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Extrait : "Les auteurs arabes font descendre Mahomet d'Ismaël, fils d'Abraham et d'Agar. Entre Mahomet et Ismaël, ils comptent trente générations, dont vingt et une de Mahomet à Adnan, et neuf d'Adnan à Ismaël. Selon leurs calculs, Ismaël fonda la Caaba, l'édifice Carré, de la Mecque, 2793 ans avant l'Hégire, ou 2171 avant Jésus-Christ."
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Seitenzahl: 485
Veröffentlichungsjahr: 2015
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EAN : 9782335049992
©Ligaran 2015
DES DEVOIRS MUTUELS DE LA PHILOSOPHIE ET DE LA RELIGION
Je me suis appliqué, en étudiant Mahomet, à exercer envers lui une stricte justice. J’ai signalé ses graves défauts à côté de toutes ses vertus, et ses faiblesses à côté de son génie ; je n’ai rien dissimulé, ni du mal, ni du bien ; et, après avoir balancé l’un et l’autre, j’ai cru devoir porter un jugement favorable sur le prophète de l’Arabie.
Selon moi, l’impartiale histoire ne peut plus avoir une autre opinion ; désormais, Mahomet lui apparaîtra comme un des hommes les plus extraordinaires et les plus grands qui se soient montrés sur la terre. Sa physionomie est très loin d’être d’une irréprochable pureté ; mais, malgré les taches qui la déparent, elle n’en reste pas moins une des plus belles et des plus remarquables. Pour bien apprécier Mahomet, nous devons faire taire nos préjugés religieux ou nationaux, et ne voir dans son œuvre que ce qu’il y a mis, indépendamment des conséquences que cette œuvre a portées, et qui peuvent plus ou moins nous blesser encore aujourd’hui.
Qu’on veuille bien peser avec attention les considérations suivantes.
Il existe maintenant plus de cent millions de mahométans. Ils sont répandus depuis le Maroc en Afrique, jusqu’au pied de l’Himâlaya dans le nord de l’Inde, et depuis le fond de l’Yémen, jusqu’aux bords du Danube au centre de l’Europe. Ils forment encore plusieurs empires puissants, parmi lesquels on compte la Turquie et la Perse ; et si d’autres, comme celui du Grand-Mongol, ont disparu, c’est l’édifice politique qui seul est tombé, tandis que l’édifice religieux est demeuré debout et solide. Dans des pays si vastes et si distants les uns des autres, sous des climats aussi divers, la foi musulmane n’a rien perdu de son ardeur. Après douze siècles et demi depuis l’Hégire, elle est aussi vive et presque aussi fanatique qu’aux premiers jours. Le foyer n’est pas près de s’éteindre, malgré ce qu’en augurent des observateurs peu judicieux ; il brûle toujours, et il brûlera bien longtemps encore, comme l’attestent les formidables explosions qui se sont produites sous nos yeux : l’insurrection militaire de l’Inde anglaise en 1857, ou l’insurrection récente de notre Algérie.
L’Europe chrétienne est avec toutes ces populations mahométanes dans des rapports intermittents de paix ou de guerre ; mais, en général, ce sont les relations pacifiques qui tendent à prendre le dessus. À mesure que nous connaissons mieux ces peuples, nous sommes disposés davantage à ne plus les mépriser, comme nous le faisions jadis. Ils ont les plus réelles qualités de courage et de persévérance. Inébranlables dans la croyance de leurs pères, ils sont bien moins portés que nous à se convertir. Leurs mœurs sont, il est vrai, de beaucoup inférieures aux nôtres ; mais cette corruption est une vieille plaie, qui, de tout temps, a rongé l’Asie et l’Afrique. Ce n’est point le Mahométisme qui l’a faite, et il a même tenté de la guérir. Notre industrie, nos sciences, nos arts pénétreront peu à peu parmi ces nations, qui commencent à en goûter les bienfaits, et qui y sont peu rebelles naturellement, puisqu’à quelques égards elles nous ont devancés de plusieurs siècles dans cette voie. Mais si, par leur contact avec nous, elles font des progrès matériels, religieusement nous ne gagnons rien sur elles ; et les prédications héroïques de nos missionnaires, si fécondes ailleurs, échoueront toujours devant le Mahométisme, qu’ils ne peuvent entamer. De leur propre aveu, ils ne trouvent pas, dans leur apostolat universel, un obstacle plus invincible que celui-là.
Ce grand fait doit nous éclairer, et nous pouvons en conclure sans hésitation que Mahomet a compris parfaitement quelle doctrine religieuse convenait à ces races. Par inspiration, comme je le crois, ou par calcul, comme on l’a dit trop souvent, il a si bien su leur mesurer leur foi qu’elles y sont restées attachées inviolablement, à travers les plus terribles vicissitudes. Selon toute probabilité, le temps ne détruira pas plus la foi musulmane qu’il n’a détruit la foi juive, stationnaire, mais immuable. Le Mahométisme ne fait pas de prosélytes nouveaux ; mais il ne perd aucun de ceux qu’il a conquis, et les musulmans continuent de vénérer Mahomet, bien plus que les Israélites ne vénèrent maintenant Moïse.
À moins de supprimer dédaigneusement près d’un dixième de l’humanité, il faut donc faire une large place à la religion musulmane dans l’état présent du monde ; et, quelles que soient les passions aveugles de la foule, la politique au moins devrait nous apprendre à être plus bienveillants en ce qui concerne le Mahométisme.
Que si, remontant à son origine et à ses dogmes, nous nous demandons ce qu’il est en lui-même, nous n’aurons guère qu’à le louer. Qu’est-ce, en effet, que la révolution religieuse accomplie par Mahomet, vers le milieu du septième siècle de notre ère ? Dans son caractère le plus général, c’est la destruction de l’idolâtrie. À de grossières croyances, descendant à un stupide fétichisme, dont le culte de la Pierre noire, à la Caaba, est encore le témoignage et le reste innocent, Mahomet a substitué, après vingt ans de luttes, la foi à un Dieu unique, clément et miséricordieux, créateur des cieux et de la terre, père de l’homme, sur lequel il veille et qu’il comble de biens, rémunérateur et vengeur dans une autre vie, où il nous attend pour nous récompenser ou nous punir selon nos mérites, tout-puissant, éternel, infini, présent partout, voyant nos actions les plus secrètes, et présidant à la destinée entière de ses créatures, qu’il n’abandonne point un seul instant, ni dans ce monde-ci ni dans l’autre. L’Islam est la soumission la plus humble et la plus confiante à sa volonté sainte. Il n’y a pas plus à se révolter contre elle qu’à désespérer de la fléchir ; et le cœur du vrai musulman est aussi tranquille que pur, devant l’auteur de son existence, son soutien indéfectible et son équitable juge. Le seul culte que le musulman doive au Dieu unique, c’est la prière répétée plusieurs fois par jour ; et, à certaines époques de l’année, des mortifications, qui ramènent plus particulièrement la pensée du fidèle à Celui qui l’a créé, qui le fait vivre, et qui le retrouvera éternellement après la mort.
Tel est l’Islam dans son essence et sa simplicité ; telle est la vraie et saine doctrine que Mahomet est venu prêcher au monde arabe, et par laquelle il l’a persuadé et amélioré. S’il est un homme à qui la raison et l’histoire doivent des éloges sous ce point de vue restreint, c’est celui-là. À l’exception du Christianisme, appuyé sur la Bible et l’Évangile, avec toutes leurs merveilleuses conséquences, il n’y a pas d’autre religion au monde que l’on puisse équitablement comparer à l’Islam, et qui mérite, même de très loin, d’être mise en parallèle avec lui.
Sans doute, Mahomet n’a rien d’original, et nous connaissons toutes les sources où il s’est inspiré, en les comprenant d’ailleurs assez mal. Mais, à cet égard, qui a été plus modeste et plus loyal que lui-même ? Il ne s’est jamais donné pour un novateur ; il n’a jamais prétendu avoir rien inventé. Il ne vient pas révéler un culte inconnu. Loin de là : c’est la foi d’Abraham, celle de Jacob, de Moïse, de David, de Jésus même, qu’il doit reproduire et compléter ; il n’apporte point aux hommes des enseignements inouïs ; il vient leur répéter seulement ceux qu’ils ont cent fois entendus, mais qu’ils ont oubliés. À la manière dont il parle des prophètes antérieurs, à l’estime, à la tendresse même qu’il ressent pour eux, on voit bien qu’il ne se croit pas leur égal, encore bien moins leur supérieur ; il ne fait que les continuer ; il met le sceau à leur doctrine, en la redisant après eux. S’il renverse l’idolâtrie, c’est pour faire revivre, sous ses ruines et ses pratiques sacrilèges, la vraie religion que, par la suite des temps, les hommes avaient méconnue. Il la réveille dans leurs cœurs, où elle a laissé encore des étincelles sous des cendres séculaires. Aussi, en présence des saintes figures du passé qu’il évoque à son aide, il se sent bien insuffisant et bien petit. Les prophètes qui l’ont précédé avaient le don des miracles ; Dieu le lui a refusé. Ce don accordé à d’autres, quoique souvent inutile contre l’ingratitude et l’endurcissement des hommes, ne lui est plus nécessaire ; il ne prétend parler qu’à la raison. Cette puissance surhumaine, dont quelques prophètes ont été divinement investis, ne les a ni protégés, ni fait réussir. Les peuples, tout en voyant des prodiges, sont demeurés insensibles et se sont détournés, pleins de défiance, des apôtres qui les instruisaient ; souvent même ils les ont immolés à leur fureur. Le seul miracle de Mahomet, c’est le Coran, qu’il récite au nom de Dieu, et qui transporte d’enthousiasme et convertit tous ceux qui ont pu l’entendre. On croit à l’Éternel et à la vie future dès qu’on a écouté le prophète.
En face de cette doctrine courageusement prêchée, et convertissant en quelques années des multitudes de peuples, à quoi bon s’inquiéter de savoir d’où elle vient, ni même ce qu’elle a produit ? Quelle qu’en soit la source, quel qu’en ait été le succès, il n’importe ; cette croyance est en soi digne du plus grand et du plus légitime respect. La gloire de celui qui l’a propagée n’est pas moindre, parce qu’il n’a fait que l’emprunter au Judaïsme et à la religion chrétienne. Depuis de longs siècles, le Mosaïsme s’était efforcé vainement d’éclairer l’Arabie ; le Christianisme n’avait pas été plus heureux. L’idolâtrie subsistait, toujours vivante et hideuse, favorisant les mœurs les plus cruelles et les plus dépravées. C’est Mahomet seul qui l’a vaincue et pour jamais extirpée, service immense qui lui conquiert à bon droit la vénération éternelle, si ce n’est le culte, des peuples musulmans. À défaut du Christianisme, qu’ils n’ont pu comprendre, l’Islam les a tirés des ténèbres où, sans lui peut-être, ils seraient encore plongés. En honorant Mahomet comme ils l’honorent, ils ne lui rendront jamais tout le bien qu’il leur a fait ; leur reconnaissance restera toujours au-dessous de ce qu’ils lui doivent. D’autres, plus aimés de Dieu, peuvent avoir une foi plus pure et plus sainte. Celle-là, dans sa grandeur un peu nue et même un peu sèche, est la seule que le peuple arabe pût recevoir et conserver. Il lui a dû tout ce qu’il a été sur le théâtre de l’univers ; et le patriotisme est venu se joindre à la religion pour faire de Mahomet, aux yeux de ces races ennoblies par lui, un mortel incomparable ; pour elles, c’est l’Envoyé de Dieu, c’est le Prophète du Tout-Puissant.
On ne peut pas le placer aussi haut, quand on a le bonheur d’être chrétien ; mais il y aurait aujourd’hui une bien aveugle intolérance à nier son génie, et l’histoire ne doit point ressentir une animosité qui n’est plus de notre temps.
Il est vrai qu’auprès du fondateur de religion il y a en outre le fondateur d’empire. J’en conviens : la gloire de l’un n’est plus du tout celle de l’autre, et nous entrons ici dans une sphère fort abaissée. C’est ce double rôle qu’on n’a pas en général bien démêlé, et qui a longtemps défiguré l’action religieuse de Mahomet. La politique a des exigences qu’on ne sent pas assez quand on n’a pas soi-même mis la main aux affaires. Tandis que la réforme religieuse peut se maintenir dans la pure région des idées, la politique doit nécessairement descendre plus bas. Si elle est bien inspirée, elle peut s’abstenir du mensonge, de la fraude et de la violence ; elle peut, à plus forte raison, se défendre du crime, bien qu’elle s’y perde trop souvent. Mais elle doit toujours user de la force, sans laquelle elle ne serait pas ; et la force, même bien employée, est toujours loin de cette douce et calme influence de la persuasion, la seule arme à laquelle la religion doive recourir.
Est-ce par ambition que Mahomet s’est fait chef d’empire ? Est-ce un calcul égoïste qui l’a poussé au rôle de général d’armée, après celui de prophète, qui a tiré le glaive à l’appui du Coran, et uni la guerre à la prédication ? Je ne le pense pas ; et en regardant à la vie du prophète, je me persuade que de lui-même il n’avait jamais songé à combattre. Jusqu’à cinquante ans passés, il n’avait pas montré la moindre tendance belliqueuse ; il n’y eut que les provocations incessantes de ses ennemis pour le réduire à celle extrémité, qui n’était ni dans son caractère ni dans ses habitudes. Il supportait les injures avec une patience exemplaire ; et il n’est pas une seule rencontre où il ait pensé qu’on pû y opposer une autre résistance. Sa douceur égalait sa sincérité ; ce n’est que quand il fut poussé à bout, qu’il se résigna à user des moyens dont tout le monde usait autour de lui. Au milieu de ces races turbulentes et toujours en armes, de ces conflits sans cesse renouvelés et toujours sanglants, de ces luttes toujours homicides, c’était un phénomène surprenant, qui ne pouvait durer, que cette humeur si pacifique, qui supportait même les coups après les insultes, ne comptant que sur « le charme de la parole » pour adoucir la rage des assaillants.
Il fallut donc que Mahomet fût menacé directement dans sa personne et qu’une tentative d’assassinat eût été faite contre lui, pour qu’il pourvût à sa sûreté. Mais il ne pensa même pas encore à des représailles. À Médine, où il s’était réfugié, il fut d’abord aussi paisible qu’il l’avait été à la Mecque. Il est probable qu’il ne serait jamais sorti de cette réserve, dont tous les prophètes ses devanciers lui avaient offert le modèle, s’il n’avait tenu qu’à lui. Mais sollicité par les émigrés qui l’avaient suivi, et par cette population toute dévouée de Yathrib, qui s’était donnée à l’Envoyé de Dieu depuis plus de deux ans, il ne pouvait résister davantage. Il n’eût pas été le digne chef des Mohadjirs et des Ansâr, s’il ne s’était pas mis à leur tête, et s’il n’eût pas intrépidement donné de sa personne, comme il le fit au combat de Ohod, où il fut vaincu et courut risque de la vie. Mais cette nouvelle carrière n’était pas celle qu’il eût jamais rêvée ; il n’était pas naturellement guerrier ; il n’avait point cherché à le devenir, même quand il suivait tout jeune ses oncles à la guerre, encore bien moins quand il gardait les troupeaux, ou qu’il errait solitaire sur le mont Hira, et que, dans une de ses hallucinations extatiques, il voyait l’ange Gabriel venir déposer le Coran sur son cœur.
On n’a point remarqué suffisamment cette circonstance dans la carrière de Mahomet. Oui, personnellement il s’est cru prophète ; il a cru de toute l’impétuosité de son âme à sa mission, et il a eu raison de se prendre parmi ces peuples barbares pour un instrument de Dieu. Mais ce n’est pas sa volonté propre, ce n’est pas la convoitise de son ambition qui en a fait un général et un conquérant. Des évènements extérieurs plus forts que lui et qu’il ne pouvait prévoir, l’ont précipité. Il s’est trouvé sans le savoir, sans le vouloir, le plus grand homme de guerre de son pays, le politique le plus habile, et il a fondé un empire presque malgré lui. C’est que tout était prêt dans le monde arabe, auquel il s’adressait, pour la révolution politique, aussi bien que pour la résurrection morale. Toutes ces peuplades jusque là divisées étaient disposées à se réunir, sans qu’elles-mêmes en eussent plus de pressentiment que le prophète. La croyance religieuse devint le germe et le centre de cette fusion, ébauchée déjà par Cossayy, qui allait constituer un peuple à la place de hordes errantes. Le peuple, l’empire, la religion naquirent du même coup. Ce fut Mahomet qui frappa ce coup glorieux, sans se douter jusqu’à quel point son action allait s’étendre. Il ne voulait que proclamer une religion ; il se trouva qu’il organisait à la fois une nation et un puissant état. Le Coran, qui révèle toute la pensée morale de Mahomet, ne porte pas trace, pour ainsi dire, d’une pensée politique. Il combat avec fureur l’idolâtrie qu’il abhorre ; il ne paraît pas un seul instant soupçonner que les croyants vont tout à l’heure former un peuple redoutable. Ce sont là des secrets que les yeux humains ne discernent point, tout sagaces qu’ils peuvent être Mahomet est fort grand ; mais son regard n’a pas plongé jusque-là, et il faut l’imagination d’un poète tel que Voltaire pour lui prêter, à mille ans de distance, des desseins qu’il n’a jamais conçus.
C’est là ce qui explique la conduite de Mahomet dans les dix dernières années de sa vie. Il est contraint de faire la guerre ; mais il la fait à contrecœur, quoiqu’il la fasse quelquefois avec toute l’énergie de sa nation, en même temps qu’avec une habileté supérieure. Ce n’est pas son élément ni son goût. De là, cette clémence dont il a donné de si fréquents exemples, et qui, non moins que sa mission divine, a dû surprendre ses contemporains farouches. Il est clair qu’il répugne à répandre le sang, bien qu’il cède quelquefois, lui aussi, à la soif homicide dont tout son entourage est altéré ; il tempère tant qu’il le peut ces frénésies, qu’il réprouve et qu’il voudrait éteindre. Il est magnanime et désintéressé, là où d’autres ne songent qu’au pillage et à la vengeance. Il pardonne les injures dont il a été abreuvé ; il tend une main bienveillante et protectrice à des ennemis qui ont voulu le tuer. Il leur donne la vie au lieu du mal qu’il a reçu d’eux ; parfois il les comble de richesses, pour lesquelles il n’a lui-même que du dédain. Il reste admirablement simple dans sa personne et dans toutes ses habitudes, même quand il est le maître de l’Arabie. Le triomphe ne l’enivre pas ; et s’il n’eût pas succombé à la seule passion qu’il n’a pas su vaincre en lui, il serait resté moralement aussi pur qu’il a été sincère, généreux et sage.
Que serait-il advenu si Mahomet n’eût pas joint la politique et la guerre à la religion, et qu’il se fût contenté, comme d’autres prophètes, de prêcher sans combattre ? Il est embarrassant de le dire ; et l’on peut juger que cette question est assez indifférente. En fait, Mahomet a propagé l’Islam les armes à la main ; c’est par la force qu’il lui a élargi la route, après l’avoir introduit par la discussion la plus inoffensive, soit en secret soit en public. D’autres religions, comme celle du Christ ou celle du Bouddha, n’ont pas eu leur berceau ensanglanté, et elles ont pu, du moins à leur origine, se passer de cet affreux baptême, sans lequel le Mahométisme n’a pas pu vivre. Le peuple arabe est avant tout guerrier ; il ne peut même faire le commerce, qui l’enrichit, qu’en le protégeant par les armes. Il est sans cesse militant. Les individus, dans leur isolement, se combattent, comme les tribus entre elles ; ils n’ont d’autre garantie que leur courage personnel. Chez un tel peuple, avec de telles nécessités et de telles coutumes, il n’est pas possible que des masses populaires se réunissent dans un intérêt commun, sans en appeler aussitôt à la violence. Les passions religieuses doivent surtout les y pousser, parce qu’elles sont les plus actives et les plus profondes de toutes. Parler de paix à ces foules désordonnées, c’était vouloir ne pas être entendu ; et le chef qui devait les diriger, en les éclairant, ne pouvait être qu’un guerrier comme elles. Le Christianisme naissant ne rencontra pas en Judée des conditions aussi rudes. Le Bouddha s’adressait à des populations pacifiques jusqu’à l’inertie. La foi bouddhique et la foi chrétienne ont pu se développer et fleurir par la paix. L’Islam n’a pu échapper à l’exigence atroce de la guerre. Il a subi cette frénésie des combats. Mais ce n’est pas lui qui l’avait créée. Elle régnait sans limite chez ces races, longtemps avant Mahomet ; il la restreignit, sans pouvoir la détruire. Quelque puissante qu’on suppose son action, elle ne pouvait aller jusque-là ; et ce n’est jamais un homme qui peut inculquer aux peuples les instincts permanents et irrésistibles ; ils ne les reçoivent que de la nature. Seulement, avant le prophète, les Arabes, désunis comme ils l’étaient, ne pouvaient rien que se déchirer entre eux ; une fois réunis par la religion, ils ont répandu sur l’univers l’incendie qui les dévorait. Sans l’Islam, ils n’étaient pas les conquérants du monde ; mais sans la guerre, l’Islam lui-même n’était pas.
Ainsi, nous n’avons point trop de reproches à faire à Mahomet ; il faut absoudre en lui le prophète sous l’homme d’État et le politique. Ou son œuvre religieuse avortait, ou elle n’était possible que par les voies qu’il a employées. Tout impures qu’elles sont, il vaut encore mieux qu’il ne s’en soit pas abstenu.
Mais on doit l’avouer : ce mélange de la politique et de la religion a beaucoup nui au personnage de Mahomet. Il n’a plus cette auréole de sainteté dont quelques autres figures brillent au-dessus de la sienne : celle de Moïse, qui a été également chef et législateur d’un peuple, ou celle du Bouddha, d’une incomparable douceur, qui ne se dément point un seul instant, incurablement triste, mais sereine, même en face du néant. J’écarte celle du Christ, qu’il nous est si difficile de juger, parce que nous en sommes éblouis, rayonnant d’un éclat surhumain que nos regards ne peuvent soutenir, idéal bien digne de ce monde grec et romain, qui ne l’a pas conçu, mais qui seul l’a compris et propagé.
Mahomet n’est pas certainement de cet ordre ; et s’il s’agissait d’assigner des rangs, il serait au dernier et au moindre. Il a encore toutes les passions de la terre, bien qu’il parle au nom du ciel. La plupart du temps, ces passions sont élevées et très nobles ; mais elles sont toujours trop mondaines, et l’on ne commande guère aux hommes, sur ces hauteurs sacrées, qu’en cessant à peu près complètement d’être homme soi-même. Mahomet l’est beaucoup trop pour un fondateur de religion. C’est le malheur de sa situation et de son temps. Plus haut, il fût sans doute resté inaccessible. Il est placé exactement à ce niveau abaissé et moyen où ses compatriotes pouvaient l’entendre et le suivre. Mais pour nous, si sa doctrine est irréprochable, sa vie ne l’est pas ; et tout en étant bienveillants et justes envers lui, nous ne pouvons pas cependant le voir autrement que les mains teintes de sang et dans le cortège impudique de ses femmes. La politique peut bien ne pas s’émouvoir de ce singulier spectacle ; en général, ses héros ne sont pas même aussi scrupuleux que celui-là. Mais la religion est plus exigeante, et les âmes ne se donnent point, quand elles sont un peu délicates, à qui n’a pas su dompter en soi de tels besoins, qui ne sont après tout que des souillures. Voilà comment l’Islam n’a séduit que des races inférieures, et comment il est devenu l’horreur du Christianisme, bien qu’il en fût sorti et qu’il eût tout fait pour l’imiter.
C’est que tout n’est pas également beau sur cette scène si diverse du monde. Les sociétés, les races, les gouvernements, les croyances, varient avec les latitudes et les temps. Le Christianisme lui-même, tout prodigieux qu’il est, paraissant quelques siècles plus tôt, n’aurait pas pu se développer, et selon toute apparence le germe en eût péri étouffé, bien qu’il contînt le salut du genre humain. Que dis-je ? Même à l’époque où il a paru, dans les conditions où il s’est montré pour sanctifier le monde, c’en était fait de lui s’il s’était dirigé vers l’Orient au lieu de marcher vers l’Occident. Saint Paul, arrêté sur le chemin de Damas et changeant sa route, est le symbole frappant de l’heureuse fortune du Christianisme. Transporté à Athènes, et surtout à Rome, le Christianisme respira l’atmosphère qu’il devait purifier, mais qui devait aussi le nourrir. Se confinant dans l’Asie Mineure, et cherchant à s’étendre vers la Mésopotamie ou la Perse, quel eût été son destin ? L’exemple de l’Arabie nous l’apprend. Il n’eût trouvé dans ces déserts que des races abruties, qui l’eussent repoussé, parce qu’elles n’en étaient pas dignes ; et le Christianisme languissant se serait contenté de faire nombre parmi tant d’autres sectes, dont il n’aurait guère dépassé l’impuissance et l’obscurité. Au contraire, une fois dans l’empire romain, au centre de la civilisation grecque, il a pu, grâce à Dieu, produire tous les fruits qu’il contenait dans son inépuisable sein, et dont les races supérieures se satisferont peut-être éternellement. Sans doute, Rome et la Grèce régénérées ont dû immensément à la foi chrétienne ; mais la foi chrétienne, que n’a-t-elle pas dû, elle aussi, à cette Grèce et à cette Rome qu’elle convertissait !
C’est là un des enseignements les plus certains que peut nous fournir l’histoire du Mahométisme. Au fond, la pensée religieuse est la même ; et le prophète arabe avait assez raison de dire aux juifs et aux chrétiens : « Mon Dieu est le vôtre. » Mais ce qui était différent, c’étaient les peuples, c’étaient les races, c’étaient les mœurs. Mahomet, tout sincère qu’il était, ne pouvait se l’avouer, parce qu’il ne le sentait pas lui-même. Il croyait ne reproduire que la doctrine des prophètes anciens ; c’était vrai, quoique peut-être un peu moins qu’il ne le supposait et qu’il ne l’eût voulu. Mais l’auditoire était autre, et ce simple changement a suffi. Ici le Christianisme, là l’Islam ; d’une part la civilisation avec toutes ses lumières, ses forces, ses progrès ; et d’autre part, une demi-barbarie, qui, après avoir franchi d’un premier élan certaines limites, s’est arrêtée court et demeure immobile, jusqu’à ce qu’une main étrangère vienne lui rendre le mouvement et la vie.
Ceci ne rabaisse pas le Mahométisme, mais le place à son rang. Il vient immédiatement après le Christianisme, et les races musulmanes forment, par leur position sur la terre, aussi bien que par leur foi, comme un intermédiaire entre l’Europe chrétienne et les populations asiatiques. Les musulmans sont moins éclairés que nous ; mais, tout compris, ce sont les plus éclairés des Orientaux. Ils ont moins d’originalité que plusieurs autres de ces peuples, ceux de l’Inde par exemple ; et tout ce qu’ils possèdent, ils l’ont reçu du dehors par les Juifs, les Chrétiens et les Grecs ; mais dans cette situation moyenne de croyances, d’arts et de sciences, ils ont fait preuve d’une aptitude que les autres races orientales n’ont jamais eue au même degré. Leur apparition dans l’histoire est, il est vrai, bien plus récente, de même que l’est aussi leur origine ; mais tirant assez peu de chose de leur fonds, ils ont été du moins des héritiers intelligents. C’est une gloire que tous les peuples n’ont pas su se donner. Que ce soit là le mérite réel des Arabes, et leur titre durable à l’estime et à la reconnaissance du monde.
Mais je m’aperçois, un peu tard peut-être, que je parle bien sérieusement du Mahométisme et des religions en général. Aujourd’hui il y a sur ce grave sujet des opinions bien différentes de celle-là. On regarde les religions, y compris la religion chrétienne, comme les bégayements du genre humain. Elles ont pu naître, et même être utiles, quand l’humanité était dans son enfance ; elles l’ont nourrie et bercée, quand elle essayait avec peine ses pas chancelants ; elles l’ont guidée, quand elle ne voyait pas clair encore. Mais une fois parvenue à sa majorité, l’humanité rejette des enseignements qui ne peuvent plus l’éclairer, comme l’enfant devenu adulte repousse des vêtements qui ne peuvent plus le couvrir. À ce mélange obscur d’imagination et de poésie, de symboles et de demi-raison, qui forme en proportions inégales tout système religieux, l’esprit humain substitue la pure lumière de la science, qu’il a rendue infaillible. La religion est un état transitoire qu’il a définitivement traversé ; il marche à des destinées nouvelles ; et soit qu’il garde encore quelque gratitude envers les croyances qui ont abrité son berceau, soit qu’il rompe violemment avec elles, quand elles veulent appesantir sur lui et continuer leur joug suranné, désormais il n’en a plus besoin ; il est émancipé. Il s’avance dans sa virilité et son indépendance, débarrassé de langes qui ne sont plus bons que pour l’ignorance ou l’hypocrisie.
Sur quelle métaphysique repose cette condamnation des religions, depuis les plus infimes jusqu’aux plus savantes ? La voici.
Toutes les religions ont en général le tort de croire à quelque chose en dehors de ce monde ; elles rêvent pour l’homme une autre existence après celle-ci, et elles lui forgent des espérances chimériques. Le dieu qu’elles se figurent, et qu’elles présentent à l’adoration des crédules humains, n’existe point. Dieu se confond avec le monde ; Dieu n’est que le Grand-Tout ; il est la substance et la vie de chacun des phénomènes que nous observons, et même de chacun de nous. L’homme n’est pas Dieu ; mais il est une partie du divin. Le monde est éternel et infini ; il est l’Être universel, formé de tous les êtres particuliers que perçoivent nos sens, ou que notre intelligence peut concevoir. Avec toutes ses contradictions et ses laideurs, il est le dieu réel, si ce n’est le seul dieu. Quant à cet être parfait, auquel aspirent si vainement toutes les religions et parfois même les philosophies, il n’est qu’une simple idée enfantée par la raison de l’homme, et ne durant pas plus que nous. L’homme périt sans retour, après la courte existence qu’il mène ici-bas, l’ayant reçue il ne sait de qui, la perdant sans savoir pourquoi, n’étant sorti du néant que pour y être replongé presque aussitôt, ne devant compte qu’à lui seul de ses actes et de ses pensées, de ses vertus et de ses crimes. L’ensemble de l’univers n’a point eu de commencement ; il n’aura pas davantage de fin. Même à dire vrai, l’univers-Dieu n’est pas ; il devient sans cesse, et cet objet de la science, dont l’homme est si fier en son orgueil, s’il est perpétuel, est perpétuellement insaisissable et mobile.
Regardées du point de vue de cette métaphysique, les religions doivent produire un bien pauvre effet ; tout au plus semblent-elles des œuvres puériles et passagères, quand elles ne semblent pas des œuvres de fourberie et des machinations de despotisme. Les religions, il est vrai, peuvent se consoler de ce jugement hautain ; car pêle-mêle avec elles et sans plus de considération, on précipite dans le même abîme tous les systèmes philosophiques antérieurs à cette science nouvelle, un peu trop dédaigneuse, qui s’intitule la Critique et dont le nom serait plutôt le Scepticisme. Englobées avec toutes les métaphysiques du passé dans cette condamnation commune et sommaire, les religions doivent en prendre leur parti. Elles sont aguerries contre de tels anathèmes, qui ne leur ont pas beaucoup nui jusqu’à cette heure, quand ils n’ont pas été plus mérités ni plus raisonnables. Elles peuvent se dire aussi, dans leur stabilité séculaire, que ce présent, si altier pour elles, deviendra bientôt lui-même du passé ; et qu’à son tour il sera, sans plus de pitié, dénoncé à l’oubli, si ce n’est à la haine du genre humain. La Critique est un peu comme Saturne ; elle se repaît de ses enfants. Le scepticisme n’a bien accompli toute son œuvre que quand il s’est dévoré lui-même, essayant de douter de son propre doute. C’est le cercle fatal qu’il doit parcourir tout entier. Après avoir tout détruit, il ne lui reste qu’à se détruire lui-même. Il joue avec ses propres affirmations, comme il a joué avec toutes les autres, se trompant jusqu’au bout sur son impuissance, qu’il a prise, chemin faisant, pour de la force.
Ces théories sur les religions sont aussi fausses que dangereuses ; et la raison, en voyant les principes sur lesquels on prétend les appuyer, pourrait les trouver sacrilèges, tout aussi bien que l’orthodoxie catholique.
On doit remarquer d’abord que ces théories ne sont pas absolument neuves, ni par conséquent aussi audacieuses qu’on se le figure complaisamment. Elles s’imaginent qu’elles continuent la philosophie allemande, dont les nuages ont aveuglé bien des yeux et tourné bien des têtes parmi nous. Mais cette prétention à la nouveauté n’est pas plus fondée que le reste. Ces doctrines ne viennent ni d’Hégel, ni de la Critique kantienne. Elles peuvent faire remonter leur généalogie un peu plus haut. Elles sortent en droite ligne du Système de la nature, qui paraissait anonyme et à l’étranger, voilà justement cent ans. Sauf le langage et l’érudition, ce sont absolument les mêmes idées ; il n’y a de modifié que la forme et le style. D’Holbach a exposé en termes prolixes et moins bons, quoique plus populaires et moins abstraits, tout ce qu’on nous répète aujourd’hui sur l’origine et l’inanité des religions, sur Dieu dont il nie l’existence, ne reconnaissant que la réalité du monde, auquel il a adressé aussi des hymnes, admirant avec fanatisme et délire la nature en sa puissance et dans son ordre merveilleux, la divinisant comme le font nos Critiques contemporains, et ne laissant pas davantage d’espérance ou de liberté à l’âme de l’homme, qui doit périr. Ce n’est donc pas quelque chose de très neuf qu’on nous apporte ; c’est la doctrine de d’Holbach qu’on nous représente, sans peut-être y penser, un peu changée de couleur mais identique au fond. Au lieu de condamner ainsi tout le passé, il eût donc fallu en excepter au moins le collaborateur de Diderot. Puisqu’on recueillait son héritage, il était assez convenable de ne pas le proscrire, même en compagnie de Descartes et de Platon. C’est une inadvertance, dont il aurait le droit de se plaindre comme d’une ingratitude.
Du reste, peu importe qu’une théorie soit récente ou ancienne ; tout ce qu’on lui demande, c’est d’être vraie. Or, celle-ci est de tous points insoutenable ; elle est en opposition complète avec les faits les plus manifestes et les moins controversés.
En réalité, les religions n’existent pas uniquement au berceau et au début de l’humanité. On voit des religions qui périssent et d’autres qui naissent à leur place, leur succédant parce qu’elles sont meilleures. Mais on ne voit pas un seul jour, un seul instant, la religion manquer à l’esprit humain, si ce n’est peut-être dans quelques peuplades imperceptibles et dégradées, qui n’ont eu ni le temps ni la force d’organiser un culte, et qui, sous la pression des besoins les plus continuels et les plus urgents, n’ont jamais pu se procurer un moment de loisir pour recueillir leurs idées. Ce ne sont pas apparemment ces échantillons informes de l’espèce humaine qu’on prétendrait nous citer en preuves et pour modèles. Mais le reste des peuples, ou plutôt l’humanité tout entière, depuis quatre ou cinq mille ans que nous la connaissons, n’a jamais manqué de religion.
Si, laissant le passé, on regarde à l’état de choses qui se déroule actuellement sous nos yeux, voit-on que la religion soit aujourd’hui moins répandue et moins florissante ? Pour ne prendre que les races auxquelles nous appartenons nous-mêmes, il est bien vrai que le Paganisme a péri ; mais la religion dans son ensemble y a-t-elle perdu quoi que ce soit ? A-t-elle retrogradé, ou s’est-elle étendue, non pas en profondeur ou en beauté morale, c’est trop évident ; mais en simple surface ? Le spectacle religieux qu’offre aujourd’hui l’Europe, avec le Nouveau Monde, qu’elle a converti, et le monde asiatique et africain, qu’elle transforme pas à pas, est-il moins beau ou plus étroit que celui qu’offrait, il y a dix-neuf siècles, l’empire romain, dominateur de l’univers et déclinant vers sa ruine ?
Je ne me dissimule point tout ce qu’on peut dire de vrai, ni toutes les justes critiques qu’on peut élever contre telle religion en particulier, contre telle église, contre tel dogme. Mais qu’est-ce que cela, en présence du fait que je signale, immense, unanime, tout vivant à l’heure présente, très divers sans doute, mais partout décisif, depuis la libre et religieuse Angleterre jusqu’à l’Inde, qu’elle gouverne, et à la Chine, que nous arracherons à sa perte ? Sous une forme ou sous une autre, la religion ne règne-t-elle pas sur la face entière de notre globe ? Ne faudrait-il pas fermer volontairement les yeux à la lumière, pour se soustraire à cette évidence, qui éclate de toutes parts ? On ne peut pas trouver que tous ces cultes se valent, que tous ces dogmes soient également raisonnables et utiles ; ce serait un blasphème contre plusieurs de ces religions, et notamment contre la religion chrétienne, à laquelle ses ennemis même les plus aveugles ne font pas cette injure. Mais je dis que, malgré tous les progrès de la civilisation et des sciences, la religion, loin de perdre la moindre part de terrain, en occupe aujourd’hui plus que jamais ; et elle n’a pas plus reculé dans les cœurs qu’elle n’a reculé parmi les peuples.
Il est donc radicalement faux en fait que l’humanité ait repoussé les hochets supposés de son enfance, ni qu’elle veuille actuellement renoncer à la religion. En Asie, les populations hindoues, musulmanes, bouddhistes ou autres, sont aussi tenaces et aussi convaincues qu’elles l’ont jamais été ; et pour prendre un exemple qui nous soit plus familier et plus intime, la France où nous vivons est-elle moins religieuse qu’elle ne l’était au siècle dernier ? Sans doute, la religion parmi nous pourrait encore exercer sur les âmes bien plus d’empire, et les toucher plus intimement ; mais les âmes ne sont pas prêtes à la quitter, même pour les révélations de la Critique. Loin de s’affaiblir, la croyance religieuse fait tous les jours des pas heureux et constants. À en juger par bien des symptômes, il n’y aurait pas même beaucoup à la provoquer encore pour que peut-être elle éclatât tout à coup, par une de ces manifestations soudaines et irrésistibles qui sont si habituelles à la furie française, dans les luttes de religion comme dans les autres.
Qu’adviendra-t-il un jour des religions ? Doivent-elles s’éclipser pour faire place à ce qu’on appelle un peu fastueusement la Science ? C’est là une prophétie que quelques philosophes n’hésitent pas à hasarder. Moi non plus je n’hésite pas, bien qu’en un sens absolument opposé : j’affirme que la religion ne disparaîtra jamais de la terre ; et j’ai pour gage de mon inébranlable certitude le passé tout entier du genre humain, dont je ne fais pas si bon marché ; j’en ai pour gage la nature même de l’esprit de l’homme, qui se passerait plutôt encore de philosophie que de religion ; car il y a eu des temps où la philosophie n’existait pas, et il n’y en a pas un seul d’où la religion ait été absente.
Qu’est-ce en effet que la religion ?
Pour un instant, écartons le culte qui n’est en quelque sorte qu’un objet d’ordre social, et dont les diversités ne doivent pas nous cacher le fonds commun qu’elles enveloppent. Les bizarreries même les plus inintelligibles, et par fois les plus choquantes, ne peuvent pas nous tromper. Toutes les religions, sans en excepter aucune, ne sont qu’une explication plus ou moins heureuse, plus ou moins profonde, de cette grande énigme qui sollicite sans cesse notre intelligence : Qu’est-ce que le monde ? Qu’est-ce que l’homme ? D’où viennent-ils ? Qui les a faits ? Qui les gouverne ? Quel en est le but ? Comment ont-ils commencé ? Comment doivent-ils finir ? Qu’est-ce que la vie et la mort ? Quelle est la loi qui doit régir la raison humaine dans notre court passage ici-bas ? Quel avenir nous attend par-delà cette vie, dont la durée éphémère ajoute encore à sa beauté et à son importance ? Y a-t-il quelque chose après cette existence d’un jour ? Et dans quel rapport sommes-nous avec l’éternité, dont la pensée seule nous accable, mais à laquelle nous appartenons, et qui peut aussi nous appartenir ? Ce sont là des questions d’un si pressant intérêt, d’un intérêt tellement général, qu’il n’y a pas une seule nation, un seul peuple, une seule peuplade qui ne les ait résolues. Solutions bonnes ou mauvaises, raisonnables ou absurdes, durables ou transitoires, qu’importe ? Il n’est pas une société qui ait pu s’en passer jamais. On peut ajouter qu’il n’y en aura jamais qui puisse s’en désintéresser. Selon les temps, les lieux, les circonstances de race, de climat, d’histoire antérieure et mille autres accidents, dont nous n’avons ni le secret ni la disposition, les interprétations d’un seul et unique problème changent à l’infini. De là ces bigarrures religieuses, dont on peut se railler par inattention ou légèreté, mais auxquelles l’humanité, en quelques lieux qu’on l’observe, à quelque degré de civilisation qu’elle soit arrivée, tient passionnément, comme à son trésor le plus cher, à son bien le plus précieux. La religion, la croyance nationale est plus essentielle aux peuples que la patrie même. Le Juif, le Guèbre et tant d’autres ont perdu la Judée ou la Perse ; il leur suffit d’avoir emporté leur dieu, qu’ils gardent inviolable et toujours présent, sur la terre étrangère et dans l’exil éternel.
C’est là aussi ce qui explique la fureur implacable des guerres religieuses, sans la justifier, soit entre des peuples différents, soit dans le sein d’un même peuple où la foi se divise. La politique a bien moins d’acharnement, toute sanguinaire qu’elle est. Cela se conçoit sans peine. Les peuples ont une conscience, comme les individus ; pour y obéir, ils sont toujours prêts aux sacrifices les plus héroïques. La passion des conquêtes, le soin même de la défense matérielle ne leur inspirent pas toujours ces dévouements extraordinaires où il s’agit de tout immoler pour sauver son âme ; les nations ne les marchandent jamais à leur religion ; de même que l’homme vertueux sait périr pour le devoir, quand la voix intérieure lui demande une existence dont le devoir fait le seul prix.
Le scepticisme, cette maladie ou cette faiblesse de quelques esprits trop amoureux d’eux-mêmes, peut plaisanter plus ou moins agréablement de cette superstition des peuples et de cette duperie qui calcule si peu. Mais l’humanité n’entend pas raillerie sur ces sentiments-là, et elle se dévoue toujours avec une énergie indomptable au Dieu qu’elle adore, que ce Dieu soit une idole ou le vrai Dieu. Quant à moi, en présence de ces prodigieux mouvements de la conscience humaine dans les nations, en présence de ces flots tranquilles ou soulevés d’une foi et d’une piété même peu intelligentes, je me sens pénétré de vénération et de sympathie ; et tout ce que je demande, c’est de pouvoir mettre au service des croyances que me donne ma raison autant de courage, d’enthousiasme, d’abnégation et de constance. Il faudrait plaindre ceux qui restent froids ou qui même sont ironiques devant ces nobles spectacles. Leur vanité les sert bien mal de se mettre ainsi hors la loi du genre humain ; leur science est bien courte de comprendre si peu ces grandes inspirations, ces orages et ces luttes. Ce n’est pas là faire acte de raison et de philosophie ; c’est simplement faire acte d’indifférence, on pourrait presque dire, d’inhumanité.
Mais comment l’âme du philosophe peut-elle s’émouvoir ainsi en faveur des religions vulgaires ? La raison et la foi, la philosophie et la religion ne sont-elles pas nécessairement des ennemies ? Ne l’ont-elles pas toujours été, ne le seront-elles pas toujours ? Je déclare que je n’en crois rien ; et quand j’essaye de me rendre compte de ce que sont la religion et la philosophie, je suis bien plus porté à les réunir qu’à les diviser. Je n’ignore pas tout ce qui les a séparées et tout ce qui les sépare encore, quoique la distance tende sans cesse à se rapprocher. Je sais que la philosophie a eu ses martyrs, frappés au nom de la religion, quelquefois même par les mains de ses ministres, et qu’elle est toujours suspecte à l’autorité religieuse. Je sais qu’en sens contraire la foi est trop souvent décriée par la libre pensée. Mais ces dissentiments, quoique fréquents, semblent peu justifiables ; ce sont les passions humaines qui surtout sont en jeu, avec leurs aveuglements et leur égoïsme habituels.
Au fond, la religion et la philosophie ont le même but. La philosophie a-t-elle d’autres problèmes à résoudre que ceux dont la religion s’occupe ? Se pose-t-elle, peut-elle même se poser d’autres questions ? Contempler le monde et l’homme et se les expliquer, que peut-on faire de plus ? Une seule chose : c’est de prendre une autre route pour satisfaire un même besoin ; les méthodes et les conclusions varient ; mais l’objet est identique. La différence la plus grave et la plus apparente, c’est que d’une part ce sont les peuples qui résolvent les questions, et que d’autre part ce sont des individus. De là, des divergences de plus d’un genre, inévitables, quelquefois funestes, mais qui n’ôtent rien à l’identité fondamentale. Il faut déplorer les victimes, quand il y en a, et détester la cruauté de ceux qui les font, de quelque côté qu’elles tombent. Le philosophe détourne ses regards attristés de ces faits lamentables et trop communs ; et s’il doit par hasard être atteint personnellement, il se résigne sans trop de regret à mourir, avec Socrate, pour la cause de la vérité. Mais nous qui, dans des temps meilleurs, n’avons rien à craindre, il semble qu’il nous doit être bien plus aisé de rester équitables, précisément parce que notre sécurité n’a point à s’alarmer. Tâchons donc de voir, sans rancune et sans colère, ce que sont les religions et les philosophies, dans leurs rapports et dans leurs dissemblances.
Les origines des religions sont en général ensevelies dans des ténèbres. Même de nos jours, la science désespère de jamais dissiper cette obscurité, qui s’épaissit avec le temps, et que toute notre pénétration ne pourra jamais percer. Il y a bien quelques exceptions. Le Mahométisme en est une. Nous savons précisément l’heure où il est né, comment il s’est formé, et comment il est devenu la conscience de tout un peuple, bientôt imité par une foule d’autres. Mais cet exemple ne tire pas à conséquence ; l’Islam est peut-être la seule religion dont le berceau soit si clair, non pas seulement parce qu’il est le plus voisin de nous, mais en outre parce qu’il s’est trouvé dans des conditions toutes spéciales. Les débuts du Christianisme, né six siècles à peine auparavant, sont restés historiquement obscurs ; l’Évangile lui-même, dans ses quatre témoins, ne nous parle guère que de la naissance et de la mort du divin fondateur de la foi nouvelle ; il nous laisse ignorer presque tout le reste de sa trop courte carrière ; et les tentatives qu’on a faites souvent pour la reconstruire ont été vaines, quand elles n’étaient pas impies. Les origines du Bouddhisme, assez nettes à quelques égards, sont, à d’autres, tellement confuses, qu’on ne sait même pas la date exacte où le Bouddha est né et celle où il est mort ; l’histoire n’est pas fixée sur ce point essentiel. Quant à la religion brahmanique ou au Paganisme grec et romain, il n’y a pas d’érudition, quelque sagace qu’on la suppose, qui puisse se flatter de nous dire comment ces deux croyances, semblables sur tant de points, ont pu naître, ni même comment elles se sont développées. Le culte des dieux, tel qu’il est dans les Védas ou dans Homère, est pour nous une indéchiffrable énigme ; il répond à un état de la conscience humaine que l’imagination la plus puissante ne peut ressusciter.
Pourquoi l’histoire des religions est-elle si douteuse et si incomplète à leur début ? C’est qu’elles sont l’œuvre collective de peuples entiers. Même quand elles se personnifient dans un homme, Moïse, Bouddha, Mahomet, ces grandes individualités ne sont que l’expression et le reflet de tout ce qui les entoure et les soutient ; leur voix serait méconnue et mourrait étouffée, si tous les échos n’étaient pas prêts à la répéter. L’exemple unique de Mahomet nous fait deviner en partie ce que d’autres ont pu être, aussi écoutés, aussi utiles que lui, dans les temps où ils ont parlé. Mais encore une fois il serait impossible d’appliquer à toutes les religions la mesure de l’Islam.
Rien au contraire de plus clair, de moins incertain que la naissance d’une philosophie. On sait, pour la plupart des philosophes, quelle a été leur vie, et quelle a été leur doctrine. Ceux qu’on ignore ne peuvent compter parmi les plus importants et les plus instruits. Quand ces souvenirs sont abolis ou mutilés, ce sont de purs accidents, comme pour tant d’autres ; le hasard ou la négligence de la tradition en est la seule cause. Mais il n’y a rien dans les philosophies qui se dérobe essentiellement à notre connaissance. Elles sont individuelles ; on sait toujours à qui on les doit, et qui en est responsable. Elles sont relativement récentes, et avoisinent par conséquent l’époque où les peuples sont capables d’écrire l’histoire de leurs actions et celle de leurs pensées. Quand l’origine de la philosophie est obscure chez un peuple, c’est que ce peuple a laissé aussi tous ses autres développements dans l’ombre ; tel est le cas de l’Inde, où cette nuit qui couvre tout ne sera jamais dissipée, aussi épaisse pour la poésie et la politique que pour la religion et la philosophie.
Bien plus, les œuvres des philosophes, quand on a pu les conserver, sont des monuments plus authentiques que tous les autres. On sait mieux la pensée de Platon ou d’Aristote qu’on ne sait les campagnes d’Alexandre ou celles d’Annibal. Ce n’est pas que les religions n’aient aussi leurs livres ; mais comme ce sont des peuples qui les ont écrits, ces livres, tout sacrés qu’ils doivent être, ne peuvent avoir ni l’ordre ni la clarté des œuvres individuelles. Parfois ce ne sont que des amas confus comme les hymnes des Védas, les Soûtras bouddhiques, ou même les ouvrages si disparates de la Bible. Parfois même il n’y a que des traditions et pas de livres, comme dans le Paganisme ancien. Ces dernières religions n’en sont pas moins vivantes dans l’âme des nations ; seulement, il est plus difficile de les comprendre, puisqu’on ne peut pas remonter à leur source, et interroger les documents primitifs d’où elles ont découlé.
Mais il faut que le philosophe se le dise : ce n’est certainement pas une œuvre antisociale qu’il essaye ; mais c’est une œuvre qui est en dehors du courant de la société où il se trouve et où Dieu l’a placé. Le peuple accepte, et il fait bien, la foi traditionnelle de ses pères, qu’il entoure d’un juste respect, souvent superstitieux et peu éclairé, souvent même très intolérant. Quant au philosophe, il ne s’enquiert pas de la tradition, ou du moins il ne s’y soumet qu’à bon escient. C’est à sa raison qu’il s’adresse ; c’est la raison qui est son inflexible règle. Tandis que le vulgaire suit le torrent, qui d’ailleurs peut le conduire assez sûrement, le philosophe s’abstrait, autant qu’il le peut, de tout ce qui l’environne et de tout ce qui l’a précédé. Il s’interroge lui-même ; il interroge la nature, dans laquelle il est plongé ; et quand il a suffisamment médité, il se donne par ses propres forces, à ses risques et périls, l’explication de la grande énigme. Cette explication vaut alors mieux pour lui, et pour ceux à qui il la communique, que l’explication populaire. Il l’a puisée à la vraie source ; il l’a entourée de la vraie lumière, celle de l’intelligence, sans laquelle la tradition même n’aurait aucun sens et ne subsisterait point.
Voilà l’œuvre du philosophe, simple, mais supérieure ; légitime, mais pouvant être dangereuse pour lui ; bienfaisante à la longue pour la société, qui parfois la punit, parce qu’elle croit avoir à s’en défendre ; sacrée elle aussi, mais à un autre titre que l’œuvre religieuse ; admirable et sans prix entre les mains d’un Socrate ou d’un Platon, d’un Aristote ou d’un Descartes, mais douteuse et suspecte, quand elle devient l’instrument des passions, au lieu d’être un pur instrument de vérité ; en un mot, le sommet de la raison de l’homme, imparfaite encore, sans doute comme tout ce qui est humain, mais son honneur, son privilège et son salut.
Tels sont le rapport et la dissemblance générale de la religion et de la philosophie ; telle est la cause de leurs querelles, malgré l’identité de leur objet. Socialement, la religion doit occuper la première place. La philosophie qui prétendrait la supplanter sur le théâtre du monde serait toujours impuissante, quand même, pour prévaloir dans cette compétition impossible, elle userait de moyens violents, qui pourraient la déshonorer. La religion a toujours pour elle l’adhésion des masses populaires. Elle a de plus l’antériorité des temps, qui la rend profondément vénérable, comme tout ce qui a duré au sein de la mobilité incessante des choses humaines. La philosophie, au contraire, ne vient qu’en dernier lieu, comme la réflexion ; quelquefois, très tard ; même dans certaines races, elle ne nait jamais. Plus jeune que la religion, d’où elle sort ordinairement, elle est beaucoup moins écoutée, parce qu’elle est bien moins accessible. Les nations se reconnaissent elles-mêmes dans les croyances qu’elles ont faites ; elles ne se retrouvent pas dans des systèmes, qui ne sont que des élaborations solitaires, ne répondant souvent à rien de leur passé, rien de leurs traditions, rien de leurs préjugés, rien de leurs ignorances involontaires et fatales. Les religions satisfont toujours à une nécessité sociale et commune, placées d’ailleurs plus ou moins haut dans le jugement de la raison, qui plus tard les étudie et les classe ; pour les peuples qui les ont créées et qui les gardent, elles sont la vérité même, telle qu’ils peuvent la concevoir au point de lumières où ils sont arrivés. La philosophie, précisément parce qu’elle est tout individuelle, peut enfanter des chefs-d’œuvre. Mais elle peut produire aussi des doctrines inacceptables, à la fois pour l’époque où elles surgissent, et pour la postérité. Le système de Spinosa a indigné le dix-septième siècle, et il n’est guère mieux reçu par le nôtre. L’auteur seul s’y est complu, suivi de quelques rares adeptes.
Voilà encore pourquoi la religion a partout un culte, et comment la philosophie n’en doit pas avoir. Il faut organiser régulièrement les manifestations extérieures de la croyance, quand ce sont des multitudes qui la partagent et qui se réunissent dans un acte public et solennel. Le philosophe au contraire n’a point à sortir de sa pensée individuelle ; tout au plus forme-t-il une école, destinée à vivre souvent moins que lui, et qui périt toujours au bout de quelque temps, tandis que les religions vivent des milliers d’années sans vieillir et sans déchoir. La pensée de Platon est immortelle ; mais où est aujourd’hui l’Académie ? La pensée d’Aristote ne l’est pas moins ; mais où est le Lycée ? Le Paganisme a duré vingt siècles, tout faux qu’il était ; le Christianisme, qui a déjà subsisté presque autant, sans même compter le passé qu’il emprunte à la Bible, peut se flatter désormais de vivre aussi longtemps que le genre humain.
Après la portion de vérité que les religions renferment, c’est le culte qui les maintient, par le respect qu’il leur assure et par les services incomparables qu’elles rendent. Mais imagine-t-on un philosophe se faisant à lui seul un culte particulier et personnel, en vertu des principes de son système ? Y aurait-il assez de risées pour cette entreprise extravagante ? Et celui qui la tenterait ne semblerait-il pas renoncer, par cela même, à la raison, qui n’est pas le monopole de la philosophie, mais qui est son vrai titre ? Pouvons-nous songer, sans sourire et sans dédain, aux naïvetés de nos théophilanthropes, ou à cette théurgie avortée qui a fait scandale dans notre temps ? Sans culte, la philosophie doit se résigner à n’avoir aucune influence directe sur la foule. Elle se contente de quelques intelligences, qu’elle dirige dans les chemins sévères de la science et de la pure raison, et qu’elle recrute dans tous les rangs, sans initiation et sans sacerdoce, depuis les esclaves jusqu’aux empereurs, satisfaite de semer des germes que l’avenir récoltera.
Ajoutez que le culte est indispensable à la foule, tandis que le philosophe peut s’en passer, sans d’ailleurs le blâmer ni le fuir. Livrée à tous les travaux matériels qui font subsister la société, la foule n’a pas le temps de penser chaque jour au dieu de sa croyance. Ce qu’il lui faut chaque jour, c’est de gagner sa vie à la sueur de son front ; noble condition à laquelle l’homme est soumis, dont il doit se glorifier et non se plaindre. Mais cette condition courbe ses regards vers la terre, bien plutôt qu’elle ne les élève vers le ciel. L’idée religieuse peut donc sans cesse s’effacer dans les âmes, non par impiété ni même par oubli, mais par une nécessité de tous les instants, toujours renaissante et toujours inexorable. Pour compenser ce mal et le vaincre, il faut qu’à certains jours, à certaines époques, le culte vienne avertir les hommes et les ramener des rudes occupations de la vie à des pensées plus hautes et non moins utiles. Il entretient une ardeur qui pourrait s’éteindre ou se ralentir ; il ranime, par le contact, le feu qui couve dans tous les cœurs ; il établit un lien de plus entre les citoyens réunis ; et en même temps qu’il les provoque à monter à Dieu, il resserre tous les nœuds de la communauté sociale.
Pour le philosophe, il n’a guère besoin qu’on le rappelle à des pensées qui jamais ne lui manquent. Mais pour cela il ne repousse pas des manifestations qu’il comprend et qu’il approuve ; il les accepte dans la mesure où il peut le faire sans compromettre sa franchise ni montrer une hypocrisie indigne de lui. Les pompes extérieures d’un grand culte peuvent même l’émouvoir plus vivement que le reste des hommes. Dès lors, par sympathie pour ses semblables et aussi par estime pour d’admirables doctrines, pourquoi ne prendrait-il point part à la prière commune ? Il y sentira toujours, dans quelque religion que le sort le jette, sous les formules les plus variées, une partie de ses propres aspirations. C’est une occasion de plus pour lui, et même une occasion plus touchante, de penser à Dieu. Mais il n’a point à réparer dans son cœur un oubli qu’il ne commet pas, une négligence qui ne peut être la sienne. Par la nature propre de ses labeurs et de ses méditations assidues, c’est comme un culte perpétuel qu’il porte en lui-même. L’expression du dehors n’y ajoute rien peut-être ; mais comme elle ne peut rien non plus en retrancher, le philosophe, quand il entre dans le temple, d’accord avec la foule, y retrouve le dieu qui ne le quitte pas et qui vit dans le fond de son intelligence.
Ainsi donc, la philosophie ne s’astreint pas rigoureusement au culte public, quelque respectable qu’il soit ; et elle doit s’abstenir d’un culte privé, qui ne serait qu’une puérilité, s’il n’était pas un sacrilège. Tout au contraire, le culte régulier est nécessaire et bienfaisant pour les peuples qu’il soutient, qu’il éclaire et qu’il fortifie.
Ce sont là des dissemblances entre la religion et la philosophie ; mais il est des points par lesquels elles se rapprochent. Issues l’une et l’autre de l’esprit humain, pour connaître et servir Dieu, ayant en dernière analyse le même objet, ne serait-il pas bien étonnant qu’elles n’eussent que des différences ? Voici un rapport sous lequel elles sont identiques.