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Extrait : "Jamais je n'oublierai les émotions saisissantes de cette nuit, que je passai dans une sorte de délire raisonnable, si cela se peut dire. Tantôt je marchais à grands pas dans ma chambre, tantôt je m'arrêtais brusquement pour m'agenouiller et pour prier avec ferveur ; puis j'avais des éclats de joie folle, des ressentiments de bonheur immense, des élans de fierté calme et majestueuse."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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Veröffentlichungsjahr: 2016

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CHAPITRE PREMIERUne mère

Jamais je n’oublierai les émotions saisissantes de cette nuit, que je passai dans une sorte de délire raisonnable, si cela se peut dire.

Tantôt je marchais à grands pas dans ma chambre, tantôt je m’arrêtais brusquement pour m’agenouiller et pour prier avec ferveur ; puis j’avais des éclats de joie folle, des ressentiments de bonheur immense, des élans de fierté calme et majestueuse.

J’étais mère ! j’étais mère ! À cette pensée enivrante, c’étaient des accès de tendresse idolâtre pour l’être que je portais dans mon sein. Je ne pouvais croire à tant de félicité… Je pressais avec force mes deux mains sur ma poitrine, comme pour bien m’assurer que je vivais.

Il me semblait qu’à chaque battement de mon cœur répondait un petit battement doux et léger : c’était celui du cœur de mon enfant.

Mon enfant… mon enfant ! Je ne pouvais me lasser de répéter ces mots bénis et charmants. Dans mon ivresse, je l’appelais, je le dévorais de caresses, j’étais comme insensée ; je baisais mes mains, je riais aux éclats de cette puérilité : un instant après je fondais en larmes, mais ces bienfaisantes larmes étaient bonnes à pleurer.

Il était, je crois, deux ou trois heures du matin.

Il me sembla que mon bonheur manquait d’air, d’espace, que j’avais besoin de me trouver face à face avec le ciel pour mieux exprimer à Dieu ma religieuse reconnaissance.

J’ouvris ma fenêtre ; nous étions à la fin de l’automne : la nuit était aussi belle, aussi pure que le jour avait été radieux, on n’entendait pas le plus léger bruit. Tout était ombré et mystère ; les profondeurs du firmament étaient semées de millions d’étoiles étincelantes. La lune se leva derrière une colline couverte de grands bois. Tout fut inondé de sa pâle clarté : le parc, la forêt, les prairies, le château.

Tout à coup une faible brise s’éleva, grandit, passa dans l’air comme un soupir immense, et tout redevint silencieux.

Je vis un présage dans cet imposant murmure, qui troublait un moment cette solitude et qui fit paraître plus profond encore le calme qui succéda…

Il me sembla que ma dernière plainte était sortie de mon cœur, et que désormais ma vie s’écoulerait heureuse et paisible.

Pour la première fois depuis que j’avais l’orgueilleuse conscience de la maternité… depuis que je vivais double, je songeai à mes peines passées… Ce fut pour rougir d’avoir pu m’affliger de chagrins qui n’atteignaient que moi seule.

En me rappelant cette soirée si fatale et si enivrante ou j’avais acquis et la certitude de l’infidélité de Gontran, et la certitude que j’étais mère, je fus étonnée de la sérénité profonde, ineffable, qui vint remplacer les poignantes émotions qui naguère encore m’avaient cruellement agitée.

Je ne pouvais douter que Gontran ne m’eût trompée… pourtant je me sentais pour lui d’une mansuétude infinie, d’une indulgence sans bornes.

Mon mari avait cédé à un goût passager ; c’était une faiblesse, une faute ; mais il était le père de mon enfant, mais c’était à lui que je devais la nouvelle et céleste sensation que j’éprouvais…

Ces pensées éveillaient en moi un mélange inexprimable de tendresse, de dévouement, de respect et de reconnaissance qui ne me laissait ni la volonté ni le courage d’accuser Gontran de ses erreurs passées…

Quant à l’avenir… oh !… quant à l’avenir… cette fois je n’en doutais plus.

La révélation que j’allais faire à mon mari m’assurait, je ne dis pas son amour, ses soins empressés, sa sollicitude exquise, mais encore une sorte de tendre et religieuse vénération de tous les instants.

Oui, c’était plus qu’une espérance, plus qu’un pressentiment qui me garantissait un avenir auprès duquel ces quelques jours de bonheur passés à Chantilly et toujours si regrettés devaient même me paraître pâles et froids…

Oui, j’avais dans mon bonheur à venir une foi profonde, absolue, éclairée, qui prenait sa source dans ce qu’il y a de plus sacré parmi les sentiments divins et naturels.

Dans ce moment où Dieu bénissait et consacrait ainsi mon amour… douter de l’avenir c’eût été blasphémer.

Dès lors je ressentis pour Ursule une sorte de dédain compatissant, de pitié protectrice.

Je ne pouvais plus l’honorer de ma jalousie ; envers elle, je ne pouvais plus descendre jusqu’à la haine.

Je planais dans une sphère si élevée, j’avais une telle conviction de mon immense supériorité sur Ursule, qu’il m’était même impossible d’établir entre elle et moi la moindre comparaison.

Pour la première fois depuis bien longtemps, un franc sourire me vint aux lèvres en me rappelant que, la veille, j’avais envié la grâce avec laquelle elle montait à cheval ; que, la veille, j’avais envié les brillantes saillies de son esprit.

Je haussai malgré moi les épaules à ce ressouvenir. Dans mon impériale et généreuse fierté, je m’apitoyai sur cette pauvre femme qui, après tout peut-être, n’avait pu résister au penchant qui l’entraînait vers Gontran… penchant dont je connaissais l’irrésistible puissance.

– Mon Dieu, – me disais-je, – quel sera le réveil d’Ursule après ce rêve de quelques jours ! – Alors je me rappelai notre enfance, notre amitié d’autrefois… Le bonheur rend si compatissante que je m’attendris sur ma cousine.

Je me promis de demander à mon mari de lui apprendre avec ménagement qu’elle ne pouvait plus rester avec nous, je ne voulais pas abuser cruellement, de mon triomphe…

Il me serait impossible d’expliquer la complète révolution que la maternité venait d’imprimer à mes moindres pensées, des idées graves, sérieuses, presque austères, qui s’éveillèrent en moi dans l’espace d’une nuit, comme si Dieu voulait préparer l’esprit et le cœur d’une mère aux célestes devoirs qu’elle doit remplir auprès de son enfant.

Moi, jusqu’alors faible, timide, résignée, je me sentis tout à coup forte, résolue, courageuse : la main de Dieu me soutenait.

Tout un horizon nouveau s’ouvrit à ma vue, les limites de mon existence me semblaient reculées par les espérances infinies de la maternité.

Dans les seuls mots élever mon enfant, il y avait un monde de sensations nouvelles.

 

Peu à peu le jour parut.

Mon premier mouvement fut de tout apprendre à mon mari, de changer par cet aveu soudain sa froideur en adoration ; puis je voulus temporiser un peu, suspendre le moment de mon triomphe pour le mieux savourer.

J’éprouvais une sorte de joie à me dire : – D’un mot je puis rendre Gontran plus passionné pour moi qu’il ne l’a jamais été, lui qui, hier encore, m’oubliait pour une autre femme.

Bien rassurée sur l’avenir, je me plaisais à évoquer les souvenirs de mes plus mauvais jours…

J’agissais comme ces gens qui, miraculeusement délivrés de quelque grand péril, contemplent une dernière fois avec une jouissance mêlée d’effroi le gouffre qui a failli les engloutir, le rocher qui a failli les écraser.

Un sommeil profond, salutaire, me surprit au milieu de ces pensées.

Je m’éveillai tard ; je trouvai ma pauvre Blondeau à mon chevet bien inquiète, bien triste : mes chagrins ne lui avaient pas échappé ; mais, si grande que fut ma confiance en elle, jamais je ne lui avais dit un mot qui pût accuser Gontran.

Mon visage rayonnait d’une joie si éclatante que Blondeau s’écria en me regardant avec surprise :

– Jésus, mon Dieu ! madame, qu’y a-t-il donc de si heureux ?… Hier je vous ai laissée tellement abattue que j’ai passé toute la nuit en larmes et en prières.

– Il y a… ma bonne Blondeau, que, toi aussi, tu deviendras folle de joie quand tu sauras… Mais va vite chercher M. de Lancry… va…

– M. le vicomte a déjà envoyé savoir des nouvelles de madame, ainsi que M. et madame Sécherin. J’ai dit que vous aviez passé une nuit assez mauvaise, monsieur semblait inquiet.

– Eh bien ! va… va bien vite le chercher… Je vais le rassurer…

Blondeau partit.

À mesure que le moment où j’allais revoir Gontran approchait, mon cœur battait de plus en plus fort.

Mon mari parut.

Je me jetai dans ses bras en fondant en larmes et sans pouvoir trouver une parole.

Gontran se trompa, il prit mes pleurs pour des pleurs de douleur. Croyant sans doute que je l’avais vu la veille embrasser Ursule et que j’étais désespérée, il me dit avec embarras :

– Je vous en prie, ne croyez pas les apparences, ne pleurez pas… ne…

– Mais c’est de joie que je pleure… Gontran, mais c’est de joie… regardez-moi donc bien ! – m’écriai-je.

– En effet, – dit mon mari, – ce sourire, cet air de bonheur répandu sur vos traits, Mathilde… Mathilde, que signifie ?…

– Cela signifie que je sais tout, et que je vous pardonné tout… Oui, mon bien-aimé Gontran… oui… hier sur ce balcon j’ai vu votre bras enlacer la taille d’Ursule… hier j’ai vu vos lèvres effleurer sa joue… Eh bien ! je vous pardonne, entendez-vous ?… je vous pardonne, parce que vous-même tout à l’heure vous vous accuserez plus amèrement que je ne l’aurais jamais fait moi-même ; parce que tout à l’heure, à genoux, à deux genoux, vous me direz : Grâce… grâce…

– Mais, encore une fois… Mathilde…

– Vous ne comprenez pas ? Gontran, vous ne devinez pas ?… Non ; vous me regardez avec effroi, vous croyez que je raille… que je suis folle peut-être ? Mais, à mon tour, pardon… aussi pardon à vous, mon Dieu ; car il est mal de ne pas parler d’un tel bonheur si sacré avec une austère gravité. Gontran, – m’écriai-je alors en prenant la main de mon mari, – agenouillez-vous avec moi… Dieu a béni notre union… je suis mère !

Oh ! je ne m’étais pas trompée dans mon espoir ! les traits de Gontran exprimèrent la plus douce surprise, la joie la plus profonde. Un moment interdit, il me serra dans ses bras avec la plus vive tendresse… Des larmes… des larmes… les seules que je lui aie vu répandre, coulèrent de ses yeux attendris ; il me regardait avec amour, avec adoration, presque avec respect.

– Oh ! – s’écria-t-il en prenant mes deux mains dans les siennes, – tu as raison, Mathilde : c’est à-genoux, à deux genoux que je vais te demander pardon, noble femme, cœur généreux, angélique créature ! Et j’ai pu t’offenser ! toi… toi toujours si résignée, si douce… Oh ! encore une fois pardon… pardon.

– Je vous le disais bien, mon Gontran, mon bien-aimé, que vous me demanderiez pardon… Mais, hélas ! je le sens… je ne puis plus vous l’accorder ; il faudrait me souvenir de l’offense, et je ne m’en souviens plus.

– Ah ! Mathilde ! Mathilde ! j’ai été bien coupable, – s’écria Gontran en secouant tristement la tête – Mais, croyez-moi, ç’a été de la légèreté, de l’inconséquence ; mais mon cœur, mon amour, ma vénération étaient à vous… toujours à vous… Maintenant de nouveaux devoirs me dictent une conduite nouvelle, vous verrez… oh ! vous verrez, mon amie… combien je serai digne du bonheur qui nous arrive. Combien vous serez sacrée pour moi… Mathilde !… Mathilde !… – ajouta-t-il en baisant mes mains avec ivresse. – Oh ! croyez-moi, ce moment m’éclaire ; jamais je n’ai mieux senti tout ce que vous valiez et combien j’étais peu digne de vous… Je vous le jure, Mathilde, je vous aime maintenant plus passionnément peut-être que lors de ces beaux ; jours de Chantilly, que vous regrettez toujours, pauvre femme… Maintenant, je dis comme vous… si vous ne pouvez plus me pardonner l’offense, parce que, vous l’avez oubliée, moi je ne puis vous demander grâce, parce que je ne puis plus croire que je vous aie jamais offensée.

– Oh ! Gontran… Gontran, voilà votre cœur, votre langage… c’est vous, je vous reconnais… Ô mon Dieu, mon Dieu, donnez-moi la force de supporter tant de bonheur…

Oui, oui, c’est moi, ton ami, ton amant, Mathilde… ton amant, qui n’étais pas changé ; non, non, je te le jure ; mais, grâce à toi, j’étais si heureux, si heureux, que je ne pensais pas plus à ce bonheur que je te devais qu’on ne pense à remercier Dieu de la vie qui s’écoule heureuse et facile ; et puis, si j’étais quelquefois insouciant, Capricieux, fantasque, il faut vous le reprocher, mon bon ange, ma bien-aimée : oui, j’étais comme ces enfants gâtés que, dans sa tendresse idolâtre, une mère ne gronde jamais ! pour leurs plus grandes fautes, elle n’a que des sourires ou de douces remontrances… et encore… non… – reprit-il avec une grâce touchante, – non… je cherche à m’excuser, à affaiblir mes torts, et c’est mal… j’ai été égoïste, dur, indifférent, infidèle ; j’ai pendant quelque temps méconnu le plus adorable caractère qui existât au monde… Ô Mathilde ! je ne crains pas de charger le passé des plus noires couleurs… l’avenir m’absoudra.

– Ne parlons plus de cela, Gontran ; parlons de lui, de notre enfant : quels seront vos projets ? Quelle joie, quelle félicité ! Si c’est un garçon, comme il sera beau ! si c’est une fille, comme elle sera belle ! Il aura vos yeux ; elle aura votre sourire et de si beaux cheveux bruns, des joues si roses, un petit col si blanc, de petites épaules à fossettes… Ah ! Gontran, je délire ; tenez, je suis folle… Je ne pourrai jamais attendre jusque-là ! – m’écriai-je si naïvement que Gontran ne put s’empêcher de sourire.

– Dites-moi, – reprit-il tendrement, que préférez-vous ? voulez-vous rester ici… encore quelque temps, ou bien nous en aller nous établir à Paris ?… Dites, Mathilde… ordonnez… maintenant je n’ai plus de volonté.

– Maintenant, au contraire, mon ami ; il faut que vous en ayez et pour vous et pour moi, car je vais être tout absorbée par une seule pensée… mon enfant. Hors de cette idée fixe, je ne serai bonne à rien.

– Puisque vous me laissez libre, je réfléchirai à ce qui sera convenable, ma bonne Mathilde… j’y aviserai.

– Ce que vous ferez sera bien fait, mon ami entre autres considérations, n’est-ce pas ? vous consulterez l’économie : car maintenant il nous faut être sages… Nous ne sommes plus seuls… il faut songer dès à présent à la dot de ce cher enfant ; et, du temps où nous vivons, l’argent est tant… que la richesse est une chance de bonheur de plus. Voyons, mon ami, comment réduirons-nous notre maison ?

– Nous y songerons, Mathilde ; vous avez raison. Quel bonheur de remplacer un luxe frivole et inutile par une touchante prévoyance pour l’être qui nous est le plus cher au monde ! Ah ! jamais nous n’aurons été plus heureux d’être riches.

– Tenez, mon ami, quand je pense que chacune de mes privations pourrait augmenter le bien-être de notre enfant… j’ai peur de devenir avare.

– Chère et tendre amie, soyez tranquille… Je sens, comme vous, tous les devoirs qui nous sont imposés maintenant… Je ne manquerai à aucun d’eux. Comme vous, Mathilde, cette nuit m’a changé, – ajouta Gontran avec un accent de grâce et de tendresse inimitable.

Mon mari parlait alors sincèrement ; je connaissais assez sa physionomie pour y lire l’expression la plus vraie, la plus touchante.

Quand il m’exprimait ses regrets de m’avoir tourmentée, il disait vrai : les cœurs les plus durs, les caractères les plus impitoyables, ont souvent d’excellents retours ; à plus forte raison Gontran était capable d’un généreux mouvement : il n’était point méchant, mais gâté par trop d’adorations.

Encore une fois, je suis certaine qu’alors mon mari redevint pour moi ce qu’il était au moment de mon mariage.

J’étais si forte de cette conviction, il me paraissait si naturel que le goût passager que mon mari avait eu pour Ursule se fût subitement éteint par la révélation que je venais de lui faire, que, sans la moindre hésitation, sans le moindre embarras, je dis à Gontran :

– Maintenant, mon ami, comment allons-nous éloigner Ursule ?

À cette question naïve, Gontran me regarda en rougissant de surprise.

– Cela vous étonne, de m’entendre ainsi parler de ma cousine, – lui dis-je en souriant, – rien n’est pourtant plus simple : je ne ressens à cette heure aucune animosité, aucune jalousie contre elle ; je n’ai pas le temps, je suis trop heureuse ! Elle a été coquette avec vous, vous avez été empressé près d’elle, je pardonne tout cela : ce sont des étourderies de jeunesse dont vous ne vous souvenez plus maintenant, mon tendre ami ; je désire seulement que, vous qui avez tant de tact et d’esprit, vous trouviez un moyen d’éloigner Ursule, sans dureté, sans trop la blesser : car, malgré moi, je ne puis m’empêcher de la plaindre ; un moment, peut-être, elle aura cru que vous l’aimiez.

Gontran me regarda d’un air interdit, il semblait croire à peine ce qu’il entendait.

Après un moment de silence, il s’écria :

– Toujours grande, toujours généreuse ; ah ! je serais le plus coupable des hommes si j’oubliais jamais votre conduite dans cette circonstance. Oui, vous avez raison, Mathilde, j’expierai ces étourderies de jeunesse comme je le dois. Il faut que votre cousine parte… qu’elle parte le plus tôt possible ; non que je doute de ma résolution, mais parce que sa vue vous deviendrait pénible une fois votre premier enivrement passé.

– Vous dites vrai, mon ami… vous me connaissez mieux que je ne me connais moi-même. Si vous saviez… j’ai tant souffert à cause d’elle… Mais, tenez… Gontran, ne parlons plus de cela… tout est oublié… Il sera facile à Ursule de déterminer son mari à quitter Maran, il n’a pas d’autre volonté que la sienne… Mais… – ajoutai-je en hésitant, – comment ferez-vous pour amener Ursule à cette résolution ?

– Rien de plus simple, je lui dirai tout avec franchise et loyauté.

– Vous lui direz…

– Je lui dirai qu’elle et moi nous avons été des fous, que nous avons risqué de compromettre gravement, elle, la tranquillité du meilleur des hommes, moi, le repos de la plus tendre, de la plus adorable des femmes… Je lui dirai que nos imprudences ont effrayé vos soupçons, que pour rien au monde je ne voudrais vous causer le moindre chagrin ; je lui dirai enfin que je la supplie de décider son mari à partir.

Je gardai un moment le silence ; malgré ma foi dans l’amour de Gontran, dans ma supériorité sur Ursule, il m’était pénible de songer que mon mari allait encore avoir un entretien secret avec ma cousine.

Hélas ! à cette pensée, tous mes ressentiments jaloux se réveillèrent malgré moi.

Je dis à Gontran avec émotion : – Pour décider Ursule à partir, il faudra donc que vous lui demandiez un rendez-vous ?

– Sans doute…

– Eh bien ! je vous l’avoue, Gontran, cette idée m’est cruelle.

– Allons, – reprit-il en souriant, – il faudra que j’aie plus de courage que vous… Comment faire pourtant, ma pauvre Mathilde ?

– Je ne sais…

– Je n’ose vous proposer de parler vous-même à votre cousine.

– Non ; cela me ferait mal, je le sens. Un tel avis de ma part l’humilierait amèrement ; je ne puis oublier qu’elle a été mon amie… ma sœur.

– Que faire donc ? je lui écrirais bien… mais cela est dangereux… et puis il y a mille choses qu’on peut dire et qu’on ne peut écrire ; des objections auxquelles on répond de vive voix, et que l’on ne peut détruire que par une longue correspondance.

Après avoir rêvé quelque temps, Gontran s’écria tout rayonnant de joie :

– Oh ! Mathilde… Mathilde… quelle bonne idée ! voulez-vous une double preuve de ma loyauté et de mon désir de vous faire oublier les chagrins que je vous ai causés ?

– Comment cela ?

– Cachée quelque part, d’où vous puissiez tout voir et tout entendre, assistez à cet entretien dont votre jalousie s’effraie.

– Gontran… que dites-vous… Ah ! cette épreuve…

– N’a rien qui doive alarmer… Une dernière fois, Mathilde, mon ange bien-aimé, je veux tout vous dire, tout vous confier… être aussi franc que vous êtes généreuse… Pardonnez-moi si je vous froisse ; j’en aurai le courage, car au moins ce loyal aveu détruira, j’en suis sûr, vos craintes exagérées… Vous verrez que j’ai été plus imprudent, plus léger que coupable. Vous verrez que si Ursule a été pour moi très coquette, que si, de mon côté, je suis sorti des bornes de la simple galanterie, elle n’a pas à rougir d’une faute grave et irréparable… Eh bien ! oui, hier, après cette curée aux flambeaux, en plaisantant j’ai passé mon bras autour de sa taille, j’ai voulu l’embrasser ; c’était une légèreté condamnable, je le sais, quoiqu’elle pût peut-être s’excuser par la familiarité qu’autorise la parenté.

– Et à Rouvray… Gontran ?

– À Rouvray, comme ici, j’ai fait à Ursule de ces compliments qu’on adresse à toutes les femmes… je lui ai dit qu’elle était charmante, que j’aurais un vif plaisir à la voir longtemps chez nous ; elle a accueilli ces galanteries avec coquetterie, mais en riant, et sans y voir plus de sérieux qu’il n’y en avait, je vous l’assure… Voilà toute ma confession : Mathilde… pardon, encore pardon.

– Je vous remercie, au contraire, de ces aveux qui me rassurent, mon ami ; il vaut mieux connaître la vérité, quelque pénible qu’elle soit, que de s’épouvanter de fantômes souvent plus effrayants que la réalité.

– Aussi, Mathilde, maintenant je vous jure sur l’honneur, sur ce que j’ai de plus cher au monde, sur vous, enfin ! que dans cet entretien j’aborderai votre cousine avec un cœur tout rempli de vous, de votre bonté, de votre générosité, que je ne dirai pas une parole sans songer aux larmes que je vous ai fait verser, noble et angélique créature ! je vous jure enfin que ce goût passager dont je vous ai fait l’aveu s’est évanoui devant l’intérêt si sacré, si puissant, qui rend nos liens plus étroits encore… Mathilde… Mathilde… je serais le dernier des hommes, si l’état dans lequel vous êtes ne suffisait pas pour me commander les plus tendres, soins, les plus chers respects : croyez-moi, assistez donc sans crainte à cet entretien, Mathilde, je suis fier de vous prouver que je sais au moins expier les fautes que j’ai commises.

– Oh ! je vous crois, je vous crois, mon Gontran bien-aimé ; je m’abandonne à vos conseils : oui, j’aurai le courage de cette épreuve.

– Merci… oh ! merci, Mathilde, de me permettre de me justifier ainsi, mais je ne veux pas que vous conserviez le moindre doute : l’amour est soupçonneux, je le sais : malgré vous il vous resterait peut-être l’arrière-pensée que j’ai prévenu Ursule, que…

– Ah ! Gontran, vous me jugez bien mal.

– Non, non, ma pauvre Mathilde, laissez-moi faire ; plus l’explication vous semblera franche, loyale, imprévue, plus vous serez satisfaite. Écoutez-moi donc… vous allez dire à Blondeau de prier votre cousine de venir vous trouver ici. Vous vous mettrez là, dans le cabinet de votre alcôve ; cette porte vitrée entrouverte, un coin de ce rideau soulevé, vous permettront de tout voir, de tout entendre. Votre cousine viendra ; je lui dirai que vous venez de sortir, que vous la priez de vous excuser et de venir la retrouver dans le pavillon du parc. Pendant quelques moments je la retiendrai ici, puis elle sortira pour aller vous chercher. Alors paraissant hors de votre cachette…

– Alors je tomberai à vos genoux, Gontran, pour vous remercier mille fois de m’avoir rendu en un jour tous les bonheurs que je croyais avoir perdus.

Ainsi que l’avait désiré mon mari, Blondeau alla chercher Ursule.

J’entrai avec un grand battement de cœur dans un des cabinets de l’alcôve ; les tendres assurances de Gontran, sa loyauté, tout devait m’empêcher de ressentir la moindre crainte, et pourtant un moment encore j’hésitai.

Il me sembla que je jouais un rôle indigne de moi en assistant ainsi invisible à cet entretien.

Je l’avoue, mes irrésolutions cessèrent, moins dans l’espoir de voir humilier ma rivale que dans l’espoir ardent et inquiet d’assister à une scène si étrange, si nouvelle pour une femme.

Je connaissais le ton plaintif et mélancolique d’Ursule, je m’attendais à la voir fondre en larmes lorsque mon mari lui signifierait son intention.

Jugeant de l’amour qu’elle devait ressentir pour Gontran par l’amour que j’éprouvais pour lui, je prévoyais que cette scène allait être cruelle pour ma cousine ; soit faiblesse, soit générosité, je ne pus m’empêcher de la plaindre.

J’allai même jusqu’à craindre que Gontran, excité par ma secrète présence, ne se montrât trop dur envers elle. Quel réveil pour cette malheureuse femme, qui l’aimait tant sans doute et qui se croyait tant aimée !…

Encore à cette heure je suis Convaincue que mon mari était alors sincère dans sa détermination de sacrifier un caprice passager à l’affection sainte et grave que je méritais… Une seule crainte vint m’assaillir : Ursule était si rusée, si adroite ; elle savait donner à sa voix, à ses larmes une si puissante séduction, que peut-être la résolution de mon mari ne résisterait-elle pas à l’expression de sa douleur touchante.

Ces réflexions m’étaient venues plus rapides que la pensée.

J’entendis les pas légers d’Ursule.

Je me retirai dans ma cachette.

CHAPITRE IIL’entretien

Ursule, en entrant dans ma chambre, parut surprise de ne pas m’y voir.

Son visage était souriant et gai ; la physionomie de Gontran était, au contraire, froide et réservée.

Il se tenait debout près de la cheminée, où il s’accoudait.

Ursule, après avoir fermé la porte, lui dit :

– Comment, c’est vous ! où est donc Mathilde ?

– Elle a été obligée de descendre à l’instant pour répondre aux réclamations d’un de ses pauvres ; elle vous prie de l’excuser, et d’aller la rejoindre tout à l’heure dans le pavillon du parc…

Ursule me parut d’abord étonnée de l’accueil glacial de mon mari ; puis elle sourit, lui fit une profonde révérence d’un air moqueur en lui disant :

– Je vous remercie, monsieur, d’avoir bien voulu m’apprendre où je pourrai rencontrer madame la vicomtesse de Lancry ; je suis désolée d’avoir troublé vos graves méditations.

Ursule fit un pas vers la porte.

– Un mot, je vous prie, – dit Gontran.

Ursule, qui allait sortir, s’arrêta, retourna lentement la tête, jeta à Gontran un long regard rempli de malice et de coquetterie, leva en l’air son joli doigt d’un air menaçant, et lui dit :

– Un mot… soit, mais pas plus… je sais qu’il est très dangereux de vous écouter… plus encore peut-être que de vous regarder. Voyons, vite, ce mot, mon beau, mon ténébreux cousin…

– Ce que j’ai à vous dire est grave et sérieux, madame.

– Vraiment, monsieur, c’est grave, c’est sérieux ? Eh bien ! j’en suis ravie ; cela contrastera avec votre folie et votre étourderie habituelle. Voyons, dites, je vous écoute.

– Lorsque je vous vis à Rouvray, – dit Gontran, – il y a deux mois, je ne pus vous cacher que je vous trouvais charmante.

– C’est la vérité, monsieur et cher cousin, et j’ai souvenance que, dans certaine allée de charmille, vous me fîtes même une déclaration… assez impertinente, à laquelle je répondis comme je devais le faire, en me moquant de vous. Voyons, continuez ; votre gravité sentencieuse, cérémonieuse, m’amuse et m’intrigue infiniment… où voulez-vous en venir ?

Gontran jeta un coup d’œil satisfait du côté de la porte du cabinet où j’étais, et reprit :

– À votre arrivée ici, je vous ai dit tout le plaisir que j’avais à vous revoir.

– Tout le bonheur, mon cher et beau cousin, tout le bonheur, s’il vous plaît ; vos moindres paroles sont, hélas ! gravées là en caractères ineffaçables, – dit Ursule en appuyant sa main sur son cœur et en regardant mon mari d’un air ironique.

Gontran parut presque contrarié de ce sarcasme, fronça légèrement les sourcils, et reprit d’un ton ferme :

– Je suis ravi, madame, que vous soyez en train de plaisanter ; la tâche que j’ai à remplir me sera moins difficile.

– Voyons, vite, vite ; je suis sur des charbons ardents, mon cher cousin ; je brûle de savoir la conclusion de tout ceci, et à quoi sera bon ce résumé solennel de notre… comment dirai-je ? de notre amour… non, certes, vous avez trop et trop peu pour m’inspirer ce sentiment… disons donc de notre coquetterie, c’est, je crois, le mot… Trouvez-vous ?

Soit, madame… – reprit Gontran, – je continuerai donc ce résumé de notre… de notre coquetterie. À votre arrivée à Maran, je vous ai dit tout le bonheur que j’avais de vous revoir, tout mon espoir de voir votre séjour ici se prolonger.

– Cela est encore vrai, beau cousin ; nous avons le lendemain fait une charmante partie de chasse : vous m’avez même un peu grondée… très tendrement, il est vrai, de ce que je semblais préférer le bruit retentissant des trompes à vos amoureuses déclarations… et j’avoue à ma honte que je méritais beaucoup vos reproches ; il n’y avait pour moi rien de plus ravissant, de plus nouveau surtout, que ces fanfares éclatantes qui résonnaient fièrement au fond des bois.

– Et sans doute une déclaration n’avait pas pour vous le même attrait de nouveauté. L’aveu est naïf, – dit Gontran en souriant.

Ursule regarda fixement mon mari, cambra, redressa sa jolie taille, comme si elle eût obéi à un secret mouvement d’admiration pour elle-même, secoua légèrement son front hardi pour faire onduler les longues boucles de sa chevelure brune, et répondit avec un sourire moqueur, presque méprisant :

– Mon cher cousin, j’ai dix-huit ans à peine, et on m’a déjà bien souvent dit que j’étais charmante ; vous me pardonnerez donc d’être un peu blasée sur les déclarations. Depuis longtemps mon oreille est faite à ce ramage flatteur et banal, et vous n’avez pas malheureusement éveillé dans mon âme des sensations aussi inconnues que ravissantes ; je ne doute pas que vous ne soyez un très excellent Pygmalion, mais le marbre de Galatée s’était assoupli et animé avant que votre tout-puissant regard eût daigné s’abaisser sur une pauvre provinciale comme moi…

Mon étonnement était à son comble.

C’était Ursule qui s’exprimait ainsi : elle autrefois si éplorée, si incomprise, et parlant toujours de sa tombe prochaine…

C’était Ursule qui parlait à Gontran avec ce dédain moqueur, à lui dont les succès avaient été si nombreux, à lui si recherché, si adoré par les femmes les plus à la mode !

Gontran semblait non moins surpris que moi de ce langage railleur.

Néanmoins je vis avec joie qu’il ne m’avait pas trompée.

Il avait pu être léger ; inconsidéré auprès d’Ursule ; mais il avait été préservé d’un sentiment plus vif par la froide coquetterie de ma cousine.

Ursule reprit avec la même ironie :

– Qu’avez-vous, mon cher cousin ? vous semblez contrarié.

– C’est qu’aussi, madame, je ne vous ai jamais vue si moqueuse.

– C’est qu’aussi, monsieur, je ne vous ai jamais vu si solennel.

– Vous avez raison, – dit Gontran en souriant, il s’agit de folies, de quelques galanteries sans conséquence échangées entre un homme et une femme du monde, et je prends en vérité un air magistral par trop ridicule. Eh bien donc, ma jolie cousine, vous souvenez-vous qu’hier soir, après la curée aux flambeaux, j’ai été assez peu maître de moi pour vouloir enlacer cette taille charmante et effleurer cette joue si fraîche et si rose… eh bien ! je viens vous demander pardon de cette audace, vous supplier d’oublier cette folie… J’avais cédé à un entraînement passager… j’avais un moment confondu, la familiarité de la parenté avec un sentiment plus tendre, et je viens…

Ursule interrompit mon mari par un éclat de rire et s’écria :

– Vous venez me demander pardon… mais il n’y a véritablement pas de quoi, mon cher cousin… Votre vertueuse candeur s’alarme à tort, je vous le jure… Votre audace a été fort innocente… car votre bouche a effleuré, non pas cette joue si fraîche et si rose, mais la barbe de mon bonnet. Quant à cette taille charmante que vous avez enlacée à peu près malgré moi, c’est une faveur que s’accorde au bal le premier valseur venu, et je ne vois pas qu’elle soit assez flatteuse pour que vous en ayez des remords : hier soir je n’ai pas joué : la pudeur offensée, parce qu’il m’eût fallu me plaindre ou me fâcher d’un procédé de mauvais goût ; dans une circonstance pareille, une honnête femme se résigne et se tait.

Sans doute, l’amour-propre de Gontran fut blessé de ces railleries, car, oubliant ma présence, il s’écria presque avec chagrin :

– Comment, madame, votre silence était de la résignation, de l’indifférence ?

– À ce point, mon cher, cousin, que je me rappelle, hélas ! jusqu’aux plus petits détails des tristes suites de votre-audace.

– Comment cela ?

– Certainement, j’avais la main droite sur la grille du balcon, et, en la retirant, j’ai déchiré la valencienne de mon mouchoir.

– Cela prouve, – dit Gontran avec impatience, – madame, que vous avez une excellente mémoire…

– Cela ne prouve pas du tout en faveur de ma mémoire, mon cousin, mais cela prouve en faveur de l’angélique pureté de mes sentiments à votre égard…

– Madame !…

– Mais sans doute, voyons sérieusement : est-ce que si mon silence eut été du trouble… est-ce que si je vous avais aimé… j’aurais remarqué tout cela ?… est-ce que j’aurais attendu que vos lèvres effleurassent, mes joues, que votre bras pressât ma taille, pour être saisie d’une de ces émotions subites, muettes, profondes, qui nous enivrent et vous égarent ? Eh ! mon Dieu !… à peine votre main eût-elle touché ma main qu’une sensation électrique, rapide comme la foudre, eût bouleversé ma raison, mes sens !… Presque sans le savoir, sans y penser, malgré moi enfin… je serais tombée dans vos bras ; et je miserais réveillée sans me souvenir de rien, mais encore toute frémissante d’une émotion délirante, inconnue, qu’aucune expression ne pourrait traduire !

Malheur ! malheur ! jamais je n’oublierai l’accent ému, passionné, avec lequel Ursule prononça ces derniers mots ; jamais je n’oublierai la rougeur qui un instant enflamma son visage comme un reflet de pourpre ; jamais je n’oublierai le regard à la fois vague, brûlant, noyé de volupté, qu’elle jeta au ciel comme si elle eût ressenti ce qu’elle venait de dépeindre.

Malheur ! malheur ! jamais je n’oublierai surtout avec quelle admiration ardente Gontran la contempla pendant quelques minutes : car elle était belle… oh ! bien belle ainsi ; elle était belle, non sans doute d’une beauté chaste et pure, mais de cette beauté sensuelle qui a, dit-on, tant d’empire sur les hommes.

Malheur ! malheur ! je vis sur les traits de Gontran un mélange de douleur, de colère, d’entraînement involontaire, qui me dit assez qu’il était au désespoir de n’avoir pas fait éprouver à Ursule des émotions qu’elle racontait avec une éloquence si passionnée.

Ma terreur de cette femme augmenta : je fus sur le point de sortir de ma retraite, d’interrompre cette scène ; mais, emportée par une âpre curiosité, inquiète d’entendre la réponse de Gontran, je restai immobile.

Mon mari semblait fasciné par le regard d’Ursule ; il reprit avec amertume :

– En vérité, madame, voici une théorie complète ; heureux celui qui la mettra en pratique ! Avec vous je vois avec plaisir que j’étais encore moins infidèle envers ma femme que je ne l’avais cru ; je m’en applaudis sincèrement, je vous remercie d’être au moins franchement coquette avec moi.

Ursule partit d’un nouvel éclat de rire et reprit :

– Mon Dieu ! de quel air découragé votre solennité me parle de sa fidélité conjugale ! on dirait que vous éprouvez le remords d’une bonne action, et que vous êtes désespéré de vous trouver si peu coupable…

– Il est vrai, ma chère cousine, je me croyais un peu moins innocent… et je vous croyais un peu plus ingénue…

– Tenez, décidément vous êtes furieux…

– Moi ! vous vous trompez, je vous le jure.

– Vous êtes furieux… vous dis-je… Ah ! vous avez cru, mon cher cousin, que vous n’aviez qu’à paraître pour me plaire, pour me subjuguer : mais, j’y pense, – ajouta-t-elle en redoublant d’éclats de rire, – vous avez pensé, j’en suis sûre, que, blessée d’un trait mortel dès avant mon mariage, lors de votre présentation à Mathilde, et reblessée lors de votre passage à Rouvray, je n’avais jamais eu qu’un but, qu’une pensée, celle de venir vous rejoindre ici ou à Paris… que, dans mon empressement à vous faire ma, cour, à me ménager de longues entrevues avec vous, j’avais bravement appris à monter à cheval ; au risque de me casser le cou, le tout pour mériter un de vos regards, pour vous faire dire en vous-même : – Pauvre petite, quel dévouement, quel courage ! – ou bien encore… – Ah ! les femmes, les femmes ! quand un de ces démons s’est mis en tête de nous séduire, il y réussit toujours. – Quant à cela, entre nous, mon pauvre cousin, vous n’avez pas eu tout à fait tort ; car je crois que je vous ai fort séduit… seulement je ne l’ai pas fait exprès…

– Je vois que je ne suis pas le seul à qui l’on puisse reprocher quelque vanité, – dit Gontran de plus en plus piqué.

– Comment ! – reprit Ursule dans un nouvel accès de gaieté – vous croyez qu’on ne peut sans vanité prétendre à votre cœur ? pour vous, qui voulez me donner une leçon de modestie, l’aveu est piquant. Eh bien ! je vous avoue que, tout en étant certaine de vous avoir séduit, je n’en suis pas plus fière…

– Ainsi vous me croyez très amoureux de vous ?

– Je vous crois plus amoureux de moi aujourd’hui que vous ne l’étiez hier. Je crois que vous le serez demain encore plus qu’aujourd’hui…

– Et quelle sera la fin de cette passion toujours croissante, charmante prophétesse ?…

– Pour moi, un immense éclat de rire… pour vous, peut-être, toutes sortes de désespoirs… Car, vous devez savoir cela par expérience, seigneur Don Juan ; s’il y a passion d’un côté, ordinairement il y a de l’autre indifférence ou dédain : aussi ce qui m’empêchera de jamais répondre à votre amour… ce qui vous fait un tort irréparable à mes yeux, c’est tout simplement… votre amour…

– Vous maniez à merveille le paradoxe, madame, et je vous en fais mon compliment…

– Ceci vous semble paradoxal, c’est tout simple ; on est si peu habitué à entendre des vérités vraies qu’elles paraissent toujours des paradoxes : au risque de passer pour folle, je vous dirai donc que vous m’aimez non seulement parce que je suis jeune et jolie, mais parce que votre orgueil, votre vanité s’irrite de ce que, malgré vos succès passés, je ne me rends pas à vos irrésistibles séductions.

– Madame, – s’écria Gontran, – de grâce… parlons un peu moins de moi…

– Vous avez raison, mon cousin, nous voici bien loin de la conversation que nous devions avoir ensemble ; où en étions-nous donc ?… Ah… oui. C’est cela : vous me demandiez humblement pardon d’avoir été assez audacieux pour embrasser la barbe de mon bonnet et pour me prendre la taille ni plus ni moins que le plus oublié de mes valseurs de l’an passé !

Au lieu de répondre à Ursule, Gontran garda un moment le silence ; puis il lui dit avec un sourire contraint :

– Vous réunissez sans doute, madame, les qualités les plus rares ; vous avez certainement le droit de vous montrer difficile, dédaigneuse… Mais pourrait-on savoir au moins de quelles perfections inouïes, de quels surprenants avantages devrait être doué celui qui pourrait prétendre au bonheur inespéré de vous plaire ?

– Savez-vous, mon cousin, que vous êtes très fantasque ?

– Comment cela ?

– À l’instant même vous me priiez assez aigrement de ne plus vous mettre en question, et voici que vous recommencez de plus belle à parler de vous-même.

– Moi… au contraire…

– Me demander avec une ironie si transparente de quels dons surnaturels il faut être doté pour me plaire, n’est-ce pas me demander clairement pourquoi vous ne me plaisez pas du tout, vous qui réunissez tant de séductions irrésistibles ?… Eh bien… vous le voyez, si je vous réponds, vous allez me reprocher encore, comme tout à l’heure, de changer un grave entretien en dissertations amoureuses…

– Non, non… nous reprendrons cet entretien… Mais, voyons, dites… Je suis très curieux de connaître l’idéal que vous avez rêvé.

– Mon idéal ! à quoi bon, mon pauvre cousin ? il en est de tous ces héros rêvés par les jeunes filles comme des réponses préparées d’avance : l’on dit tout le contraire de ce qu’on voulait dire, et l’on adore tout le contraire de ce qu’on avait rêvé. Pourtant il est une première condition sur laquelle je serais inflexible : celui que j’aimerais devrait être complètement libre ; en un mot, garçon.

– Et pourquoi frapper les maris de cet implacable ostracisme ?

– D’abord parce que je ne daignerais pas régner sur un cœur partagé ; ensuite il y a quelque chose de ridicule dans l’allure d’un mari galantin : c’est un être amphibie qui participe à la fois de l’écolier en vacances et du père de famille révolté ; et puis vous allez trouver cela stupide, mais il me semble qu’un mari galant ressemble toujours à un prêtre marié…

– Le portrait n’est assurément pas flatteur, – dit Gontran en se contenant à peine.

– Ainsi vous, – reprit Ursule, – vous, par exemple, mon cher cousin, vous avez ainsi perdu tout votre ancien prestige ; et encore, non, même garçon, vous auriez en vous trop… et trop peu… pour me séduire : oui, certainement. Car, après tout, qu’est-ce que vous êtes ? un grand seigneur très aimable, très spirituel, d’une figure charmante et d’une irréprochable élégance. Or, entre nous, mon amour aurait des visées… ou plus hautes, ou plus basses.

– En vérité, ma cousine, aujourd’hui vous parlez en énigmes.

– En vérité, mon cousin, aujourd’hui vous êtes bien peu intelligent. Eh bien donc, oui, il me faut, à moi, un esclave ou un maître ; vous ne pouvez être ni l’un ni l’autre : vous n’avez ni le dévouement naïf qui intéresse, ni la supériorité qui trouble et qui soumet… Qu’un être simple, bon, inoffensif m’adorât, par exemple, avec l’idolâtrie opiniâtre du sauvage pour son fétiche, je pourrais ressentir pour cet être aveuglément confiant cette sorte de compassion affectueuse qu’on a pour un pauvre chien soumis, tremblant, qui ne vous quitte pas du regard, qui lèche la main qui le frappe, et qui est encore trop heureux de revenir en rampant servir de coussin à vos pieds lorsque, par colère ou par caprice, vous l’avez brutalement chassé… Mais si je rencontrais jamais un de ces hommes qui, par je ne sais quelle mystérieuse puissance, s’imposent en despotes du premier regard, avec quelle humble et tendre soumission je m’abaisserais devant lui ! avec quelle idolâtrie, moi si impérieuse, je l’adorerais à mon tour ! comme j’enchaînerais ma pensée, ma volonté, ma vie à la sienne ! À genoux, toujours a genoux devant mon souverain, devant mon dieu, joie, douleur, espérance, désespoir, tout viendrait de lui… et retournerait à lui… Pour qu’il daignât seulement me dire : Viens… je serais humble, résignée, lâche, criminelle, que sais-je ?… Car la jalousie d’un tel amour peut arriver à la frénésie… à la férocité : tenez… à cette pensée, oh ! à cette pensée, j’ai peur.

En disant ces derniers mots d’une voix brève, Ursule baissa son visage assombri et parut rêveuse.

Gontran était stupéfait.

J’étais épouvantée.

Après quelques moments de silence, Ursule passa la main sur son front, comme pour chasser les idées qui semblaient l’avoir tristement préoccupée, et dit en souriant à mon mari, qui la regardait presque avec stupeur : – Vous le voyez donc bien… vous ne pouvez être ni mon esclave ni mon maître. Nous ne pouvons qu’être amis, et encore ce serait difficile ; vous êtes trop homme du monde pour me pardonner vos maladroites déclarations et votre insuccès près de moi. Tout bien considéré, il ne nous reste guère que la chance d’être ennemis à peu près irréconciliables. Ne trouvez-vous pas cette conclusion fort originale ? qui aurait dit que notre conversation devait prendre cette tournure-là ?

– Sans contredit, madame, – répondit machinalement Gontran, comme s’il eût encore été sous le coup de cet étrange entretien ; – sans contredit, cela est fort original. Mais alors puis-je vous demander pourquoi vous avez bien voulu nous consacrer quelque temps ?

Avec cette mobilité d’impressions qui la caractérisait, Ursule se mit de nouveau à rire aux éclats en regardant Gontran avec étonnement et s’écria :

– Ah çà ! devenez-vous décidément fou, mon cousin ? Est-ce déjà votre passion pour moi qui vous trouble la raison ? Comment, vous voulez être le but incessant où tendent toutes mes pensées ! Vous ne comprenez rien à mon voyage ici, parce qu’il n’a pas pour but de vous dire : Je vous aime ! Mais rappelez donc vos esprits : ce n’est pas du tout à vous, mais à ma chère Mathilde, que je veux consacrer le temps que je passerai à Maran. Mon Dieu ! quelle figure vous me faites ! Que les hommes sont singuliers ! Je vous aurais avoué que depuis longtemps je méditais le dessein perfide de vous enlever à votre femme que vous auriez trouvé cette indignité toute naturelle, tandis que vous voilà très contrarié de me voir respecter si scrupuleusement les lois sacrées de l’amitié que vous venez vous-même invoquer.

– Madame…

– Allons, allons, rassurez-vous, je ne veux pas me faire meilleure que je ne le suis ; c’est beaucoup plus mon éloignement pour les gens mariés en général et mon peu de penchant pour vous en particulier qui me défend de toute mauvaise tentation… Sans doute, j’aime Mathilde de tout mon cœur ; mais si une puissance irrésistible m’eût entraînée vers vous, malgré moi j’aurais trahi la confiance de ma meilleure amie… Après cela, – reprit Ursule en souriant de ce rire sarcastique qui donnait à sa physionomie un caractère si insolent et si dédaigneux, – j’offre des chances de combat égales ; je suis vulnérable aussi : moi aussi j’ai un mari… qu’on le séduise… c’est de bonne guerre. Mais assez de folies comme cela, mon cher cousin. Maintenant, parlons raison, quel est ce mot que vous avez à me dire, et pourquoi me retenez-vous ici ? Mathilde s’impatiente et m’attend peut-être.

Gontran semblait poussé à bout par les railleries d’Ursule. Il lui répondit brusquement :

– C’est justement de Mathilde que je voulais vous parler, madame ; quoique je sois un de ces êtres amphibies assez ridicules qu’on appelle maris, ma femme a pour moi un attachement profond, sincère, inaltérable.

– Et elle a parfaitement raison, et fait preuve du meilleur goût ; je ne médis des maris que comme amants : hors ces prétentions-là, ils possèdent toutes, sortes d’agréments… conjugaux ; et vous avez, vous, mon cousin, personnellement, tout le charme nécessaire pour plaire à votre femme.

– C’est parce que je désire continuer de plaire à ma femme, madame, que je serais désolé de lui causer un chagrin violent ; elle est assez jeune, assez aveuglée pour m’aimer passionnément, pour tenir à mon amour comme à sa vie… Mais comme elle n’a pas de ces confiances exorbitantes qui font croire qu’on ne peut manquer de nous adorer… comme elle est surtout remplie de la plus charmante modestie, elle redoute certaines comparaisons… sans doute très dangereuses ; et quoique je sois, je l’avoue humblement, un soupirant fort à dédaigner pour vous… elle veut bien craindre…

Ursule interrompit Gontran : – Toutes ces périphrases veulent dire que Mathilde est jalouse de moi, n’est-ce pas ? Voilà-donc ce grand secret… Quelle bonne folie !

– J’ai eu l’honneur de vous dire, madame, que rien n’était plus sérieux… Le repos de Mathilde m’est cher avant toutes choses.

– J’en suis convaincue… et vous pouvez, ce me semble, la rassurer mieux que personne, mon cher cousin ; quant à moi, je serais désolée de lui causer le moindre chagrin à votre sujet : ce serait impardonnable… je n’aurais ni le plaisir du remords…, ni le remords du plaisir.

– Malheureusement, madame, Mathilde a plus que des soupçons, elle a des certitudes. Hier, après la curée sur la terrasse… elle a vu…

– Que vous avez embrassé mon bonnet ! mais c’est charmant… j’en suis ravie, j’ai justement une petite vengeance à tirer d’elle pour lui apprendre à croire aux apparences ; laissons-la un jour ou deux dans son erreur, et puis nous la détromperons, et je lui dirai : – Voyez-vous, méchante cousine, qu’il ne faut jamais croire à ce qu’on voit !

– Ne pas détromper Mathilde, madame ! mais la malheureuse enfant en mourrait. Vous ne connaissez donc pas la noblesse, la candeur angélique de son âme… Vous ne savez donc pas avec quelle sainte ardeur elle m’aime… Oh ! Mathilde n’est pas une de ces femmes froidement railleuses, qui, parce qu’elles ne sentent rien, affectent de mépriser des sentiments qu’elles sont incapables de comprendre ou d’apprécier… Non… non… Mathilde n’est pas de ces…

– De ces femmes abominables… de ces monstres de perfidie, qui ont l’effronterie de ne pas vouloir prendre pour amant le mari de leur amie intime ! – dit Ursule en interrompant mon mari et recommençant de rire aux éclats…

Gontran semblait au supplice. Ursule continua :

– Mon Dieu, que vous êtes donc amusant ! et comme l’éloge de cette pauvre Mathilde vient naturellement en aide à votre dépit contre mon insensibilité ! Savez-vous qu’il ne fallait rien moins que mes dédains pour amener enfin sur vos lèvres l’éloge de votre femme ?

– Vous avez raison, madame, – s’écria Gontran mis hors de lui par ces sarcasmes. – Je n’ai peut-être jamais mieux compris tout ce que valait ce cœur adorable qu’en reconnaissant…

– À quel horrible cœur vous vouliez le sacrifier. Est-ce cela, mon cher cousin ? J’aime beaucoup à finir vos phrases, nous nous entendons si parfaitement ! Sérieusement, vous avez grandement raison de me préférer Mathilde : d’abord votre fidélité maritale me préservera de votre amoureuse instance ; et puis, franchement, ma cousine vaut mille fois mieux que moi. N’est-elle pas bien plus belle ? ne compte-t-elle pas autant de qualités que je compte de défauts ? n’y aura-t-il pas toujours entre nous une distance énorme ? En raison même de son dévouement, de ses vertus, n’est-elle pas fatalement destinée à éprouver les passions les plus sincères, les plus magnifiquement dévouées… et à ne les inspirer jamais… tandis que, moi, j’aurai toujours, hélas ! l’affreux malheur de les inspirer…

– Sans les jamais ressentir, n’est-ce pas, madame ! – s’écria Gontran. – Ah ! vous avez raison… Tenez, vous êtes une femme infernale… vous me faites peur…

Ursule haussa les épaules.

– Eh bien, oui, je serais une femme infernale pour ceux qui, je le répète, ne seraient ni mes esclaves ni mes tyrans ; pour ceux-là, s’ils étaient assez fous ou assez présomptueux pour s’éprendre de moi, je serais sans merci, je les raillerais, je les mettrais dans les positions les plus ridicules, peut-être même les plus cruelles, selon mon caprice ! Plus ils montreraient d’opiniâtreté à m’aimer, plus j’en montrerais, moi, à me moquer d’eux.

– Tenez, ma cousine, – dit Gontran pour mettre un terme à un entretien qui lui pesait, – vous déployez une telle vigueur d’esprit, une telle force de caractère, que je suis de moins en moins embarrassé pour arriver à ce que je voulais vous dire.

– Que voulez-vous me dire ?

– Qu’entre parents, entre amis, il est certaines choses qu’on peut s’avouer franchement. Je vous ai dit que Mathilde était jalouse de vous, qu’elle redoutait votre présence… et que… – Gontran hésita.

Et qu’elle serait tranquille et rassurée si j’abrégeais mon séjour ici ?

– Excusez-moi, ma cousine, mais…

– Mon Dieu, rien de plus simple. Pourquoi ne pas m’avoir dit cela tout de suite ? Pauvre et chère Mathilde, je regrette pourtant de la quitter sitôt, elle d’abord ; puis je regrette vos chasses qui m’amusaient beaucoup : peut-être aussi je vous aurais même regretté, vous, si vous ne m’aviez pas parlé d’amour. C’est dommage pourtant… mais il n’y a rien à faire contre un soupçon jaloux… Il faudra seulement me donner quelques jours pour préparer et pour amener mon mari à ce changement de résolution si soudain ; je m’en charge… Ah çà ! vous ne m’en voulez pas, mon cousin ? – dit Ursule en tendant la main à Gontran avec cordialité.

– Je ne vous en veux pas… mais, je vous l’avoue, jamais je ne me serais attendu à un pareil langage, à de pareilles idées de votre part… je crois rêver.

Ursule reprit avec son sourire ironique :

– Pour une jeune femme qui, en sortant de l’hôtel de Maran, est venue habiter une fabrique en province, vous me trouvez assez étrange, n’est-ce pas ? vous n’y comprenez rien ? Vous ne reconnaissez plus la pauvre victime, la femme incomprise qui écrivait de si larmoyantes élégies à cette pauvre Mathilde, qui en pleurait et qui avait raison ; car je pleurais moi-même en les écrivant, et quelquefois même je pleure encore…

– Vous… vous ! pleurer…

– Certainement, quand le vent est à l’ouest, et qu’il y a dans l’air ce je ne sais quoi qui fait qu’on se pend, comme disait mademoiselle de Maran.

– Toujours mobile, toujours folle, – dit Gontran.

– N’est-ce pas que je suis une drôle de femme ? Je parle de tout sans rien savoir, je parle d’émotions de cœur sans les ressentir, j’ai toutes les physionomies sans en avoir aucune ; je suis effrontée, moqueuse, inconséquente… Et pourtant, mon cousin, vous ne connaissez de moi que ce que j’en veux laisser connaître : en mal comme en bien, vous êtes encore à mille lieues de la réalité ; mais ce dont vous pouvez être certain seulement, c’est que je peux toujours ce que je veux fermement. Ainsi, par exemple, tenez, j’ai plus de physionomie que de beauté, plus de défauts que de qualités, plus de bavardage que d’esprit ; j’ai une fortune ordinaire, un nom ridicule… madame Sécherin, je vous demande un peu… madame Sécherin ! Eh bien ! malgré tout cela, je veux être, cet hiver, la femme la plus entourée, la plus à la mode de Paris, avoir la maison la plus recherchée, et faire tourner toutes les têtes en finissant par la vôtre. Maintenant adieu, mon cousin… je vais décider mon mari à partir le plus tôt possible… nous irons faire un petit voyage jusqu’à l’hiver… Je vais retrouver Mathilde dans le parc ; je lui tairai notre entretien, bien entendu… Pauvre femme ! je la plains… pauvre divinité… Hélas ! quand on ne sait parler que le langage des anges, on court grand risque de se trouver ici-bas bien dépareillée. Somme toute, j’aime mieux mon sort que le sien… quoiqu’elle ait l’inqualifiable bonheur de vous avoir pour seigneur et maître, – ajouta Ursule avec un sourire moqueur.

Elle sortit en faisant un petit signe de tête à Gontran, et lui envoya du bout des doigts un gracieux baiser de l’air le plus malin.

Et puis j’entendis ma cousine fredonner, en s’en allant, un motif de Freischütz de sa voix fraîche et sonore.

CHAPITRE IIIFrayeurs

Si j’avais un instant douté du changement extraordinaire que la maternité avait apporté dans mon esprit en le mûrissant tout à coup, en lui révélant un monde nouveau, les idées, les terreurs qui s’éveillèrent en moi à la suite de l’entretien d’Ursule et de mon mari eussent suffi pour me prouver cette incroyable transformation.

Qu’on me pardonne une comparaison bien usée, bien vulgaire… un admirable instinct apprend à la pauvre mère qui veille sur sa couvée que le point noir, presque imperceptible, qu’on aperçoit à peine dans l’azur du ciel, est le vautour féroce, son plus mortel ennemi.

De même, après la conversation d’Ursule et de Gontran, je vis poindre le germe d’un nouveau, d’un terrible, malheur dans cet entretien qui, en apparence, semblait, devoir me rassurer.

Ma cousine n’aimait pas mon mari, elle raillait même dédaigneusement les galanteries dont j’avais tant souffert…

Avec une effronterie révoltante, elle se montrait à lui telle qu’elle était… pire qu’elle n’était peut-être…

Elle avouait avec un superbe cynisme qu’elle ne pouvait être que lâche esclave de l’homme qui la dompterait… maîtresse hautaine de l’homme qui l’adorerait, et coquette impitoyable envers tous ceux qui ne ramperaient pas à ses genoux ou qui ne lui mettraient pas orgueilleusement le pied sur le front…

Elle avait dit encore à Gontran qu’elle ne l’aimerait jamais, parce que l’amour d’un mari était ridicule ; parce qu’il l’aimait, lui : et pourtant, par deux fois, elle lui avait jeté cet insolent défi : – Malgré vous, vous m’aimerez toujours…

Avant que d’être mère je serais sortie de ma retraite, rayonnante de bonheur et de confiance ; je me serais jetée à genoux en disant : Merci, mon Dieu, vous avez permis que cette femme perfide, audacieuse se montrât, sans fard, dévoilât toute la bassesse, toute la méchanceté de son âme ! Un moment, mon mari s’est laissé prendre à ses dehors séduisants ; mais maintenant il la connaît, mais maintenant il n’aura plus pour elle que mépris et qu’horreur. Quel homme, et Gontran plus que tout autre encore, ne sentirait pas au moins sa fierté révoltée en entendant cette femme lui parler si dédaigneusement !

Comment lui, Gontran, lui si beau, si séduisant, lui gâté par tant de succès, par tant d’adorations, irait non pas aimer, mais s’occuper seulement d’une femme qui oserait lui dire : Je ne vous aime pas, je ne vous aimerai jamais, et je vous défie de ne pas m’aimer…

Oui, encore une fois, j’aurais remercié Dieu ; le calme, le repos fussent pour longtemps rentrés dans mon cœur.

Mais, hélas ! je l’ai dit, en une nuit j’avais, je ne sais par quelle intuition, acquis la triste sagacité, la désespérante sûreté de jugement que les années peuvent seules donner.

Je crois fermement que cette sorte de prescience m’était venue soudainement parce qu’elle pouvait me servir à défendre l’avenir de mon enfant. Hélas ! mon Dieu, j’étais bien jeune encore, jamais je ne m’étais appesantie sur les tristes misères de l’esprit humain, il fallait une puissance surnaturelle pour me faire pénétrer ce tissu d’horribles pensées.

Je croyais au bien jusqu’à l’aveuglement ; je n’avais pas idée de ces passions dépravées, qui, au lieu de rechercher ce qui est pur, noble, salutaire et possible, sont au contraire honteusement aiguillonnées par l’attrait de la corruption, du cynisme, de l’impossible.

Pouvais-je soupçonner qu’un homme, par cela même qu’une femme sans mœurs lui dirait : Je ne vous aime pas, je ne vous aimerai jamais… que pour cela même cet homme dût adorer cette femme avec frénésie !

Non… non, mon Dieu, on m’eût dit que le cœur humain était capable de ces énormités, que je l’aurais nié, que j’aurais pris cela pour un blasphème.