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Extrait : "Le Ier novembre 1876, je quittais (sans doute pour toujours) la maison qui m'avait vu naître. Cruelle ironie du sort, puisque j'avais cru y vivre et y mourir. Mes malheureux parents étaient navrés ; ma mère, surtout, me fit l'observation que je ne devais pas partir le jour de cette fête, et me demanda d'attendre au moins le lendemain."
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• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.
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Seitenzahl: 347
Veröffentlichungsjahr: 2016
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De 1876 à 1908, l’auteur des Mémoires d’un Cheminot du P.-L.-M. fut loin de penser que l’idée lui viendrait de les écrire.
Et comment aurait-il pu avoir une idée pareille ?
Lorsqu’il entra dans la Compagnie du P.-L.-M., il arrivait de la campagne et ne connaissait que les travaux pénibles du pays ardéchois.
Certes, l’on n’avait pas à cette époque envie d’aller à l’école du soir ou de lire un journal, lorsqu’on avait porté des fardeaux toute la journée, ou pioché les vignes, les mûriers ou les oliviers ; on ne pensait guère à la politique ni à l’agitation des grandes villes, et bien moins encore s’occupait-on des dirigeables et autres machines qui, d’ailleurs, n’existaient pas à cette époque, ou n’étaient encore qu’à l’état de projets.
Attaché à la terre comme le lierre à son rocher, à vingt-trois ans jamais l’idée de quitter le pays n’était venue à l’auteur. Rien, lorsqu’il entra au service de la Compagnie du P.-L.-M., à Lyon-Perrache, ne pouvait lui faire prévoir tout ce qui devait lui arriver. Cependant, malgré les moments difficiles, on doit s’estimer heureux d’avoir pu arriver au but.
Dieu ! quel soulagement on éprouve, quoique le travail le plus pénible, celui d’écrire ce qu’on a vu, reste à faire, surtout lorsqu’on veut se rappeler tout ce qui nous est arrivé, depuis le commencement jusqu’à la fin. Et certes ce petit ouvrage eût été bien plus volumineux si l’auteur avait pu croire qu’il lui serait possible d’écrire les pages qui suivent, que la mémoire ne lui ferait pas défaut, qu’il aurait le temps et la patience de tout se remémorer, de revivre par la pensée entre ses collègues et ses chefs d’autrefois, de retracer ses joies et ses peines, celles-ci bien plus nombreuses.
La simplicité de sa manière d’écrire plaira certainement aux lecteurs qui aiment la modestie, et qui sont revenus des grands mots et des phrases alambiquées dont certains écrivains font étalage pour éblouir le public et faire accepter leurs inventions contraires à la vérité. D’ailleurs, ici, il n’y a pas lieu de chercher à imiter les écrivains anciens ou modernes, il n’y a qu’à suivre son petit chemin depuis le départ jusqu’à la fin ; ce n’en sera que plus plaisant à lire et amusant en même temps.
Jusqu’à présent aucun cheminot français n’a fait imprimer ses mémoires, car bien peu ont pu garder le souvenir des incidents du service d’une si longue période ; bien peu ont pu écrire un ouvrage et le présenter au public. Il n’en est pas non plus qui aient pu, comme l’auteur de celui-ci, écrire de nombreux volumes depuis 1908, sans oublier les Souvenirs de jeunesse ; Voyages et récits philosophiques, imprimés en 1907, un recueil-essai original qu’il avait écrit pour se faire la main.
Ce qui peut paraître extraordinaire, c’est que presque chaque mois un ouvrage en prose ou en vers était commencé et terminé, et cela jusqu’en mars 1909, où l’auteur dut entrer comme garçon auxiliaire de recettes au Comptoir d’escompte.
Hors le peu de temps passé en quelques petits voyages, il produisit ainsi sans interruption.
Ce cerveau est intarissable.
Après les Mémoires que nous publions ici, ce fut Virgile et Alexandrine, puis Fernand et Fernande, ensuite Lina et Suzanne ; l’Ingratitude humaine ; les Ardéchois à Paris ; la Démocratie, en vers ; Fables et extraits de Virgile ; Cléon et Phryné ; Ariane ; le Professeur Bougnard ; le Juif Micalon ; quant à la Démagogie, en vers alexandrins accouplés ou croisés, elle fut écrite en trente-huit jours.
Mais l’auteur, au lieu de continuer à faire des encaissements comme auxiliaire, entra comme surveillant de nuit aux Magasins généraux, douze heures de présence durant la bonne saison, et quatorze durant la mauvaise.
Mais les moments de loisir étaient bien employés et aussitôt surgirent Robert et Germaine, puis Muguet et Violette. Cela fait, fallait-il s’arrêter en si bon chemin ? Pas du tout. L’Aristocratie, en vers alexandrins, fut commencée, et sans aucun doute elle sera longue à écrire, toute en vers accouplés depuis le premier jusqu’au dernier. Mais les nuits sont longues et l’obscurité inspire notre auteur.
Combien il est heureux de contempler la lune et les étoiles brillantes, toute la richesse du beau firmament ! Puis surviennent l’orage, les grondements du tonnerre, la pluie, et un instant après le ciel reparaissant étoilé, ou des nuages qui voguent au loin selon la violence du vent : et aussitôt d’aligner quelques vers.
Voilà bien le repos le mieux employé, et cela délasse le corps et développe le cerveau ; et le temps passe comme une ombre.
Le plus grand chagrin que l’auteur puisse éprouver, c’est de retourner dans son foyer, dans sa famille, si une ou plusieurs pages n’ont pas été écrites.
Mais après le service d’arrêt point, de découragement jamais !
D’autant que cette Aristocratie doit être l’œuvre la plus complète, la plus longue, à moins d’un accident quelconque. Nous aurons le temps de nous reposer après notre mort ; et pourquoi de son vivant se laisser aller à la mollesse lorsqu’on a le corps aussi souple qu’à vingt ans, que tout nous porte à agir, alors que l’on peut embrasser de plus vastes horizons ; alors enfin que le cerveau est en pleine activité !
Ce serait un crime que de ne pas lui donner satisfaction et de s’endormir au moment où il faut veiller, au moment où un torrent d’idées cherche à se frayer un passage et à se répandre.
Mais n’allons pas plus loin, arrêtons-nous un instant et occupons-nous des Mémoires d’un Cheminot du P.-L.-M.
Ce qu’il était impossible d’écrire avant 1876 était possible en 1908, car, après tant d’abus sont venues les améliorations : augmentation des traitements, suppression des amendes, facilité des voyages sur tous les réseaux français, même à l’étranger, et l’auteur a quitté de son plein gré le service de la Compagnie, au moment où une longue carrière le rendait capable de commander un des services les plus importants. Malgré cela, l’auteur doit beaucoup de reconnaissance aux grands chefs de la Compagnie P.-L.-M., pour le voyage qu’il eut la facilité de faire en Italie en 1907, et en Allemagne et Belgique en 1908.
À cette époque avait pris fin la tyrannie des petits chefs. Ils étaient muselés. Ils en avaient trop pris à leur aise sous le manteau des inspecteurs principaux. Et ce qui était le plus curieux, c’est que la plupart ne voulaient entendre aucune explication ou ne daignaient même pas répondre à un inférieur, fermant leur bureau au nez de celui qui sollicitait la permission de leur faire entendre raison.
Mais il arrive que les humbles se trouvant dans le malheur ou pour toute autre cause légitime justifiée, se décident à avoir recours aux grands moyens, à passer outre en allant directement à l’exploitation ; et l’auteur éprouvait un certain soulagement à y être reçu, à pouvoir s’expliquer soit devant M. Picard ou M. Margot ensuite, ou le sous-chef, M. Desmur ; être reçu par M. Noblemaire à la direction, et à défaut de M. Mauris par M. Desmur, sous-directeur. Ce n’est que dans ces cas-là que l’on peut se faire comprendre, que l’on peut faire la différence entre ces esprits cultivés et les petits chefs qui se croyaient des demi-dieux, tels des bouddhas, et qui n’étaient que des ignares pour la plupart. C’est eux qui avaient la clef des petits mystères inconnus de l’exploitation et de la direction : mais que de souffrances les petits n’ont-ils pas endurées ! combien peu d’entre eux ont pu se faire entendre ! En même temps, combien de victimes faisaient ces mauvais petits chefs ? C’est ce qu’il serait intéressant de savoir.
Si les grands chefs recevaient peu, s’ils ne nous donnaient pas raison, au moins en écoutant les réclamations, ils apprenaient ce qui se passait et tout ne se perdait pas, puisqu’ils sont arrivés à connaître les défauts de leurs sous-ordres aussi bien ou mieux que ceux des plus humbles agents, des zéros pour les chefaillons, mais s’ils n’étaient rien aux yeux du conseil d’administration, ils n’étaient pas moins le nombre.
Certes, ce menu fretin est peu intéressant aux yeux du haut personnel, mais il l’est pour faire fonctionner les rouages d’une telle compagnie, pour exécuter les ordres, pour faire le travail sans aucun profit, et pour donner satisfaction au public dont il est le très humble serviteur.
Donc, de 1876 à 1908, quel bouleversement dans les services, quelles luttes les grands chefs eurent à soutenir pour abattre l’opiniâtreté de leurs sous-ordres qui voulaient conserver leur prestige au détriment de ceux qui étaient forcés d’obéir.
Que de transformations officielles, et toujours contre le gré des petits chefs qui craignaient d’être amoindris.
Mais il était temps qu’ils le soient, que leurs hypocrisies soient mises au jour, avec leurs bassesses et leurs ignominies, leurs rancunes et leur férocité !… Il était temps que l’exploitation et la direction mettent fin aux abus que commettait la plus grande partie des petits chefs ; ces esprits vindicatifs qui, ne se comprenant pas eux-mêmes, étaient loin de pouvoir se faire comprendre de leurs subordonnés, des services qu’ils commandaient et du personnel sous leurs ordres qui en souffrait cruellement. Si par hasard il s’en trouvait qui semblaient comprendre les abus, ils n’avaient pas le droit d’agir et devaient obéir aux ordres d’un sous-chef de gare, chef, inspecteur sous les ordres du principal de la section. Tous prenaient leurs propres intérêts, mais ceux de la compagnie et des clients n’étaient à leurs yeux que secondaires ; et dans ces conditions comment pouvaient-ils prendre l’intérêt des employés sous leurs ordres ? À cela il n’est pas difficile de répondre qu’ils ne s’intéressaient qu’à ceux qui leur étaient recommandés, à ceux qui, à tort ou à raison, ne devaient à aucun prix rencontrer aucun obstacle sur leur chemin, et dont rien ne devait noircir le casier, mais les autres ne pesaient pas lourd, étant considérés comme bêtes de somme.
Donc, les petits chefs étant imposés, protégés eux-mêmes, ils se gardaient bien de se buter contre ceux qui l’étaient aussi, et c’était adroit à eux de se décharger sur les pauvres diables pour couvrir leurs fautes, leurs défauts ; tous s’entendaient comme larrons en foire ; ils se comprenaient d’autant mieux qu’ils savaient qu’en faisant du tort aux protégés d’un tel, ils s’en faisaient à eux-mêmes. Ainsi, il ne fallait pas toucher aux recommandés ; mais écraser les autres par de faux rapports leur paraissait légitime, et les amendes lavaient tout, mais c’était toujours les mêmes qu’elles frappaient. Du reste, les chefs n’avaient de valeur que s’ils en infligeaient le plus possible. Ceux-là ne coûtaient pas cher à la compagnie et étaient les bienvenus des inspections principales qui ne savaient qu’approuver leurs rapports de fantaisie : et tous ces intrigants étaient dans la joie d’autant que le service de l’exploitation ou de direction n’avait pas connaissance de leurs procédés.
Rarement aussi les plaintes des petits employés arrivaient jusqu’à eux. L’inspection principale était une barrière infranchissable, et ceux qui voulaient essayer de la franchir n’avaient qu’à bien se tenir s’ils ne voulaient pas sombrer, s’ils ne voulaient pas disparaître, tout en pataugeant dans les ornières creusées par des ingrats qui ne savaient se faire remarquer que par leur bassesse ou leur ignorance.
Ce n’est plus le même vent qui souffle maintenant, ou il est moins violent et permet de s’orienter, de se reconnaître. Cependant le service est devenu plus rude, plus méthodique, et ceux qui, dans les services actifs, croiraient ne rien faire comme cela était possible pour beaucoup autrefois, se tromperaient grossièrement : il faut ou travailler, ou se retirer.
Ce n’est pas le personnel qui attend l’ouvrage maintenant, mais bien l’ouvrage qui attend les employés : la marchandise et le public qui ont le droit de se faire servir en payant.
Parlons un peu du roulement sur les voies.
Il y a de nombreuses années que c’était un plaisir d’accompagner un train quoique les parcours fussent longs. En arrivant dans certaines gares, les repos compensaient les difficultés ; on avait le temps de se reposer et l’on était dispos pour repartir.
Lorsqu’on accompagnait un train de marchandises, quelle familiarité parmi le personnel !
Mécaniciens, chauffeurs, conducteurs, ainsi que les agents des gares bien souvent allaient trinquer en frères, en amis, et tout allait bien.
Cet âge d’or ne reviendra plus. Aujourd’hui, tout se complique et la camaraderie disparaît, dans les services on dirait plutôt des sauvages. On ne se reconnaît plus et c’est à celui qui peut tirer son épingle du jeu en évitant les responsabilités.
De nos jours, la méfiance est plus grande qu’autrefois, une perturbation profonde existe partout. Les protégés qui l’étaient par X… ou Z… le sont en ce moment par V… ou Y…, blancs, bleus, rouges et démagogues surtout. À cet égard, il n’y a aucune différence.
Les membres du syndicat sont pareils et seuls les observateurs ont beau jeu ; ceux-là peuvent conclure et constater que dans les administrations et partout ce n’est plus des Français qui assurent les services : ce sont des frères ennemis qui font le jeu des étrangers et nous rendront avant peu la risée du monde entier, à moins qu’on n’y mette le holà : qu’on musèle les meneurs, afin de paraître moins ridicules et de parer au danger de voir arrêtée à l’improviste la vie normale d’une nation ; car le chemin de fer est un des grands moyens de guerre sur terre, de même qu’une puissante flotte est indispensable pour la guerre en pays lointain, est la sauvegarde des colonies et la protection du continent.
Pendant cette longue période, il ne s’agissait pas de faire le travail : pour certains il ne s’agissait que d’intriguer ; les plus mauvais à l’ouvrage trouvaient le moyen de tourner en ridicule ceux qui avaient conscience de leur devoir journalier. Et où se tenaient les conciliabules de ces hommes malfaisants qui nuisaient au service, qui l’avilissaient ? chez le marchand devins ! Et ceux qui offraient le plus de verres étaient les mieux considérés ; mais les autres passaient sous leurs fourches caudines. Après cela on pouvait tirer l’échelle. Faites les morts et taisez-vous : voilà un beau résultat.
Mais ce qui était le plus curieux, c’est que beaucoup de nos chefaillons qui, la veille encore, marchaient en sabots à la campagne ou en souliers terreux, ou qui n’avaient pas été des plus heureux à la ville, une fois qu’ils avaient un petit commandement, qu’ils se voyaient tirés à quatre épingles dans une tenue neuve avec sur leur tête une casquette galonnée, ne se sentaient plus d’orgueil. Si dans le nombre il s’en trouvait qui étaient à la hauteur de leur tâche, combien étaient-ils heureux d’initier dans le service ceux qui les consultaient, qui avaient de bonnes intentions.
Alors les sous-ordres reconnaissaient leurs chefs, c’étaient des pères de famille, tandis que les autres étaient jaloux, même de voir un petit employé se montrer débrouillard ; ils avaient peur d’être supplantés et se gardaient bien de donner un bon conseil.
Mais la plupart des imposés étaient incapables d’en donner ; ils se contentaient d’infliger des amendes, et réunis autour de leurs consommations, ils se vantaient de leurs exploits ; seulement ils oubliaient de dire que les coupables c’étaient eux, se gardant bien de faire connaître la vérité à leurs supérieurs afin que l’on ne s’occupât pas d’améliorer les services mal organisés.
Mais les organisateurs apparurent, ainsi que les ordres venant de la direction et de l’exploitation ; le favoritisme de ces petits prétentieux prit fin, leur règne dès lors était fini ; il avait bien trop duré au détriment des petits travailleurs du service et du public.
Les rôles sont bien changés, d’autant qu’à cette époque ces petits demi-dieux ne faisaient rien ; aujourd’hui ils sont obligés de travailler autant ou plus que les petits et de montrer l’exemple. Ceux qui les approuvaient autrefois les jettent au panier comme un papier chiffonné : il ne s’agit plus d’intriguer ou de faire de faux rapports, il faut qu’ils paient de leur personne et se tiennent là où le service nécessite leur présence. Il a fallu du temps pour en arriver là, il a fallu que leur mauvais esprit soit reconnu et le progrès est arrivé malgré eux, car le besoin s’en faisait par trop sentir.
Aujourd’hui, dans ces services, il ne faut que des travailleurs et non des délateurs qui, « comme les loups, avaient les côtes en long », il leur était pénible de se courber sur le travail ; combien était-il plus facile de vider des verres chez Pierre ou Paul plutôt que d’apprendre à travailler à ceux qui étaient toujours à la peine et qui ne recevaient que des affronts au lieu d’encouragements. Certes, aucun n’est parfait en ce monde, pas plus parmi les petits que parmi les grands, mais au moins que ceux qui travaillent ne soient plus jetés aux ordures sans motifs appréciables comme par le passé, et pas un n’aura plus l’occasion d’écrire des Mémoires pour faire connaître tant de vérités cachées. La fin de ce régime honteux fait le plus grand honneur aux grands chefs. Donc, rendons-leur grâces et méprisons ceux qu’ils ont dû mettre au pas. Quant à l’auteur, il n’a connu que par ouï-dire les améliorations dont il n’a pas bénéficié ; il se met en devoir de rappeler ses souvenirs du temps où tout n’allait pas comme aujourd’hui. La simplicité et la sincérité font le principal mérite de sa littérature ; que les lecteurs lui en tiennent compte et qu’il soit pardonné d’avance s’il n’a pu en écrire plus long.
Le 1er novembre 1876, je quittais (sans doute pour toujours) la maison qui m’avait vu naître. Cruelle ironie du sort, puisque j’avais cru y vivre et y mourir. Mes malheureux parents étaient navrés ; ma mère, surtout, me fit l’observation que je ne devais pas partir le jour de cette fête, et me demanda d’attendre au moins le lendemain.
Mais rien n’y fit, et sans m’occuper si c’était la fête des vivants, des saints et des morts, je partis sans arrière-pensée avec le permis que mon frère, conducteur de trains à Lyon, m’avait envoyé. Du reste, rien ne pouvait me retenir, d’autant que, au cas où je ne serais pas entré au P.-L.-M., mes mesures étaient prises pour m’engager, afin de pouvoir servir dans la gendarmerie ensuite. Donc, dans la soirée du 1er novembre, j’étais au n° 48 de la rue de la Charité chez mon frère ; le 2, visite médicale pour entrer au service de la Compagnie P.-L.-M. à la gare de Perrache, comme homme d’équipe auxiliaire à 3 francs par jour.
Le 3, je commençais cette longue période de trente et un ans et cinq mois de service qui devait se terminer à Berlin, au cours d’un grand voyage en Allemagne et en Belgique.
Étant habitué à la fatigue, ce service, quoique dur, ne me déplaisait pas. À cette époque, il fallait former et déformer les trains à l’épaule et faire le service du petit entretien. Ce n’était pas agréable de pousser les wagons chargés de vingt roues avec essieux à quatre hommes ; et défense expresse de se servir d’une cale pour les arrêter sur plaque. Ce n’était pas non plus amusant, après s’être crevé le tempérament pour les y amener, d’en faire autant pour les arrêter. Bref, en faisant un tel service, il n’était pas facile de faire des économies, et même de vivre, en gagnant 3 francs : de payer une chambre meublée, s’habiller et se nourrir. J’avoue franchement que si je n’avais pas eu mes parents, il y aurait eu de quoi trouver la vie amère. Certes, je ne prenais guère qu’un repas par jour, heureusement que le chef cuisinier du buffet, nommé Roche, était de mon pays des Assions et un intime ami de mon frère : grâce à lui j’étais bien soigné et le garçon Auguste se faisait un plaisir de me présenter des morceaux de bœuf juteux plus gros que ma tête, et dame, je ne me gênais pas pour en couper de bonnes tranches ; total de la dépense avec une bouteille de vin 1 fr. 25, avec un litre 1 fr. 50, repas complet 1 fr. 65. Inutile de dire que ce repas était unique ; le matin un bout de pain et de fromage et un demi-setier, le soir la même chose ; à tout prix il fallait ne pas faire de dettes.
Le 1er mai 1877, je fus nommé homme d’équipe en pied après six mois de stage ; jugez donc quelle fortune, j’avais déjà usé une tenue, pantalon de coutil et blouse, mais j’avais une large ceinture pour me serrer le ventre (c’était utile par moments).
Un après-midi que j’étais à pousser des wagons dans le petit entretien, le chef, qui sortait de l’école de Chalon, trouva que je n’avais pas averti à temps, d’autant que le coup de tampon avait été un peu violent. Cependant, j’avais fait mon devoir, ayant crié à haute et intelligible voix : « Gare au tampon ! », mots usités. Résultat, et sans être prévenu, j’eus 50 centimes d’amende. Mais si un de ses employés avait été blessé, ce brave homme, que je devrais appeler farouche, ne pouvant me faire couper les poignets, n’aurait pas hésité à me faire révoquer, et ma foi il n’y avait pas grand-chose à perdre. Ce fut la première amende ; ce ne devait pas être la dernière.
Autre histoire piquante. Un soir, nous déformions un train venant du côté de Paris devant la salle des bagages. Il y avait deux wagons à passer à quai, dans l’un quelques petits colis et une balle de peaux. Voyant cela, le brigadier dit qu’il serait préférable d’en transborder un (ce qui fut fait). La balle de 218 kilos me passa sur les épaules et mes collègues sortirent les petits colis. Mais le plus beau de l’histoire fut que, à l’arrivée du seul wagon passé à quai, après le déchargement et la reconnaissance faite, il manqua un colis de volailles qui, sans doute, n’était pas dans l’un des deux wagons lors du transbordement. Mais le service du quai ne trouva rien de mieux que de nous imputer ce manquant et quelques jours après le brigadier Drevon fut invité par le chef de gare, M. Coussieux, à passer à son bureau. Ce n’était que pour s’entendre dire : « Un tel jour, vous avez transbordé un wagon sous gare et après la reconnaissance sur le quai il a manqué un colis que vous serez obligé de payer. »
Aussitôt Drevon de se récrier que si le colis y avait été il serait passé à quai comme les autres, qu’après tout nous n’étions pas responsables des colis, ne pouvant pas les accompagner jusqu’au quai.
« Enfin, répondit le chef de gare, pour vingt-cinq sous chacun ce n’est pas une affaire, et tout sera fini par là. » Drevon, son frère, et Révérend crièrent comme des putois : et moi que devais-je dire, ayant encore les épaules meurtries par la corde de la balle de peaux ? Mais le plus amusant était de voir le brigadier Drevon grincer des dents tout en roulant son énorme chique dans sa bouche. Ce brave homme faillit l’avaler tout en disant avec rage : « Puisqu’il en est ainsi, le colis sera payé, mais c’est un vol manifeste. »
À la solde on nous retint la petite somme et d’autres mangèrent les volailles.
Je n’étais pas habitué à ces sortes d’intrigues, mais par la suite j’en vis de bien plus cruelles ; il faut avoir vu certaines choses pour y croire et à la fin c’est très instructif.
C’était l’âge d’or pour M. Coussieux et son sous-chef, M. Coindre. Il fallait les voir faire leurs ferventes parties de boules, et combien c’était divertissant, de même sous gare, lorsque ce brave M. Coindre sortait de son bureau en disant : « Est-il prêt, ce train ? » La réponse étant affirmative, il donnait un coup de sifflet et rentrait dans son bureau. C’était la bonhomie même et les trains roulaient vers Ambérieu, Grenoble, Valence, Saint-Étienne, Nevers ou Dijon.
Cette année de 1877 ne se passa pas sans quelques leçons. Un jour, pour éviter d’aller à pied vers le petit entretien, je montai sur le marchepied d’une voiture en marche d’un train qui allait se garer, et tout en me tenant ferme d’une main, je ne faisais pas attention au poteau en fonte qui soutient une partie du hall de la gare. Je ne risquais pas de le démolir, mais ma tête faillit s’y aplatir. J’en fus quitte pour un long étourdissement, me promettant bien de ne pas recommencer. Que diable ! il fallait bien que le métier rentrât ! Cela devait m’apprendre à être plus prudent.
Une fois un peu au courant du service de la gare, le 1er novembre, je fus autorisé à faire les remplacements de conducteur, ordre de M. Pingré, l’inspecteur des trains. J’étais à mon affaire de pouvoir voyager, de ne plus répondre à l’appel ; lorsqu’il n’y avait pas de remplacement à faire en queue ou en troisième, j’étais au service des bagages. Il s’agissait d’assurer le service sous les ordres d’un brigadier, sans appel à l’arrivée ni au départ, mais j’étais plus heureux lorsque j’entendais dire : « Vite, partez à tel train. » Les déplacements étaient payés 2 francs, soit quatre heures d’absence jusqu’à vingt-quatre.
Ensuite je fus augmenté de 25 centimes, mais malgré cela il n’y avait pas de quoi faire deux repas au buffet, ni faire le fringant avec une connaissance.
À la bonne saison de 1878, revenant de Dijon en queue d’un train de voyageurs omnibus composé de 18 voitures, à Meursault où il y avait une tête, de nombreux voyageurs descendirent ou montèrent dans le train ; je n’avais pas fini de fermer les portières que le train partit. Voyant qu’il me serait impossible de monter dans la dernière voiture servant de frein de queue, et que je risquais de la manquer, je saisis la main courante de la troisième avant-dernière et je fis quelques pas en même temps afin de prendre mon élan pour sauter sur le marchepied ; je pensais suivre ensuite la banquette jusqu’à la queue. Mais je n’avais pas remarqué le passage servant à traverser les colis, messageries ou bagages, si bien que lorsque je crus me lancer pour monter, mon pied se trouva dans le vide et je n’eus que la ressource de me tenir cramponné ferme de ma main droite ou de me faire écraser par les dernières voitures du train.
Je parcourus 20 ou 25 mètres dans cette position et je pus, en faisant un effort désespéré, mettre un pied sur la banquette. Il était temps car j’étais plus mort que vif, et il fallut suivre le marchepied jusqu’à mon frein, le train lancé à toute vitesse étant en retard.
Voilà comment les accidents arrivent. J’aurais été écrasé, j’aurais eu un bras ou une jambe coupés ; on n’aurait pas manqué de dire que j’avais bu, cependant, je ne fus sauvé que parce que j’avais du sang-froid et que j’avais le poignet solide. En pareil cas il y avait de quoi dessoûler un ivrogne.
La fin de l’année n’eut rien de bien original, le service se fit sans accrocs par trop criants, j’étais heureux de faire des voyages à Valence ou ailleurs, et lorsque je retournais aux bagages, je l’étais autant de voir la jovialité de M. Coussieux et de M. Coindre. Ce dernier avait la confiance et recevait les autorités : les généraux, préfet, magistrats, maire et conseillers ne connaissaient que M. Coindre. M. Coussieux aimait mieux faire une partie de boules que de recevoir ces divers personnages. Enfin, après eux il en vint d’autres. M. Laboissière était toujours inspecteur principal, M. Deschamps adjoint, M. Cantillon de Tramont inspecteur hors classe, M. Verrier chef de gare, M. Briey sous-chef, et ce dernier fit sentir son autorité au chef d’équipe Sotty qui faisait ce qu’il voulait pour les manœuvres. J’ajoute même qu’on ne pouvait pas se passer de lui à la gare, il faut dire qu’il n’avait pas peur de pousser une voiture seul ; mais aussitôt que Briey fut au courant, il se contenta de faire son service et de venir à la gare à ses heures fixes. Avec M. Briey et M. Cantillon l’âge d’or s’était évanoui. Les employés, brigadiers et hommes d’équipe qui ne saluaient pas M. de Tramont en gare (ou ailleurs) avaient 1 franc d’amende ; un brigadier pris par lui dans la cour de la gare ayant un pardessus (en hiver) avec casquette, 2 francs. Place Perrache ou Bellecour, les hommes qui étaient pris par le même n’ayant pas la tenue complète, 1 franc. Ce qui m’amusait le plus, c’est quand mes collègues disaient : « Tu crois que ce n’est pas malheureux de payer 1 franc d’amende pour des cas semblables, des niaiseries sans nom ! »
Drôle d’amusement que d’avaler ces hosties comme si l’on avait été faire ses Pâques à la cathédrale Saint-Jean.
Cependant, il fallait les digérer en s’assurant que la porte était ouverte pour ne pas être jeté par la croisée.
À ce moment-là j’étais loin de penser que l’homme est ainsi fait, que les petits chefs ne connaissaient que les intrigues pour écraser plus petits qu’eux. Il ne devait rien leur arriver, mais, par contre, se décharger sur les subordonnés, c’était chose facile.
Je cite un cas qui, heureusement, n’arrive pas souvent, mais si c’eût été en hiver, il n’aurait pas eu la même saveur sans doute.
C’était à la bonne saison, les primeurs des pays chauds arrivaient en quantité et, au retour des paniers vides venant de Paris, le train arrivait à Perrache à 1 h. 15 du soir et en repartait à 8 h. 30. Voilà qu’au dernier moment, M. Briey s’aperçut qu’il fallait un conducteur en plus. Il m’appela et dit : « À qui à partir ? » Je répondis que c’était à Robin. « Dites-lui qu’il se prépare tout de suite pour ce train-là, vite, car c’est l’heure du départ. » Voilà Robin qui s’amène tout essoufflé et M. Briey lui dit : « Montez dans ce fourgon et je vais faire partir le train, je donnerai votre nom au conducteur-chef. »
Robin, avec sa lanterne, couverture et hampe à drapeau, monta sur le marchepied afin de pénétrer dans le fourgon, mais celui-ci étant fermé à clef il ne put l’ouvrir. Briey, pendant ce temps, faisait partir le train en disant au chef : votre conducteur supplémentaire se nomme Robin. Mais tous les efforts que faisait Robin furent vains ; cette maudite porte était fermée à l’intérieur par un loquet. Pendant ce temps le train gagnait de vitesse et, comme par un hasard extraordinaire, il ne trouva aucun signal de ralentissement jusqu’à Vienne, arrêt réglementaire, soit 40 kilomètres. Robin put arriver à Vienne debout sur le marchepied, embarrassé et se cramponnant à la main courante pour ne pas tomber. Mais il était à bout de forces et plus mort que vif.
En arrivant il alla raconter sa mésaventure au conducteur-chef qui ne pouvait en croire ses oreilles. « Comment ? s’exclama-t-il. Briey m’a joué ce tour-là de faire partir le train sans se rendre compte qu’il vous était impossible d’ouvrir le fourgon. C’est bien, dit-il, je vais signaler le cas et demander votre remplaçant à la gare, car il vous est impossible de continuer. »
Après entente, et pour ne pas faire d’histoire, Robin s’abrita dans une vigie et continua jusqu’à Valence ; l’affaire fut enterrée par ce moyen le plus simple et par l’énergie de Robin.
Ce brave, ancien sous-officier de zouaves, (engagé volontaire), était père de quatre enfants.
Il fut commissionné aiguilleur à 1 350 francs en 1880, et comme il eut encore plusieurs enfants, il demanda ensuite à passer au service du factage, livraison en ville, afin de pouvoir suffire à ses besoins, ce qui lui fut accordé alors qu’il était à la tête de six enfants.
Les exploits du chef d’équipe Sotty ne doivent pas rester ignorés ; ce brave homme ne se gênait pas pour nous envoyer en déplacement dans une vigie en plein hiver, sans couverture, afin de ne pas occasionner de retard, et cela parce qu’il n’avait pas pris ses précautions à temps. Voyez rhumes, douleurs aux genoux et mal de dents ; pour mon compte j’en pris une bonne part, mais le dévouement était là.
Autre affaire qui mérite d’être racontée.
Il y avait un brave aiguilleur nommé Cler, natif de Serrières (Ardèche), ancien poseur assermenté (vingt-quatre années de service). Il se trouvait en service régulier au poste près le pont du Rhône ; chaque jour il y avait une machine qui allait de La Guillotière à Vaise où était son dépôt, et était annoncée pour Perrache.
Heureusement pour lui, Cler avait signalé le cas chaque fois, disant même sur son rapport qu’un accident était à prévoir, ce qui ne tarda pas à arriver.
Un jour cette machine était annoncée comme d’habitude, et au lieu d’observer les signaux, elle les franchit et alla écraser le frein de queue d’un train de marchandises arrêté sur les voies extérieures. Heureusement que le conducteur était descendu de sa vigie, sans cela il aurait été écrasé en même temps que les demi-muids contenus dans le wagon.
Après enquête sur enquête, l’accident fut imputé au plus faible, à l’aiguilleur Cler.
Le service de la traction et de l’exploitation firent si bien qu’ils furent d’accord que Cler devait payer la casse. Un jour, j’étais de service aux bagages lorsque le sous-chef de gare Briey me dit : « Martin, venez avec moi », je le suivis et arrivés au poste de l’aiguilleur Briey dit à Cler. « Il faut quitter votre poste ; Martin vous remplace. Vous êtes suspendu de vos fonctions. » Cler, plus mort que vif, lui répondit : « M. Briey, je suis assermenté et je ne quitterai mon poste que par la force, c’est-à-dire qu’il faut un agent de police avec vous. »
« S’il n’y a que ça à faire, dit Briey, je vais en chercher un. »
Il revint bientôt avec un agent et en sa présence il lui dit : « L’aiguilleur Cler est suspendu par ordre de l’inspection principale et l’homme d’équipe Martin doit le remplacer. – En ce cas, je pars, répondit Cler. »
Le lendemain, Cler, en raison de la décision prise contre lui, alla trouver l’inspecteur principal, mais inutilement, car il n’y avait rien à faire. Le rapport était parti pour Paris et il devait attendre sa révocation.
Le surlendemain, Cler vint se promener jusqu’à son ancien poste et me dit en pleurant. « Martin, ce n’est pas tout : je dois être révoqué. Je vais immédiatement écrire à M. Picard pour lui demander une enquête ; heureusement que je peux fournir le double de ce que j’ai signalé, sans cela je suis perdu. Vous savez que je ne suis pas fort pour écrire ; je vous prie de me faire une lettre que je vais vous dicter, ou je vais la faire écrire en ville. – Il m’est impossible de la faire, lui dis-je ; je peux vous faire un brouillon que vous copierez ensuite, c’est tout ce que je peux faire pour vous. – C’est ça, répondit Cler, car il faut que ma lettre parte aujourd’hui, et nous verrons. »
Quelques jours après, le chef de l’exploitation, M. Picard, arrivait à Lyon et Cler fut appelé à l’inspection principale où tous ces messieurs réunis avaient conclu que, seul, Cler était coupable.
En leur présence M. Picard dit : « Voyons… Cler dit avoir signalé huit fois ce cas sur son rapport journalier, vous prévenant qu’un accident ne tarderait pas à arriver, que cette machine était annoncée pour Perrache et qu’elle allait à Vaise. Avez-vous fait le nécessaire afin d’éviter l’accident qui s’est produit ? Donnez-moi le carnet de rapport journalier de l’aiguilleur. »
Mais que vit-il ? tous les feuillets où Cler avait signalé l’accident concernant cette machine manquaient.
M. Picard était fixé sur la bonne foi de la gare, de l’Inspection principale, et de la traction, et sans autre explication il dit à Cler : « Mon ami, vous pouvez vous retirer et vous reprendrez votre service demain matin. »
Après son départ il eût été curieux de voir et d’entendre M. Picard qui, certainement, ne dut pas complimenter son entourage. Néanmoins, les dix jours de suspension furent payés à Cler, et peu après de 1 400 francs qu’il avait, il fut nommé à 1 500 francs. Ce brave compatriote avait trouvé un bon juge.
Pendant ce temps j’étudiais ces drôles de mœurs en vertu desquelles le petit était toujours sacrifié, les coupables ne devant avoir sur leur conscience et dans leur casier, que le vide et l’âme aussi blanche que neige. Le métier, petit à petit prenait bonne place, mais je devinais déjà qu’il me serait impossible d’intriguer de la sorte et par la suite je ne m’aperçus que trop que je n’y étais pas apte.
Enfin, tout en travaillant sans m’occuper de quoi que ce soit, un jour, le chef lampiste, M. Letoquard, me dit : « Martin, voulez-vous entrer dans mon service ? Je m’occuperai de vous. » Que voulait-il faire de moi, ce brave homme ? Sans doute un sous-chef lampiste et peut-être un chef plus tard : du reste il fut nommé à Paris à un emploi qui lui permettait de recommander un employé travailleur. Mais au lieu d’écouter son conseil que fis-je ?
Je le remerciai en lui disant que j’étais fonctionnaire conducteur et que je préférais les voyages.
Quelque temps après, ce fut le facteur-chef, M. Mettro, qui me fit appeler dans son bureau et me tint le propos suivant : « Je vois que vous êtes actif. Voulez-vous être nommé facteur de deuxième classe ? Je me charge de faire le nécessaire. » Très poliment je lui répondis que je préférais attendre et être nommé conducteur.
Dans le courant du mois, un de mes collègues fut nommé : mais il était protégé par l’évêque de son pays qui n’était autre que la Franche-Comté. Ce brave B… était-il meilleur serviteur que moi ? était-il fort en géométrie ou en mathématiques… Je n’ose pas le dire tellement il était peu dégourdi : sachant qu’il était protégé il ne connaissait que de travailler le moins possible.
Aussitôt que je fus averti de sa nomination, je fis une demande pour être nommé conducteur aussi, mais M. Laboissière lui fit prendre un drôle de chemin.
Par hasard, je vis son premier garçon de bureau, un de mes compatriotes, auquel je fis part que j’avais adressé une demande pour être nommé conducteur, mais que je n’avais reçu aucune réponse.
Ce brave Barrière se mit à rire en me disant qu’elle avait été mise au panier.
Il aurait fallu qu’il y eût, au dos de ma demande, une lettre de recommandation de Monseigneur l’évêque de Viviers, ou de tout autre personnage.
Donc, le mieux était d’attendre patiemment et d’entendre dire en toute occasion : « Si tu veux avoir de l’avancement, va à la messe et tâche de te trouver en présence de M. Laboissière. Quelques jours après tu iras lui présenter ta demande sollicitant d’être nommé conducteur. » Inutile de dire que cela m’amusait et me fournissait l’occasion de rire.
Enfin, voici un voyage en perspective.
C’était le 29 octobre 1879, mon chef d’équipe Sotty me dit de me préparer pour accompagner un wagon valeurs jusqu’à Valence. Je fus prêt à l’heure et j’avais eu le temps d’aller dans ma chambre chercher une pièce de 20 francs représentant toute ma fortune, afin de m’en servir au besoin. Mais avant de partir, le sous-chef de gare Briey avait dit au conducteur-chef, « Surtout, que Martin soit remplacé à Valence, car nous avons besoin de lui. » C’était très bien, mais j’aurais préféré aller jusqu’à Marseille.
Arrivé à Valence je courus en tête du train pour demander à mon chef s’il me faisait remplacer.
Ce brave méridional me dit : « Si vous tenez à aller voir Marseille, vous n’avez qu’à faire le mort et garder les 900 000 francs d’écus qui nous sont confiés. » Je n’avais jamais été plus heureux et à 4 h. 30 du matin j’étais à Marseille ; à 6 heures, entièrement libre ; et bientôt après j’étais à la caserne Saint-Charles où était en garnison un mien cousin, sous-officier des boulangers. Je le fis appeler et en me voyant il me dit : « Quel hasard de te voir ici de si bon matin ? tu arrives bien, car bientôt je vais être libre et nous visiterons Marseille. »
La matinée se passa en promenade à Notre-Dame de la Garde, à Longchamps, le Prado, etc., etc.
Bref, le temps était superbe et c’était à mon avis un des plus beaux jours de ma vie. Le déjeuner eut lieu au Cours Belzunce et certes je fis honneur au repas que mon cousin m’offrait. Aussitôt après, nous nous dirigeâmes vers le port et tout en cheminant nous rencontrâmes un compatriote employé au port. Après quelques paroles courtoises et avoir trinqué en amis, il nous fit visiter le paquebot l’Anadyr. Inutile de dire qu’on trouve tout beau lorsque c’est la première fois que l’on voit un bâtiment de ce genre. Ce beau paquebot fit naufrage quelque temps après dans les mers de Chine.
Cette visite terminée, mon cousin lui demanda s’il ne serait pas possible d’aller visiter le château d’If. « Parfaitement, dit-il, il n’y a rien de si facile. » Après avoir trinqué encore une fois, cet ami détacha une barque et à force de ramer il nous conduisit au château.
La mer était d’un calme absolu, mais quoique cela, je n’étais pas rassuré de me voir sur un tel gouffre dans une barque si fragile. Enfin, je fus heureux de visiter la prison de Monte-Christo.
Le retour se fit moins bien que l’aller, l’eau entrait assez souvent dans notre frêle embarcation et je disais : « Nous n’arriverons pas sans prendre un bain. » L’ami Moutet ramait de plus belle et me disait : « On voit bien que tu n’as jamais rien vu. »
Enfin, nous arrivâmes à la Joliette, mais pas sans avoir nos pantalons mouillés, et les trois amis passèrent la soirée ensemble. Dieu ! que de verres nous vidâmes ? Ce brave Moutet s’y entendait pour visiter bars et cafés.
Quand vint 6 heures du soir, je quittai mes deux compatriotes, mais combien j’avais été heureux d’avoir passé une aussi agréable journée avec mon cousin germain, Jules Martin, et l’ami Moutet de Vompdes, près des Vans, et des Assions.
À 10 h. 30 je quittais Marseille ayant un bon souvenir de tout ce que j’avais vu.
Mais nous avions tellement vidé de verres que le voyage ne me parut pas long, et je fus content de prendre un meilleur repos dans ma chambrette du quai de Perrache.
L’hiver de 1879 sévissait et voilà qu’un soir, à 5 h., je partis à l’improviste en queue d’un train de voyageurs pour Ambérieu et Mâcon.