Madame Obernin - Hector Malot - E-Book

Madame Obernin E-Book

Hector Malot

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Beschreibung

Extrait : "C'en est fait, je n'irai pas à Paris ! Il faut renoncer à tous nos beaux projets, à tous nos rêves. Les châteaux en Espagne que, pendant nos deux années de rhétorique et de philosophie, nous avons bâtis,en nous promenant dans la cour du collège de Nancy, se sont écroulés comme des châteaux de cartes. Dans trois jours, je quitte Neufchâteau pour Strasbourg ; c'est là que je ferai mon droit..."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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I

C’en est fait, je n’irai pas à Paris ! Il faut renoncer à tous nos beaux projets, à tous nos rêves. Les châteaux en Espagne que, pendant nos deux années de rhétorique et de philosophie, nous avons bâtis, en nous promenant dans la cour du collège de Nancy, se sont écroulés comme des châteaux de cartes.

Dans trois jours, je quitte Neufchâteau pour Strasbourg ; c’est là que je ferai mon droit : l’arrêt a été rendu hier en conseil de famille tenu entre mon père et mon beau-frère ; il m’a été signifié ce matin.

Mon père était assez disposé à m’envoyer à Paris ; ma mère demandait Nancy pour m’avoir plus près de la maison, mon beau-frère voulait Strasbourg. C’est lui qui l’a emporté ; bravement il s’est chargé de m’annoncer son triomphe.

Mon beau-frère n’est pas précisément l’homme le plus doux, le plus gracieux de la Lorraine. Ses cheveux et ses favoris roux, son front carré, sa bouche aux lèvres minces, ses yeux noirs enfoncés sous des sourcils hérissés en brosse, sa démarche mécanique, ses habits le serrant comme un fourreau, tout en lui indique, au premier coup d’œil, un homme d’énergie et de volonté.

Il est réellement cet homme, et il n’a pas eu grand mal à prendre un ascendant irrésistible sur mon père, qui paraît avoir pour unique préoccupation d’assurer à sa vie la paix et la tranquillité de l’intérieur, et sur ma mère qui change dix fois de résolution dans la même journée.

Quand il sortit de la conférence avec mon père, je compris que mon sort était décidé.

– Robert, me dit-il, tu viendras déjeuner demain avec moi, j’ai à te parler. À dix heures, tu sais, pas à neuf heures cinquante-cinq ni à dix heures cinq ; à dix heures : tâche de mettre un peu de régularité dans ce que tu fais.

Le lendemain, comme dix heures sonnaient à Saint-Nicolas, j’entrais dans les bureaux de mon beau-frère.

– Bon, dit-il, quand le dernier coup eut frappé, tu es exact, j’aime ça. Malheureusement, ta ponctualité aujourd’hui ne prouve que ta curiosité. Déjeunons d’abord elle sera bientôt satisfaite.

Il me fit entrer dans la salle à manger : ma sœur était à sa place, devant la table, non assise, mais debout, attendant son seigneur et maître. En nous voyant, elle s’assit et commença à servir.

Chez mon beau-frère, on ne mange pas pour manger, mais pour mettre de l’huile dans la lampe, comme il dit : le déjeuner fut donc vite expédié. Lorsque le café fut servi, ma sœur, qui avait été sans doute prévenue à l’avance, se leva et nous laissa seuls.

– Tu te doutes bien, n’est-ce pas, me dit-il, de quoi je te veux parler ?

– De mon départ.

– Juste comme cinq et trois font huit ; tu vas à Strasbourg.

– À Strasbourg !

– Oui, mon garçon, et c’est à moi que tu le dois. Je sais bien que tu vas m’en vouloir pour cela, mais plus tard tu m’en remercieras.

Je ne cachai pas mon désappointement, mon mécontentement.

– Tu aurais voulu aller à Paris.

– Assurément.

– À Paris pour t’amuser ?

– À Paris pour suivre les cours de Michelet, de Quinet, pour visiter le Louvre tous les jours, pour voir Rachel, pour vivre avec des gens d’esprit.

– Et au quartier latin avec Mogador et Clara, c’est là justement ce que je n’ai pas voulu moi. Ton père, voyait dans ton séjour à Paris les relations que tu pourrais former, il comptait sur ses anciennes amitiés pour te bien poser tout d’abord, et il comptait sur toi pour le reste. Je lui ai ouvert les yeux. Robert n’est pas d’âge à avoir de l’ambition, il ne voit dans la vie que le plaisir et la liberté : à Paris il se donnera des deux à cœur joie. Au lieu d’entretenir les relations que vous lui aurez créées, il se fabriquera un grand homme au collège de France par lequel il jugera tout, une jolie petite femme au quartier latin par laquelle il agira, une opinion de café qui le dominera et nous n’en ferons rien. Ce n’est pas Paris qu’il nous faut.

– Et Nancy ? interrompis-je, dépité de l’entendre parler ainsi, mais sans oser le contredire absolument, car dans ce qu’il disait je sentais qu’il y avait du vrai ; et ce qu’il y avait de faux j’aurais perdu mon temps à vouloir le lui faire comprendre.

– Nancy ? Mon cher, ta mère est ta mère, et de plus la mère de ma femme ; c’est plus qu’il n’en faut pour que nous la respections. Mais enfin, il est bien permis de dire que si tu avais été à Nancy, par cela seul ta mère eût fait notre malheur à tous. À la moindre difficulté avec ton père, et Dieu sait si les difficultés se seraient souvent présentées, elle eût été s’établir chez toi : les quinze lieues de Neufchâteau à Nancy eussent été un plaisir plutôt qu’une fatigue, son chien sous son bras, une place dans le coupé de la diligence, et tout le monde eût été sur les dents, toi le premier, ton père, ma femme et moi. Ton père n’a pas besoin de cela. Pauvre M. d’Autrey ! De Nancy tu serais souvent venu nous voir, tous les mois sans doute, et aussi lors de toutes les fêtes. En ce moment ces visites eussent été mauvaises. Ton père est légitimiste, toi tu es républicain, moi je suis pour les affaires et la tranquillité. Nous aurions recommencé entre nous des querelles politiques aussi niaises qu’elles sont inutiles. Pourquoi diable es-tu républicain ?

– Parce que c’est l’opinion des gens de cœur et d’intelligence.

– Bon ! te voilà parti ; ton père et moi nous n’avons donc ni cœur ni intelligence ? Crois-tu qu’il soit agréable de s’entendre dire ces choses-là par un gamin de vingt ans ? Les jeunes gens prennent au collège des idées générales sur toutes choses, et, dans leur présomption, ils les appliquent à tort et à travers. Tu as blessé bien des fois ton brave homme de père par des opinions tranchantes, et moi tu m’as exaspéré au point que je t’aurais souvent claqué. Il est bon d’éviter que cela puisse se reproduire. Nous traversons une époque difficile où prochainement il y aura des vainqueurs et des vaincus, il ne faut pas que les victoires ou les défaites politiques puissent allumer la guerre dans notre famille. Au fond du cœur tu dois convenir que j’ai raison.

Et de fait, j’en convenais, car depuis le commencement des vacances j’avais eu avec mon père trop souvent des discussions politiques dans lesquelles je l’avais froissé.

– À Strasbourg, poursuivit mon beau-frère, rien de tout cela n’est à redouter. Strasbourg est, après Paris, la ville de France la mieux partagée sous le rapport de l’instruction supérieure. Il y a des Facultés de droit, de lettres, de sciences, de médecine. Tu pourras suivre tous les cours que tu voudras.

– Oui, seulement, au lieu d’avoir des chefs d’emploi j’aurai des doublures.

– Tu me fais rire avec tes doublures ; le jour où ces prétendues doublures n’auront plus rien à t’apprendre, je serai le premier à demander qu’on t’envoie à Paris. En attendant tu peux passer quelques années à Strasbourg ; tu sais que j’y ai des amis, particulièrement M. Charles Hummel, le banquier ; c’est lui qui sera ton correspondant, ou mieux, pour appeler les choses par leur nom, ton surveillant. Sa maison sera la tienne ; tu trouveras en lui un homme de tête et de volonté qui, comme moi, est parti de rien pour arriver à quelque chose par la seule puissance du travail. J’espère que madame Charles voudra bien te prendre en amitié ; tu voudras bien, toi, pour l’en récompenser, ne pas la prendre en amour.

– Merci de vos conseils.

– Crois-tu que je ne te connais pas, monsieur le sentimental ? Je n’aurais donc jamais regardé tes yeux, quand tu es avec des femmes, et tes soupirs et tes empressements ! Je ne t’en blâme pas, c’est de ton âge ; à vingt ans, j’étais amoureux de toutes les femmes, les jeunes aussi bien que les vieilles. Madame Charles Hummel, ni jeune ni vieille, approche de la trentaine ; elle est assez jolie, elle a de l’esprit, du goût, des manières distinguées, voilà pourquoi je te recommande de n’en pas devenir amoureux. Toutes les autres, excepté celle-là, et si jamais tu te trouves pris dans une position difficile, où il faille de l’argent ou un bon conseil, adresse-toi sans crainte à ton beau-frère, je te promets qu’il te viendra en aide. Il faut que jeunesse se passe, et je ne suis pas si mauvais diable que j’en ai l’air ; rappelle-toi ça. Travailler, s’amuser, les deux peuvent aller de front ; seulement, ce que je n’admets pas, c’est qu’on s’amuse sans travailler, et précisément c’est là ce que vous demandez presque tous en sortant du collège. Vous ne pensez qu’à une chose : jouir de votre liberté.

Ce long discours de morale commençait à m’ennuyer, et l’ennui se joignant à la contrariété, je faisais une mine peu gracieuse.

– Tu m’en veux de toutes ces précautions, continua mon beau-frère : sois bien persuadé pourtant que j’agis dans ton intérêt et parce que j’y suis poussé par une véritable affection pour toi. Que m’importerait, si j’étais comme beaucoup de beaux-frères, que tu fusses ici plutôt que là ? Paris même ferait mieux mon affaire, j’aurais au moins la chance que tu t’y perdes, et, resté seul, j’aurais la fortune entière de ton père. Mais ce n’est pas ainsi que je raisonne. Tu me plais et je t’aime ; j’ai vingt ans de plus que toi, je veux que tu sois l’orgueil de notre famille. Puisque probablement je n’aurai pas d’enfants, je veux que tu sois mon fils ; je veux que tu fasses dans la vie et dans le monde le chemin que je n’ai pas pu faire. Ah ! si j’avais eu quelqu’un pour me mettre le pied sur le premier échelon, jusqu’où ne serais-je pas monté. Mais, fils de paysans, élevé à l’école, où durant, l’hiver je ne pouvais porter la provision de bois exigée, qu’en la cassant sur mon chemin, tant l’argent était rare à la maison, je n’ai pas eu les commencements faciles, et ne suis arrivé à quelque chose que parce qu’il y avait en moi l’énergie et l’obstination de dix bons Lorrains. Aujourd’hui, riche de trois cent mille francs, à la tête de la meilleure banque du pays, la plus solide et la plus considérée, je ne me plains pas, seulement je veux mieux que ça pour toi. Ce n’est pas avec sa petite place de juge que ton père pourra t’amasser un gros héritage, ce n’est pas avec ses opinions royalistes qu’il pourra te pousser dans l’administration, car le vent ne me paraît pas souffler dans la voile de Henri V ; il faut donc que j’intervienne ; c’est ce que je fais, et je commence au bon moment, au moment du départ. Ainsi, tout est entendu, convenu, nous prendrons samedi la diligence pour Nancy, et à Nancy celle pour Strasbourg.

Il me versa un verre de kirch.

– Allons, ne me boude pas !… Je bois à ta santé. Maintenant, assez causé ; va te promener, si le cœur t’en dit ; moi, je vais travailler.

Quand je suis rentré à la maison, mon père arrivait du Palais de Justice.

– Tu as déjeuné avec Harol, me dit-il ; il t’a parlé ?

– Il m’a annoncé que je n’irais pas à Paris.

– Tu iras à Strasbourg ; oui, il vaut mieux que cela soit ainsi.

Et, sans un mot de plus, il m’a pris la main et me l’a serrée.

Pauvre père, sa voix était tremblante ; il était presque honteux.

À trois heures, ma mère est rentrée de sa promenade et aussitôt elle est montée dans ma chambre.

– Eh bien, Robert comment s’est passée ta conversation avec Harol ? m’a-t-elle demandé.

– Il m’a annoncé que j’irais à Strasbourg, et il m’a donné les raisons qui avaient dicté ce choix.

– Et tu as cédé ; tu ne t’es pas défendu ?

– Mais, ma mère…

– Ah ! si tu avais voulu rester à Nancy, tu aurais bien su l’obtenir. Mais Nancy, c’est trop près de la maison maternelle. Monsieur veut courir, voir le monde, être libre. Mon Dieu, que les mères sont malheureuses !

II

Je ne suis à Strasbourg que depuis un mois, et il me semble que je suis resté enfermé au moins dix ans dans une prison. Pas gaie, la capitale de l’Alsace, au moins pour moi.

La morale que mon beau-frère avait jugé à propos de me faire sur madame Charles Hummel avait éveillé ma curiosité. J’avais une certaine envie de voir cette femme, ni jeune ni vieille, qui devait me servir de mentor.

Je l’ai vue… Je n’en serai jamais amoureux.

À ma première visite, elle m’a produit une impression assez vive. C’était le soir de notre arrivée. Après avoir fait notre toilette à l’hôtel, nous nous sommes rendus chez elle où nous étions attendus pour dîner. Elle était seule dans son salon, un grand salon en velours rouge très confortable, avec des tableaux aux murs et un encombrement de dressoirs, d’étagères et de meubles sans nom pour moi, tous garnis de curiosités, de potiches et de bibelots. Pendant que mon beau-frère causait avec elle, j’ai pu l’examiner à mon aise, et cet examen n’a eu rien de désagréable, au contraire. Si elle approche de la trentaine, cela m’importe peu, et je ne comprends pas les hommes qui font les difficiles en disant : « elle a trente ans » ; pour moi, quarante ans, trente ans, vingt ans, c’est exactement, la même chose quand la femme est belle ou jolie, et madame Charles est jolie. Elle est blonde, d’un blond pâle comme le lin soyeux et frisant, grassouillette avec des fossettes au menton, des fossettes aux joues, des fossettes sur les doigts ; avec cela, de belles épaules rondes et un corsage bombé qui tremble lorsqu’elle rit. Elle rit très souvent, en laissant voir de petites dents blanches entre de grosses lèvres roses : cela aussi est gracieux.

Placé à côté d’elle à table, j’étais très ému lorsque ma main frôlait ses doigts sous l’assiette qu’elle me passait ; et quand mon genou rencontrait sa robe de soie qui criait, un frisson me parcourait le corps. Il se dégageait d’elle, de sa chevelure et de sa chair, un parfum inconnu, indéfinissable, qui me faisait battre les artères.

Mon beau-frère quitta Strasbourg quatre jours après ce dîner, par la diligence qui part à deux heures. À quatre heures, j’étais chez madame Charles pour lui faire ma visite. Depuis deux nuits je ne rêvais que fossettes, fossettes sur les mains, fossettes partout.

Je croyais qu’on allait me recevoir dans le grand salon rouge : je ne savais pas ce que je dirais, mais j’étais en disposition de dire une infinité de choses intéressantes. Au lieu de me faire monter l’escalier à rampe de fer, on m’ouvrit une porte du rez-de-chaussée qui donne dans les bureaux.

Je fus abasourdi quand je me trouvai au milieu d’une vaste pièce partagée en une dizaine de compartiments, dans chacun desquels travaillaient nez à nez deux commis. Un garçon m’ayant demandé ce que je voulais, je répondis :

– Madame Hummel, s’il vous plaît.

– Au fond de la salle, à gauche.

Au fond de la salle, à gauche, s’élevait une sorte de cage dont le grillage était garni de rideaux verts ; c’était là que se trouvait ma divinité. En face était une autre cage exactement pareille, sur la porte de laquelle on lisait : Caisse.

– Ah ! c’est vous, monsieur d’Autrey ! dit madame Charles en m’apercevant ; entrez donc.

Elle me montra une chaise en cuir jaune qui occupait un des coins de sa cage.

J’entrai et m’assis : ce n’était pas à cela que je m’attendais.

Sans plus faire attention à moi que si je n’étais pas là, elle continua la lecture du papier qu’elle tenait entre ses mains, un papier timbré au haut duquel était écrit : « Compte de retour. » Devant elle, un commis attendait dans une attitude respectueuse.

– Monsieur Schnegans, dit-elle en le regardant, vous avez oublié dans votre compte de retour le change à un et un quart pour cent.

Prenant une plume, elle écrivit quelques chiffres.

– Sur 2 048 – 40, c’est 26 fr. 50 c., dit-elle ; il faut recommencer cela ; à l’avenir, respectez un peu plus le papier timbré, je vous prie.

– Puis, se levant et penchant la tête en dehors de la cage :

– Monsieur Wentzel, dit-elle, écrivez au correspondant de Barr que si le billet Eissen n’est pas payé, il faut poursuivre activement.

Ces devoirs accomplis, elle se tourna vers moi.

– Qui me vaut le plaisir de votre visite ? dit-elle en souriant.

Les fossettes se creusèrent bien dans les joues à la place même où je les avais vues en rêve, mais il y avait de l’encre au bout des doigts de ma déesse, et j’entendais toujours sa voix disant : « Vous avez oublié le change à un et un quart pour cent. » Ce fut à peine si j’eus la force de répondre quelques paroles stupides, et je me sauvai avec un pouce de rouge sur la figure.

Suis-je assez malheureux avec les femmes !

Mais aussi, quelle fatalité faut-il pour que je tombe précisément sur un portefeuille au lieu de tomber sur un cœur. Une femme qui pense au change, aux protêts, aux intérêts, à la commission ! Quelle profanation ! et comment la femme a-t-elle pu en arriver à ce degré d’abaissement ? Est-ce que les Parisiennes sont assez lâches pour travailler dans les bureaux de leurs maris ?

Je ne pourrai jamais aimer madame Charles, cela n’est que trop certain, et je devrai me contenter de ce qu’elle peut seulement me donner et « une maison agréable où je pourrai, je l’espère, me créer d’utiles relations. »

Quant à M. Hummel, c’est, je crois, un excellent homme : il a beaucoup de gaieté avec un fonds inépuisable de bienveillance ; il a encore cette supériorité sur mon beau-frère de comprendre qu’on puisse lire d’autres vers que ceux de Déranger.

Si pendant mes dernières années de collège j’ai pu sans trop d’impatience étouffer les élégies qui du cœur me montaient à la tête, c’est que j’avais l’espérance d’être bientôt libre, et que nos murailles me créaient d’ailleurs une de ces impossibilités matérielles devant lesquelles il faut, bon gré mal gré, s’arrêter. Mais aujourd’hui cette liberté après laquelle j’aspirais si ardemment, je l’ai, et je n’en jouis pas. Ce que je voyais dans cette liberté, ce n’était point la vie de flânerie, ce n’était point la vie de café, c’était la vie d’amour, et je n’aime pas ! Je me sens dans le cœur des trésors de tendresse à dépenser, et cette tendresse, dresse, je ne sais à qui l’offrir : personne ne la demande, personne n’en veut. Je ne peux pourtant pas écrire sur mon chapeau : « Ici l’on aime. » Et cependant l’enseigne ne serait pas trompeuse. Les femmes sont donc aveugles ou mes yeux n’ont aucune expression, aucune flamme, que pas une ne s’arrête pour me tendre la main ! Quelle chose étrange que le hasard et l’occasion ! Dans notre voyage, j’ai vu, au milieu de plates vallées, quelques maigres filets d’eau qu’on ramassait à grand-peine pour faire tourner lentement une roue d’usine et de moulin, et dans la montagne, à quelques pas de là, j’ai vu d’impétueux torrents dont personne n’avait songé à utiliser la puissante force, et qui allaient se perdre çà et là, inutiles. C’est aussi un torrent qui jaillit de mon cœur, torrent d’amour auquel personne ne fait attention.

En attendant que je trouve une femme qui veuille bien laisser tomber un regard sur moi, j’ai tâché de m’organiser la vie la moins triste possible. J’habite, rue des Pucelles, un appartement tout petit, mais commode et agréable. Il est dans une vieille maison en bois à étages saillants qui, au sommet, rejoint presque la maison qui lui fait vis-à-vis, laquelle est bâtie d’après le même système. Mes fenêtres ouvrent sur une galerie couverte formant un large balcon à balustre de bois sculpté. Cette galerie sera charmante l’été pour y mettre des fleurs. En face, sur une cheminée, je vois une énorme bourrée qu’on me dit être un nid de cigogne. Ce sera pour l’été, comme les fleurs sur la galerie, et peut-être aussi comme l’amour dans mon cœur. Espérons tout de l’été.

Quand l’été vient, le pauvre adore ;
L’été, c’est la saison de feu,
C’est l’air tiède et la fraîche aurore ;
L’été, c’est le regard de Dieu.

Mon appartement se compose de deux pièces : une chambre et un petit salon. Mon beau-frère a bien fait les choses, et il m’a meublé ces deux pièces très confortablement.

– Quand on se plaît chez soi, on y reste, m’a-t-il dit, et cela vaut mieux que la vie de café.

En cela, comme en beaucoup d’autres points, je trouve qu’il a raison et suis tout disposé à suivre ses conseils. J’ai visité toutes les grandes brasseries de Strasbourg. Le Dauphin, le Griffon, les Pêcheurs, les Trois-Rois, j’y ai vu mes camarades d’école attablés, mais le cœur ne m’en dit pas. Ce n’est pas de ce côté que je penche : et ce n’est pas la compagnie de messieurs les étudiants qui m’y attirera : je ne sais pas si je me ferai des amis parmi ceux-ci, j’en doute, nous n’avons ni les mêmes goûts, ni les mêmes habitudes, en général bien entendu.

Ma plus grande, ma seule distraction jusqu’à présent a été de monter sur la plate-forme de la cathédrale. C’est une promenade qui n’est pas pénible, trois à quatre cents marches, ni coûteuse, trois sous de pourboire au gardien, et qui a son charme et son agrément, quand on est arrivé au but, je veux dire. De la terrasse on jouit d’un immense panorama sur la vallée du Rhin, et l’œil, qui, en suivant ou en remontant le cours du fleuve se perd dans la courbure extrême de l’horizon, s’arrête avec plaisir d’un côté sur les montagnes des Vosges, de l’autre sur les montagnes de la Forêt-Noire. Pour cette ascension j’ai soin de me munir d’une lorgnette, car avec mes mauvais yeux qui ne voient guère plus loin que le bout de mon nez, je resterais dans l’enceinte fortifiée perdu au milieu de la confusion des toits pointus et des hautes cheminées.

Pendant les premiers, jours le gardien se croyait obligé de venir causer avec moi et de me montrer, en me les nommant, les points principaux qui peuvent servir à s’orienter : le cours de l’Ill bordé d’arbres, le Donon, la forêt de Haguenau, le vieux château de Bade ; maintenant il m’a jugé comme un original et il me laisse tranquille. Je reste là des heures entières à me promener, ou bien, accoudé sur la balustrade de pierre, je rêve : le vent de novembre me souffle à la face, mais il ne me fait pas froid, sa puissante voix qui chante ou qui pleure dans les escaliers de la tourelle, est un accompagnement mystérieux à ma rêverie, qui l’élève et l’emporte au-dessus du temps présent. Parmi toutes ces maisons qui se mêlent confusément au-dessous de moi dans des nuages de fumée, il en est une, sans doute, qui renferme le secret de mon avenir, bonheur ou malheur. Laquelle ? Est-ce ici à mes pieds ? ou bien là-bas quelque part dans ces plaines qui s’étendent entre ces bouquets de bois et ces villages, jusqu’à ces montagnes bleues ? C’est une page blanche que ce pays nouveau, sur laquelle va s’écrire ma destinée. Quelle sera-t-elle ? drame ou comédie !

Redescendu dans le bruit et dans la boue, je flâne. J’ai visité toutes les églises, tous les temples, le mausolée du maréchal de Saxe, le Musée, la fonderie de canons, la Manufacture des tabacs. Je flâne sur les quais, je flâne dans les rues, je flâne sur le Broglie, la promenade à la mode.

Et les cours de droit ? Je les suis religieusement, non seulement ceux de droit, mais encore ceux de médecine, au moins quelques-uns.

J’ai rencontré, chez M. Hummel, un vieux médecin, le docteur Frost, professeur à l’école, qui m’a tout de suite pris en affection : il m’a fait causer, beaucoup causer, et je crois que je ne lui ai pas déplu.

– Si j’étais à votre place, me dit-il, je suivrais quelques cours de médecine et de chirurgie. Je sais que vous êtes ici pour faire votre droit, mais la première année ne donne que peu de travail. Il vous reste du temps à dépenser ; ce temps, je vous conseille d’en employer une partie à suivre le cours de chirurgie et de pathologie générale. Cela pourra vous rendre service. Non pas que je veuille dire que vous ayez un jour à guérir les hommes, puisque vous devez être avocat, magistrat ou administrateur, mais la médecine est une science qui intéresse, l’homme tout entier. De plus, ce qu’il y a de bon dans cette étude, c’est qu’elle vous habitue au spectacle de la douleur et c’est là ce qui me fait vous la conseiller. Il est indispensable que l’homme qui veut faire son chemin dans la vie ne soit pas trop sensible et commande à ses nerfs : la vue des opérations chirurgicales vous, aguerrira, et aussi les visites au lit des mourants : l’artiste vit de la sensation et il ne faut pas émousser sa délicatesse : l’homme d’action vit d’observation. Vous ne voulez pas être artiste, n’est-ce pas ?

Tout mon temps n’est pas pris par mes cours de droit et de médecine, ni par mes flâneries, il m’en reste pour la lecture. Qu’ai-je lu ? Indiana, Valentine, Jacques, le Lys dans la vallée. Indiana et Valentine, m’ont ému, Jacques m’a blessé. Eh quoi ! c’est là ce livre d’amour, ce livre qui, dit-on, a touché toute une génération et perdu des milliers de femmes ! Elles devaient être étrangement sensibles, si cela est vrai, et surtout bien éveillées. Ce n’est point ainsi que je vois la vie et que j’imagine l’amour. Bien entendu, c’est le caractère d’Octave qui m’exaspère et aussi celui de Sylvia. Et puis cette action dans des espaces imaginaires, entre terre et lune probablement, ne me dit rien ; il me faut des personnages en chair et en os, que je coudoie dans la rue, qui vivent, jouissent et souffrent comme moi.

Quant au Lys dans la vallée, il m’a transporté, je l’ai lu dans une édition de cabinet de lecture, et aussitôt j’ai été acheter le volume de la bibliothèque Charpentier pour le relire immédiatement dans mon exemplaire à moi. Il y a tant de points de ressemblance entre la situation du héros et la mienne : cette enfance sans affection, cet immense besoin d’amour lorsqu’il entre dans la vie, c’est moi.

III

Depuis un mois, j’ai une maîtresse, mademoiselle Salomé Hausach, lingère : parti avec l’espérance de conquérir les pommes hespérides, j’ai trouvé un navet que je presse tendrement sur mon cœur.

Voici comment les choses se sont passées.

J’ai pour voisin au cours de droit romain un grand garçon de vingt-deux à vingt-trois ans, nommé Humbert ; il est des environs d’Épinal, et la qualité de compatriotes, nous a jusqu’à un certain point rapprochés ; mais de ma part avec une certaine réserve, car le train qu’il mène ne me permet pas de frayer avec lui sur un pied d’égalité parfaite : c’est le fils d’un des plus riches marchands de bois des Vosges, il a perdu son père et il jouit en ce moment de plus de vingt mille francs de rente, tandis que sa mère a conservé un revenu au moins triple de celui de son fils. Ma pension de 150 francs par mois fait trop petite figure à côté de ses 1 500 francs. Il est à Strasbourg depuis deux ans ; l’année dernière il avait commencé la médecine, puis la médecine l’ayant ennuyé, il s’est mis cette année à l’étude du droit, mais je ne crois pas qu’il la pousse bien loin : le travail n’est pas son affaire, celui du droit pas plus qu’un autre.

Plusieurs fois il m’avait engagé à aller chez lui le soir, dans un assez bel appartement qu’il occupe rue du Marché-au-Poisson, au coin de la place Gutenberg ; je n’avais jamais refusé, mais jamais non plus je n’avais formellement promis.

Cependant les invitations devinrent si pressantes qu’il fallait ou accepter ou rompre toutes relations. Je me décidai un soir à monter chez lui. Il m’avait dit que je le trouverais de huit heures à minuit au coin d’un bon feu avec un flacon de vin du Rhin sur la table ; je le trouvai en effet installé dans ces conditions : un bon feu brûlait dans la cheminée, et sur la table se trouvait une bouteille au long cou flanquée de verres de Bohème.

Seulement il n’était pas seul ; en face de lui, à l’angle de la cheminée, était une jeune femme.

En moins d’une minute, je sus à quoi m’en tenir : cette jeune femme était sa maîtresse. Je crus même m’apercevoir qu’il mettait une certaine affectation à me le faire comprendre.

Elle me parut tout d’abord très timide, mais quand j’eus retiré mes gants et accepté deux verres de vin qui instantanément m’allumèrent les joues, elle se mit à son aise.

Pour moi, j’étais assez embarrassé : comment fallait-il la traiter, comment fallait-il lui parler ? Madame ou mademoiselle ? Poliment ou gaillardement ? C’était la première fois que je me trouvais avec une femme qui n’était ni une dame ni une fille ; mais un être assez difficile à classer, sans position et sans nom.

La soirée s’écoula gaiement ; on alla chercher une nouvelle bouteille de vin du Rhin et des marrons ; tous trois nous étions jeunes ; on dit des niaiseries qui nous firent rire aux éclats, sans rime ni raison, et, à onze heures, la maîtresse de Humbert voulut absolument me tirer les cartes. De son travail cabalistique, interrompu par nos moqueries et nos mauvaises farces, il résulta que j’étais sur le point de devenir amoureux et qu’avant huit jours j’aurais rencontré la dame de cœur.

Il était minuit quand je rentrai chez moi. Le lendemain je rencontrai Humbert au cours.

– N’est-ce pas, dit-il, que c’est une belle fille ?

Je convins de cela volontiers, ce qui parut lui faire plaisir.

– Et facile à vivre, je la conduis au doigt et à l’œil, vous avez dû vous en apercevoir. Si vous voulez venir dimanche, je lui dirai d’amener sa sœur, une charmante fille ; si elle vous plaît, nous pourrons faire ménage à quatre ; ce sera amusant.

À cette idée, un pouce de rouge m’empourpra le front.

En nous séparant il me répéta :

– À dimanche.

Toute la semaine je me répétai, je n’irai pas : cette pensée d’une jeune fille donnant un amant à sa sœur me révoltait. Cependant le dimanche soir je fus tout surpris de me trouver vers sept heures devant ma glace, en train de disposer gracieusement les coins de ma belle cravate bleue.

Non seulement les deux sœurs étaient chez Humbert, mais encore il s’y trouvait, lorsque j’arrivai, un autre couple : un étudiant en médecine de troisième année et sa maîtresse. La mienne, je veux dire, celle qui m’était destinée, ressemble d’une façon frappante à une gravure de Court que nous avons vu ensemble bien souvent, Fleur de Marie au couvent ; front pur, visage ovale d’un type angélique, de grands yeux bleus doux et tristes ; de chaque côté des tempes, des cheveux d’un blond cendré : elle est donc fort jolie : l’impression qu’elle fit sur moi me troubla profondément.

Pour occuper la soirée, il fut décidé qu’on jouerait au colin-maillard. L’appartement de Humbert se composant de quatre grandes pièces, le jeu fut facile à organiser ; on alluma partout des lampes et des bougies et l’on tint, toutes les portes ouvertes.

Le sort me désigna pour être le premier colin-maillard : cela me contraria, car j’aurais mieux aimé me servir de mes yeux pour la regarder que de me les laisser clore avec un foulard, et puis j’avais peur de faire quelque maladresse, de me jeter par terre ou de renverser quelque meuble d’une façon ridicule, ce qui devant elle m’eût humilié. Mais lorsqu’au milieu du jeu je la pris entre mes bras, ma contrariété fut remplacée par une bouffée de bonheur : je n’eus pas une seconde d’hésitation, je sentis que c’était elle ; comment, pourquoi, je n’en sais rien, seulement mon sang s’arrêta dans mes veines et j’eus chaud au cœur. La nommer, c’était la mettre à ma place, et j’étais trop heureux pour perdre si vite mon plaisir. Je la serrai doucement contre moi, sa taille se tordait dans ma main et je respirais son haleine. Je promenai ma main sur ses cheveux, sur ses joues ; elles étaient douces et fermes comme une prune ; je descendis sur le cou, sur les épaules.

– Eh bien ! cria Humbert, ne vous gênez pas ; seulement, mon brave aveugle, je dois vous prévenir que nous voyons clair, nous autres.

Les autres, je n’y pensais guère ; j’avais la tête perdue. Le mot de Humbert me ramena à la réalité. Je lâchai Salomé et courus sur Humbert.

Mais où j’éprouvais une sensation tout à fait délicieuse, enivrante, ce fut quand Salomé, colin-maillard à son tour, m’attrapa, passa ses doigts sur mes cheveux et sur ma barbe.

– C’est M. Robert, dit-elle.

– Non, cria sa sœur.

– C’est lui.

– À quoi le reconnais-tu ?

– À ses cheveux qui sentent la violette et à sa barbe qui est douce.

Elle avait remarqué que ma barbe était plus douce que celle de mes camarades. Cela me rendit tout fier.

Humbert, qui était un grand mangeur, nous avait fait préparer un souper ; en me mettant à table, à côté de Salomé, j’étais tellement ému que je cassai son verre.

– Ça ne fait rien, dit Humbert, Salomé boira dans le verre de Robert.

Quand on se sépara, je fus tout surpris de voir à ma montre qu’il était deux heures du matin ; il me semblait qu’il était à peine dix heures.

Sur la place Gutenberg l’étudiant en médecine et sa maîtresse nous quittèrent, et, comme il faisait froid, ils se sauvèrent en courant.

– Où faut-il vous conduire ? demandai-je à Salomé.

– Où vous voudrez.

– Chez vous ?

– Si vous voulez.

Elle demeure auprès de Saint-Marc, c’est-à-dire tout à l’extrémité de la ville ; mais jamais route ne me parut plus courte ; elle avait passé son bras sous le mien, et nous marchions serrés l’un contre l’autre ; je la sentais qui tremblait ; quant à moi, malgré le froid, j’étouffais. Ah ! comme la lune était belle dans le ciel sans nuage.

Arrivé à sa porte, je lui demandai quand je pourrais la revoir.

– Quand vous voudrez.

– Demain soir, alors.

– Si vous voulez.

Lorsque sa porte fut refermée, je me sentis furieux de n’être pas entré avec elle ; j’avais mille choses à lui dire. Je l’aimais, je l’adorais.

Le lendemain matin, pour la première fois, je manquai mes cours. La journée fut éternelle à passer. Vers deux heures, je m’habillai ; je mis ma plus belle chemise, celle à plis crevés, j’essayai plus de dix cols avant d’en trouver un, et j’allai marcher par la ville pour tuer le temps. À sept heures, je rentrai chez moi pour changer de linge, ma belle chemise me semblait fripée, la cérémonie des cols recommença : enfin, comme huit heures allaient sonner et que c’était l’heure à laquelle elle devait rentrer, je partis.

Elle vint elle-même m’ouvrir la porte de la rue et me prit la main pour me guider dans l’escalier sombre. Quand je fus entré dans sa chambre, je tombai à ses genoux, et sans pouvoir trouver une parole, suffoqué de bonheur et d’émotion, je pris ses mains que j’embrassai.

J’avoue sans honte que je devais avoir l’air singulièrement nigaud, et je comprends maintenant ses regards étonnés.

Après quelques mots inintelligibles que je balbutiai plutôt que je ne les prononçai, je l’attirai vers moi et j’embrassai son front.

Sans me répondre, elle me laissa faire.

Peu à peu je retrouvai ma raison : je me relevai alors et m’assis près d’elle, ses mains toujours dans mes mains, mes yeux sur les siens, je lui dis que je l’aimais, que je l’adorais, que j’étais fou. Doucement, avec un sourire où il me sembla lire de la tristesse, elle me dit qu’elle était heureuse de mon amour, mais qu’elle avait peine à croire à mes protestations, que depuis le peu de temps que je la connaissais, je n’avais pas dû concevoir pour elle une passion si extraordinaire, et que si je voulais lui donner une affection franche et durable, elle en serait très contente, parce que je lui plaisais.

Durable, mon affection ! éternelle, et je la pris dans mes bras ; doucement, sans embarras comme sans exaltation, elle me rendit mes caresses.

Je voulus l’emmener chez moi : il me semblait que par sa présence ma chambre allait être sanctifiée.

Le matin du troisième jour, il me prit une envie folle d’aller à la campagne. J’étouffais dans ma chambre, j’avais besoin d’air, j’avais besoin de voir les arbres, le ciel, j’avais besoin de courir, de crier. Salomé, tout prosaïquement, voulait aller travailler à son magasin ; je lui dis d’écrire qu’elle était malade : le rhume, une entorse, le choléra, ce qui lui passerait par la tête.

Nous voilà donc en route pour Rosheim ; j’avais eu le désir d’aller à Saverne revoir les paysages que j’avais seulement entrevus en les traversant, mais sa famille habite de ce côté-là, je ne sais trop où, et cela nous avait décidé à choisir Rosheim. Que m’importait d’ailleurs, ce que je voulais c’était de l’air et de l’espace.

Je lui avais acheté un manteau et une fourrure ; elle n’eut donc pas froid dans la diligence, où, d’ailleurs, étant seuls, nous restâmes blottis l’un contre l’autre.

À huit heures du soir, nous descendions à l’hôtel de l’Arbre Vert, où nous passions la nuit. Le lendemain matin, avec le jour, nous partions pour les ruines de Girbaden.

Il faisait une belle journée de janvier, froide, mais ensoleillée ; la gelée de la nuit avait déposé sur l’herbe et sur les flaques d’eau des treillis éblouissants, des grappes de givre pendaient aux branches des arbres. En moins d’une demi-heure nous atteignîmes les bois d’Eichwald ; les montagnes des Vosges nous abritaient du vent d’est, tandis que du côté de l’orient le soleil nous arrivait en plein visage. La terre résonnait sous mes pas, et les feuilles sèches que les pluies et les ouragans avaient amoncelées dans les chemins, se soulevaient en petits tourbillons derrière nous.

Soit que l’amour eût créé en moi de nouveaux sens, soit que la gelée de la nuit eût revêtu ce paysage d’une parure virginale, je trouvai à la nature des beautés que je ne lui connaissais pas. J’étais gai, heureux, léger comme si une force mystérieuse m’eût soulevé au-dessus de la terre et enlevé dans un monde éthéré.

Salomé marchait près de moi sans rien dire, s’arrêtant seulement de temps en temps, pour secouer les feuilles de ronce qui s’accrochaient à sa robe de laine.

Malgré le froid qui bleuissait nos doigts, malgré le frimas des buissons, malgré la neige des montagnes dont la blancheur nous éblouissait, il me semblait que nous étions en plein printemps, et, tout en marchant, je me mis à réciter à haute voix la Nuit de mai :

La fleur de l’églantier sent ses bourgeons éclore,
Le printemps naît ce soir ; les vents vont s’embraser,
Et la bergeronnette, en attendant l’aurore,
Aux premiers buissons verts commence à se poser.

Salomé m’écoutai ! stupéfaite, bouche béante. Lorsque j’eus achevé la pièce elle chemina quelques instants sans rien dire, comme si elle s’enivrait intérieurement de cette chaude poésie, puis s’arrêtant :

– La Muse, c’est sa maîtresse, n’est-ce pas ?

Cette question me ramena sur la terre. J’eus un moment d’étonnement, mais après tout, la question n’était pas si absurde chez une fille comme elle.

Cette parole de Salomé avait interrompu la chaîne de mes idées, elle ne l’avait point brisée. Après la Nuit de mai, je passai à la Nuit d’octobre. J’avais, je l’avoue, une intempérance de poésie tout à fait malheureuse.

Ce fut sans doute le sentiment de Salomé qui, sans me laisser aller bien loin, m’interrompit une nouvelle fois.

– Sais-tu à quoi je pense ? dit-elle au moment où nous approchions d’un hameau.

– Non, dis-je contrarié.

– Eh bien, je pense que je mangerais bien pour déjeuner des saucisses dans de la purée de pommes de terre.

– Et des confitures.

– Oh ! oui ; des confitures, si tu voulais.

– Tes désirs vont être réalisés : retournons à Rosheim.

– Tout de suite ?

– Tout de suite.

– Tu es fâché, parce que j’ai faim.

– Je suis enchanté, enthousiasmé, transporté, j’adore les femmes qui ont bon appétit.

Malgré cette assurance, Salomé vit bien que j’étais fâché, seulement elle ne comprit pas en quoi elle m’avait blessé. Elle fit tout ce qu’elle put pour rappeler ma gaieté envolée, elle parla, elle chanta, elle m’embrassa. Puis, dépitée de ma figure maussade, elle s’écria :

– Quel malheur que M. Humbert ne soit pas venu avec nous.

– Pourquoi cela ?

– Parce qu’il est si drôle, si amusant, il nous aurait dit des bêtises et ça vous aurait fait rire.

Des bêtises ! Ah ! si j’avais été seul au pied d’un arbre, assis dans les feuilles sèches, perdu au milieu de ces profondes forêts.

L’inquiétude de Salomé ne tint pas devant la table de l’hôtel de l’Arbre Vert. Non seulement elle mangea des saucisses aux pommes de terre, mais encore d’autres saucisses aux œufs, puis trois ou quatre côtelettes de chevreuil, et, pour terminer, une énorme salade de pommes de terre aux œufs. C’était un gouffre.

J’étais venu à Rosheim avec l’intention d’y rester plusieurs jours, mais les réflexions de Salomé m’avaient rendu sensible au froid et à l’hiver : la nature n’était plus si charmante que je l’avais vue à travers mon enthousiasme, la bise était glaciale, les arbres nus étaient bien tristes. Une voiture partait pour Strasbourg, nous montâmes dans le coupé.

Je n’étais pas disposé à la conversation ; Salomé, pour me distraire, me raconta son histoire. Alors, pour la première fois, je m’aperçus qu’elle parlait alsacien, mais un alsacien déplorable, elle dit : mon pon ami, mon anche, ein poudeille, des vriandises, kel ponhire !

IV

J’ai lu une définition du bonheur qui m’a paru bien étrange : en amour le bonheur serait le plaisir donné et le plaisir reçu. – ce serait de se sentir nécessaire l’un à l’autre, – ce serait la volupté intime et profonde qu’on éprouve à rendre heureux celui qu’on aime, – ce serait la reconnaissance des sensations reçues.

Voilà une métaphysique bien égoïste, il me semble, et que je n’accepte pas pour moi.

Ce n’est pas ainsi que je comprends le bonheur, et je sens que je peux être heureux à moins de frais, plus facilement et plus naïvement.

Ainsi que j’aime une femme qui ne me connaît pas, une femme qui ne peut pas partager mon amour et me le rendre, je serai cependant heureux.

L’apercevoir au coin d’une rue quand elle passe, la rencontrer sur une promenade marchant doucement, la savoir dans le lieu où je suis, lors même que mes yeux ne peuvent pas se poser sur elle, pour moi c’est du bonheur. C’est aussi du bonheur que de me sentir troublé à sa vue, de rougir, d’étouffer, de ne plus distinguer rien, de ne plus rien entendre, perdu, abîmé dans mes délicieuses sensations.

Il n’y a pas là d’exagération, car ce bonheur n’a rien d’impossible, ce n’est point un rêve, en ce moment je le ressens et j’en jouis.

Et Salomé !

La pauvre Salomé a passé dans ma vie sans bisser plus de trace que n’en laisse dans le ciel l’étoile qui file ou dans l’air l’hirondelle qui nous éblouit. Salomé est ein anche anfolé !

Ce n’est donc pas d’elle, ni d’une de ses semblables, qu’il est question.

La femme que j’aime est, il faut bien écrire le mot, une femme du monde, une femme mariée.

Ce fut au mois de mai que pour la première fois je la rencontrai sur le Broglie. Le Broglie est une promenade qui s’étend devant le théâtre ; plantée d’arbres, bien sablée, bordée de belles maisons, située dans le quartier le plus propre et le plus aristocratique de la ville, elle est le lieu de réunion de la bonne compagnie, surtout les jours où s’y font entendre les musiques militaires.

J’étais assis sur une chaise tout seul au pied d’un marronnier, perdu dans la rêverie que la musique faisait sourdre dans mon cœur. On jouait la Favorite, et, en écoutant cette mélodie tendre et passionnée, je me disais que sans doute je ne connaîtrais jamais ces désespoirs d’amour, ces ivresses et ces transports. Tout à coup, bien que mes yeux ne fussent pas attentifs, j’aperçois venant du côté de la rue de la Mésange, une jeune femme que je n’avais jamais vue.

Précisément l’orchestre attaquait le motif : Un ange, une femme inconnue.

Elle était grande et elle s’avançait avec une démarche légèrement ondoyante pleine de grâce. Quand elle se fut rapprochée je pus distinguer ses traits : les cheveux d’un blond cendré, un profil grec, des yeux ardents chastement voilés par de longs cils, une bouche mignonne, une carnation fraîche et rosée, tout en elle charmait et attirait au premier coup d’œil.

Ah ! mon père, qu’elle était belle.

Elle s’assit à une petite distance de ma place et je pus jouir de sa vue tout à mon aise. L’impression qu’elle m’avait produite en arrivant sur cette promenade était celle d’un rayon de soleil de printemps qui, tombant sur moi, m’eût éclairé et échauffé. Sans exagération, je puis dire qu’elle avait allumé en moi une flamme intérieure, exactement comme le choc eût fait jaillir une étincelle qui serait tombée sur mon cœur. En la contemplant je voyais plus loin, je sentais autrement qu’avant sa venue.

N’est-ce pas quelque chose de prodigieux que cet effet physique, ou plus justement, n’est-ce pas quelque chose de curieux, digne d’attention et de réflexion, car je ne me crois nullement un homme providentiel pour lequel la nature se met en frais de prodiges ? Mais, enfin, pour que cet effet instantané puisse se produire, ne faut-il pas que cette étincelle tombe sur un cœur préparé ? Ne faut-il pas, pour m’expliquer par une expression vulgaire dans sa prétention, que l’âme ainsi troublée ait rencontré et reconnu l’âme sœur de la sienne ? Ne faut-il pas que la femme qui nous émeut ainsi soit la matérialisation de notre idéal, et qu’elle vienne donner un corps aux rêveries qui étaient en nous ?

Quoi qu’il en soit de ces hypothèses, il est bien certain que la femme que j’avais devant moi était la réalisation vivante de mes conceptions imaginatives.

Elle m’avait si parfaitement ébloui que je n’avais pas vu qu’elle était accompagnée d’un petit garçon de deux ans et d’une nourrice ; elle fit asseoir le bébé près d’elle, et, lui tenant sa petite main dans les siennes, elle parut écouter la musique, sans faire attention à ce qui se passait autour d’elle.

Quelle était cette femme ? Une étrangère ? Sa mise était trop soignée et trop correcte pour le supposer. Une Strasbourgeoise ? Je ne la connaissais point.

Je sus bientôt à quoi m’en tenir : tout ce qui à Strasbourg a un nom et une notoriété, la saluait en défilant devant elle. Le docteur Frost, qui vint à passer me compléta cette indication un peu vague. Elle se nommait madame Obernin, elle était de Strasbourg, où elle s’était mariée il y avait environ trois ans.

Et comme je poussais mes questions plus loin, il s’arrêta et me regarda dans le blanc des yeux. Puis, me donnant une petite claque sur l’épaule :

– Tiens, tiens, dit-il, avec un sourire narquois.

Mais ce fut tout ce que j’en pus obtenir. Il me quitta après avoir promené son regard moqueur d’elle à moi et de moi à elle d’une façon qui me blessa.

Les musiciens jouèrent leur dernier quadrille. Qu’allait-elle faire ? Rentrer chez elle, ou continuer sa promenade ? Dans l’un et l’autre cas, j’étais décidé à la suivre.

Elle se dirigea vers la place de la Comédie, puis, longeant le théâtre, elle prit la route de la porte des Juifs.

Au-delà de cette porte, à une courte distance des glacis des fortifications, s’étend une vaste prairie qu’on appelle le Contades ; elle est plantée de grands arbres qui forment de magnifiques allées fraîches et ombreuses.

En la voyant s’engager dans ces allées, j’eus un mouvement de joie : nous n’allions pas être séparés. C’était la première fois que je suivais une femme : c’est une très charmante et très agréable récréation. Mais beaucoup de phrases ont été faites, très bien faites là-dessus ; je n’ai rien à ajouter à ce qu’on a dit avant moi. Je n’aurais jamais cru, avant cette promenade qu’on pouvait devenir amoureux d’une femme rien qu’à la voir de dos : je le sentis en suivant madame Obernin. Et je ne l’aurais pas vue sur le Broglie, je l’aurais seulement aperçue de loin, marchant devant moi, que, par la grâce de sa démarche, elle eût pris mon cœur exactement comme elle l’avait pris, quelques instants auparavant, par le charme irrésistible de ses yeux fauves. Ce fut ainsi que me fut révélée une vérité que je ne soupçonnais guère, à savoir, que la femme n’est pas tout entière dans la tête. C’est là une découverte qui, par sa naïveté, ferait peut-être rire un homme de trente ans, mais qui sera comprise d’un homme de vingt.

Elle allait lentement, réglant son pas sur celui de son enfant, qui, à chaque instant, s’arrêtait pour jouer avec des cailloux. Cela me forçait à me tenir à une assez grande distance, car je ne voulais ni me faire remarquer, ni la faire remarquer elle-même par mon insistance à la suivre.