Mémoires d'un âne - Ligaran - E-Book

Mémoires d'un âne E-Book

Ligaran

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Extrait : "Je ne me souviens pas de mon enfance ; je fus probablement malheureux comme tous les ânons, joli, gracieux comme nous le sommes tous ; très certainement je fus plein d'esprit, puisque, tout vieux que je suis, j'en ai encore plus que mes camarades. J'ai attrapé plus d'une fois mes pauvres maîtres, qui n'étaient que des hommes, et qui, par conséquent, ne pouvaient pas avoir l'intelligence d'un âne. Je vais commencer par vous raconter un des tours que je leur ai..."

À PROPOS DES ÉDITIONS Ligaran :

Les éditions Ligaran proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

● Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
● Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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À mon petit maître

M. HENRI DE SÉGUR

Mon petit Maître, vous avez été bon pour moi, mais vous avez parlé avec mépris des ânes en général. Pour mieux vous faire connaître ce que sont les ânes, j’écris et je vous offre ces Mémoires. Vous verrez, mon cher petit Maître, comment moi, pauvre âne, et mes amis ânes, ânons et ânesses, nous avons été et nous sommes injustement traités par les hommes. Vous verrez que nous avons beaucoup d’esprit et beaucoup d’excellentes qualités ; vous verrez aussi combien j’ai été méchant dans ma jeunesse, combien j’en ai été puni et malheureux, et comme le repentir m’a changé et m’a rendu l’amitié de mes camarades et de mes maîtres. Vous verrez enfin que lorsqu’on aura lu ce livre, au lieu de dire : Bête comme un âne, ignorant comme un âne, têtu comme un âne, on dira : De l’esprit comme un âne, savant comme un âne, docile comme un âne, et que vous et vos parents vous serez fiers de ces éloges.

Hi ! han ! mon bon maître ; je vous souhaite de ne pas ressembler, dans la première moitié de sa vie, à votre fidèle serviteur.

CADICHON,

Âne savant.

Je ne me souviens pas de mon enfance ; je fus probablement malheureux comme tous les ânons, joli, gracieux comme nous le sommes tous ; très certainement je fus plein d’esprit, puisque, tout vieux que je suis, j’en ai encore plus que mes camarades. J’ai attrapé plus d’une fois mes pauvres maîtres, qui n’étaient que des hommes, et qui, par conséquent, ne pouvaient pas avoir l’intelligence d’un âne.

Je vais commencer par vous raconter un des tours que je leur ai joués dans le temps de mon enfance.

ILe marché

Les hommes n’étant pas tenus de savoir tout ce que savent les ânes, vous ignorez sans doute, vous qui lisez ce livre, ce qui est connu de tous les ânes mes amis : c’est que tous les mardis il y a dans la ville de Laigle un marché où l’on vend des légumes, du beurre, des œufs, du fromage, des fruits et autres choses excellentes. Ce mardi est un jour de supplice pour mes pauvres confrères ; il l’était pour moi aussi avant que je fusse acheté par ma bonne vieille maîtresse, votre grand-mère, chez laquelle je vis maintenant. J’appartenais à une fermière exigeante et méchante. Figurez-vous, mon cher petit maître, qu’elle poussait la malice jusqu’à ramasser tous les œufs que pondaient ses poules, tout le beurre et les fromages que lui donnait le lait de ses vaches, tous les légumes et fruits qui mûrissaient dans la semaine, pour remplir des paniers qu’elle mettait sur mon dos.

Et quand j’étais si chargé que je pouvais à peine avancer, cette méchante femme s’asseyait encore au-dessus des paniers et m’obligeait à trotter ainsi écrasé, accablé, jusqu’au marché de Laigle, qui était à une lieue de la ferme. J’étais toutes les fois dans une colère que je n’osais montrer, parce que j’avais peur des coups de bâton ; ma maîtresse en avait un très gros, plein de nœuds, qui me faisaient bien mal quand elle me battait. Chaque fois que je voyais, que j’entendais les préparatifs du marché, je soupirais, je gémissais, je bravais même dans l’espoir d’attendrir mes maîtres.

« Allons, grand paresseux, me disait-on en venant me chercher, vas-tu te taire, et ne pas nous assourdir avec ta vilaine grosse voix. Hi ! han ! hi ! han ! voilà-t-il une belle musique que tu nous fais ! Jules, mon garçon, approche ce fainéant près de la porte, que ta mère lui mette sa charge sur le dos !… Là ! un panier d’œufs !… encore un !… Les fromages, le beurre… les légumes maintenant !… C’est bon ! voilà une bonne charge qui va nous donner quelques pièces de cinq francs. Mariette, ma fille, apporte une chaise, que ta mère monte là-dessus !… Très bien !… Allons, bon voyage, ma femme, et fais marcher ce fainéant de bourri. Tiens, v’là ton gourdin, tape dessus.

– Pan ! pan !

– C’est bien ; encore quelques caresses de ce genre, et il marchera.

– Vlan ! vlan ! » Le bâton ne cessait de me frotter les reins, les jambes, le cou ; je trottais, je galopais presque ; la fermière me battait toujours. Je fus indigné de tant d’injustice et de cruauté ; j’essayai de ruer pour jeter ma maîtresse par terre, mais j’étais trop chargé ; je ne pus que sautiller et me secouer de droite et de gauche. J’eus pourtant le plaisir de la sentir dégringoler. « Méchant âne ! sot animal ! entêté ! Je vais te corriger et te donner du Martin-bâton. »

En effet, elle me battit tellement que j’eus peine à marcher jusqu’à la ville. Nous arrivâmes enfin. On ôta de dessus mon pauvre dos écorché tous les paniers pour les poser à terre ; ma maîtresse, après m’avoir attaché à un poteau, alla déjeuner, et moi, qui mourais de faim et de soif, on ne m’offrit pas seulement un brin d’herbe, une goutte d’eau. Je trouvai moyen de m’approcher des légumes pendant l’absence de la fermière, et je me rafraîchis la langue en me remplissant l’estomac avec un panier de salades et de choux. De ma vie je n’en avais mangé de si bons ; je finissais le dernier chou et la dernière salade lorsque ma maîtresse revint. Elle poussa un cri en voyant son panier vide ; je la regardai d’un air insolent et si satisfait, qu’elle devina le crime que j’avais commis. Je ne vous répéterai pas les injures dont elle m’accabla. Elle avait très mauvais ton, et lorsqu’elle était en colère, elle jurait et disait des choses qui me faisaient rougir, tout âne que je suis. Après donc m’avoir tenu les propos les plus humiliants, auxquels je ne répondais qu’en me léchant les lèvres et en lui tournant le dos, elle prit son bâton et se mit à me battre si cruellement que je finis par perdre patience, et que je lui lançai trois ruades, dont la première lui cassa le nez et deux dents, la seconde lui brisa le poignet, et la troisième l’attrapa à l’estomac et la jeta par terre. Vingt personnes se précipitèrent sur moi en m’accablant de coups et d’injures. On emporta ma maîtresse je ne sais où, et l’on me laissa attaché au poteau près duquel étaient étalées les marchandises que j’avais apportées. J’y restai longtemps ; voyant que personne ne songeait à moi, je mangeai un second panier plein d’excellents légumes, je coupai avec mes dents la corde qui me retenait, et je repris tout doucement le chemin de ma ferme.

Les gens que je dépassais sur la route s’étonnaient de me voir tout seul.

« Tiens, ce bourri avec sa longe cassée ! Il s’est échappé, disait l’un.

– Alors, c’est un échappé des galères », dit l’autre.

Et tous se mirent à rire.

« Il ne porte pas une forte charge sur son dos, reprit le troisième.

– Bien sûr, il a fait un mauvais coup ! s’écria un quatrième.

– Attrape-le donc, mon homme, nous mettrons le petit sur son bât, dit une femme.

– Ah ! il te portera bien avec le petit gars », répondit le mari.

Moi, voulant donner bonne opinion de ma douceur et de ma complaisance, je m’approchai tout doucement de la paysanne, et je m’arrêtai près d’elle pour la laisser monter sur mon dos.

« Il n’a pas l’air méchant, ce bourri ! » dit l’homme en aidant sa femme à se placer sur le bât.

Je souris de pitié en entendant ce propos : Méchant ! comme si un âne doucement traité était jamais méchant. Nous ne devenons colères, désobéissants et entêtés que pour nous venger des coups et des injures que nous recevons. Quand on nous traite bien, nous sommes bons, bien meilleurs que les autres animaux.

Je ramenai à leur maison la jeune femme et son petit garçon, joli petit enfant de deux ans, qui me caressait, qui me trouvait charmant, et qui aurait bien voulu me garder. Mais je réfléchis que ce ne serait pas honnête. Mes maîtres m’avaient acheté, je leur appartenais. J’avais déjà brisé le nez, les dents, le poignet et l’estomac de ma maîtresse, j’étais assez vengé. Voyant donc que la maman allait céder à son petit garçon, qu’elle gâtait (je m’en étais bien aperçu pendant que je le portais sur mon dos), je fis un saut de côté et, avant que la maman eût pu ressaisir ma bride, je me sauvai en galopant, et je revins à la maison.

Mariette, la fille de mon maître, me vit la première.

« Ah ! voilà Cadichon. Comme le voilà revenu de bonne heure ! Jules, viens lui ôter son bât.

– Méchant âne, dit Jules d’un ton bourru, il faut toujours s’occuper de lui. Pourquoi donc est-il revenu seul ? Je parie qu’il s’est échappé. Vilaine bête ! ajouta-t-il en me donnant un coup de pied dans les jambes, si je savais que tu t’es sauvé, je te donnerais cent coups de bâton. »

Mon bât et ma bride étant ôtés, je m’éloignai en galopant. À peine étais-je rentré dans l’herbage, que j’entendis des cris qui venaient de la ferme. J’approchai ma tête de la haie, et je vis qu’on avait ramené la fermière ; c’étaient les enfants qui poussaient ces cris. J’écoutai de toutes mes oreilles, et j’entendis Jules dire à son père :

« Mon père, je vais prendre le grand fouet du charretier, j’attacherai l’âne à un arbre, et je le battrai jusqu’à ce qu’il tombe par terre.

– Va, mon garçon, va, mais ne le tue pas ; nous perdrions l’argent qu’il nous a coûté. Je le vendrai à la prochaine foire. »

Je restai tremblant de frayeur en les entendant et en voyant Jules courir à l’écurie pour chercher le fouet. Il n’y avait pas à hésiter, et, sans me faire scrupule cette fois de faire perdre à mes maîtres le prix qu’ils m’avaient payé, je courus vers la haie qui me séparait des champs : je m’élançai dessus avec une telle force que je brisai les branches et que je pus passer au travers. Je courus dans le champ, et je continuai à courir longtemps, bien longtemps, croyant toujours être poursuivi. Enfin, n’en pouvant plus, je m’arrêtai, j’écoutai,… je n’entendis rien. Je montai sur une butte, je ne vis personne. Alors je commençai à respirer et à me réjouir de m’être délivré de ces méchants fermiers.

Mais je me demandais ce que j’allais devenir. Si je restais dans le pays, on me reconnaîtrait, on me rattraperait, et l’on me ramènerait à mes maîtres. Que faire ? où aller ?

Je regardai autour de moi ; je me trouvai isolé et malheureux, et j’allais verser des larmes sur ma triste position, lorsque je m’aperçus que j’étais au bord d’un bois magnifique : c’était la forêt de Saint-Évroult.

« Quel bonheur ! m’écriai-je. Je trouverai dans cette forêt de l’herbe tendre, de l’eau, de la mousse fraîche : j’y demeurerai pendant quelques jours, puis j’irai dans une autre forêt, plus loin, bien plus loin de la ferme de mes maîtres. »

J’entrai dans le bois ; je mangeai avec bonheur de l’herbe tendre, et je bus l’eau d’une belle fontaine. Comme il commençait à faire nuit, je me couchai sur la mousse au pied d’un vieux sapin, et je m’endormis paisiblement jusqu’au lendemain.

IILa poursuite

Le lendemain, après avoir mangé et bu, je songeai à mon bonheur.

« Me voici sauvé, pensais-je ; jamais on ne me retrouvera, et dans deux jours, quand je serai bien reposé, j’irai plus loin encore. »

À peine avais-je fini cette réflexion, que j’entendis l’aboiement lointain d’un chien, puis d’un second ; quelques instants après, je distinguai les hurlements de toute une meute.

Inquiet, un peu effrayé même, je me levai et je me dirigeai vers un petit ruisseau que j’avais remarqué le matin. À peine y étais-je entré, que j’entendis la voix de Jules parlant aux chiens.

« Allons, allons, mes chiens, cherchez bien, trouvez-moi ce misérable âne, mordez-le, déchirez-lui les jambes, et ramenez-le-moi, que j’essaye mon fouet sur son dos. »

La frayeur manqua me faire tomber ; mais je réfléchis aussitôt qu’en marchant dans l’eau les chiens ne pourraient plus sentir la trace de mes pas ; je me mis donc à courir dans le ruisseau, qui était heureusement bordé des deux côtés de buissons très épais. Je marchai sans m’arrêter pendant fort longtemps ; les aboiements des chiens s’éloignaient, ainsi que la voix du méchant Jules : je finis par ne plus rien entendre.

Haletant, épuisé, je m’arrêtai un instant pour boire ; je mangeai quelques feuilles des buissons ; mes jambes étaient raides de froid, mais je n’osais pas sortir de l’eau, j’avais peur que les chiens ne vinssent jusque-là et ne sentissent l’odeur de mes pas. Quand je fus un peu reposé, je recommençai à courir, suivant toujours le ruisseau, jusqu’à ce que je fusse sorti de la forêt. Je me trouvai alors dans une grande prairie où paissaient plus de cinquante bœufs. Je me couchai au soleil dans un coin de l’herbage ; les bœufs ne faisaient aucune attention à moi, de sorte que je pus manger et me reposer à mon aise.

Vers le soir, deux hommes entrèrent dans la prairie.

« Frère, dit le plus grand des deux, si nous rentrions les bœufs cette nuit ? On dit qu’il y a des loups dans le bois.

– Des loups ? Qui est-ce qui t’a dit cette bêtise ?

– Des gens de Laigle. On raconte que l’âne de la ferme des Haies a été emporté et dévoré dans la forêt.

– Bah ! laisse donc. Ils sont si méchants, les gens de cette ferme, qu’ils auront fait mourir leur âne à force de coups.

– Et pourquoi donc qu’ils diraient que le loup l’a mangé ?

– Pour qu’on ne sache pas qu’ils l’ont tué.

– Tout de même il vaudrait mieux rentrer nos bœufs.

– Fais comme tu voudras, frère ; je ne tiens ni à oui ni à non. »

Je ne bougeais pas dans mon coin, tant j’avais peur qu’on ne me vît. L’herbe était haute et me cachait, fort heureusement ; les bœufs ne se trouvaient pas du côté où j’étais étendu ; on les fit marcher vers la barrière, et puis à la ferme où demeuraient leurs maîtres.

Je n’avais pas peur des loups, parce que l’âne dont on parlait c’était moi-même, et que je n’avais pas vu la queue d’un loup dans la forêt où j’avais passé la nuit. Je dormis donc à merveille, et je finissais mon déjeuner quand les bœufs rentrèrent dans la prairie : deux gros chiens les menaient.

Je les regardais tranquillement, lorsqu’un des chiens m’aperçut, aboya d’un air menaçant, et courut vers moi ; son compagnon le suivit. Que devenir ? Comment leur échapper ? Je m’élançai sur les palissades qui entouraient la prairie ; le ruisseau que j’avais suivi la traversait, je fus assez heureux pour sauter par-dessus, et j’entendis la voix d’un des hommes de la veille qui rappelait ses chiens. Je continuai mon chemin tout doucement, et je marchai jusqu’à une autre forêt, dont j’ignore le nom. Je devais être à plus de dix lieues de la ferme des Haies : j’étais donc sauvé ; personne ne me connaissait, et je pouvais me montrer sans craindre d’être ramené chez mes anciens maîtres.

IIILes nouveaux maîtres

Je vécus tranquillement un mois dans cette forêt. Je m’ennuyais bien un peu quelquefois, mais je préférais encore vivre seul que vivre malheureux. J’étais donc à moitié heureux, lorsque je m’aperçus que l’herbe diminuait et devenait dure ; les feuilles tombaient, l’eau était glacée, la terre était humide.

« Hélas ! hélas ! pensai-je ; que devenir ? Si je reste ici, je périrai de froid, de faim, de soif. Mais où aller ? Qui est-ce qui voudra de moi ? »

À force de réfléchir, j’imaginai un moyen de me trouver un abri. Je sortis de la forêt, et j’allai dans un petit village tout près de là. Je vis une petite maison isolée et bien propre ; une bonne femme était assise à la porte, elle filait. Je fus touché de son air de bonté et de tristesse ; je m’approchai d’elle, et je mis ma tête sur son épaule. La bonne femme poussa un cri, se leva précipitamment de dessus sa chaise, et parut effrayée. Je ne bougeai pas ; je la regardai d’un air doux et suppliant.

« Pauvre bête ! dit-elle enfin, tu n’as pas l’air méchant. Si tu n’appartiens à personne, je serais bien contente de t’avoir pour remplacer mon pauvre vieux Grison, mort de vieillesse. Je pourrais continuer à gagner ma vie en vendant mes légumes au marché. Mais… tu as sans doute un maître, ajouta-t-elle en soupirant.

– À qui parlez-vous, grand-mère ? dit une voix douce qui venait de l’intérieur de la maison.

– Je cause avec un âne qui est venu me mettre la tête sur l’épaule, et qui me regarde d’un air si doux que je n’ai pas le cœur de le chasser.

– Voyons, voyons », reprit la petite voix.

Et aussitôt je vis sur le seuil de la porte un beau petit garçon de six à sept ans. Il était pauvrement mais proprement vêtu. Il me regarda d’un œil curieux et un peu craintif.

« Puis-je le caresser, grand-mère ? dit-il.

– Certainement, mon Georget ; mais prends garde qu’il ne te morde. »

Le petit garçon allongea son bras, et, ne pouvant m’atteindre, il avança un pied, puis l’autre, et put me caresser le dos.

Je ne bougeai pas, de peur de l’effrayer ; seulement je tournai ma tête vers lui, et je passai ma langue sur sa main.

GEORGET

Grand-mère, grand-mère, comme il a l’air bon, ce pauvre âne, il m’a léché la main !

LA GRAND-MÈRE

C’est singulier qu’il soit tout seul. Où est son maître ? Va donc, Georget, par le village et à l’auberge où s’arrêtent les voyageurs : tu demanderas à qui appartient ce bourri. Son maître est peut-être en peine de lui.

GEORGET

Vais-je emmener le bourri, grand-mère ?

LA GRAND-MÈRE

Il ne te suivrait pas ; laisse-le aller où il voudra.

Georget partit en courant ; je trottai après lui. Quand il vit que je le suivais, il vint à moi, et, me caressant, il me dit : « Dis donc, mon petit bourri, puisque tu me suis, tu me laisseras bien monter sur ton dos ». Et, sautant sur mon dos, il me fit : Hu ! hu !

Je partis au petit galop, ce qui enchanta Georget. Ho ! ho ! fit-il en passant devant l’auberge. Je m’arrêtai tout de suite. Georget sauta à terre ; je restai devant la porte, ne bougeant pas plus que si j’avais été attaché.

« Qu’est-ce que tu veux, mon garçon ? dit le maître de l’auberge.

– Je viens savoir, monsieur Duval, si ce bourri, qui est ici à la porte, ne serait pas à vous ou à une de vos pratiques. »

M. Duval s’avança vers la porte, me regarda attentivement. « Non, ce n’est pas à moi, ni à personne que je connaisse, mon garçon. Va chercher plus loin. »

Georget remonta sur mon dos ; je repartis au galop, et nous marchâmes, demandant de porte en porte à qui j’appartenais. Personne ne me reconnaissait, et nous revînmes chez la bonne grand-mère, qui filait toujours assise devant sa maison.

GEORGET

Grand-mère, le bourri n’appartient à personne du pays. Qu’allons-nous en faire ? Il ne veut pas me quitter, et il se sauve quand quelqu’un veut le toucher.

LA GRAND-MÈRE

En ce cas, mon Georget, il ne faut pas le laisser passer la nuit dehors ; il pourrait lui arriver malheur. Va le mener à l’écurie de notre pauvre Grison, et donne-lui une botte de foin et un seau d’eau. Nous verrons demain à le mener au marché ; peut-être retrouverons-nous son maître.

GEORGET

Et si nous ne le retrouvons pas, grand-mère ?

LA GRAND-MÈRE

Nous le garderons jusqu’à ce qu’on le réclame. Nous ne pouvons pas laisser cette pauvre bête périr de froid pendant l’hiver, ou bien tomber aux mains de méchants garnements qui la battraient et la feraient mourir de fatigue et de misère.

Georget me donna à boire et à manger, me caressa et sortit. Je lui entendis dire en fermant la porte :

« Ah ! que je voudrais qu’il n’eût pas de maître et qu’il restât chez nous ! »

Le lendemain Georget me mit un licou après m’avoir fait déjeuner. Il m’amena devant la porte ; la grand-mère me mit sur le dos un bât très léger, et s’assit dessus. Georget lui apporta un petit panier de légumes, qu’elle mit sur ses genoux, et nous partîmes pour le marché de Mamers. La bonne femme vendit bien ses légumes, personne ne me reconnut, et je revins avec mes nouveaux maîtres.

Je vécus chez eux pendant quatre ans ; j’étais heureux ; je ne faisais de mal à personne ; je faisais bien mon service ; j’aimais mon petit maître, qui ne me battait jamais ; on ne me fatiguait pas trop ; on me nourrissait assez bien. D’ailleurs je ne suis pas gourmand. L’été, des épluchures de légumes, des herbes dont ne veulent pas les chevaux ni les vaches ; l’hiver, du foin et des pelures de pommes de terre, de carottes, de navets : voilà ce qui nous suffit à nous autres ânes.

Il y avait pourtant des journées que je n’aimais pas ; c’étaient celles où ma maîtresse me louait à des enfants du voisinage. Elle n’était pas riche, et, les jours où je n’avais pas à travailler, elle était bien aise de gagner quelque chose en me louant aux enfants du château voisin. Ils n’étaient pas toujours bons.

Voici ce qui m’arriva un jour dans une de ces promenades.

IVLe pont

Il y avait six ânes rangés dans la cour ; j’étais un des plus beaux et des plus forts. Trois petites filles nous apportèrent de l’avoine dans une auge. Tout en mangeant, j’écoutais causer les enfants.

CHARLES

Voyons, mes amis, choisissons nos ânes. Moi, d’abord, je prends celui-ci en me montrant du doigt.

– Toi, tu prends toujours ce que tu crois le meilleur, dirent à la fois les cinq enfants. Il faut tirer au sort.

CHARLES

Comment veux-tu que nous tirions au sort, Caroline ? Est-ce qu’on peut mettre les ânes dans un sac et les en tirer comme des billes ?

ANTOINE

Ah ! ah ! ah ! Est-il bête avec ses ânes dans un sac ! Comme si on ne pouvait pas les numéroter 1, 2, 3, 4, 5, 6, mettre les numéros dans un sac, et tirer au hasard chacun le sien.

– C’est vrai, c’est vrai, s’écrièrent les cinq autres. Ernest, fais les numéros pendant que nous allons les écrire sur le dos des ânes.

Ces enfants sont bêtes, me disais-je. S’ils avaient l’esprit d’un âne, au lieu de se donner l’ennui d’écrire les numéros sur notre dos, ils nous rangeraient tout simplement le long du mur : le premier serait 1, le second 2, et ainsi de suite.

Pendant ce temps, Antoine avait apporté un gros morceau de charbon. J’étais le premier, il m’écrit un énorme 1 sur la croupe ; pendant qu’il écrivait 2 sur la croupe de mon camarade, je me secoue fortement pour lui faire voir que son invention n’était pas fameuse. Voilà le charbon parti et le 1 disparu.

« Imbécile ! s’écrie-t-il ; il faut que je recommence. »

Pendant qu’il refait son n° 1, mon camarade, qui m’avait vu faire, et qui était malin, se secoue à son tour. Voilà le 2 parti. Antoine commence à se fâcher ; les autres rient et se moquent de lui. Je fais signe aux camarades, nous le laissons faire ; aucun ne bouge. Ernest revient avec les numéros dans son mouchoir : chacun tire. Pendant qu’ils regardent leurs numéros, je fais encore un signe aux camarades, et voilà que tous nous nous secouons tant et plus. Plus de charbon, plus de numéros ; il faut tout recommencer : les enfants sont en colère. Charles triomphe et ricane ; Ernest, Albert, Caroline, Cécile et Louise crient contre Antoine, qui tape du pied ; ils se disent des injures ; mes camarades et moi, nous nous mettons à braire. Le tapage attire les papas et les mamans. On leur explique la chose. Un des papas imagine enfin de nous ranger le long du mur. Il fait tirer les numéros aux enfants.

« Un ! s’écrie Ernest. C’était moi.

– Deux ! dit Cécile. C’était un de mes amis.

– Trois ! dit Antoine. Et ainsi de suite jusqu’au dernier.

– À présent, partons, dit Charles. Moi, d’abord, je pars le premier.

– Oh ! je saurai bien te rattraper, lui répondit vivement Ernest.

– Je parie que non, reprit aussitôt Charles.

– Je gage que si », réplique Ernest.

Voilà Charles qui tape son âne et qui part au galop. Avant qu’Ernest ait eu le temps de me donner un coup de fouet, je pars aussi, mais d’un train qui me fait bien vite rattraper Charles et son âne. Ernest est enchanté, Charles est furieux. Il tape, il tape son âne ; Ernest n’avait pas besoin de me frapper, je courais, j’allais comme le vent. Je dépasse Charles en une minute ; j’entends les autres qui suivent en riant et en criant :

« Bravo ! l’âne n° 1 ; bravo ! il court comme un cheval. »

L’amour-propre me donne du courage ; je continue à galoper jusqu’à ce que nous soyons arrivés près d’un pont. J’arrête brusquement ; je venais de voir qu’une large planche du pont était pourrie ; je ne voulais pas tomber à l’eau avec Ernest, mais retourner avec les autres, qui étaient bien loin derrière nous.

« Ho là ! ho là ! bourri, me dit Ernest. Sur le pont, mon ami, sur le pont ! »

Je résiste ; il me donne un coup de baguette.

Je continue à marcher vers les autres.

« Entêté ! bête brute ! veux-tu tourner et passer le pont ? »

Je marche toujours vers les camarades ; je les rejoins malgré les injures et les coups de ce méchant garçon.

« Pourquoi bats-tu ton âne, Ernest ? s’écria Caroline ; il est excellent. Il t’a mené ventre à terre et t’a fait dépasser Charles.

– Je le bats parce qu’il s’entête à ne pas vouloir passer le pont, dit Ernest ; il s’est obstiné à revenir sur ses pas.

– Ah bah ! c’est parce qu’il était seul ; maintenant que nous voilà tous il passera le pont tout comme les autres. »

Les malheureux ! pensai-je. Ils vont tous tomber dans la rivière ! Il faut que je tâche de leur montrer qu’il y a du danger.

Et me voilà reparti au galop, courant vers le pont, à la grande satisfaction d’Ernest et aux cris de joie des enfants.

Je galope jusqu’au pont ; arrivé là, je m’arrête brusquement comme si j’avais peur. Ernest, étonné, me presse de continuer : je recule d’un air de frayeur qui surprend plus encore Ernest. L’imbécile ne voyait rien ; la planche pourrie était pourtant bien visible. Les autres avaient rejoint, et regardaient en riant les efforts d’Ernest pour me faire passer et les miens pour ne pas passer. Ils finissent par descendre de leurs ânes ; chacun me pousse, me bat sans pitié : je ne bouge pas.

« Tirez-le par la queue ! s’écrie Charles. Les ânes sont si entêtés, que lorsqu’on veut les faire reculer ils avancent. »

Les voilà qui veulent me saisir la queue. Je me défends en ruant ; ils me battent tous ensemble : je n’en bouge pas davantage.

« Attends, Ernest, dit Charles ; je passerai le premier, ton âne me suivra certainement. »

Il veut avancer, je me mets en travers du pont ; il me fait reculer à force de coups.

« Au fait, me dis-je, si ce méchant garçon veut se noyer, qu’il se noie, j’ai fait ce que j’ai pu pour le sauver ; qu’il boive un coup, puisqu’il le veut absolument. »

À peine son âne met-il le pied sur la planche pourrie, qu’elle casse, et voilà Charles et son âne à l’eau. Pour mon camarade, il n’y avait pas de danger, car il savait nager comme tous les ânes. Mais Charles se débattait et criait sans pouvoir se tirer de là.

« Une perche ! une perche ! » disait-il.

Les enfants criaient et couraient de tous côtés. Enfin Caroline aperçoit une longue perche, la ramasse et la présente à Charles, qui la saisit. Son poids entraîne Caroline, qui appelle au secours ! Ernest, Antoine et Albert courent à elle ; ils parviennent avec peine à retirer le malheureux Charles, qui avait bu plus qu’il n’avait soif, et qui était trempé des pieds à la tête. Quand il est sauvé, les enfants se mettent à rire de sa mine piteuse ; Charles se fâche ; les enfants sautent sur leurs ânes et lui conseillent en riant de rentrer à la maison pour changer d’habits et de linge. Il remonte tout mouillé sur son âne. Je riais à part moi de sa figure ridicule. Le courant avait entraîné son chapeau et ses souliers, l’eau ruisselait jusqu’à terre ; ses cheveux, trempés, se collaient à sa figure, son air furieux achevait de le rendre complètement risible. Les enfants riaient, mes camarades sautaient et couraient pour témoigner leur gaieté.

Je dois ajouter que l’âne de Charles était détesté de nous tous, parce qu’il était querelleur, gourmand et bête, ce qui est très rare parmi les ânes.

Enfin, Charles disparut, les enfants et mes camarades se calmèrent. Chacun me caressa et admira mon esprit ; nous repartîmes tous, moi en tête de la bande.

VLe cimetière

Nous marchions au pas, et nous approchions du cimetière du village, qui est à une lieue du château. « Si nous retournions, dit Caroline, et que nous reprenions le chemin de la forêt ?

– Pourquoi cela ? dit Cécile.

CAROLINE

C’est que je n’aime pas les cimetières.

CÉCILE, d’un air moqueur.

Pourquoi n’aimes-tu pas les cimetières ? Est-ce que tu as peur d’y rester ?

– Non, mais je pense aux pauvres gens qui y sont enterrés, et j’en suis attristée. »

Les enfants se moquèrent de Caroline, et passèrent exprès tout contre le mur. Ils allaient le dépasser, lorsque Caroline, qui paraissait inquiète, arrêta son âne, sauta à terre, et courut à la grille du cimetière.

« Que fais-tu, Caroline ? où vas-tu ? » s’écrièrent les enfants.

Caroline ne répondit pas ; elle poussa précipitamment la grille, entra dans le cimetière, regarda autour d’elle, et courut vers une tombe fraîchement remuée.

Ernest l’avait suivie avec inquiétude, et la rejoignit au moment où, se baissant vers la tombe, elle relevait un pauvre petit garçon de trois ans dont elle avait entendu les gémissements.

« Qu’as-tu, mon pauvre petit ? Pourquoi pleures-tu ? »

L’enfant sanglotait et ne pouvait répondre ; il était très joli et misérablement vêtu.

CAROLINE

Comment es-tu tout seul ici, mon pauvre petit ?

L’ENFANT, sanglotant.

Ils m’ont laissé ici ; j’ai faim.

CAROLINE

Qui est-ce qui t’a laissé ici ?

L’ENFANT, sanglotant.

Les hommes noirs ; j’ai faim.

CAROLINE

Ernest, va vite chercher nos provisions ; il faut donner à manger à ce pauvre petit ; il nous expliquera ensuite pourquoi il pleure et pourquoi il est ici.

Ernest courut chercher le panier aux provisions, pendant que Caroline tâchait de consoler l’enfant. Peu d’instants après, Ernest reparut, suivi de toute la bande, que la curiosité attirait. On donna à l’enfant du poulet froid et du pain trempé dans du vin ; à mesure qu’il mangeait, ses larmes se séchaient, son visage reprenait un air riant. Quand il fut rassasié, Caroline lui demanda pourquoi il était couché sur cette tombe.

L’ENFANT

C’est grand-mère qu’ils ont mise là. Je veux attendre qu’elle revienne.

CAROLINE

Où est ton papa ?

L’ENFANT

Je ne sais pas, je ne le connais pas.

CAROLINE

Et ta maman ?

L’ENFANT

Je ne sais pas ; des hommes noirs l’ont emportée comme grand-mère.

CAROLINE

Mais qui est-ce qui te soigne ?

L’ENFANT

Personne.

CAROLINE

Qui est-ce qui te donne à manger ?

L’ENFANT

Personne ; je tétais nourrice.

CAROLINE

Où est-elle ta nourrice ?

L’ENFANT

Là-bas, à la maison.

CAROLINE

Qu’est-ce qu’elle fait ?

L’ENFANT

Elle marche ; elle mange de l’herbe.

CAROLINE

De l’herbe ?

Et tous les enfants se regardèrent avec surprise.

« Elle est donc folle ? dit tout bas Cécile.

ANTOINE

Il ne sait ce qu’il dit, il est trop jeune.

CAROLINE

Pourquoi ta nourrice ne t’a-t-elle pas emporté ?

L’ENFANT

Elle ne peut pas ; elle n’a pas de bras. »

La surprise des enfants redoubla.

CAROLINE

Mais alors comment peut-elle te porter ?

L’ENFANT