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Ligaran

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Extrait : "ALDO : Qui frappe ? TICKLE, en dehors : Votre très humble serviteur. ALDO : Lequel ? TICKLE : Votre ami. ALDO : Que le diable vous emporte ! vous êtes un escroc. TICKLE : Non, je suis votre ami et votre serviteur. ALDO : Il est évident que vous venez me dépouiller, mais je ne crains rien de ce côté-là. Entrez. TICKLE : Souffrez que je vous embrasse. ALDO : Permettez-moi de vous mettre sur la table..."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de qualité de grands livres de la littérature classique mais également des livres rares en partenariat avec la BNF. Beaucoup de soins sont apportés à ces versions ebook pour éviter les fautes que l'on trouve trop souvent dans des versions numériques de ces textes.

LIGARAN propose des grands classiques dans les domaines suivants :

• Livres rares
• Livres libertins
• Livres d'Histoire
• Poésies
• Première guerre mondiale
• Jeunesse
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Seitenzahl: 435

Veröffentlichungsjahr: 2015

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Préface d’Aldo le rimeur

Comme cette bluette a paru longtemps avant le roman et le drame de Chatterton, personne ne pensera que j’aie eu la prétention d’imiter ce modèle, bien qu’une scène d’Aldo le rimeur présente quelques rapports de situation avec le beau et déchirant monologue que M. de Vigny a mis dans la bouche de son poète. Je ne me défendrais pas d’avoir été inspiré par ce sujet, d’abord si le fait était vrai, ensuite si ma pensée eût été la même. Mais elle était autre, et je ne songeais à peindre la misère du poète que comme un accident, un des malheurs passagers de sa fantasque et douloureuse existence. Je voulais peindre le poète en général ; une âme de poète quelconque, mobile, généreuse, ardente, susceptible, inquiète, fière et jalouse. Le second acte de ce petit poème dialogué montre le même homme non transformé qu’on a vu lutter contre la faim et l’abandon au premier acte. De même qu’un nouvel amour a été le dénouement de cette première phase, l’amour de la science, ou plutôt une soudaine et vague révélation de la science, arrache une seconde fois l’âme curieuse et ondoyante du poète au dégoût de la vie, à la lassitude du cœur, au suicide. Je comptais, lorsque je fis paraître ce fragment dans une Revue, compléter la série d’expériences et de déceptions par lesquelles, après avoir plusieurs fois rempli et vidé la coupe des illusions, Aldo devait arriver à briser sa vie ou à se réconcilier avec elle. De nouvelles préoccupations d’esprit m’emportèrent ailleurs, et j’oubliai Aldo, comme Aldo oubliait la reine Agandecca. Je n’ai jamais pensé que l’interruption de cette esquisse fût offensante ou préjudiciable pour aucun lecteur ; mais, avant de la remettre sous les yeux du public, je devais l’avertir que ce n’est là qu’un fragment. Le finira qui voudra dans sa pensée, et beaucoup mieux sans doute que je ne l’ai commencé.

Aldo le rimeur

« Il n’y a personne qui ne fasse son petit Faust, son petit Don Juan, son petit Manfred ou son petit Hamlet, le soir auprès de son feu, les pieds dans de très bonnes pontoufles. »

Esprit des Journaux.

Personnages

ALDO LE RIMEUR.

MEG : sa mère.

JANE : jeune montagnarde.

LA REINE AGANDECCA.

TICKLE : nain de la reine.

MAITRE ACROCÉRONIUS : astrologue de la reine.

La scène est à Ithona.

Acte premier
Scène première

Dans le galetas du rimeur ; un escalier au fond conduit à une soupente ; au milieu, une mauvaise table, un escabeau, quelques livres. Il fait nuit.

Aldo, Tickle.Aldo est assis la tête dans ses mains, les coudes sur la table. On frappe à la porte.

ALDO

Qui frappe ?

TICKLE, en dehors.

Votre très humble serviteur.

ALDO

Lequel ?

TICKLE

Votre ami.

ALDO

Que le diable vous emporte ! vous êtes un escroc.

TICKLE

Non, je suis votre ami et votre serviteur.

ALDO

Il est évident que vous venez me dépouiller, mais je ne crains rien de ce côté-là. Entrez.

TICKLE

Souffrez que je vous embrasse.

ALDO

Permettez-moi de vous mettre sur la table.

TICKLE, sur la table.

Et comment vous portez-vous, mon excellent seigneur, depuis que nous ne nous sommes vus ?

ALDO

Mais… tantôt bien, tantôt mal. Il s’est passé beaucoup de choses depuis que je n’ai eu l’honneur de vous voir.

TICKLE

En vérité, mon cher monsieur ?

ALDO

Sur mon honneur ! ce serait trop long à vous raconter. Il y a vingt ans environ, car notre connaissance date de l’autre monde.

TICKLE

Vraiment ?

ALDO

Sans doute, puisque je n’ai encore jamais eu l’honneur de vous rencontrer dans celui-ci.

TICKLE

Comment ! vous ne me connaissez pas ? Vous ne m’avez jamais vu ?

ALDO

Non, sur mon honneur, mon cher ami.

TICKLE

Eh ! mais, d’où sortez-vous ? où vivez-vous ?

ALDO

Je vis dans une taupinière ; mais vous, il est certain que, si j’en juge par votre taille, vous sortez d’un trou de souris.

TICKLE

Et c’est pour cela que vous devriez connaître, ne fût-ce que de vue, le célèbre nain John Bucentor Tickle, bouffon de la reine.

ALDO

Je suis parfaitement heureux de faire votre connaissance ; vous passez pour un homme d’esprit.

TICKLE

Je n’en manque pas, et vous pouvez déjà vous en apercevoir à ma conversation.

ALDO

Comment donc ! j’en suis ébloui, stupéfait et renversé !

TICKLE

Je vois que vous êtes un homme de goût pour un poète.

ALDO

Et vous un homme hardi pour un nain.

TICKLE

Monsieur, je me conduis comme un nain avec les rustres : ceux-là ne causent qu’avec les poings ; et moi, ce n’est pas ma profession. Je porte des manchettes de dentelle, c’est mon goût.

ALDO

C’est un goût fort innocent.

TICKLE

Et qui a le suffrage des dames généralement. Avec les dames, monsieur, comme avec les gens d’esprit, j’ai six pieds de haut, parce que sur ce terrain-là on se bat à armes égales.

ALDO

Et les armes sont courtoises. Vous pouvez compter, je ne dis pas sur mon esprit, mais sur ma courtoisie. Puis-je savoir ce qui me procure l’honneur de votre visite ?

TICKLE

Me permettez-vous d’être assis ?

ALDO

De tout mon cœur si vous ne me demandez pas de siège ; car cet escabeau est le seul que je possède, et mon habitude n’est pas d’écouter debout ce que l’on vient me prier d’entendre.

TICKLE

Je resterai de grand cœur sur cette table ; il ne m’en faut pas davantage pour être absolument à votre hauteur.

ALDO

J’en suis intimement persuadé.

Il s’assied ; le nain se met à califourchon sur la table, vis-à-vis de lui.

TICKLE

Mon cher monsieur, vous êtes poète ?

ALDO

Pas le moins du monde, monsieur.

TICKLE

Ah ! vraiment ! Je vous demande pardon ; je vous prenais pour un certain Aldo… le rimeur, comme on dit dans la ville, et le barde, comme on dit à la cour. Vous avez peut-être entendu parler de lui ? C’est un jeune homme qui n’est pas sans talent.

ALDO

Je vous demande pardon, monsieur ; c’est un homme qui n’a pas plus de talent que vous et moi.

TICKLE

Réellement ? Eh bien ! j’en suis fâché pour lui. Je venais lui offrir mes petits services.

ALDO

Il vous offre les siens également ; vous savez en quoi ils peuvent consister, puisque vous connaissez sa profession. Veuillez lui faire connaître la vôtre.

TICKLE

Mais moi, vous voyez la mienne… je suis nain.

ALDO

Et bouffon ! Mais je ne vois pas jusqu’ici quels services votre seigneurie peut daigner offrir à un misérable poète.

TICKLE

Monsieur, tout petit que je suis, j’ai de très larges poches à mon pourpoint ; c’est une fantaisie que j’ai, et par suite d’une fantaisie analogue, les poches dont j’ai l’honneur de vous parler sont toujours pleines d’or.

ALDO

C’est une fantaisie comme une autre, et qui n’a rien de neuf.

TICKLE

La vôtre me paraît plus usée encore.

ALDO

De quoi parlez-vous, monsieur ? de ma fantaisie ou de ma poche ?

TICKLE

Je parle de votre fantaisie, de votre poche, de votre bourse et de votre crédit. Croyez-moi, c’est une habitude de mauvais genre que de n’avoir pas le sou. Or donc, voulez-vous gagner de l’argent ? vous en avez besoin.

ALDO

Pas le moindre besoin, monsieur, je vous jure.

TICKLE

Vous êtes trop modeste. Je connais votre position, le dénuement de mistress Meg, votre mère, et son grand âge. Je connais votre activité, votre dévouement, votre grandeur d’âme. Je vous offre un gain légitime… Vous comprenez ? Je ne viens pas faire ici le grand seigneur ; je viens vous proposer un échange, un marché qui ne peut qu’augmenter votre gloire et vous mettre à même de secourir mistress Meg.

ALDO

Voyons ce que c’est, monsieur ; voudriez-vous que je fisse monter une de vos jambes en flageolet, et me vendre l’autre pour en faire un porte-crayon ?

TICKLE

Je demande de vous quelque chose d’une moindre valeur que la plus chétive de mes jambes, je vous demande un petit drame de votre façon.

ALDO

Pour qui, monsieur ? pour le théâtre de la reine ?

TICKLE

Pour moi, monsieur.

ALDO

Pour vous ! et qu’en ferez-vous ? vous n’aurez jamais la force de l’emporter !

TICKLE

J’allégerai mes poches d’une partie de l’or qui les charge, et je prendrai votre manuscrit à la place.

ALDO

Très bien ; et puis ?

TICKLE

Et puis l’ouvrage m’appartiendra. Je le publierai, je le ferai jouer sur le théâtre de la reine.

ALDO

Sous quel nom, je vous prie ?

TICKLE

Sous le nom agréable de sir John Bucentor Tickle ; c’est dans votre intérêt que j’agirai ainsi, et pour donner de la confiance au public. Si l’autorité de mon nom ne suffisait pas à nous assurer sa bienveillance, en cas de chute, nous réclamerions contre son injuste arrêt.

ALDO

En lui livrant le nom du véritable auteur ?

TICKLE

C’est ainsi que cela se fait à la cour.

ALDO

Et la cour fait bien ! Monsieur, je vous prie maintenant de me laisser travailler au drame que vous me faites l’honneur de me demander.

TICKLE

Puis-je compter sur votre parole, monsieur ?

ALDO

Je m’en flatte.

TICKLE

Un mot de traité serait nécessaire.

ALDO

De tout mon cœur, j’en sais la rédaction Il écrit. Voulez-vous signer maintenant ? moi, je signe.

TICKLE

Permettez-moi d’en prendre connaissance. Il lit. « Je m’engage, moi, Aldo de Malmor, dit le rimeur à la ville et le barde à la cour, à jeter par les fenêtres le très illustre seigneur John Bucentor Tickle, nain et bouffon de la reine, la première fois qu’il franchira le seuil de ma maison. Fait double entre nous, etc. »

TICKLE

Bravo ! bravo ! c’est la première scène du drame !

ALDO

Non, c’est un dénouement tout prêt et que je vous offre gratis.

TICKLE

J’en suis trop reconnaissant ; je cours le porter à la reine, qui en sera charmée. Il saute en bas de la table et s’enfuit. Tu me le payeras !

ALDO

Tu me le payeras aussi, canaille, si tu retombes sous ma main.

Scène II
ALDO, seul.

Un ennemi de plus ! et c’est ainsi que je vis ! Chaque jour m’amène un assassin ou un voleur. Misérables ! vous me réduisez à l’aumône, mais vous n’aurez pas bon marché de ma fierté. Allons ! ce fat m’a fait perdre une demi-heure, remettons-nous à l’ouvrage. La nuit s’avance, je ne serai plus dérangé. Tout est silencieux dans la ville et autour de moi. Dévorons cette nouvelle insulte ; quand le brodequin est bon, le pied ne craint pas de se souiller en traversant la boue. Écrivons.

Travailler !… chanter ! faire des vers ! amuser le public ! lui donner mon cerveau pour livre, mon cœur pour clavier, afin qu’il en joue à son aise, et qu’il le jette après l’avoir épuisé en disant : Voici un mauvais livre, voici un mauvais instrument. Écrire ! écrire !… penser pour les autres… sentir pour les autres… abominable prostitution de l’âme ! Oh ! métier, métier, gagne-pain, servilité, humiliation ! – Que faire ? – Écrire ? sur quoi ? – Je n’ai rien dans le cerveau, tout est dans mon cœur !… et il faut que je te donne mon cœur à manger pour un morceau de pain, public grossier, bête féroce, amateur de tortures, buveur d’encre et de larmes ! – Je n’ai dans l’âme que ma douleur, il faut que je te repaisse de ma douleur. Et tu en riras peut-être ! Si mon luth mouillé et détendu par mes pleurs rend quelque son faible, tu diras que toutes mes cordes sont fausses, que je n’ai rien de vrai, que je ne sens pas mon mal… quand je sens la faim dévorer mes entrailles ! la faim, la souffrance des loups ! Et moi, homme d’intelligence et de réflexion, je n’ai même pas la gloire d’une plus noble souffrance !… Il faut que toutes les voix de l’âme se taisent devant le cri de l’estomac qui faiblit et qui brûle ! – Si elles s’éveillent dans le délire de mes nuits déplorables, ces souffrances plus poignantes, mais plus grandes, ces souffrances dont je ne rougirais pas si je pouvais les garder pour moi seul, il faut que je les recueille sur un album, comme des curiosités qui se peuvent mettre dans le commerce, et qu’un amateur peut acheter pour son cabinet. Il y a des boutiques où l’on vend des singes, des tortues, des squelettes d’homme et des peaux de serpent. L’âme d’un poète est une boutique où le public vient marchander toutes les formes du désespoir : celui-ci estime l’ambition déçue sous la forme d’une ode au dieu des vers ; celui-là s’affectionne pour l’amour trompé, rimé en élégie ; cet autre rit aux éclats d’une épigramme qui partit d’un sein rongé par la colère, d’une bouche amère de fiel. Pauvre poète ! chacun prend une pièce de ton vêtement, une fibre de ton corps, une goutte de ton sang ; et quand chacun a essayé ton vêtement à sa taille, éprouvé la force de tes nerfs, analysé la qualité de ton sang, il te jette à terre avec quelques pièces de monnaie pour dédommagement de ses insultes, et il s’en va, se préférant à toi dans la sincérité de ses pensées insolentes et stupides. – Ô gloire du poète, laurier, immortalité promise, sympathie flatteuse, haillons de royauté, jouets d’enfant ! que vous cachez mal la nudité d’un mendiant couvert de plaies ! – Ô méprisables ! méprisables entre tous les hommes, ceux qui, pouvant vivre d’un autre travail que celui-là, se font poètes pour le public ! Misérables comédiens qui pourriez jouer le rôle d’hommes, et qui montez sur un tréteau pour faire rire et pleurer les désœuvrés ! n’avez-vous pas la force de vivre en vous-mêmes, de souffrir sans qu’on vous plaigne, de prier sans qu’on vous regarde ? Il vous faut un auditoire pour admirer vos puériles grandeurs, pour compatir à vos douleurs vulgaires ! Celui qui est né fils de roi, d’histrion ou de bourreau suit forcément la vocation héréditaire ; il accomplit sa triste et honteuse destinée. S’il en triomphe, s’il s’élève seulement au niveau des hommes ordinaires, qu’il soit loué et encouragé ! Mais vous, grands seigneurs, hommes instruits, hommes robustes, vous avez la fortune pour vous rendre libres, la science pour vous occuper, des bras pour creuser la terre en cas de ruine ; et vous vous faites écrivains ! et vous nous livrez les facultés débauchées de votre intelligence, vous cherchez la puissance morale dans l’épanchement ignoble de la publicité ! vous appelez la populace autour de vous, et vous vous mettez nus devant elle pour qu’elle vous juge, pour qu’elle vous examine et vous sache par cœur ! Oh ! lâche ! si vous êtes difforme, et si, pour obtenir la compassion, vous vous livrez au mépris ! lâche encore plus si vous êtes beau et si vous cherchez dans la foule l’approbation que vous ne devriez demander qu’à Dieu et à votre maîtresse… C’est ce que je disais l’autre jour au duc de Buckingham qui me consultait sur ses vers. – Et il a tellement goûté mon avis qu’il m’a mis à la porte de chez lui, et m’a fait retirer la faible pension que m’accordait la reine en mémoire des services de mon père dans l’armée… Aussi, maintenant plus que jamais, il faut rimer, pleurer, chanter… vendre ma pensée, mon amour, ma haine, ma religion, ma bravoure et jusqu’à ma faim ! Tout cela peut servir de matière au vers alexandrin et de sujet au poème et au drame. Venez, venez, corbeaux avides de mon sang ! venez, vautours carnassiers ! voici Aldo qui se meurt de fatigue, d’ennui, de besoin et de honte. Venez fouiller dans ses entrailles et savoir ce que l’homme peut souffrir : je vais vous l’apprendre, afin que vous me donniez de quoi dîner demain… Ô misère ! c’est-à-dire infamie ! – Il s’assied devant une table. Ah ! voici des stances à ma maîtresse !… J’ai vendu trois guinées une romance sur la reine Titania ; ceci vaut mieux, le public ne s’en apercevra guère… mais je puis le vendre trois guinées !… Le duc d’York m’a promis sa chaîne d’or si je lui faisais des vers pour sa maîtresse… Oui, lady Mathilde est brune, mince : ces vers-là pourraient avoir été faits pour elle ; elle a dix-huit ans, juste l’âge de Jane… Jane ! je vais vendre ton portrait, ton portrait écrit de ma main, je vais trahir les mystères de ta beauté, révélée à moi seul, confiée à ma loyauté, à mon respect ; je vais raconter les voluptés dont tu m’as enivré et vendre le beau vêtement d’amour et de poésie que je t’avais fait, pour qu’il aille couvrir le sein d’une autre ! Ces éloges donnés à la sainte pureté de ton âme monteront comme une vaine fumée sur l’autel d’une divinité étrangère ; et cette femme à qui j’aurai donné la rougeur de tes joues, la blancheur de tes mains, cette vaine idole que j’aurai parée de ta brune chevelure et d’un diadème d’or ciselé par mon génie, cette femme qui lira sans pudeur à ses amants et à ses confidentes les stances qui furent écrites pour toi, c’est une effrontée, c’est la femelle d’un courtisan, c’est ce qu’on devrait appeler une courtisane ! – Non, je ne vendrai pas tes attraits et ta parure, ô ma Jane ! simple fille qui m’aimas pour mon amour, et qui ne sais pas même ce que c’est qu’un poète. Tu ne t’es pas enorgueillie de mes louanges, tu n’as pas compris mes vers ; eh bien ! je te les garderai. Un jour peut-être… dans le ciel, tu parleras la langue des dieux !… et tu me répondras… ma pauvre Jane !…

L’horloge sonne minuit.

Déjà minuit !… et je n’ai rien fait encore, la fatigue m’accable déjà ! Cette nuit sera-t-elle perdue comme les autres ?… non, il ne le faut pas… Je ne puis différer davantage… Il ne me reste pas une guinée, et ma mère aura faim et froid demain si je dors cette nuit… J’ai faim moi-même… et le froid me gagne… Ah ! je sens à peine ma plume entre mes doigts glacés… ma tête s’appesantit… Qu’ai-je donc ? – Je n’ai rien fait et je suis éreinté !… mes yeux sont troublés… Est-ce que j’aurais pleuré ?… ma barbe est humide… Oui, voici des larmes sur les stances à Jane… J’ai pleuré tout à l’heure en songeant à elle… Je ne m’en étais pas aperçu. Ah ! tu as pleuré, misérable lâche ? tu t’es énervé à te raconter ta douleur, quand tu pouvais l’écrire et gagner le pain de ta mère ; et maintenant te voici épuisé comme une lampe vers le matin, te voici pâle comme la lune à son coucher… C’est la troisième nuit que tu emploies à marcher dans ta chambre, à tailler ta plume et à te frapper le front sur ces murs impitoyables ! Ô rage ! impuissance, agonie !…

Se levant.

Mon courage, m’abandonnes-tu aussi, toi ? Mes amis m’ont tourné le dos, mon génie s’est couché paresseux et insensible à l’aiguillon de la volonté, ma vie elle-même a semblé me quitter, mon sang s’est arrêté dans mes veines, et la souffrance de mes nerfs contractés m’a arraché des cris. Tout cela est arrivé souvent, trop souvent ! Mais toi, ô courage ! ô orgueil ! fils de Dieu, père du génie, tu ne m’as jamais manqué encore. Tu as levé d’aussi lourds fardeaux, tu as traversé d’aussi horribles nuits, tu m’as retiré d’aussi noirs abîmes… Tu sais manier un fouet qui trouve encore du sang à faire couler de mes membres desséchés ; prends ton arme et fustige mes os paresseux, enfonce ton éperon dans mon flanc appauvri…

J’ai entendu gémir là-haut ! sur ma tête !… c’est ma mère !… Elle souffre, elle a froid peut-être. J’ai mis mon manteau sur elle pour la réchauffer. Il ne me reste plus rien… Ah ! mon pourpoint pour envelopper ses pieds !

Il monte dans la soupente et revient en chemise et en grelottant.

Froid maudit, ciel de glace !

Cela se passe, je m’engourdis… si je pouvais composer quelque chose !… Une bonne moquerie sur l’hiver et les frileux. Sa voix s’affaiblit. Une satire sur les nez rouges… Une pause. Une épigramme sur le nez de l’archevêque qui est toujours violet après souper… Une pause. Une chanson, cela me réveillera ; si je viens à bout de rire, je suis sauvé… Ah ! le damné manteau de glace que minuit me colle sur les épaules !… rimons… charmante bise de décembre qui souffles sur mes tempes, inspire-moi… Monseigneur…

Monseigneur de Cantorbery.

Une pause.

Est toujours vermeil après boire…

Vermeil ne me plaît pas…

Est toujours charmant…

Charmant… hum !

Est toujours superbe…
Est toujours superbe après boire…

Il s’endort et parle en dormant d’une voix confuse.

Monseigneur de Cantorbery…

Il s’endort tout à fait.

Meg entre dans la chambre en tremblotant ; elle est enveloppée à demi dans les couvertures de son lit, et se traîne le long des murs.

MEG

Je crois qu’il y a enfin de la lumière ici… Je vois une lueur faible… Elle se heurte contre la table.

ALDO

Qui va là ?… vous ne répondez pas ?… bonsoir… Si vous êtes un voleur, l’ami, passez votre chemin, vous perdez votre temps ici…

Il se rendort.

MEG

Je crois que j’ai entendu quelque chose, mais je suis encore plus sourde aujourd’hui qu’à l’ordinaire… et je ne sais pas si le temps était plus sombre, mais il m’a semblé que je ne voyais pas bien… Mon fils n’est pas rentré, à ce qu’il paraît !… Elle se heurte encore.

ALDO

Encore ! ami voleur, mon cher frère en diable, vous ne vous en rapportez pas à moi ?… Cherchez à votre aise… si vous pouviez trouver ma rime dans un coin de la chambre, vous me feriez plaisir en mêla rapportant. Elle ne vaut pas la peine que vous vous en empariez…

Monseigneur de Cantorbery !…
Est, ma foi ! superbe…

Il se rendort.

MEG, qui s’est égarée, à tâtons dans la chambre.

Je ne sais plus où je suis… J’ai encore plus froid ici que dans mon lit… Dieu de bonté, j’espérais trouver le poêle… mais y a-t-il du bois seulement ? Simon pauvre enfant était là, du moins il me consolerait… Mais il est allé me chercher quelque chose sans doute… Je ne vois plus du tout. Je n’entends rien nulle part… Froid, nuit, silence, solitude, vieillesse, que vous êtes tristes ! Je ne me soutiens plus, une étrange défaillance me saisit…

Aldo rêvant.

Oui ! oui ! M. de Cantorbery !…
MEG

Mes genoux vont se casser si je marche encore ; où m’asseoir dans ces ténèbres ?… Elle se laisse tomber.

ALDO

Trust ! mon pauvre chien, est-ce toi qui reviens ? Je t’avais donné à Oscar, mais il paraît que tu veux jeûner avec ton maître… où es-tu, ô le meilleur des hommes, je veux dire des caniches ?…

MEG

Ce carreau est froid… je… je… Dieu tout-puissant, sainte Vierge… je meurs catholique… mon enfant ! mon enf… Aldo !

Elle meurt.

ALDO, se relevant à demi.

Pour le coup, on a parlé… Mon nom est parti de ce coin… Je n’ai pas rêvé peut-être… Voleur ou chien ! qui que tu sois… C’était la voix de ma mère… Ma mère, allons donc ! elle dort là-haut… Je n’ai pas la force d’y aller voir… j’ai peur !… Par le diable, j’ai peur ! Misère, tu m’as vaincu ! J’ai cru voir un spectre passer près de moi dans mon sommeil. J’ai entendu une voix qui semblait sortir de la tombe. Fantômes évoqués par la faim, terreurs imbéciles, laissez-moi !… Murailles imprudentes qui m’entendez, gardez-moi bien le secret, car s’il est en vous un écho bavard qui répète les paroles de ma peur, je vous démolirai pierre à pierre jusqu’à ce que je l’aie arraché de vos entrailles, fût-il caché dans le ciment et scellé dans le granit… Ma mère, m’avez-vous appelé ? Il se lève tout à fait et se frotte les yeux. Meg, ma mère ! Pardon ! pardon ! je me suis endormi !… Je divague… J’ai dormi une heure !… L’horloge moqueuse semble me demander ce que j’ai fait du temps ! Tu as dormi, bête stupide !… Tu n’as pu lutter une heure… comme les disciples du Christ, tu as mal gardé le jardin des Oliviers. – Jésus ! tu bois en vain l’éternel calice des douleurs humaines ; ton père est sourd, ton frère l’esprit saint a perdu ses ailes de feu. Le cerveau du poète est aride comme la terre, et le cœur des riches est insensible comme le ciel… Voyons si ce canif aura plus de vertu que ta parole pour conjurer le sommeil. Il se fait une incision à la poitrine, étouffe un cri et jette le canif. Votre leçon est incisive, mon bon ami, elle creusera en moi… Passez-moi le calembour, mon esprit ne coupe pas comme votre acier, ma belle petite lame !… Ah ! me voici bien éveillé, Dieu merci ! cette charmante plaie me cuit passablement. Je puis travailler maintenant… Mais qui donc a ainsi bouleversé ma table ?… Quelqu’un est entré ici… Est-ce que j’aurais encore peur ?… Imbécile ! tu es poltron, et pour te guérir, tu répands deux onces de ton sang comme si tu en avais de reste ! et tu gâtes ta chemise comme si tu en avais une autre ! Faquin ! perdras-tu tes habitudes de grand seigneur ?… Je souffre… le froid entre dans cette plaie comme un fer rouge. N’importe, je crois que je vais pouvoir travailler. Mettant ses deux bras sur sa tête.

Mon courage, mon Dieu ! ma mère !… Il faut que j’aille embrasser ma mère sans la réveiller, cela me portera bonheur. Il prend sa lumière et sort.

Il redescend de la soupente d’un air effaré.

Mais où est donc la vieille femme ? Ma mère ! ma mère ! Qu’est-ce qui a pu me voler ma mère ? Je n’avais qu’elle au monde pour causer mon désespoir et conserver mon héroïsme.

Il trouve sa mère sous l’escalier.

Ah !… ma mère est morte ! Dieu me permet donc de mourir aussi, à la fin ! – Comment ! vous êtes morte, ma mère ? Il la retire de dessous l’escalier et la regarde. Oui, bien morte ! Froide comme la pierre et roide comme une épée. Ah ! ma mère est morte !…

Il rit aux éclats et tombe en convulsion.

Après un silence.

Mais pourquoi êtes-vous déjà morte ? Vous étiez bien pressée d’en finir avec la misère ! Est-ce que je ne vous soignais pas bien ? Étiez-vous mécontente de moi ? Trouviez-vous que j’épargnais ma peine et que je ménageais mon cerveau ? Trouviez-vous mes vers mauvais par hasard, et les critiques de mes envieux vous faisaient-elles rougir d’être la mère d’un si méchant rimeur ? Vous étiez un bas-bleu autrefois dans votre village !… Aujourd’hui vous n’êtes plus qu’un pauvre squelette aux jambes nues. Pauvres jambes ! vieux os ! Je vous avais enveloppés encore ce soir avec mon pourpoint !… Est-ce ma faute si la doublure était usée et l’étoffe mince ? C’est comme l’étoffe dont vous m’avez fait, ô vieille Meg ! J’étais votre septième fils ; tous étaient beaux et grands, musculeux et pleins d’ardeur, excepté moi le dernier venu. C’étaient de vigoureux montagnards, de hardis chasseurs de biches aux flancs bruns ; et pourtant, depuis Dougal le Noir jusqu’à Ryno le Roux, tous sont partis sans songer à vous conduire au cimetière. Il ne vous est resté que le pauvre Aldo, le pâle enfant de votre vieillesse, le fruit débile de vos dernières amours. Et que pouvait-il faire pour vous de plus qu’il n’a fait ? que ne lui donniez-vous comme à vos autres fils une large poitrine et de mâles épaules ! Cette petite main de femme que voici pouvait-elle manier les armes du bandit ou la carabine du braconnier ? Pouvait-elle soulever la rame du pêcheur et boxer avec l’esturgeon ? Vous n’aviez rien espéré de moi, et, me voyant si chétif, vous n’aviez même pas daigné me faire apprendre à lire. – Et quand tous vous ont manqué, quand vous vous êtes trouvée seule avec votre avorton, n’avez-vous pas été surprise de découvrir que je ne sais quel coin de son cerveau avait retenu et commenté les chants de nos bardes ! Quand cette voix grêle a su faire entendre des mélodies sauvages qui ont ému les hommes blasés des villes, et qui leur ont rappelé des idées perdues, des sentiments oubliés depuis longtemps, vous avez embrassé votre fils sur le front, sanctuaire d’un génie que vous aviez enfanté sans le savoir. Eh bien ! ne pouviez-vous attendre quelques jours encore ? La richesse allait venir peut-être. Votre vieillesse allait s’asseoir dans un palais, et vous êtes partie pour un monde où je ne puis plus rien pour vous. Tâchez, si vous allez en purgatoire, que les bras de mes frères vous délivrent et vous ouvrent les portes du ciel… Pour moi, je n’ai plus rien à faire, ma tâche est finie. Toutes les herbes de la verte Innisfail peuvent pousser dans mon cerveau maintenant, je le mets en friche… Il est temps que je me repose ; j’ai assez souffert pour toi, vieille femme, spectre blême, dont le souvenir sacré m’a fait accomplir de si rudes travaux, apprendre tant de choses ardues, passer tant de nuits glacées sans sommeil et sans manteau ! Sans toi, sans l’amour que j’avais pour toi, je n’aurais jamais été rien. Pourquoi m’abandonnes-tu au moment où j’allais être quelque chose ? Tu m’ôtes une récompense que je méritais ; c’était de te voir heureuse, et tu meurs dans le plus odieux jour de notre misère, dans le plus rude de mes fatigues ! Ô mère ingrate, qu’ai-je fait pour que tu m’ôtes déjà mon unique désir de gloire, ma seule espérance dans la vie, l’honnête orgueil d’être un bon fils !… Vieux sein desséché qui as allaité six hommes et demi, reçois ce baiser de reproche, de douleur et d’amour… Il se jette sur elle en sanglotant. – Hélas ! ma mère est morte !

Scène III

Jane, Aldo.

JANE

Est-ce que votre mère est morte ? Hélas ! quelle douleur !

ALDO

Ah ! tu viens pleurer avec moi, ma douce Jane ; sois la bienvenue ! Mon âme est brisée, je n’espère plus qu’en toi.

JANE

Qu’est-ce que je puis faire pour vous, Aldo ? Je ne puis pas rendre la vie à votre mère.

ALDO

Tu peux me rendre sa tendresse, sa mélancolique et silencieuse compagnie, et surtout le besoin qu’elle avait de moi, le devoir qui m’attachait à elle et à la vie. Hélas ! il y a eu des jours où, dans mon découragement, j’ai souhaité que la pauvre Meg arrivât au terme de ses maux, afin de retrouver la liberté de me soustraire aux miens ! Tout à l’heure, dans mon délire, je me suis réjoui amèrement d’être enfin délivré de mon pieux fardeau. Je me suis assis en blasphémant au bord du chemin. Et j’ai dit : Je n’irai pas plus loin. – Mais je suis bien jeune encore pour mourir, n’est-ce pas, Jane ? Tout n’est peut-être pas fini pour moi ; l’avenir peut s’éveiller plus beau que le passé. Je veux devenir riche et puissant ; si je trouve une douce compagne, tendre et bonne comme ma mère, et en même temps jeune et forte pour supporter les mauvais jours, belle et caressante pour m’enivrer comme un doux breuvage d’oubli au milieu de mes détresses, je puis encore voir la verte espérance s’épanouir comme un bourgeon du printemps sur une branche engourdie par l’hiver.

JANE

J’aime beaucoup les choses que vous dites, ô mon bien-aimé ! Quoique vos paroles ne soient pas familières à mon oreille, vos compliments me font toujours regretter de n’avoir pas un miroir devant moi, pour voir si je suis belle autant que vous le dites.

ALDO

Et que vous importe de l’être ou de ne l’être pas, pourvu que je vous voie ainsi et que je vous aime telle que vous êtes à mes yeux et dans mon cœur !

JANE

Vous avez toujours à la bouche des paroles qui plaisent quand on les écoute ; mais quand on y songe après, on ne les comprend plus et on sent de l’inquiétude.

ALDO

En vérité, Jane, vous raisonnez plus que je ne croyais. Eh quoi ! vous gardez un compte exact de mes paroles et vous les commentez en mon absence ? Il faut prendre garde à ce que l’on vous dit !

JANE

N’est-ce pas mon orgueil et ma joie de m’en souvenir ?

ALDO

Aimable et bonne fille ! pardonne-moi. Je suis injuste ; je suis amer : j’ai été si malheureux ! Mais tu me consoleras, toi, n’est-ce pas ?

JANE

Oui, mon beau rêveur, si vous consentez à être consolé.

ALDO

Comment pourrais-je ne pas y consentir ? Voilà une parole étrange dans votre bouche !

JANE

Vous vous étonnez de mon désir de vous consoler ? C’est vous, Aldo, qui me semblez étrange !

ALDO

En effet, c’est peut-être moi ! Passez-moi ces boutades, c’est malgré moi qu’elles me viennent. Je ne veux pas m’y livrer. Donnez-moi votre main, Jane, et donnez-moi aussi votre foi. Jurez avec moi sur le cadavre de ma pauvre vieille amie, qui n’est plus, que vous vivrez pour moi, pour moi seul. J’ai besoin à l’heure qu’il est de trouver un appui ou de mourir. Vous êtes mon seul et dernier espoir ; m’accueillerez-vous ?

JANE

Si je vous promets de vous aimer toujours, me promettez-vous de m’épouser ?

ALDO

Vous en doutez ?

JANE

Non, je n’en doute pas.

ALDO

Mais vous en avez douté.

JANE

Pourquoi quittez-vous ma main ? Pourquoi vous éloignez-vous de moi d’un air sombre ? Est-ce que je vous ai offensé ?

ALDO

Non.

JANE

Vous ne voulez pas me regarder ?

ALDO

Je vous regarde ; seulement ce n’est pas votre figure qui m’occupe, c’est au fond de votre cœur que mon regard plonge.

JANE

Voilà que vous me dites des choses que je n’entends plus ; et, comme vous froncez le sourcil en me les disant, je dois croire que ce sont des choses dures et affligeantes pour moi. Vous avez un malheureux caractère, Aldo, un sombre esprit, en vérité !

ALDO

Vous trouvez ?

JANE

Oui, et j’en souffre.

ALDO

Oh !… en ce cas je ne veux pas vous faire souffrir.

JANE

Je vous pardonne.

ALDO, avec amertume.

Vous êtes bonne !

JANE

C’est que je vous aime ; tâchez de m’aimer autant et nous serons heureux.

ALDO

J’y compte. En attendant, voulez-vous avoir la bonté d’appeler les voisines pour qu’elles viennent ensevelir le corps de ma mère ?

JANE

J’y vais. Donnez-moi un baiser.

Aldo la baise au front avec froideur.

ALDO, seul.

Cette jeune fille est d’une merveilleuse stupidité ! elle me blesse et me choque sans s’en douter, elle m’accorde mon pardon quand c’est elle qui m’offense, et elle reçoit mon baiser sans s’apercevoir au froid de mes lèvres que c’est le dernier ! Mais la femme est donc un être bien lâche et bien borné ! Je croyais celle-ci plus naïve, plus abandonnée à ce que la nature leur inspire parfois de beau et de généreux ! Mais il y a dans leur cœur un fonds d’égoïsme plus dur que le diamant, et aucun grand sentiment n’y peut germer. Toi qui te prétends descendue des cieux pour nous consoler, tu ne t’oublies pas toi-même dans le partage que tu veux établir entre nos destinées et les tiennes ! Tu promets ton dévouement, tes caresses et ta fidélité, à la condition d’un échange semblable. Celle-ci me demande sans pudeur un serment qui était sur mes lèvres, et que j’aurais voulu offrir et non céder. C’est ainsi que tu nous sauveras, ange équitable et prudent. Tu tiens une balance comme la justice, mais tu as soulevé le bandeau de l’amour, et tu vois clairement nos défauts pour nous les reprocher sans pitié. Rien pour rien, c’est ta devise ! Où est ta miséricorde, où est ton pardon, où donc les ineffables sacrifices ? Femme ! mensonge ! tu n’es pas ! tu n’es qu’un mot, une ombre, un rêve. Les poètes t’ont créée, ton fantôme est peut-être au ciel. Il m’a semblé parfois te voir passer dans mes nuées. Insensé que j’étais, pourquoi suis-je descendu sur la terre pour te chercher ?

Maintenant je sais ce qu’il me reste à faire. Ma mère, je ne te pleure plus, nous ne serons pas longtemps séparés. Je laisse à d’autres le soin d’ensevelir ta dépouille, je vais rejoindre ton âme… J’ai bien assez tardé, mon Dieu ! il y a assez longtemps que j’hésite au bord du gouffre sans fond de l’éternité ! Pourquoi ai-je tremblé ?… tremblé ! Est-ce que c’est la peur qui t’a retenu, Aldo ?… Non, c’est le devoir. – Et pourtant tout à l’heure que faisais-tu lorsque tu priais, à genoux, cette jeune fille de conserver ta vie en te confiant la sienne ? Tu ne devais plus rien à personne, et tu voulais vivre pourtant ! lâche enfant ! tu demandais l’espoir, tu demandais l’avenir, tu demandais l’amour avec des larmes ! Tu les demandais à une paysanne imbécile, quand c’est dans un monde inconnu que tu dois les chercher ! Qui t’arrête ? est-ce le doute ? le doute ne vaut-il pas mieux que le désespoir ? Là-haut l’incertitude, ici la réalité. Le choix peut-il être douteux ? Va donc, Aldo ! Descends dans ces vagues profondeurs, ou monte dans ces espaces insaisissables. Que Dieu te protège, si tu en vaux la peine ; qu’il te rende au néant, si ton âme n’est qu’un souffle sorti du néant !…

Adieu, grabat où j’ai si mal dormi ! adieu, table dure et froide où j’ai tracé des vers brûlants ! adieu, front livide de ma mère où j’ai tant de fois interrogé avec anxiété les ravages de la souffrance et les dernières luttes de la vie prête à s’éteindre ! Adieu, espérances de gloire ; adieu, espérances d’amour, vous m’avez menti, je romps les mailles du filet où vous m’avez tenu si longtemps captif et ridicule ! je vais me relever à mes propres yeux, je vais briser un joug dont je rougis… Adieu.

Il ouvre la porte de sa maison qui donne sur le fleuve et descend les degrés. Une barque pavoisée passe au même moment.

AGANDECCA, sur la barque.

Quel est ce jeune homme si pâle et si beau qui descend vers le fleuve et semble vouloir s’y précipiter ?

TICKLE, sur la barque.

C’est un homme de rien, un rêveur, un fou, un misérable.

AGANDECCA

Je veux savoir son nom.

TICKLE

C’est Aldo le rimeur.

AGANDECCA

Aldo le barde ! ses chants sont inspirés, sa voix est celle d’un poète des anciens jours. La beauté de son génie ne le cède qu’à celle de son visage. Je veux lui parler.

TICKLE

C’est un homme sans usage et sans courtoisie, qui répondra fort mal aux bontés de votre grâce.

AGANDECCA

N’importe, je veux voir ses traits et entendre sa voix. Faites aborder la barque au bas de cet escalier.

Tickle donne des ordres en grommelant. La barque vient aborder aux pieds d’Aldo.

ALDO

Qui êtes-vous, et que demandez-vous à la porte de cette pauvre maison ?

AGANDECCA

Je suis la reine et je viens te voir.

ALDO

Votre grâce arrive une heure trop tard, la maison est déserte. Ma mère est morte, et je ne repasserais pas le seuil que je viens de franchir, fût-ce pour la reine Mab elle-même.

AGANDECCA

Comme tu voudras. J’aime ton audace. Viens sur ma barque.

ALDO

Madame, où me menez-vous ?

AGANDECCA

À la promenade.

ALDO

Votre promenade sera-t-elle longue ?

LA REINE

Que sais-je ?

FIN DU PREMIER ACTE.

Acte second
Scène première

La reine, Tickle.Dans une galerie du palais de la reine.

LA REINE

Nain, c’est assez ; ce que vous me dites me fâche, et je ne veux pas entendre de mal de lui.

TICKLE

Comment votre grâce peut-elle me supposer une si coupable intention ! Le seigneur Aldo est un si grand poète et un si noble cavalier !

LA REINE

Oui, c’est le plus beau génie et le plus grand cœur ! Je ne lui reproche qu’une chose, son invincible orgueil.

TICKLE

Sous une apparence d’humilité, je sais qu’il cache une épouvantable ambition…

LA REINE

Oh ! mon Dieu, non ! tu te trompes. Lui ? il n’a que l’ambition d’être aimé.

TICKLE

C’est une belle et touchante ambition !

LA REINE

Mais aussi la sienne est insatiable et parfois fatigante. Un mot l’irrite, un regard l’effraie ; il est jaloux d’une ombre ; il n’y a pas de calme possible dans son amour.

TICKLE

Cet amour-là est une tyrannie, une guerre à mort, un combat éternel !

LA REINE

Tu ne sais ce que tu dis ; c’est le plus doux et le meilleur des hommes. Je lui reproche, au contraire, de trop renfermer au-dedans de lui les chagrins que je lui cause. Au lieu de s’en plaindre franchement, il les concentre, il les surmonte, et, avec toute cette résignation, tout ce courage, toute cette douceur, il dévore sa vie, il use son cœur, il est malheureux.

TICKLE

Infortuné jeune homme ! votre grâce devrait avoir plus de compassion, lui épargner…

LA REINE

Mais de quoi se plaint-il, après tout ? Son cœur est injuste, son esprit est plein de travers, d’inconséquences, de souffrances sans sujet et sans remède. Que puis-je faire pour un cerveau malade ? Je l’aime de toute mon âme et lui épargne la douleur tant que je puis ; mais le mal est en lui, et parfois, en le voyant marcher, pâle et sombre, à mes côtés, je l’ai pris pour l’ange de la douleur.

TICKLE

Le spectacle d’un homme toujours mécontent doit être un grand supplice pour une âme généreuse comme celle de votre grâce.

LA REINE

Oui, cela non seulement m’afflige, mais encore me blesse et m’irrite. Quoi de plus décourageant que de vouloir consoler un inconsolable ? C’est se consumer jeune et pleine de santé auprès du lit d’un moribond qui ne peut ni vivre ni mourir.

TICKLE

Votre grâce a fait pourtant bien des sacrifices pour lui. De quoi pourrait-il se plaindre ? n’a-t-elle pas disgracié pour lui le duc de Suffolk, l’astre le plus brillant de la cour ?

LA REINE

Oh ! le grand sacrifice ! je ne l’aimais plus !

TICKLE

Il n’avait jamais d’ailleurs été bien aimable.

LA REINE

Il ne faut pas dire cela ; c’était un homme d’esprit et plein de nobles qualités.

TICKLE

Oh ! oui, généreux, brave, désintéressé !…

LA REINE

Ceci est faux ; il était plus épris de mon rang que de ma personne.

TICKLE

C’est le malheur des rois.

LA REINE

Et c’est ce qui me fait chérir l’amour de mon poète : lui du moins m’aime pour moi seule. Il sait à peine si je suis reine. Il n’en est point ébloui ; même il en souffre, et je crois qu’il me le pardonne.

TICKLE

Votre grâce est elle bien sûre que dans son orgueil de poète il ne préfère point sa condition à celle d’un roi ?

LA REINE

S’il le fait, il fait bien. Le laurier du poète est la plus belle des couronnes, la plume d’un grand écrivain est un sceptre plus puissant que les nôtres. Moi, j’aime qu’un esprit supérieur sache ce qu’il est et ce qu’il peut être ; c’est ainsi qu’on arrive aux grandes actions.

TICKLE

Aussi je crois que le poète Aldo est réservé à de hautes destinées. Il est digne de commander aux hommes, et un mot de votre grâce pourrait l’élever au véritable rang qu’il est né pour occuper…

LA REINE

Si je ne te savais profondément hypocrite, ô mon cher Tickle, je te dirais que tu es parfaitement imbécile. Qui ? lui ! être mon époux ! régner ! D’abord le sceptre jusqu’ici ne m’a pas semblé trop lourd à porter ; ensuite Aldo est le dernier homme du monde que je pourrais supposer capable de me seconder. Personne ne connaît moins les autres hommes, personne n’a d’idées plus creuses, de sentiments plus exceptionnels, de rêves plus inexécutables. Vraiment ! mon peuple serait un peuple bien gouverné ! il pourrait chanter beaucoup et manger fort peu, ce qui ne laisserait pas que d’être fort agréable, le jour où le poète-roi aurait découvert le moyen de placer l’estomac dans les oreilles. Laisse-moi, Tickle ; tu n’as pas le sens commun aujourd’hui.

TICKLE, sortant.

Fort bien, j’ai réussi à la fâcher ; j’étais bien sûr qu’en disant comme elle je l’amènerais à dire comme moi.

Scène II
LA REINE, seule.

Ce Tickle et un fâcheux personnage ; il a une manière d’entrer dans mes idées qui m’en dégoûte sur-le-champ. Ces prétendus bouffons, que nous avons autour de nous, sont comme nos mauvais génies, laids et méchants ; ils tiennent du diable. Ils ont l’art de nous dire la vérité qui nous blesse, et de nous taire celle qui nous serait utile. Quand ils ne mentent pas, c’est que leur mensonge pourrait nous épargner une douleur ou nous sauver d’un péril ; c’est alors seulement qu’ils se refusent le plaisir de nous tromper. Il faut que je voie mon poète, je me sens attristée et prête à douter de tout. L’homme aux illusions me consolera peut-être.

Elle siffle dans un sifflet d’argent suspendu à son cou.

Tickle rentre.

Nain, envoyez Aldo près de moi, je l’attends ici.

TICKLE

J’y cours avec joie.

LA REINE

Après tout, Tickle a souvent raison quand il me dit que cet amour nuit à ma gloire. Le duc de Suffolk m’était moins cher, je l’estimais moins, j’étais moins touchée de son amour ; mais son esprit, moins élevé, était plus positif ; c’était un ambitieux, mais un ambitieux qui secondait toutes mes vues. J’ai aimé autrefois le brave Athol. Celui-là était un beau soldat, un bon serviteur, un véritable ami ; du reste un montagnard stupide : mais il était l’appui de ma royauté, il la rendait redoutable au dehors, paisible au dedans ; c’était comme une bonne arme bien trempée et bien brillante dans ma main. Ce poète est dans mon palais comme un objet de luxe, comme un vain trophée qu’on admire et qui ne sert à rien. Un vêtement d’or vaut-il une cuirasse d’acier ? On aime à respirer les roses de la vallée, mais on est à l’abri sous les sapins de la montagne.

Et pourtant que le parfum d’un pur amour est suave !

Qu’il est doux de se reposer des soucis de la vie active sur un cœur sincère et fidèle ! Qu’ils sont rares, ceux qui savent, ceux qui peuvent aimer ! holocaustes toujours embrasés, ils se consument en montant vers le ciel. Nous pouvons à toute heure chercher sur leur autel la chaleur qui manque à notre âme épuisée, nous la trouvons toujours vive et brillante. Leur sein est un mystérieux sanctuaire où le feu sacré ne s’éteint jamais ; s’il s’éteignait, le temple s’écroulerait comme un monde sans soleil. L’amour est en eux le principe de la vie. Ils pâlissent, ils souffrent, ils meurent, si on froisse leur tendresse délicate et timide. Dites un mot, accordez un regard ; ils renaissent, leur sein palpite de joie, leur bouche a de douces paroles de reconnaissance pour bénir, et leurs caresses sont ineffables. Aldo, il n’y a que toi qui saches aimer, et pourtant il est des jours où tu m’ennuies mortellement.

Scène III

La reine, Aldo.

ALDO

Que veux-tu de moi, ma bien-aimée ?

LA REINE

Je voulais te voir et être avec toi.

ALDO

Êtes-vous triste, êtes-vous fatiguée ? Voulez-vous que je chante ? Que puis-je faire pour vous ?

LA REINE

Êtes-vous heureux ?

ALDO

Je le suis, parce que vous m’aimez.

LA REINE

Cela ne vous ennuie jamais ? Eh bien ! vous ne me répondez pas ? Déjà votre visage est changé, des larmes roulent dans vos yeux, ma question vous a offensé ?

ALDO

Offensé ? Non.

LA REINE

Affligé ?

ALDO

Oui.

LA REINE

Si vous êtes triste, vous allez me rendre triste.

ALDO

J’essaierai de ne pas l’être ; mais quand vous avez besoin de distraction et de gaieté, pourquoi me faites-vous appeler ? Ce n’est pas ma société qui vous convient dans ces moments-là. Votre nain Tickle a plus d’esprit et de bons mots que moi.

LA REINE

Mais il est méchant et laid. J’aime la gaieté, mais c’est un banquet où je ne voudrais m’asseoir qu’avec des convives dignes de moi. Pourquoi méprisez-vous le rire ? Vous croyez-vous trop céleste pour vous amuser comme les autres hommes ?

ALDO

Je me sens trop faible pour professer le caractère jovial. Quand je semble gai, je suis navré ou malade ; le bonheur est sérieux, la douleur est silencieuse. Je ne suis capable que de joie ou de tristesse. La gaieté est un état intermédiaire dont je n’ai pas la faculté, j’y arrive par une excitation factice. Si vous m’ordonnez de rire, commandez le souper, faites danser sir John Tickle sur la table ; en voyant ses grimaces, en buvant du vin d’Espagne, il pourra m’arriver de tomber en convulsion. Mais ici, près de vous, de quoi puis-je me divertir ? Je vous regarde et vous trouve belle ; je suis recueilli. Vous me regardez avec bonté, je suis heureux ; vous me raillez, et je suis triste.

LA REINE

Mais quoi ? n’y a-t-il au monde que vous et moi ? peut-on toujours vivre replié sur soi-même ? L’amour est-il la seule passion digne de vous ?

ALDO

C’est du moins la seule dont je sois capable.

LA REINE, impatientée.

Alors vous êtes un pauvre sire ; moi, je ne peux pas toujours parler d’Apollo et de Cupido. J’ai d’autres sujets de joie ou de tristesse que le nuage qui passe dans le ciel ou sur le front de mon amant ; j’ai de grands intérêts dans la vie : je suis reine, je fais la guerre ; je fais des lois, je récompense la valeur, je punis le crime ; j’inspire la crainte, le respect, l’amour, la haine peut-être ; tout cela m’occupe ; je vais d’une chose à une autre, je parcours tous les tons de cette belle musique dont aucune note ne reste silencieuse sous mon archet ; mais votre lyre n’a qu’une corde et ne rend qu’un son. Vous êtes beau et monotone comme la lune à minuit, mon pauvre poète.

ALDO

La lune est mélancolique. Il vous est bien facile de fermer les fenêtres et d’allumer les flambeaux quand sa lueur blafarde vous importune. Pourquoi allez-vous rêver dans les bosquets la nuit ? Restez au bal ; la brume et le froid rayon des étoiles n’iront pas vous attrister dans vos salles pleines de bruit et de lumière.

LA REINE