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Extrait : " Jusqu'ici la jolie Alexandrine de Tencin n'a été qu'une étonnante et peu édifiante aventurière. Sa vie est une vie de coulisses, de tripots, d'antichambre et d'alcôve. Ses amants, qui ne sont pas toujours des amants successifs, s'étalent si nombreux et si publics qu'ils ne peuvent même plus s'appeler des amants, et que le vieux nom gaulois, que les chansonniers d'alors ne se font pas faute de la gratifier, paraît à peine un peu vif."
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Seitenzahl: 373
Veröffentlichungsjahr: 2016
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Mme de Tendu n’a laissé ni journal ni mémoires ; et l’on est obligé d’écrire sa vie avec ceux des autres. Elle l’a pourtant contée, et presque au jour le jour, dans des lettres sans nombre ; mais il en reste à peine cent : c’est là, du moins, tout ce que j’ai su retrouver. Beaucoup, sans doute, subsistent encore dans des archives ou des collections particulières, et n’attendent, pour paraître, que le hasard d’une recherche ou la bonne volonté d’un possesseur. Quand toute cette correspondance éparse aura été reconstituée, si quelqu’un se rencontre alors pour s’intéresser à la dame de Tencin, il pourra récrire ce livre, qui ne saurait se présenter aujourd’hui que comme un essai provisoire.
P.-M. M.
Paris, 25 Octobre 1908.
N.-B.– Pour ne pas trop alourdir le bas des pages, en restant néanmoins précis dans une histoire dont il a fallu chercher les éléments mêmes à des sources très diverses, – j’ai essayé de simplifier les références : les chiffres entre crochets renvoient au n° des Appendices sous lequel le texte ou le livre cité à son signalement bibliographique ; le chiffre romain désigne, sauf indication contraire, le tome, et le chiffre suivant la page ou le folio.
(1682-1726)
Nous l’appelons « la marquise de Tencin », et chacun sait qu’elle est la mère de d’Alembert. À dire vrai, elle n’était point marquise, et d’Alembert ne fut dans sa vie qu’un incident ou plutôt un accident. Ne la faisons ni trop « princesse », ni trop « mère de famille » : Claudine-Alexandrine Guérin de Tencin, damoiselle, dame de la baronnie de Saint-Martin de l’île de Ré, doit rester pour nous ce qu’elle était pour Saint-Simon et pour Diderot, « la religieuse Tencin », « la belle et scélérate chanoinesse Tencin », qui fit de son frère un cardinal ministre, de ses amis des académiciens, et de sa vie le plus divers des romans. Femme galante, et dont les gazelles jasèrent, elle parvint à conquérir pour sa maturité la considération, et pour sa vieillesse le respect ; petite aventurière de province, elle devint une des reines de Paris, et presque un parti dans l’État ; nonne défroquée, elle sut trouver des jésuites zélés, de saints évêques, des cardinaux graves, pour l’accepter comme une « Mère de l’Église », jusqu’à un pape docte et pieux pour entretenir avec elle une amicale correspondance. Une Pompadour ou même une Geoffrin semblent plus à l’aise dans leur siècle et mieux en refléter l’esprit. Mais nulle femme alors n’a fait vibrer plus fortement, ni sur une plus large étendue, le clavier des passions et des idées contemporaines, que cette femme de lettres, qui fut aussi femme d’affaires, femme d’alcôve, de salon, d’antichambre, de concile et d’académie.
Elle naquit à Grenoble, le 27 avril 1682, dans l’hôtel tout neuf, où son père, conseiller au parlement, venait à peine de s’installer, et qui symbolisait en quelque sorte l’achèvement de la fortune familiale. Saint-Simon, qui détestait les Tencin, frère et sœur, est tout heureux de dénoncer la « gueuserie » de leur race. Selon lui, leur arrière-grand-père était orfèvre : « Guérin était leur nom, et Tencin celui d’une petite terre, qui servait à toute la famille ». En fait, les Guérin de Tencin avaient à peine un siècle de noblesse derrière eux, et le trisaïeul du conseiller avait été colporteur. De père en fils, depuis plus de cent ans, ils étaient magistrats, et, à chaque génération, s’élevaient d’un degré. Fonctionnaires exacts et habiles, tous ces Guérin avaient le sens des affaires : ils savaient se marier honorablement et confortablement, arrondir leurs terres par le menu, et faire figure décente dans l’aristocratie provinciale. Le père d’Alexandrine, Antoine de Tencin, avait épousé Louise de Buffevant, d’une très vieille famille du Viennois ; il achètera bientôt une charge de président à mortier, et ne la résignera en 1696 que pour aller à Chambéry comme premier président du Sénat de Savoie. Mais c’est de ses enfants que lui viendra le plus clair, sinon le meilleur, de son lustre.
Ils étaient déjà quatre : Angélique, qui devint dame de Ferriol, François, qui fut président aux mêmes cours que son père, Françoise, plus tard comtesse de Grolée, Pierre enfin, qui fut le cardinal. On les retrouvera au cours de ce récit. Ils forment, devant leur sœur cadette, comme une remuante et peu vertueuse avant-garde.
Alexandrine arriva la dernière, et fut baptisée sans grand appareil, en l’église Saint-Hugues-et-Saint-Jean, le surlendemain de sa naissance. « Monseigneur, l’illustrissime et révérendissime évêque et prince de Grenoble » s’était dérangé pour le baptême du fils aîné ; le curé de la paroisse était venu baptiser les autres enfants ; ce fut un simple vicaire qui reçut à son entrée dans le monde celle qui devait être Mme de Tencin. Ces débuts sont modestes ; et cette vie si bruyante eût, semble-t-il, un prologue sans tapage. La seconde fois qu’apparaît son nom sur un document officiel, Alexandrine de Tencin est marraine d’un enfant d’ouvrier : elle a huit ans. La troisième fois elle est religieuse au monastère royal de Montfleury, où elle vient de prononcer ses vœux : elle a seize ans (1698). Pourquoi était-elle entrée au couvent ? Pourquoi son frère Pierre était-il déjà clerc ? Les deux questions eussent paru aussi ingénues à M. le président de Tencin. N’étaient-ils pas cadets ? L’Église leur devait une compensation. On leur donna l’habit, qui « assez souvent, dira leur ami Fontenelle, accoutume les enfants à croire qu’ils y sont appelés ».
Elle ne se sentait d’« appel » que pour le monde. Ne serait-ce point à son passé qu’elle aurait songé plus tard, en racontant l’histoire d’une novice, à qui la raison seule servait de vocation : « Deux années s’écoulèrent encore, et amenèrent le temps où elle devait s’engager : sa répugnance augmentait à mesure qu’elle voyait ce moment de plus près » ? Elle dut alors, elle aussi, maudire les « injustes projets » de sa famille ; mais il fallut les accepter,… provisoirement du moins.
L’ancien régime finissant avait multiplié pour les cadettes de la noblesse ces précoces maisons de retraite qui s’appelaient des abbayes, et dont les jeunes prisonnières, religieuses forcées, essayaient moins d’aimer Dieu que d’oublier le monde, qu’on leur interdisait. Pour beaucoup, ni l’oubli, ni même la résignation ne venait jamais. Jeunes et jolies, elles se le laissaient dire : « Si Votre Sainteté voyait Madame l’Abbesse de Chelles, répondait un jour l’abbé de Tencin au pape Benoît XIII, qui se plaignait de la fille du Régent, – Elle aurait peut-être de la peine à la haïr ». Que d’abbesses on « avait peine à haïr », lorsqu’on les avait vues ! Sous la pression de ces jeunesses mondaines, imparfaitement assagies et matées, les anciennes règles des couvents, jadis austères, fléchissaient, parfois même se brisaient. Quand la mère Angélique voulut réformer l’abbaye de Maubuisson, l’abbesse, Mme d’Estrées, sœur de Gabrielle, fit mettre la réformatrice à la porte, pistolet sous la gorge, par les jeunes gentilshommes installés au monastère pour le divertissement des nonnes. Celle de Joye, Anne de Beauvillier, sœur du très pieux duc, accueillait avec tant de bonne grâce le jeune marquis de Ségur, mousquetaire noir « parfaitement bien fait », qui tenait quartier à Nemours, près de l’abbaye, elle se laissait « charmer si bien par les oreilles et par les yeux », que ses religieuses, quelques mois plus tard, la croyaient malade et priaient pour son rétablissement. L’abbesse leur annonçait qu’elle irait se rétablir aux eaux ; mais elle avait mal pris ses mesures ; et, à la première étape, dans une méchante auberge de Fontainebleau, elle accouchait sous les yeux goguenards de la valetaille. L’histoire était encore toute fraîche, quand la demoiselle de Tencin fut mise à Montfleury. Elle trouvera bientôt dans ces récents souvenirs une excuse, presque un encouragement.
Son couvent, où la règle de Saint-Dominique s’était faite plus accommodante, offrait un agréable asile aux filles de qualité que leurs parents invitaient à renoncer au monde. L’excellent cardinal Le Camus, qui ne vivait plus que de « ses chères légumes », et qui essayait d’oublier dans les austérités les plus dures ses libertinages d’antan, aurait voulu rétablir dans le monastère une discipline et une clôture plus exactes, disons plus « affreuses », pour parler comme la noblesse delphinoise. Mais la résistance de toutes les grandes familles de la province et le mauvais vouloir de Louis XIV avaient été plus forts que son zèle. Il avait dû céder ; et, si les dames de Montfleury portaient encore sur leurs robes blanches le scapulaire blanc et le manteau noir des dominicaines, elles gardaient pour le reste une « honnête liberté ». Le lieu était charmant, et de Grenoble on y venait en promenade par la plus belle route. C’était alors, dans le jardin et dans les vignes du monastère, de libres conversations avec les parents et amis, des collations offertes aux visiteurs, des « concerts de voix et d’instruments », toute une vie facile, très séculière et presque « thélémite ». D’Alembert, qui saura se faire ouvrir, lui aussi, « les portes du délicieux jardin » où sa mère s’était promenée tant de fois, qui saura y « parler d’amour » avec quelque « petite friponne » de pensionnaire, écrivait plus tard à une prieure de Montfleury : « Qu’il est digne d’envie le séjour que votre monastère présente à une âme bien née ! Loin du tumulte des cours, tous vos jours sont filés de soie » !
Ce n’était donc point « s’enterrer toute vive » que prendre un voile en cette accueillante maison. Ni laide, ni sotte, la jeune religieuse attira bien vite auprès d’elle la meilleure société de Grenoble ; et le parloir du couvent fut son premier salon. Quelques moines, beaux-esprits, s’essayaient aux badinages galants dans ce petit cercle féminin. J’ai retrouvé, parmi les manuscrits de l’Arsenal, un billet en vers du P. Maniquet, religieux minime, qui était alors l’un des moines familiers du monastère. Le bon Père, qui habite Grenoble, est en peine de Montfleury, car voici quelques jours qu’il n’a pu y aller. Il pleut, les chemins sont mauvais, il voudrait bien qu’on lui prêtât carrosse. Il adresse sa supplique à quelque dévote dame de ses amies :
Faudrait-il en conclure que les dames de Montfleury avaient la vertu plus « faillible » ? Ce seraient là d’indiscrètes conjectures. Le Révérend Père continue :
On croirait lire l’épître d’un M. Thibaudier à quelque comtesse d’Escarbagnas. Il est consolant d’apprendre, par ailleurs et par une plume peu suspecte, que le P. Maniquet avait « de l’esprit et beaucoup de littérature ». Au reste, je ne veux ici m’intéresser à lui que parce qu’il semble avoir été le directeur intellectuel d’Alexandrine de Tencin, et son initiateur à la philosophie cartésienne. Les vers qu’on vient de lire sont datés de 1706. Au mois de juin de cette même année, le Révérend Père avait résumé Les Principes de la Philosophie à l’usage de sa dirigée. Mais elle n’était pas une Armande. Les « tourbillons » et les « mondes tombants » la laissaient indifférente ; et elle ne cherchait dans toute cette physique que des métaphores ou des suggestions pour mieux comprendre la vie humaine et quotidienne, qui seule l’attirait : « Je ne sais, lui écrivait-elle en guise de remerciement, si vous m’avez fait du bien ou du mal de me donner quelque connaissance de la philosophie de M. Descartes. Il ne s’en faut guère que je ne m’égare dans les idées qu’elle me fournit : tous les tourbillons qui composent l’univers me font imaginer que chaque homme en particulier pourrait bien être un tourbillon ». Le reste de la lettre n’est que le développement spirituel de cette première comparaison. Elle se rallie dès l’abord et sans incertitude au maître principe de La Rochefoucauld : « Je regarde l’amour-propre, qui est le principe de tous les mouvements, comme la matière céleste dans laquelle nous nageons. Le cœur de l’homme est le centre de son tourbillon ; les passions sont les planètes qui l’environnent. Chaque planète entraîne après elle d’autres petites planètes qui sont à son égard ce que la lune est à notre terre : l’amour, par exemple, emporte la jalousie ; elles s’éclairent réciproquement par réflexion ; toute leur lumière ne vient que de celle que le cœur leur envoie ». Elle s’arrête longuement à l’ambition, en femme qui en soupçonne déjà les joies ardentes : « Je place l’ambition après l’amour : elle n’est pas si près du cœur que la première ; aussi la chaleur qu’elle en reçoit lui donne un peu moins de vivacité ». Chez les uns, avoue-t-elle, l’ambition entraîne après soi « la vanité, la bassesse, l’intérêt, les inquiétudes », mais chez d’autres – et c’est son idéal inconscient qui s’exprime ici – elle a pour « satellites » « la véritable valeur, la grandeur d’âme et l’amour de la gloire ».
« La raison, continue-t-elle, aura aussi sa place dans le tourbillon, mais elle est la dernière : c’est le bon Saturne ; nous ne sentons les effets de sa révolution qu’après trente ans. Les comètes ne sont autre chose dans mon système que les réflexions : ce sont ces corps étrangers qui, après bien des détours, viennent passer dans le tourbillon des passions. L’expérience nous apprend qu’elles n’ont nulle part ni bonnes ni mauvaises influences ». La lettre se termine par une amusante assimilation des taches du soleil aux effets de l’âge : « Il affaiblit peu à peu et fait enfin cesser la chaleur naturelle dont le cœur tire toute sa vivacité. Peut-être que le temps fera la même chose sur notre soleil : nous ne différons avec lui que du plus ou moins de durée ». La religieuse qui écrivait ces méditations astro-psychologiques avait alors vingt-quatre ans. Plus tard, sans doute, elle ne placera plus l’ambition après l’amour ; mais, dès à présent, il n’y a pas chez cette jeune apprentie philosophe intempérance d’idéalisme ou de sentimentalité. Elle est déjà la femme positive qui se servira d’autant plus utilement de l’humanité qu’elle la connaîtra mieux.
Elle la connaissait assez déjà pour désirer en jouir et s’y mêler. Elle n’avait point l’âme claustrale, et les commodités qui lui étaient offertes ne faisaient qu’irriter ses désirs : « Dans un couvent, écrira-t-elle vers la fin de sa vie, il ne suffit pas de vouloir être contente pour l’être,… et les chaînes y sont bien pesantes, quand la raison seule est chargée de les porter ». Il n’y avait là, semble-t-il, nulle répugnance religieuse, nulle révolte « philosophique », mais elle était femme et voulait vivre. On le sentit trop facilement dans la petite cour provinciale qu’elle s’était faite : « On la venait trouver, dit Saint-Simon, avec tout le succès qu’on eût pu désirer ailleurs » ; et ce fut de la façon la plus vulgaire qu’Alexandrine défroqua. Quand et comment abandonna-t-elle Montfleury ? La rupture fut-elle brutale et scandaleuse ? ou cette ingénieuse diplomate sut-elle trouver un accommodement ? Les documents font défaut ou sont peu sûrs. Quelques historiographes réduisent à cinq années son séjour au couvent, et la font ainsi défroquer dès 1703. Mais la lettre au P. Maniquet, de juin 1706, semble bien avoir été écrite à Montfleury ; il serait, d’ailleurs, étonnant, qu’après une émancipation si prompte, il fallut encore près de dix ans pour qu’on entendît parler d’elle. « Vers la fin de la vie du Roi », dit Saint-Simon, sa famille parvint « de religieuse à la faire chanoinesse de je ne sais d’où, et où elle n’alla jamais ». Ce « je ne sais où » est le noble Chapitre de Neuville-les-Dames-en-Bresse, près de Lyon, où la règle était encore plus lâche et la résidence moins nécessaire qu’à Montfleury. Peut-être, en effet, n’y prit-elle jamais possession de sa stalle ; elle y prit du moins le titre de chanoinesse : c’était une demi-sécularisation. Elle-même, bien des années après, expliquant à Duclos sa sortie de Montfleury, prétendait qu’elle avait toujours protesté contre des vœux forcés, et, dès le premier jour, cherché à les rompre. Un directeur borné, et inconsciemment amoureux, aurait été le très zélé et très docile instrument de sa libération. La chronique contemporaine ajoute, il est vrai, que le « bon ecclésiastique » ne fut pas seul à plaider contre les vœux de sa pénitente et que plusieurs accidents trop visibles, arrivés coup sur coup et mal dissimulés dans de soi-disant « saisons d’eaux », rendaient la rupture inévitable et définitive. Un nouvelliste anonyme du XVIIIe siècle, qui se proclame « une personne des mieux instruites », mais dont je ne puis garantir la véracité, nous apporte même le nom du premier vainqueur : ce serait le comte irlandais, Arthur Dillon, alors lieutenant-général du maréchal de Médavy, et qui, à diverses reprises, de 1707 à 1712, commanda un corps d’armée en Dauphiné. Dillon aurait donné deux enfants à sa maîtresse. Plus favorisée que l’abbesse de Joye, la religieuse Tencin aurait pu quitter à temps son monastère, et parvenir à Annonay pour y accoucher. La suite de son histoire donne quelque vraisemblance à ces récits ; et la réticence même de ses aveux à Duclos les confirme presque : bruyante ou précautionnée, l’émancipation de la chanoinesse se fit peu canoniquement.
Libérée du couvent, elle ne lui tint pas rancune : elle en garda pour toujours, sinon la dévotion même, qu’elle n’eût sans doute jamais, du moins le goût des relations dévotes, une tendresse médiocre pour les « intrigues de moinerie », mais le sens de la diplomatie ecclésiastique. Elle n’oubliera pas non plus ce qu’elle avait senti et vu autour d’elle durant tant d’années. Certaines préoccupations, certaines images lui resteront : ces promenades dans le parc, où la religieuse solitaire rencontre le visiteur amoureux, ces entrevues du parloir claustral, où l’on échange des paroles décisives ; ces prises de voile, parfois si douloureuses pour l’amant éconduit, toutes ces scènes monastiques ont passé de ses souvenirs dans ses romans pour y laisser leur pittoresque un peu triste et leur mystère.
Il ne pouvait plus y avoir place à la maison familiale pour la religieuse émancipée ; on peut même supposer qu’elle ne le désirait point. Son père était mort depuis 1705, et sa mère, très honnête femme, révoltée par la conduite de sa fille, devait bientôt en « mourir de douleur ». Elle vint donc à Paris, ordinaire et sûr refuge de tous les défroqués et « évadés ». C’était, semble-t-il, aux environs de 1710. Elle y trouva sa sœur, Mme de Ferriol, qui, ayant besoin de l’indulgence des autres, lui donna la sienne. Elle y trouva surtout son frère, l’abbé, de trois ans plus âgé qu’elle, ancien conclaviste du cardinal Le Camus, abbé de Vézelay, docteur en Sorbonne, déjà grand vicaire de Sens, qui venait à Paris intriguer pour de plus hautes charges et de plus opulents bénéfices. C’était un homme « doux, insinuant, faux comme un jeton, ignorant comme un prédicateur ». Les jansénistes, qu’il a si âprement malmenés, se sont vengés sur sa réputation, et la lui ont faite plus que fâcheuse. Il est difficile aujourd’hui de vérifier tous leurs dires ; mais ses lettres de Rome suffisent : elles révèlent une âme vulgaire, fielleuse, sans générosité, embarrassée dans des haines mesquines, tour à tour méprisante et vile. Le masque seul, chez lui, avait bonne apparence. Ses hypocrisies étaient dignes, sa figure assez régulièrement belle et sérieuse : s’il restait silencieux, on pouvait le croire profond. Son vrai mérite est d’avoir par instants senti toutes ses tares et d’avoir aspiré de tout son cœur à la petite vie médiocre qui aurait dû être la sienne ; mais, à ces heures de relâche, sa sœur, qui sera comme sa conscience virile, lui interdira le repos. Il était allé vers elle : elle le garda. Désormais, ils auront partie liée ; ils s’installent ensemble, et vont se pousser cyniquement l’un l’autre par « un système suivi » d’adulations réciproques qu’ils « porteront jusqu’au dégoût ».
Après deux ou trois années de démarches et d’intrigues, grâce à Fontenelle, qu’elle avait rencontré chez Mme de Ferriol, grâce aussi à quelques ecclésiastiques complaisants, l’ex-Augustine de Montfleury obtint vers 1714 ou 1715 un rescrit en cour de Rome qui la relevait de ses vœux ; mais, comme il était « subreptice » et rendu sur un faux exposé, il ne fut point « fulminé » Ce qu’on ne lui donnait pas, Alexandrine de Tencin le prit ; et « la religieuse Tencin », devenue Mme de Tencin, aura dès lors une vie plus que laïque. Elle pensait avec Bolingbroke qu’il « eût été en vérité dommage de laisser rouiller d’aussi beaux talents que les siens ». Au reste, il était temps ; elle avait dépassé la trentaine ; c’était tard pour les débuts d’une femme, à l’époque de la Régence surtout. Mme de Tencin le sentit ; et c’est ce qui donnera à son attaque cette ardeur fiévreuse et un peu indiscrète qui lui nuira parfois. Il s’en fallait qu’elle fût laide. On l’eût même proclamée très belle, s’il y avait eu sur son visage cette sérénité et ce repos qui sont comme la conscience de la beauté ; la sienne était plutôt, si l’on ose dire, une beauté active et toujours en travail de conquête. Le cou, flexible et long, avait des courbes insinuantes ; la bouche, assez grande, était mobile, expressive et fraîche ; les yeux, légèrement troubles, traduisaient avec vivacité l’impression du moment ; et, sur cette physionomie sans cesse renouvelée, on sentait passer, dit Marivaux, « l’âme la plus agile qui fut jamais ».
Les succès furent rapides et vifs. Elle les trouva d’abord chez Mme de Ferriol. La maison de sa sœur était hospitalière. Le mari, discret, déjà vieux et sourd, y tenait une place assez mince, et se montrait satisfait pourvu qu’on lui laissât son confesseur moliniste. Le maréchal d’Uxelles, son voisin, plus que mûr, lui aussi, le suppléait auprès de Mme de Ferriol, sans enthousiasme, il est vrai, mais pour la plus grande joie de sa vaniteuse maîtresse. Agitée, rapace et pédante, vive et spirituelle malgré tout, la Ferriol s’était fait une manière de salon, première esquisse de celui de sa sœur : Des poètes et des savants, des ecclésiastiques et des diplomates, des étrangers de distinction, tous les adorateurs de « la belle Circassienne » Aïssé, que le comte de Ferriol avait achetée à Constantinople et mise en pension chez sa belle-sœur, bientôt les amis des fils de la maison, Pont-de-Veyle et d’Argental, tout ce monde divers et bigarré venait volontiers chez cette jolie femme encore jeune. On y vint davantage, quand on y rencontra la chanoinesse : « je n’ai garde d’oublier Mme de Ferriol, répondait le 9 septembre 1712 Mathew Prior à Bolingbroke ; elle a une sœur qui s’est échappée du couvent, et qui est en train de plaider pour l’annulation de ses vœux ». Mathieu, toujours galant, quoique proche de la cinquantaine, avait trouvé la matière à chansons nouvelles. Il était, comme on sait, admirateur passionné des anciens, mais il soutenait la cause des femmes « modernes ». Son esprit, sa dignité d’ambassadeur, ses relations politiques, ses multiples influences, le rajeunirent sans peine pour Mme de Tencin ; et « la nonne défroquée » supplanta « la fille aux cheveux châtains », fille anonyme, qui égayait alors les loisirs parisiens du diplomate-poète. On lui demanda des compensations : il lui fallut travailler aux affaires de la famille. Le Roi avait nommé l’abbé de Tencin à l’Abbaye d’Abondance, mais il lui manquait la confirmation du duc de Savoie. Bolingbroke déjà sollicité par Mme de Ferriol, avait obtenu la promesse du duc. Prior dut venir à la rescousse : « Il faut encore que j’écrive, avoue-t-il à son ami, et il faut que ce frère, qui ne me paraît pas valoir la corde, soit établi dans son Abbaye d’Abondance ».
Il y avait aussi pour ces hommes graves des négociations moins frivoles. Bolingbroke, qui avait à Paris quelques chères amitiés féminines, les ravivait par de menus cadeaux. Des caisses de vin d’Espagne, d’eau de miel, d’eau des Barbades arrivaient à Prior, qui devait les répartir avec tact entre les dames de Torcy, de Croissy, de Noailles, de Ferriol et autres. C’était de très délicates opérations : « Je vous proteste, écrivait Bolingbroke à Prior, que j’ai contribué à faire le partage de l’Europe sans être aussi embarrassé que je le serais, s’il fallait que je fisse la répartition de cette cargaison ». Prior le faisait en homme impartial et prudent ; mais on suspectait son honnêteté : « Mathieu est fripon naturellement, disait la duchesse de Noailles, il en a bien la mine. Pardi ! il a volé la moitié de mon eau de miel et l’a donnée à sa religieuse défroquée. »
Cette « religieuse défroquée » faisait mieux que de voler à ces dames « la moitié de leur eau de miel » ; elle leur volait Bolingbroke. Quand, à l’avènement de Georges Ier, le noble lord revint à Paris, il fut un de ceux qui la traitèrent le plus vite et le plus galamment en sécularisée. Bientôt, il la nomma « sa reine » avec le plus amoureux respect : « Ayez, je vous supplie, la bonté, écrivait-il à Mme de Ferriol, de l’assurer que dans tous ses états, elle n’a pas un sujet plus fidèle ou plus dévoué que je le suis ». Et « fidèle » il lui resta à la barbe du Régent.
Elle, cependant, qui ne se piquait point de constance, étendait son « règne ». Le chevalier Destouches, lieutenant-général de l’artillerie, qu’on appelait Des touches-Canon pour le distinguer du faiseur de comédies, s’était offert, et n’avait pas été refusé. Il avait environ quarante-cinq ans. C’était un esprit facile, délicat, très artiste, adorateur de Virgile, un cœur « vrai, droit, noble et tout à ses amis » ; mais le tempérament était mou et libertin : le chevalier aimait les plaisirs, la table et les femmes. Fénelon, qui l’avait connu lors du passage de l’armée à Cambrai, le jugeait délicieux, et ne pouvait s’empêcher de l’aimer : « Si vous alliez montrer ma lettre à quelque grave et sévère censeur, lui écrivait-il un jour, il ne manquerait pas de dire : pourquoi ce vieil évêque aime-t-il tant un homme si profane ? Voilà un grand scandale, je l’avoue ; mais quel moyen de s’en corriger » ? Et il ne s’en corrigeait pas ; il continuait à l’appeler « mon cher bonhomme », et à lui insinuer la morale chrétienne sous le couvert d’Horace, d’une plume légère, affectueuse et discrète. Il faut être très indulgent au chevalier Destouches, puisque Fénelon l’a tant aimé, lui être aussi très reconnaissant, puisqu’il a mis un dernier sourire à la vieillesse de son noble ami. – L’esprit, la verve, les grâces encore fraîches de Mme de Tencin, durent le séduire infiniment. Il songeait même à l’épouser, mais on lui fit savoir au Parlement que la situation irrégulière de la chanoinesse ferait casser le mariage. Ils restèrent ainsi en marge des épousailles. Quand, en 1717, Destouches reçut l’ordre de partir aux Antilles, son amie était grosse de six mois.
L’accident, on se le rappelle, lui était déjà survenu. Elle y remédia cette fois, comme sans doute elle avait fait les autres. L’enfant fut exposé sur les marches de la petite église Saint-Jean-le-Rond, et baptisé le 17 novembre dans la chapelle des Enfants-trouvés de l’Enfance de Jésus. On l’appela Jean Le Rond ; il s’appela bientôt d’Alembert. Le chevalier, revenu de mission, s’informa de l’enfant : Il était « sensible », et sa paternité lui était chère. On put retrouver son fils. Il avait six mois, et la tête grosse comme une pomme. Le père parcourut tout Paris, ayant l’enfant bien emballé dans son carrosse, à la recherche d’une nourrice. Aucune ne voulait s’en charger. Enfin la bonne mère Rousseau, la femme du vitrier, accepta le petit être chétif. Elle fut pour lui une si tendre maman, qu’il ne la quitta que très tard, et pour aller vivre chez Mlle de Lespinasse. Mais Destouches ne se contenta point de trouver une nourrice à l’enfant. Pendant les neuf ans qu’il vécut encore, il s’intéressa, et intéressa sa famille aux premières études de son fils. En mourant, il lui laissait une petite fortune : « Je donne et lègue, disait son testament,… au sieur Jean d’Arembert en pension chez Bérée, faubourg Saint-Antoine, 1200 livres de pension viagère, que je veux et j’entends qui lui soient régulièrement payées et par préférence à tous autres legs, en ayant touché les fonds de ceux à qui il appartient ». Que signifie cette dernière et obscure parenthèse ? Serait-ce Mme de Tencin qui aurait ainsi discrètement assuré l’avenir de son fils ? La chose paraîtra peu probable à ceux qui suivront sa vie jusqu’au bout. Elle devait être alors très détachée d’aussi minuscules affaires. Depuis plusieurs années déjà elle avait trouvé en haut lieu de plus puissantes amours, et commençait à « nager en grande eau ».
Introduite, par Fontenelle sans doute, au Palais-Royal, elle n’avait pas tardé à s’apercevoir que le Régent aimait toutes les belles qui voulaient bien le lui permettre. Elle le lui permit. Mais elle alla trop vite en affaires. Le Régent lui parlait d’amour, elle lui parlait de son frère, dont il n’avait cure. Il eut pour la renvoyer un mot brutal ; et Mme de Tencin tomba ou retomba – on ne sait exactement – « du maître au valet ». Ce fut pour toute la famille une profitable chute.
Quelques jours avant sa mort, le cardinal Dubois, qui venait de recevoir de Rome les dernières dépêches de l’abbé de Tencin, essayait encore de badiner avec sa sœur : « Il n’y a rien de plus malheureux qu’un pape, lui disait-il ; le sérieux de sa place ne souffre aucun adoucissement ». Plus heureux qu’un pape, Dubois avait su se procurer une « place » plus accommodante, quoique « sérieuse » aussi ; et Mme de Tencin avait été un des « adoucissements » de sa vie. D’abord prudente et presque secrète, leur liaison ne tarda pas à trouver une sécurité officielle dans la fortune croissante du ministre. La Tencin, dit Saint-Simon, devint alors « maîtresse publique », et le nouvel archevêque de Cambrai eut en cette ancienne religieuse une auxiliaire adroite et sans scrupule. Dans des Mémoires d’une véracité suspecte, elle apparaît comme la trop ingénieuse intendante des orgies nocturnes et renouvelées de l’antique – Fêtes d’Adam, Fêtes des flagellants, – que Dubois aurait organisées à Saint-Cloud pour amollir les énergies ou énerver les résistances du Régent : une Chronique scandaleuse du genre humain, compilation ordurière, rédigée par elle, aurait offert à l’imagination fatiguée d’un prince toujours en quête de nouveaux plaisirs le programme multiforme des plus rares débauches qu’a enregistrées l’histoire. Et tout cela n’est pas impossible.
Des documents plus sûrs nous la montrent dans les milieux diplomatiques faisant de l’espionnage pour le compte du cardinal. Déjà par Bolingbroke elle avait pu connaître les projets des Jacobites ; il semble même qu’elle ait servi d’intermédiaire entre le noble lord et le gouvernement du Régent. Mais ce fut surtout quand le chevalier Schaub devint résident d’Angleterre à Paris (1722), et son frère, l’abbé, chargé d’affaires à Rome (1721), qu’elle pût être, entre les mains de Dubois, un précieux agent d’information, et, le cas échéant, un truchement dans les affaires anglaises.
À Rome, l’abbé faisait assidûment sa cour à celui qui s’intitulait encore Jacques III, roi d’Angleterre, mais que les Français appelaient plus familièrement le Chevalier de Saint-Georges, et les Anglais le Prétendant. Il avait su le circonvenir, lui et quelques-uns de ses intimes, comme le colonel et Madame Hay : « Il ne bougeait de chez le Roi, était de toutes les parties et gouvernait tout ». Le Roi, « bonhomme » et sans défiance, bavardait devant lui avec abandon. L’abbé l’avait persuadé que c’était lui, Tencin, qui lui avait valu le rétablissement de sa pension par le gouvernement français. À vrai dire, il cherchait surtout à l’écorner en la faisant passer par ses mains. Le Roi, qui voulait s’acquitter, lui promettait déjà le chapeau : « Serait-il possible, s’écriait le cardinal de Polignac tout scandalisé, qu’après avoir trahi le Prétendant, il en retirât encore ce prix-là » ? L’on savait bien, d’ailleurs, qui profitait de la « trahison », puisque le roi Georges avait pris la Tencin sous sa protection.
À Paris, la sœur de l’abbé vivait dans un petit cercle de diplomates dont elle était la reine, mais reine familière et gaie. Elle appelait Schaub le Petit, et le comte de Hoym, ambassadeur de Saxe-Pologne, mon cher Grand. Elle-même s’appelait en plaisantant la femme de Schaub. Il est vraisemblable que le chevalier n’avait point de secrets pour « sa femme ». Enfin elle était « en relation intime » avec un agent louche qui se prétendait « résident de Sa Majesté Britannique en qualité seulement de duc de Hanovre ». C’est elle qui lui fournissait toutes les nouvelles qu’il envoyait à La Haye, à Vienne et à Londres. Ainsi, par elle et par les indiscrétions de ses amis, Dubois pouvait pénétrer plus facilement les dessous de la politique anglaise. Mais avait-il en sa maîtresse une informatrice loyale ? Et, comme le faisait remarquer l’agent prussien auquel j’emprunte une partie de ces renseignements, le chevalier Schaub ne se servait-il pas, lui aussi, de « sa femme » pour espionner le cardinal ? Nous savons donc mal ce que Mme de Tencin fit pour Dubois. Nous savons mieux ce que Dubois fit pour elle.
Elle était venue pauvre à Paris. Quelques années plus tard, – Dubois vivait encore, – elle avait amassé, sinon la très grosse fortune que lui prêtent les chansonniers de l’époque, du moins une aisance plus qu’honnête. Quand, en 1719, il fallut pour le bien de la chose publique opérer la conversion du presbytérien Law, elle sut obtenir pour son frère ce lucratif honneur, car « l’opération » ne fut pas seulement ecclésiastique : « Elle le fit gorger par Law » dit Saint-Simon ; et « le gorgé » eût beau protester de son désintéressement et de ses vues toutes spirituelles, l’opinion publique resta scandalisée, et ne vit dans cette conversion qu’un trafic. Croyons-en pourtant le convertisseur, admettons qu’avec des mains nettes il ait écarté la pluie d’or, – elle retomba sur sa sœur. Deux mois et six jours après que l’auteur du « Système » eût abjuré entre les mains de l’abbé, le 28 novembre 1719, Mme de Tencin, qui sentait revivre en elle quelque chose de son aïeul le banquier Guérin, ouvrait rue Quincampoix un comptoir d’agio. Nous avons encore l’acte constitutif de la société en commandite qu’elle parvint à réunir autour d’elle, et où elle avait fait entrer frère, sœur, cousin, amis et amant, sans oublier un « secrétaire de M. le Garde des Sceaux », pour être toujours en règle avec la justice. C’est chez Mme de Tencin que la compagnie a son siège social ; et, dans le respectable capital engagé, 3 156 852 livres, c’est elle, la cadette, la religieuse évadée, qui fournit le plus gros apport, près de 700 000 livres, récompense et bilan de tout un passé. Les associés, dit l’article 3 de l’acte constitutif, « seront obligés de remettre leurs fonds » entre les mains du caissier « ce jour vingt-huitième courant à quatre heures précises pour tout délai… lesquels fonds seront employés ce même jour autant que faire se pourra ». Les associés sont fiévreux, ils veulent le soir même, tenir la fortune dans leurs mains. Est-il imprudent de reconnaître ici la poussée de Mme de Tencin, toujours ardente quand il s’agit de conquérir ?
Ce n’est pas, d’ailleurs, la seule entreprise financière où cette femme, désireuse de posséder, et de posséder pour dominer, ait engagé son argent et ses rêves. La protection du cardinal Dubois, la complaisance du lieutenant de police d’Argenson l’ont plus d’une fois servie en des moments difficiles. Sa vie en apparence est alors tout amoureuse, mais les affaires, les intrigues, les marchés en font la trame : « Je vous prie, mon cher petit, écrit-elle à d’Argenson le 4 Juillet 1723, de vouloir vous adoucir pour les sieurs Besson et Vernet. Une personne pour qui je m’intéresse m’a demandé d’écrire en leur faveur. J’espère que vous voudrez bien, à ma prière, ne leur être pas contraire ». Les sieurs Besson et Vernet sont des financiers véreux, qui viennent d’être arrêtés pour manœuvres frauduleuses. C’est dans ce monde interlope que Mme de Tencin choisit « les personnes pour qui elle s’intéresse ». Quelques mois plus tôt, elle avait remis au cardinal « un mémoire concernant les bois et les forges de la province du Dauphiné ». « Cette affaire, lui disait-elle, est d’une très grande importance pour le commerce et pour la plus grande partie de la noblesse, et mes frères y sont particulièrement intéressés ». Le parlement est sur le point de la régler ; il faut que le procureur général impose au parlement la volonté du ministre ou plutôt la volonté de sa maîtresse : « Je supplie Votre Éminence de faire écrire au procureur général de suspendre cette affaire, jusqu’à ce qu’Elle ait le temps de s’en faire rendre compte ». Ce qui met quelque noblesse, ou du moins quelque désintéressement dans tous ces tripots, c’est que Mme de Tencin ne fait la chasse à l’or que pour la faire plus sûrement au pouvoir, et ne les conquiert tous deux que pour ce frère médiocre, en qui elle a placé toutes ses ambitieuses espérances.
Au printemps de 1721, le pape Clément XI étant mort, l’abbé, sur les ordres de Dubois, part à Rome comme conclaviste du cardinal de Bissy. Celui-ci eut d’abord « un peu de peine à digérer qu’on lui associât l’aumônier de Jean Law et un homme qui sortait de la rue Quincampoix » : une récente affaire de simonie, l’affaire du prieuré de Merlou, quelques mensonges effrontés en plein Parlement avaient achevé de le discréditer à Paris, et sa réputation avait besoin de se rafraîchir à l’étranger. Après tout, la place était modeste, puisque c’était celle-là même qu’il avait occupée vingt et un ans plus tôt auprès du cardinal Le Camus. Mais Dubois, qui voulait entrer avec la pourpre dans la série des Mazarin et des Richelieu, avait envoyé là-bas ce maquignon sans dignité pour qu’il lui achetât le chapeau. Le cardinal de Rohan était chargé de la demande officielle. Dubois laissait à l’abbé les négociations les plus décisives, les négociations d’antichambre. Il écrivait à son protégé des lettres caressantes et attendries, qui permettaient à Tencin de tout espérer pour l’avenir : « Vous avez toujours souhaité, Monsieur, lui disait-il, d’être à portée de rendre service à un imbécile : vous y voilà, et vous vous y mettez à ce que je vois jusqu’aux oreilles. Dans la grippe qui vous a pris pour moi, je crois que vous avez satisfaction en travaillant selon votre cœur avec les personnes qui se portent à mon avancement avec tant de générosité… Continuez à m’aimer non pas le plus longtemps qu’il vous sera possible, mais toute votre vie ; et, si on vous faisait regarder cette passion comme une maladie, je vous supplie de ne jamais prendre de rhubarbe, si la rhubarbe peut vous en guérir (on retrouve ici le fils de l’apothicaire). Pour moi, c’est pour le reste de mes jours ; et je n’oublierai jamais le service que vous m’avez rendu, en me fournissant des encensoirs pour parfumer l’ambassade du Grand Turc. (“Le Grand Turc”, est sans doute ici le nom irrévérencieux du pape ; et ces métaphores musulmanes désignent les bons offices de Tencin en faveur de Dubois auprès de la cour romaine.) En reconnaissance, je vous garde du baume de La Mecque (Ne serait-ce pas la promesse de la consécration épiscopale ?) et je vous assure que vous n’aurez jamais d’ami qui soit plus parfaitement que je suis, etc. ».
Tencin lui montra « comme il savait servir ». Il s’était acoquiné avec l’abbé Scaglione, le conclaviste du cardinal Conti, qu’on allait faire pape. Innocent XIII élu, et Scaglione nommé secrétaire des brefs aux princes, – la chasse au chapeau se poursuivait avec plus d’ardeur. Scaglione montrait à Tencin ses grands appartements mal meublés, et Tencin lui insinuait avec un sourire : « Monseigneur, je suis sûr que la même providence, qui fera éclore la promotion de M. l’archevêque de Cambrai, pourvoira en même temps à l’ameublement de votre appartement ». Comment le pauvre pape aurait-il pu résister aux arguments de son ancien conclaviste ? Le 15 Juillet 1721, il se résignait à faire de Dubois un cardinal. Quatre jours plus tôt Dubois, encore incertain sur son sort, avait écrit à l’abbé : « Je suis extrêmement sensible aux marques d’amitié que vous me donnez, et je voudrais cesser d’être aussi décontenancé et aussi garrotté que je le suis pour lever l’étendard de la reconnaissance ». Le triomphe obtenu, « l’étendard » fut levé ; et, tandis que le cardinal de Rohan, sa mission terminée, quittait Rome, Tencin y restait comme chargé d’affaires, en remplacement du jésuite Laffitau, évêque de Sisteron, dont les « turpitudes sans nombre » avaient mérité une éclatante disgrâce,… à ce que prétendait, du moins, son vertueux successeur : « Vous reconnaîtrez enfin, lui écrivait Dubois en lui envoyant ses lettres de créance, que je ne vous ai pas donné un mauvais conseil, quand je vous ai invité d’aller à Rome, et que mon principal objet n’était pas d’y recevoir des marques utiles de votre amitié, mais de vous en donner d’authentiques de mon estime et de ma gratitude ».
Il est grand dommage qu’à l’exception d’un court billet, les lettres de Mme de Tencin à son frère durant ces années romaines soient aujourd’hui perdues. Il nous reste heureusement, pour y suppléer, les lettres du frère à la sœur, celles de tous deux à Dubois, et les réponses de celui-ci. Le représentant de Sa Majesté très Chrétienne auprès du Saint-Siège ne tomba pas à Rome dans ce qu’il appelait « le tic de la dévotion » ; il se contenta d’adapter à l’italienne la vie qu’il menait à Paris. Il faisait merveille à la cour pontificale : « En vérité, écrivait-il à sa sœur, je puis dire que j’ai le vol de ces messieurs-là… Il est vrai que j’ai un talent pour leur dire des douceurs avec un air de candeur et de vérité auquel je sens moi-même qu’il est très difficile de résister ». Presque tous les jours, on le trouvait chez le « Roi d’Angleterre », causant tête-à-tête avec la « Reine », travaillant déjà pour son chapeau près du trop naïf Prétendant. Il donnait à dîner aux « meilleures têtes » des monsignori ; et, comme s’il avait pressenti l’avenir, il se liait d’étroite amitié avec le futur Benoît XIV, Prosper Lambertini, « un prélat du premier ordre », disait-il, qui « pense très modérément sur les affaires de religion », et « qui est le meilleur comique qui soit au monde ». Le soir, en Romain bien acclimaté, il allait au rosaire, puis restait à souper dans des maisons amies, à voir jouer et danser, à recueillir les anecdotes scandaleuses qui divertiraient sa sœur. Parfois même, il se détendait davantage : « J’allai hier, écrit-il à Mme de Tencin, chez le connétable Colonna, où je fis quelques friponneries avec sa fille ». D’autres fois : « J’allai hier me délasser à la musique du cardinal Colonna, et ensuite faire quelques friponneries dans la maison Celaricci… J’allai hier chez le cardinal Alexandre ; je friponnai un peu avec donna Agnès ».
Parmi tous ces « délassements », il rédigeait à Dubois de laborieuses dépêches, toutes pleines d’insinuations, qui voulaient être habiles, et d’effusions sentimentales : La vie était chère à Rome, et la représentation dispendieuse ; avare pour lui-même, il croyait devoir être prodigue pour le service du Roi. Il ne « cultivait que des gens de mérite et de vertu », mais ils étaient pauvres, il fallait les soutenir. Le Cardinal travaillait trop, il devrait ménager une santé si précieuse, et tranquilliser ses amis.
Les lettres à sa sœur étaient d’un ton au-dessous. Plus de grandes vues politiques, d’affectueuses protestations, d’enthousiasme pour le cardinal. Le bas trafiquant et l’âme médiocre s’y livraient sans vergogne : les hautes charges que sa sœur rêve pour lui, il est le premier à sentir qu’elles dépassent « ses forces, ses capacités, et plus encore ses désirs ». « Vous avez beau faire, lui dit-il, vous ne me ferez pas croire que je vaille beaucoup. Je n’ai point de mémoire, je suis abstrait, sérieux ; je me crois le plus souvent très ennuyeux. Ce que je veux faire un peu bien me coûte infiniment, et ce bien n’est jamais que médiocre ». – « Je sens visiblement que je baisse, lui confesse-t-il un autre jour, tirez-moi d’ici… ma santé s’use ; dix ans de vie valent mieux que toute la fortune que je pourrais faire ». Et, comme elle essaie de stimuler en lui les ambitions qui dorment : « Je suis un sot, je l’avoue, lui répond-il ; l’ambition, loin de se réveiller en moi, s’éteint tous les jours davantage. Je ne désire bien réellement et bien sincèrement que de me retirer et vivre tranquillement ».
Elle, qui a besoin de lui et de sa gloire, le secoue et le réconforte tout ensemble ; elle le virilise, lui rend confiance en soi-même, et lui persuade « qu’il vaut quelque chose ». Il n’est service, petit ou grand, qu’elle ne soit prête à lui rendre. S’il a besoin d’un cuisinier français, elle saura utiliser le courrier ministériel et faire voyager son homme aux frais de l’Éminence. Si de vieilles histoires circulent dans Paris, qui rappellent fâcheusement le souvenir de l’abbé, l’indignation vertueuse de la sœur saura répandre le contrepoison. S’il faut entretenir la bienveillance du Sacré-Collège à l’égard du chargé d’affaires de France, elle écrira aux cardinaux les plus respectueuses, les plus reconnaissantes lettres. Si ce diplomate sans style désire « enchâsser » dans ses dépêches quelques morceaux de haute allure, elle fera composer par M. de La Motte « des lettres de compliment suivant l’occasion, des pensées pour distribuer au Roi, à M. le duc d’Orléans et autres ». Elle lui garantit surtout la protection de Dubois par des interventions incessantes. Que de fois l’a-t-on vue venir chez le cardinal, pour lui parler de son frère et prendre langue avec lui ! Quand les « quartiers » échus tardent trop à venir, c’est elle qui assume l’ingrate mission de rappeler sa parole à celui « qui a rétabli la vérité et la confiance dans l’Europe ». C’est elle qui « se concerte » avec Dubois pour tirer son frère des mauvaises passes, pour réparer ses grosses bévues ou les malhonnêtetés inhabiles qui achèveraient de ruiner sa réputation. Elle craint tant que l’indulgence du ministre finisse par se lasser, qu’elle exagère « les plaintes » discrètes qu’il la prie de transmettre à Rome : « Vous m’avez attiré, Monseigneur, écrit un jour à Dubois l’abbé tout penaud, une rude mercuriale de Mme de Tencin. Sa colère est une preuve de son respect et de son attachement pour Votre Éminence ; jamais personne ne s’est trouvé plus embarrassé qu’elle pour concilier les sentiments qu’elle sait que j’ai pour Votre Éminence avec une faute aussi grossière. Je vous prie de la tranquilliser en lui disant que je n’étais point coupable ». – « Laissez craindre Mme de Tencin, lui répondait paternellement le cardinal, et soyez assuré que, quand même vous feriez des peccadilles, ce dont vous n’êtes pas capable, rien ne peut diminuer l’estime et l’amitié que j’ai pour vous, et que personne ne vous honore, Monsieur, plus que je fais ».