il permet d’entamer un dialogue, il facilite la création d’un dialogue authentique. La « présence » du ‘Je’ est ce qui donnera la possibilité au ‘Tu’ d’être ‘Tu’, et non ‘Cela’, et cette relation ‘Je-Tu’ pourrait éventuellement en retour devenir elle-même « présence » pour le ‘Je’ (cela dépendait du ‘Tu’). Lorsque le ‘Je’ était là (Dasein), « présent », il engendrait un dialogue, facilitait un dialogue authentique avec le ‘Tu’. Sans ‘Tu’, il ne pouvait évidemment pas y avoir de dialogue authentique, ni une esquisse de dialogue tout court (pour reprendre les termes de Buber). Levinas avait, lui aussi, compris pourtant qu’il s’agissait de « présence », de Dasein, puisqu’il écrira en terminant ses notes (voir ci-dessous la retranscription) :

« Le problème du sens de l’être, devient dans cette manière de penser la mise en question du conatus essendi qui, dans la « compréhension de l’être », restait le trait essentiel de l’être : l’être du Dasein signifiait avoir à être. Dans la responsabilité pour l’autre homme, mon être est à justifier : être-là, n’est-ce pas déjà occuper la place d’un autre ? Le Da du Dasein est déjà un problème éthique. » (Levinas, 1987, p. 65)

Encore fallait-il être d’accord sur la signification du mot Dasein ou Präsenz, du mot « présence ». Et j’ajouterais, ce Dasein ou Präsenz, cette « présence », permettaient-ils réellement d’engendrer une « création » entre les êtres (humains) ? Et si oui quel genre de « création » ? À ce sujet, quelques manuscrits, récemment publiés, avaient attiré mon attention. L’un touchera le monde du travail (Miron-Spektor, Vashdi, & Gopher, 2022), l’un s’insérera dans le monde carcéral (Sapsford, 2021) et un autre se posera sur la théorie de la création amorale (Kapoor & Kaufman, 2022). Le contenu de chacun des trois manuscrits avait un point en commun qui portait sur la création. Cette dernière sera approchée différemment, que ce soit dans le domaine du travail aspirant à « améliorer » la machine économique, du monde carcéral aspirant à protéger la société ou de la théorie aspirant à trouver le bon chemin et à apprendre à identifier les mauvais sentiers. Bright Sparks and Enquiring Minds: Differential Effects of Goal Orientation on the Creativity Trajectory sera intitulé en anglais l’article cherchant à différencier la qualité de la créativité entre les « employés orientés » « vers l’apprentissage » et ceux orientés « vers la performance » (Miron-Spektor et al., 2022). Les auteurs avaient proposé, et je cite en traduction libre de l’anglais, « queles trajectoires de créativité ne sont pas monotones et que les orientations des objectifs expliquent les variations individuelles dans la capacité à améliorer et à maintenir la productivité (nombre) et la qualité (nouveauté et utilité) des idées au fil du temps ». Ces chercheurs avaient entrepris leur « étude longitudinale dans une entreprise industrielle ». Kapoor et Kaufman introduiront le modèle AMORAL dans leur article intitulé en anglais, The evil within: The AMORAL model of dark creativity, dans l’objectif, je cite la traduction de l’anglais, « d’aider à guider le savoir et la mesure à venir », écriront-ils (Kapoor & Kaufman, 2022). Kapoor et Kaufman rappelleront que la créativité vacillait entre deux polarités, une positive et une négative. Les auteurs présenteront, je cite la traduction de l’anglais, « un compte rendu interdisciplinaire de comment et pourquoi les formes indésirables de créativité se matérialisent » et ajouteront que ce compte rendu ne s’appliquait « qu’aux actes de créativité conscients et intentionnels et non aux conséquences involontaires et imprévues ». Le manuscrit apparaissait comme un rassemblement de pensées et de comportements sombres, une sorte de dark creation. Son contenu était assez envahissant et confus, mais il mettait le lecteur en alerte. En contrepartie, il sera plus difficile d’envisager comment ce dernier pouvait être utilisé ou appliqué, peut-être dû au fait qu’il était apparemment incomplet et biaisé, de par l’essence du sujet « présenté » et centré sur la polarité négative de la création. De son côté Sapsford avait intitulé son manuscrit écrit en anglais Contradictory regimes of practice: Constructs and discourses in an open prison. L’auteur avait interviewé treize membres de personnel qui travaillaient dans une open prison accueillant des prisonniers jugés « non-dangereux » (Sapsford, 2021). Il cherchait, entre autres, à cerner ce travail qui incombait au personnel, à savoir pouvoir jongler entre la mise en place d’une certaine discipline et la réhabilitation des prisonniers. Selon les propos avancés par le personnel et cités par l’auteur, il semblerait que le personnel dans son ensemble avait tendance à classifier les prisonniers comme « les intraitables », « les abonnés sans réels problèmes » et « les autres ». Les comportements excentriques de certains prisonniers étaient souvent nuisibles à l’entourage, mais constituaient par-dessus tout la manifestation et le témoignage d’une « opposition » claire aux normes et aux règles établies et reconnues par celui-ci. Le défi pour le personnel était de pouvoir maintenir l’équilibre, faire respecter la discipline, les règles imposées par l’institution, mais aussi de comprendre, par le biais de leurs contacts avec les prisonniers, les véritables motivations se cachant derrière les actes de ces détenus, tout en permettant une réhabilitation, toujours par le biais de leurs contacts avec ces derniers. La tâche était complexe. La tâche demandait une intervention divine. « Vous apprenez à les connaître très bien […] si vous pouvez nourrir cette relation et la développer, vous pouvez alors faire plus pour changer les gens », avait déclaré un officier supérieur. Un autre officier que je cite aussi en traduction libre déclarera : « et il y a beaucoup de gens qui vont récidiver, peut-être […] parce qu’ils n’ont pas obtenu ce dont ils avaient besoin [ici] ». Un autre officier avancera : « ils sont [les prisonniers “convenables” ] parfois mis en paire avec un cinglé ou un récidiviste ou quelqu’un qui est dans le système depuis longtemps, euh, ou un p----- de pervers, ou quoi que ce soit » (l’officier se référait à une maison d’arrêt à Londres). Les témoignages de ces officiers plongés dans le monde carcéral illustraient, pour moi, combien difficile était le dialogue authentique ‘Je-Tu’ et combien divine pouvait être la rencontre éclairante, mais aussi radieuse entre le ‘Je’ et le ‘Tu’, lorsqu’il y avait « présence », Dasein ou Präsenz, « présence » du ‘Je’, mais aussi du ‘Tu’, ou bien « présence » du moi qui pouvait percevoir le visage d’autrui et lorsque autrui pouvait aussi percevoir le visage du moi. Une rencontre que l’on pourrait assimiler à une création divine.

À l’heure où j’écrivais ces lignes, le 25 août 2022, le commentaire que fit le scénariste et réalisateur Pierre-Henry Salfati sur la parasha de la semaine, Reé (un mot en hébreu signifiant « voyez »), attira aussi mon attention3. Il avait écrit, je cite, « Reé: faire grandir Dieu. Bien loin de l’habituel "écoute Israël" c’est à "voir" que Moïse enjoint les Hébreux. Un renversement des sens qui, selon certains maîtres, préfigure un renversement messianique du sens même des agissements divins. Ce n’est plus Dieu qui ordonne à l’homme mais bien l’être humain qui commande la divinité »(Salfati, 2022). L’un des paragraphes de la parasha Reé lira, je cite, « voyez, je vous propose en ce jour, d’une part, la bénédiction, la malédiction de l’autre: la bénédiction, quand vous obéirez aux commandements de l’Éternel, votre Dieu, que je vous impose aujourd’hui; et la malédiction, si vous n’obéissez pas aux commandements de l’Éternel, votre Dieu, si vous quittez la voie que je vous trace aujourd’hui, pour suivre des dieux étrangers, que vous ne connaissez point ». « Ce n’est plus Dieu qui ordonne à l’homme, mais bien l’être humain qui commande la divinité », conclura Salfati. Mais quelle était la signification de ces mots, Moïse,Israël, les Hébreux ? Nous rappellerons ici, que le mot Israël (ישראל), en hébreu moderne est composé de deux mots, ישר (Yashar, signifiant droit, honnête) et אל (El, signifiant Dieu, vers). Ces deux mots accolés pouvaient être interprétés comme « droit de Dieu », « droit vers Dieu », « Dieu est droit/honnête » ou bien, tout simplement, « tout droit vers ». Le mot se référant aux Hébreux (העברים), en hébreu moderne de la racine עבר (Avar, signifiant passer, avancer, transférer, traverser, passé), laissera peut-être sous-entendre que le passage et le chemin que prendront, traverseront et laisseront derrière eux, les « êtres », les peuples, allait être significatif dans ce monde et devait engendrer une certaine responsabilité des « êtres », des peuples, dans et pour ce monde. Quant au dirigeant Moïse nous aurons l’occasion d’y revenir lorsque Machiavel le prendra en exemple. Il semblerait ainsi que la création était entre les mains des hommes, celle qui engendrera la bienveillance et celle qui engendrera la malveillance, et ceci depuis la nuit des temps. Les résultats de cette création dépendaient de la compréhension, des choix, des décisions et des actes des « êtres » (humains), mais aussi des rencontres entre ces « êtres », et seront directement observables (pour reprendre les mots de Buber).

Après avoir réintroduit les théories de Buber et de Levinas sur le Dasein ou Präsenz du ‘Je’, pour l’un, et du moi, pour l’autre, face à l’altérité, je m’attarderai sur la signification du mot « dialogue », exposant également le dialogue asymétrique et conflictuel entre ces deux penseurs. Le discours sera difficile et redoutable. Il s’agira de dialogue, de symétrie et d’asymétrie, de sujétion, de réciprocité, de témoin, de conscience, d’éthique, de Dasein, de Präsenz, de l’âme dans sa totalité, de l’âme dans son intégralité, de création, de lutte et d’espoir.

Revenant à Machiavel, je survolerai le développement du terme « machiavélisme » tel que la psychologie l’entendra. Je poursuivrai en me posant sur les quelques traits de caractère de Machiavel tels que je les ai perçus et qui se démarqueront à travers Le Prince (traduit en français par Yves Lévy dans l’édition de Flammarion, 1992) tout en essayant de capter les propos avancés par ce dernier via les théories présentées par Buber et Levinas.

Je terminerai avec un cas de figure d’actualité en me posant sur la relation que Marie Trump « entretiendra » avec son oncle Donald Trump, sur ce dialogue asymétrique que Marie Trump créera à travers le livre qu’elle écrira sur son oncle, alors président des États-Unis. Son livre sera publié quelques mois avant les élections présidentielles de novembre 2020.

Première partieBuber et Levinas

Buber et Levinas

Buber : le contact ‘Je-Tu’ (Ich undDu)

Dans son livre Ich und Du écrit en 1923, traduit en anglais par Kaufmann Walter et publié en 1970, Buber exposera cette relation impérative du ‘Je’ au monde, relation à autrui, à l’autre se posant en tant que ‘Tu’ ou en tant que ‘Cela’. Il dessinera d’emblée et clairement cette relation du ‘Je’ au monde, dès son premier chapitre (voir en traduction libre les propos ci-dessous retranscrits) :

« II n’y a pas de Je en tant que tel mais seulement le Je du mot de base Je-Tu et le Je du mot de base Je-Cela. Quand un homme dit Je, il veut dire l’un ou l’autre. Le Je qu’il veut dire est présent quand il dit Je. Et quand il dit Tu ou Cela, le Je de l’un ou de l’autre du mot de base est aussi présent. Etant Je et disant Je sont la même chose. Disant Je et disant l’un des deux mots de base sont la même chose. Quiconque prononce un des mots de base entre dans le mot et s’y maintient. »4 (M. Buber, 1970, p. 54)

Buber avancera que l’individu restera inexistant par le biais de son ‘Je’ si celui-ci est dépourvu d’un ‘Tu’ ou d’un ‘Cela’, lesquels le confirmeront en tant que ‘Je’. Buber considérera que le dialogue authentique résulterait de relations de sujets à sujets, qualifiées de relations ‘Je-Tu’, lesquelles seraient courtes, intenses, de rares moments. Buber a aussi reconnu l’importance de relations de sujets à objets, qualifiées de relations ‘Je-Cela’, lesquelles relations coloreraient la majeure partie de nos contacts au quotidien. Buber ajoutera et, je cite en traduction libre, « sans Cela, un être humain ne peut pas vivre. Mais quiconque ne vit qu’avec cela n’est pas humain » (M. Buber, 1970, p. 85)5. Une rencontre prendrait forme à travers une expérience de sujet à sujet, une expérience ‘Je-Tu’. Une rencontre prend forme lorsque le ‘Je’ de ‘Je-Tu’ se tourne vers l’autre, un autre (un autrui) distinct et différent du ‘Je’. Une rencontre aurait lieu lorsque le ‘Je’, par le simple biais de sa présence, son implication et son expression en tant que ‘Je’, permettrait au ‘Tu’ d’être. Une rencontre s’établirait aussi lorsque le ‘Je’, disponible à pouvoir percevoir l’autre et établir un contact, permettait au ‘Tu’, non seulement d’être, mais aussi d’établir une relation avec le ‘Je’, quand bien même le ‘Tu’ serait aussi disponible à établir une relation. La rencontre est le moment présent sans intermédiaire, dépourvu de passé, de connaissance, de but, d’avidité ou d’anticipation (M. Buber, 1970, pp. 62-63).

Désireux de clarifier ce qu’il entendait par « dialogue », Buber approfondira son œuvre en 1929, ce qui constituera la première partie de son livre Between Man & Man (M. Buber, 2014, pp. 1-39). Le dialogue que Buber présentera n’est pas dépourvu de responsabilité, une « responsabilité authentique qui existe uniquement lorsqu’il y a une réelle réponse », écrira-t-il (M. Buber, 2014, p. 16)6. La responsabilité prendra forme à travers ce dialogue au moment où l’individu, non seulement se laissera touché par ce qui se présente à lui, becoming aware (devenant conscient), précisera-t-il, mais aussi répondra à ce qui s’adresse à lui (M. Buber, 2014, p. 9; 10)7. Plus loin, Buber écrira, je cite, « ce qui me traverse l’esprit, s’adresse à moi » (M. Buber, 2014, p. 11)8. Buber parlera de « responsabilité authentique » de l’être attentif qui saura saisir ce moment qui s’adresse à lui, qui deviendra conscient, qui répondra de par son être, et transformera ce moment en un moment unique et réel, une « création », comme l’écrira Buber (M. Buber, 2014, p. 16)9, une création qui sera facilitée par son être étant. Buber distinguera le dialogue authentique du dialogue technique et du monologue. Il nous rappellera qu’un individu peut être engagé dans « une activité sociale » ou « une relation amoureuse » sans pour autant vivre ce dialogue authentique. Buber dénommera ces relations amoureuses dépourvues de dialogue sans réellement se tourner vers l’autre, sans percevoir ou accompagner l’autre : Lucifer. Une vie de dialogue n’est pas le privilège d’une activité intellectuelle comme la dialectique, mais est réalisée par ceux qui sont présents et conscients du moment dans la vie courante de l’être