Mémoires de Fanny Hill, femme de plaisir - Ligaran - E-Book

Mémoires de Fanny Hill, femme de plaisir E-Book

Ligaran

0,0

Beschreibung

Extrait : "La vérité, là vérité toute nue guidera ma plume. Je ne prendrai même pas la peine de couvrir de la plus légère gaze mes crayons ; je peindrai les choses d'après nature, sans crainte de violer les lois de la décence, qui ne sont pas faites pour des personnes aussi intimement amies que nous. D'ailleurs, vous avez une connaissance trop consommée des plaisirs réels pour que leur peinture vous scandalise."

À PROPOS DES ÉDITIONS Ligaran :

Les éditions Ligaran proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern

Seitenzahl: 416

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Introduction de Guillaume Apollinaire

Le célèbre auteur des Memoirs of a woman of pleasure naquit en 1707 ou en 1709. Les biographes, qui ne sont pas d’accord sur ce point, ne peuvent indiquer le lieu où il vit le jour.

Il était fils du colonel Cleland, qui, sous le nom de Will Honeycomb, figure parmi les membres du Spectator Club, imaginé par Steele et Addison.

Bien que laissé sans fortune par la mort de son père, le jeune John Cleland reçut une bonne éducation à l’École de Westminster. Ses études terminées, il fut, après 1722, nommé consul à Smyrne. En 1736, il entra au service de la Compagnie des Indes et résida à Bombay, mais ce ne fut pas pour longtemps, car, à la suite d’une affaire qu’on ignore, il fut destitué et revint en Angleterre.

C’est alors que, sans emploi, il connut la misère, traînant de taverne en taverne, au milieu des débauchés et des prostituées.

À cette époque, les rues de Londres étaient, le soir, pleines de filous et de filles. La dépravation des Londoniens était à son comble. La jeunesse dorée de la Noblesse et de la Bourgeoisie dissipait de grosses sommes à courir les tavernes, les Bagnios et les Seraglios que l’on venait d’ouvrir à Londres, sur le modèle de ces établissements parisiens que l’on a appelés des Temples d’Amour.

Les tavernes étaient de diverses sortes. Il y en avait de fort ignobles fréquentées par les misérables et les prostituées de bas étage. Dans d’autres, au contraire, la Noblesse s’enivrait, jurait et faisait tapage de la façon la plus grossière. La plupart des repas fins se donnaient à la taverne. Et si les Anglais goûtaient peu les potages, ils faisaient une honorable exception en faveur de la Soupe à la Tortue. Lorsqu’une taverne en annonçait, il n’était point rare que les consommateurs vinssent faire queue à la porte.

Cleland ne nous fournit guère de détails sur la chère que faisaient les Anglais de son temps.

Voici la description d’un fin dîner anglais au mois de juin.

Un repas de cette sorte durait généralement plus de quatre heures, et le plus souvent les convives étaient silencieux.

Pour le premier service, d’un côté, la table ronde était chargée d’un jambon rôti, reposant mollement sur des fèves de marais. Un énorme rosbif était de l’autre côté. Un plat de choux-fleurs ornait le milieu de la table, flanqué de deux saucières, l’une de beurre, l’autre d’une sauce au gingembre et aux herbes, aromatiques. Dans une marmite se trouvait du bouilli peu cuit, et, devant elle, un plat dans lequel se pressaient quelques poulets que le beurre surbaignait.

Ensuite, on servait une oie grasse, une tortue, des petits pois sans sauce, cuits, dans l’eau bouillante, à découvert, pour conserver leur couleur verte, et une sorte de tarte croquante bourrée de groseilles à maquereau.

Les convives avaient devant eux des vidrecomes pour le vin commun et des pots d’argent pour la bière, une assiette, une fourchette de fer à deux branches, un couteau en sabre, arrondi par le bout pour servir de cuiller. Les serviettes étaient inconnues.

Après le second service, la nappe enlevée, on servait le dessert : des fraises, du melon, du fromage et cinq ou six sortes de vins. On apportait alors les verres à la française et l’on portait les santés, en commençant par celle du Roi. On continuait par celle des Dames.

On servait ensuite du punch, puis le café et le thé avec des tartines de beurre.

Dans un coin de la salle était le pot à pisser, où chacun se soulageait sans vergogne, et comme l’on tenait le plus souvent les fenêtres fermées, les vapeurs de l’urine, se mêlant aux vapeurs de l’alcool et du vin, rendaient l’atmosphère irrespirable pour d’autres que des Anglais.

À propos du sans-gêne qu’apportaient les Anglais dans la satisfaction de leurs besoins naturels, il convient de citer un trait rapporté par Casanova, qui visita Londres quelques années après la publication du livre de Cleland :

« Tout à coup, aux environs de Buckingham-House, j’aperçus à ma gauche cinq ou six personnes dans les broussailles qui satisfaisaient un besoin impérieux et qui tournaient le derrière aux passants. Cette position me parut d’une indécence révoltante et j’en témoignai mon dégoût à Martinelli, en lui disant que ces déhontés devraient au moins tourner leur face aux passants.

– Nullement, s’écria-t-il, car alors on les reconnaîtrait peut-être, et à coup sûr on les regarderait ; tandis qu’en exposant leur postérieur, ils ne courent point le danger d’être connus, et qu’en outre ils forcent les gens tant soit peu délicats à se détourner.

– J’approuve votre raisonnement, mon cher ami, mais vous trouverez naturel que cela révolte un étranger.

– Sans doute, car les usages s’enracinent comme des préjugés. Vous aurez pu remarquer qu’un Anglais qui, dans la rue, a besoin de lâcher ses écluses ne va pas, comme chez nous, se cacher dans une allée, se coller contre une porte ou s’abriter contre une borne ?

– Oui, j’en ai vu qui se tournent vers le milieu de la rue ; mais s’ils évitent ainsi la vue des gens qui passent sur le trottoir ou qui sont dans les boutiques, ils sont vus de ceux qui passent en voiture, et cela n’est pas bien.

– Qui oblige ceux qui passent commodément en voiture à regarder là ?

– C’est encore vrai. »

Les repas se passaient le plus souvent en silence, mais ce n’était pas une règle, et, dans les bonnes compagnies, la conversation allait son train. Faut-il ajouter que les hommes juraient volontiers et que les Damnations, les Futitions, les Malédictions, le Ciel et l’Enfer formaient dans ces exclamations irritées les plus étranges alliances de mots qui contrastaient souvent avec un langage fort raffiné et témoignant d’une profonde culture.

Ces imprécations étaient à la mode au point que les gens polis eux-mêmes s’abordaient de la façon suivante :

« Damn ye, I am glad to see you. (Soyez damné, je suis bien aise de vous voir.) »

Ou bien :

« Damn ye, you dog, how do you do ? (Soyez damné, chien, comment vous portez-vous ?) »

Rencontrait-on un ami qu’on n’avait vu depuis longtemps, on lui disait :

« You son of a whore, where have you been ? (Fils d’une putain, où avez-vous été ?) »

Et les damned revenaient sans cesse, envoyant au diable les hommes et les choses.

Il serait trop long d’énumérer toutes les tavernes où l’on rencontrait les prostituées ou bien où l’on pouvait les faire venir en chaise.

Les plus misérables ou les plus corrompues allaient à la Tête de Turc à Bow Street, ou bien parfois dans la paroisse Saint-Gilles, où il existait une taverne fameuse par le club que les filous y tenaient tous les soirs.

Les couteaux et les fourchettes y étaient enchaînés aux tables et les nappes y étaient clouées. Les filous y observaient un certain décorum. Ils avaient, des règlements et des chefs qui les appliquaient. On y buvait et fumait, on y échangeait, on y vendait ce qui avait été escamoté pendant la journée.

Non loin de cette taverne était un autre cabaret à eau-de-vie. Sur la grande table, on lisait l’inscription que voici :

Here you may get drunk for a penny, dead drunk for two pence, and get straw for nothing.

(Ici on peut se saouler pour un penny, tomber ivre-mort pour deux pence et avoir de la paille par-dessus le marché.)

En effet, ceux qui tombaient ivres-morts étaient descendus dans les caves, où on les étendait sur de la paille. Une société mêlée fréquentait encore le Lion Blanc, une des dernières des cent tavernes de Drury, si célèbres sous Charles II. La police voulut une fois intervenir dans une orgie qui s’y faisait et l’on trouva, mêlées à des filles de la plus basse catégorie, des dames de qualité qui furent laissées en liberté, tandis que les autres étaient menées en prison.

À la Cave au Cidre, près de Maiden Lane, on rencontrait de jolies femmes et des gens d’esprit, des écrivains, des acteurs.

La Rose Tavern, dans Russel Street, n’était fréquentée que par les membres de l’aristocratie. Ils venaient s’y enivrer en soupant avec des femmes.

Mais l’établissement le plus élégant et le plus cher était celui à la Tête de Shakespeare et les courtisanes tenaient à honneur de figurer sur la liste que Jack Harris, le gérant, tenait à la disposition des gentlemen, ses clients.

C’est dans une de ces tavernes aristocratiques que je ne sais plus quel écervelé, s’étant enivré, rencontra une fille qui lui plut au point qu’il voulut boire du champagne dans son soulier, et il faut ajouter qu’elle avait le pied bien fait et fort petit.

Le jeune Anglais ne se contenta pas de cela : il voulut manger le soulier et le fit accommoder sur-le-champ.

La tige, qui était de damas, fut mise en ragoût, la semelle en hachis, et les talons de bois, coupés en lamelles fines, furent frits au beurre et servirent à garnir le plat, qui fut savouré amoureusement.

Cette folie fut renouvelée au XIXe siècle, à Saint-Pétersbourg, en l’honneur de la Taglioni, dont un soir deux admirateurs dévorèrent les chaussons de danse.

Il ne faut parler ici que pour mémoire des cabarets à bière (Ale houses), où l’on ne voyait guère de femmes et où on ne donnait pas de verres, toutes les personnes de la même compagnie buvant au même pot. Quand le maître du cabaret servait lui-même, on l’invitait ordinairement à boire le premier et il acceptait toujours, disant :

« Your healths, gentlemen. (À vos santés, gentlemen). »

Il enfonçait alors son nez dans l’écume qui s’élevait au-dessus du pot et s’essuyait ensuite du revers de la main en faisant passer la bière de droite à gauche. Et celui qui aurait témoigné de la répugnance à boire après son voisin aurait été regardé de travers.

Il y avait aussi parmi les basses et crapuleuses tavernes quelques cafés où les femmes allaient la nuit. Les plus nombreux de ces établissements étaient semblables au café de Tom King.

Dans cette baraque en planches, accotée au marché, en face de Tavistock Row, on trouvait toute la nuit de pauvres filles, parfois belles et jeunes, mais bizarrement attifées et trop fardée, les yeux cernés à l’encre de Chine, parées de colliers en verroteries de toutes couleurs, de boucles d’oreilles, et dont le langage précieux et grossier était mêlé de termes d’argot, de mythologie et de mots marins.

Casanova nous a laissé dans ses mémoires un grand nombre de précieuses notes touchant la vie anglaise.

Rien en Angleterre, écrit-il, n’est comme dans le reste de l’Europe ; la terre même a une nuance différente, et l’eau de la Tamise a un goût qu’on ne trouve à aucune autre rivière ; tout Albion porte un caractère particulier ; les poissons, les bêtes à cornes, les chevaux, les hommes et les femmes, tout a un type qu’on ne trouve que là. Il n’est pas étonnant que la manière de vivre, en général, ne ressemble en rien à celle des autres peuples, et surtout leur cuisine. Quant au trait principal de ces fiers insulaires, c’est l’orgueil national qui les fait se mettre fort au-dessus de tous les autres peuples. Il faut cependant connaître que ce défaut est commun à toutes les nations ; chacune se met en première ligne, et au fait il n’y a que le second rang qui soit difficile à déterminer.

« Ce qui attira d’abord mon attention, ce fut la propreté générale, la beauté de la campagne et de la bonne culture, la solidité de la nourriture, la beauté des routes, celle des voitures de poste, la justesse des prix des courses, la facilité de les payer avec un morceau de papier, la rapidité de leurs chevaux de trait, quoiqu’ils n’aillent jamais qu’au trot, enfin la construction de leurs villes, de Douvres à Londres, telles que Canterbury et Rochester, villes très populeuses, et qui pourraient être figurées par de vastes boyaux, car elles sont extrêmement longues et n’ont presque point de largeur. »

Voici ce que Casanova vit dans un café, le jour de son arrivée à Londres :

Il était sept heures, et un quart d’heure après, voyant beaucoup de monde dans un café, j’y entrai. C’était le café le plus mal famé de Londres, celui où se réunissait la lie des mauvais sujets de l’Italie qui venaient à passer la Manche. J’en avais été informé à Lyon, et je m’étais fortement proposé de ne jamais y mettre les pieds. Le hasard, qui se mêle presque toujours de nous faire aller à gauche quand nous voulons aller à droite, me joua ce mauvais tour, bien à mon insu. Je n’y suis plus allé.

Étant allé m’asseoir à part et ayant demandé une limonade, un inconnu vint se placer près de moi, pour profiter de la lumière, et lire une gazette que je reconnus être imprimée en italien. Cet homme, muni d’un crayon, s’occupait à effacer certaines lettres et mettait la correction en marge ; ce qui me fit juger que c’était un auteur. Une oisive curiosité m’ayant fait suivre cette besogne, je vis qu’il corrigeait le mot ancora, mettant un h en marge, comme voulant faire imprimer anchora. Cette barbarie m’irritant, je lui dis que depuis quatre siècles on écrivait ancora sans h.

– D’accord, me dit-il ; mais je cite Boccace, et dans les citations il faut être exact.

– Je vous fais réparation d’honneur, monsieur, je vois que vous êtes homme de lettres.

– De la très petite espèce. Je m’appelle Martinelli.

– Alors vous êtes de la grande et non de la petite espèce. Je vous connais de réputation, et, si je ne me trompe, vous êtes parent de Calsabigi, qui m’a parlé de vous. J’ai lu quelques-unes de vos satires.

– Oserais-je vous demander à qui j’ai l’honneur de parler ?

– Je me nomme Seingalt. Avez-vous achevé votre édition du Décaméron ?

– J’y travaille encore et je tâche d’augmenter le nombre de mes souscripteurs.

– Si vous me voulez, je vous prie de me mettre du nombre.

– Vous me faites honneur.

Il me donna un billet, et voyant que ce n’était qu’une, guinée, je lui en pris quatre, puis, me levant pour m’en aller, je lui dis que j’espérais le revoir au même café, dont je lui demandai le nom. Il me le dit, étonné que je l’ignorasse. Je fis cesser son étonnement en lui disant que je n’étais à Londres, pour la première fois, que depuis une heure.

– Vous serez, me dit-il, embarrassé de retourner chez vous ; permettez-moi de vous accompagner.

« Dès que nous fûmes sortis, il me prévint que le hasard m’avait conduit au café d’Orange, le plus décrié de Londres.

– Mais vous y allez !

– Moi, je puis y aller, escorté du vers de Juvénal :

Cantabit vacuus coram latrone viator.

Les fripons n’ont aucune prise sur moi ; je les connais, ils me connaissent ; nous ne nous parlons point. »

S’il ne retourna pas au café d’Orange, Casanova voulut connaître toutes les tavernes.

« J’allai dîner à toutes les tavernes de bon et de mauvais ton pour me faire aux mœurs de ces insulaires si grands et si petits. »

C’est dans les tavernes que l’on invitait à dîner ses amis.

« À Londres, dit Casanova, on peut bien inviter un homme comme il faut à dîner en compagnie à la taverne, où il paye son écot, c’est l’habitude, mais non à sa propre, table. Je fus un jour invité, au parc Saint-James, par un cadet du duc de Beaufort, à manger des huîtres et à boire une bouteille de champagne. J’acceptai, et arrivé à la taverne il commanda des huîtres et une bouteille de champagne. Mais nous en bûmes deux, et il me fit payer la moitié de la seconde. Telles sont les mœurs au-delà de la Manche. On me riait au nez quand je disais que je mangeais chez moi, parce qu’aux tavernes on ne donnait pas la soupe : – Êtes-vous malade ? me disait-on, car la soupe n’est bonne que pour les gens malades. » L’Anglais est souverainement carnivore ; il ne mange presque pas de pain et se prétend économe, parce qu’il épargne la dépense de la soupe et du dessert, ce qui m’a fait dire que le dîner anglais n’a ni commencement ni fin. La soupe est considérée comme une grande dépense, parce que les gens de service même ne voudraient pas manger de la viande qui aurait servi à faire le bouillon. Ils prétendent que le bouilli n’est bon que pour être donné au chien. Au fait, le bœuf salé qui leur en tient lieu est excellent. Il n’en est pas de même de leur bière, à laquelle il me fut impossible de m’accoutumer, son amertume me paraissant insoutenable. Au reste, ce qui contribua peut-être à m’en dégoûter, ce furent les vins excellents de France que mon marchand de vin me fournissait ; ils étaient très purs, mais très chers.

Voici une autre visite de Casanova dans une taverne :

… J’allai dîner à Star-tavern, où l’on m’avait dit que l’on trouvait les filles les plus jolies et les plus réservées de Londres. C’était de lord Pembroke que je tenais cette nouvelle ; il y allait fort souvent. En arrivant à la taverne, je demande un cabinet particulier, et le maître, s’apercevant que je ne parlais pas l’anglais, vint me tenir compagnie, m’aborda en français, ordonna ce que je voulais et m’étonna, par ses manières nobles, graves et décentes, au point que je n’eus pas le courage de lui dire que je désirais dîner avec une jolie Anglaise. Je lui dis à la fin, avec des détours très respectueux, que je ne savais pas si lord Pembroke m’avait trompé en me disant que je pourrais trouver chez lui les plus jolies filles de Londres.

– Il ne vous a point trompé, monsieur, et si vous en désirez, vous pouvez en avoir à souhait.

– Je suis venu dans cette intention.

Il appelle, et un garçon fort propre s’étant présenté, il lui ordonna de faire venir une fille pour mon service, du même ton qu’il lui aurait dit de m’apporter une bouteille de champagne. Le jeune homme sort et quelques minutes après je vois entrer une fille aux formes herculéennes.

– Monsieur, lui dis-je, l’aspect de cette fille ne me revient pas.

– Donnez un shilling pour les porteurs et renvoyez-la. On ne fait pas de façons à Londres, monsieur.

« Ce propos m’ayant mis à mon aise, j’ordonnai qu’on donnât un shilling et qu’on m’en amenât une autre plus jolie. La seconde vint pire que la première, et je la renvoyai ainsi que dix autres qui vinrent à la suite, charmé de voir que mon goût difficile amusait le maître, qui me tenait toujours compagnie.

– Je ne veux plus de filles, lui dis-je ; je ne veux que bien dîner. Je suis sûr que le pourvoyeur s’est moqué de moi pour faire plaisir aux porteurs.

– C’est très possible, monsieur, et cela leur arrive souvent, quand on ne leur donne pas le nom et la demeure de la fille que l’on veut. »

Casanova raconta à lord Pembroke sa mésaventure :

« Il partit d’un grand éclat de rire quand je lui dis qu’à Star-tavern j’avais renvoyé une vingtaine de filles sans m’accommoder d’aucune, et qu’il était la cause de mon désappointement.

– Je ne vous, ai pas dit le nom de celles que j’envoie chercher, et j’ai eu tort.

– Oui, vous auriez dû me le dire.

– Mais, ne vous connaissant pas, elles ne seraient pas venues, car elles ne sont pas à la disposition du pourvoyeur. Promettez-moi de les payer comme moi, et je vous donnerai des billets qui les feront venir.

– Pourrai-je aussi les avoir ici ?

– À votre choix.

– Eh bien, cela me convient mieux, faites-moi des billets et donnez la préférence à celles qui parlent français.

– Voilà le mal ; les plus belles ne parlent qu’anglais.

– Faites toujours ; pour ce que je veux en faire, nous nous comprendrons. »

Il écrivit plusieurs billets à quatre et à six guinées ; une seule était marquée douze.

– Celle-ci est donc le double plus belle ? lui dis-je.

– Ce n’est pas précisément le cas, mais elle fait cocu un duc et pair de la Grande-Bretagne qui l’entretient et qui n’en use qu’une ou deux fois par mois.

… N’ayant rien à faire ce jour-là, j’envoyai Jarbe chez l’une des belles que Pembroke avait taxées à quatre guinées, en lui faisant dire que c’était pour dîner tête à tête avec elle.

Elle vint, mais, malgré l’envie que j’avais de la trouver aimable, je ne la trouvai bonne que pour badiner un instant après dîner. Elle ne devait pas s’attendre à quatre guinées que je ne lui avais pas fait gagner ; aussi je la renvoyai fort contente en les lui mettant dans la main. La seconde, au même taux, soupa avec moi le lendemain ; elle avait été fort jolie ; elle l’était encore ; mais je la trouvai triste et trop passive, de sorte que je ne pus me résoudre à la faire déshabiller.

Le troisième jour, n’ayant point envie d’essayer encore d’un troisième billet, j’allai à Covent-Garden, et m’étant trouvé face à face d’une jeune personne attrayante, je l’abordai en français, en lui demandant si elle voulait venir souper avec moi.

– Que me donnerez-vous au dessert ?

– Trois guinées.

– Je suis à vos ordres.

Après le théâtre, je me fis servir un bon souper pour deux, et elle me tint tête comme je l’aimais. Quand nous eûmes soupé, je lui demandai son adresse, et je fus fort surpris quand je trouvai que c’était l’une de celles que lord Pembroke m’avait taxées à six guinées. Je jugeai qu’il fallait faire ses affaires par soi-même ou n’avoir pas de grands seigneurs pour agents. Les autres billets ne me procurèrent que des objets à peine dignes d’attention.

« La dernière, celle de douze guinées, que je m’étais réservée pour la bonne bouche, fut celle qui me plut le moins. Je ne la trouvai pas digne d’un sacrifice et je ne me souciai point de cocufier le noble lord qui l’entretenait. »

Les parties que Casanova fit dans les tavernes londoniennes furent parfois de véritables orgies, et voici le récit d’une de ces folies, mais le célèbre aventurier ne fit qu’y figurer, triste qu’il était des misères que lui faisait subir cette Charpillon, qui pendant une partie du séjour de Seingalt en Angleterre fut son bourreau. Casanova voulait se suicider ; il fit rencontre du chevalier Edgard, jeune Anglais, aimable, riche, qui le sauva :

– Fort bien, dit Edgard… je ne vous quitte pas ; après la promenade nous irons au Canon. Je vais faire prévenir une jeune fille qui devait venir dîner avec moi de venir nous y joindre avec une jeune Française charmante, et nous ferons partie carrée.

Je lui donnai ma parole d’aller l’attendre au Canon…

Edgard revint bientôt et fut content de me retrouver…

Les discours sensés badins et toujours pleins de bienveillance que me tenait ce jeune homme me faisaient du bien ; je commençais à le sentir, quand les deux jeunes folles arrivèrent, portant la gaieté sur leur charmante physionomie. Elles étaient faites pour le plaisir et la nature les avait largement pourvues de tout ce qui allume les désirs dans les plus froids des hommes. Je leur ai rendu toute la justice qu’elles méritaient, mais sans leur faire l’accueil auquel elles étaient accoutumées…

Nous eûmes un dîner à l’anglaise, c’est-à-dire sans l’essentiel, sans soupe ; aussi je n’avalai que quelques huîtres avec du vin de Graves délicieux ; mais je me sentais bien, car je trouvais du plaisir à voir Edgard occuper habilement les deux nymphes.

Dans le fort de la joie, ce jeune fou proposa à l’Anglaise de danser le Rompaipe en costume de la mère Ève, et elle y consentit, pourvu que nous prissions le costume du père Adam et que l’on trouvât les musiciens aveugles…

On me dispensa des frais de toilette, à condition que si je venais à sentir l’aiguille de la volupté, je me dépouillerais comme les autres. Je promis. On alla chercher les aveugles, on ferma les portes, et les toilettes s’étant faites pendant que les artistes accordaient leurs instruments, l’orgie commença.

Ce fut un de ces moments dans lesquels j’ai connu beaucoup de vérités. Dans celui-là j’ai vu que les plaisirs de l’amour sont l’effet et non la cause de la gaîté. J’avais sous mes yeux trois corps superbes, admirables de fraîcheur et de régularité ; leurs mouvements, leur grâce, leurs gestes et jusqu’à la musique, tout était ravissant, séduisant ; mais aucune émotion ne vint m’annoncer que j’y fusse sensible. Le danseur conserva l’air conquérant, même pendant la danse, et je m’étonnais de n’avoir jamais fait cette expérience sur moi-même. Après la danse, il fêta les deux belles, allant de l’une à l’autre jusqu’à ce que l’effet naturel l’eût rendu inhabile en le forçant au repos. La Française vint s’assurer si je donnais quelque signe de vie ; mais sentant mon néant, elle me déclara invalide.

« L’orgie terminée, je priai Edgard de donner quatre guinées à la Française et de payer les frais, n’ayant que peu d’argent sur moi. »

Parmi les lieux fréquentés par les débauchés se trouvaient les bagnios.

Les bagnios avaient été d’abord de véritables établissements de bains.

C’est dans un bagnio que Tillotson, qui fut dans le XVIIe siècle le plus profond théologien et le prédicateur le plus éloquent de la Grande-Bretagne, eut l’aventure suivante, qui montre qu’il pouvait aussi prétendre au titre d’homme le plus distrait de l’Angleterre.

Ayant donc été dans un bagnio, il s’y baigna, enfoncé dans ses méditations ; lorsqu’il se rhabilla, il oublia de mettre sa culotte et sortit gravement dans la rue.

Tout le monde éclatait de rire en le regardant et une troupe d’enfants le suivit. Finalement, il entra dans une boutique et demanda ce qui causait tant de désordre. On lui en dit la cause et, plein de confusion, Tillotson envoya chercher la culotte.

C’est encore Tillotson qui, discutant avec quelques savants, sentit une mouche le piquer à la jambe. Il se mit à gratter la jambe de son voisin qui le laissait faire. Tillotson, qui se sentait toujours piquer, continua à gratter la jambe de son voisin en trouvant qu’il ne concevait pas l’obstination de cette mouche qui le perçait jusqu’au sang…

Peu à peu, il arriva que les bagnios ne furent plus destinés qu’au plaisir.

Ces maisons, qui existaient encore au commencement du XIXe siècle, étaient montées avec magnificence. Ce n’étaient que tapis précieux, meubles somptueux. On y trouvait tout ce qui pouvait flatter les sens, dont aucun n’avait été oublié. Les Anglais s’y livraient à la débauche la plus dispendieuse. Un jeune homme de Southampton, qui n’avait jamais mis les pieds à Londres, vint à perdre son père, qui le laissa maître d’une fortune de 40 000 livres sterling.

Notre héritier voulut visiter la capitale et, arrivé à Londres, il descendit dans un bagnio dont il ne voulut plus sortir. Peu accoutumés à recevoir des gens aussi prodigues, les tenanciers du bagnio résolurent de plumer le pigeon. On l’entoura de good companions, de filles choisies parmi les plus jeunes, les plus belles et les plus spirituelles. À ses frais, on lui donna de la musique, des banquets où les vins les plus chers n’étaient pas épargnés. Cette orgie durait depuis un mois, lorsque notre provincial se souvint d’un ami qu’il avait à Londres. Il l’envoya chercher pour qu’il prît part à ses débauches. Mais l’ami était un homme sérieux qui, non sans peine, décida le séquestré volontaire à sortir du mauvais lieu.

Il fallut payer ce qui avait été dépensé, et la carte s’élevait à 12 000 livrés sterling (environ 296 000 francs).

L’ami du provincial s’opposa à ce qu’on le dépouillât. On plaida, et le tribunal jugea qu’un mois de plaisirs incessants dans un bagnio ne valaient que 2 000 livres sterling, que l’habitant de Southampton fut condamné à payer.

Le plus réputé parmi les bagnios était celui de Molly King, au milieu de Covent-Garden.

Il y avait aussi celui de la mère Douglas, connue sous le nom de Mère Cole et que Cleland a dépeinte sous ce nom, ainsi que le fit ensuite Foote dans sa fameuse comédie, la Bouquetière de Bath.

Ses traits ont été fixés par Hogarth. C’était une femme maniérée, rebondie, hypocrite, dévote et soularde. C’est encore elle qui inventa la capeline.

Le bagnio de Mrs. Gould était un des plus élégants et renommé pour les liqueurs qu’on y servait.

Mrs. Stanhope tenait un bagnio également fameux et connu sous le nom de Hellfire Stanhope. Cette procureuse était la maîtresse du président de l’Hellfire-Club ou Club du feu d’enfer, où l’on se livrait aux orgies cruelles et sataniques. Mrs. Stanhope était riche, et c’était chez elle que l’on trouvait les plus belles filles. Il y avait encore le Saint-James-Bagnio et le Key-Bagnio.

Casanova ne manqua pas de visiter les bagnios.

« Je voulus aussi, écrit-il, dès la première semaine, connaître les bains choisis, où un homme riche va souper, coucher et se baigner avec une catin de bon ton, espèce qui n’est pas rare à Londres. C’est une partie de débauche magnifique et qui ne coûte que six guinées. L’économie peut réduire la dépense à cent francs, mais l’économie qui gâte les plaisirs n’était pas de mon fait. »

Toutefois, plus loin, Casanova paraît se contredire, il semble qu’il ne connut les bagnios que plus tard et qu’il y fut mené par lord Pembroke longtemps après son arrivée à Londres et pendant ses démêlés avec la Charpillon.

« Je passai le jour suivant avec l’aimable lord, qui me fit connaître le bagnio à l’anglaise, partie de plaisir qui coûte fort cher et que je ne m’arrêterai pas à décrire, parce qu’elle est connue de tous ceux qui ont voulu dépenser six guinées pour se procurer cette jouissance. Nous eûmes, dans cette partie, deux sœurs fort jolies qu’on appelait les Garis. »

Il y avait aussi, à Londres, des maisons discrètes où l’on trouvait deux ou trois filles. Mais le premier seraglio venait à peine d’être ouvert par Mrs. Goadby, qui mérita le surnom de la grande Goadby. C’est elle qui donna à son établissement le nom de seraglio. Elle avait un grand nombre de femmes à demeure, qui devaient boire ferme la nuit avec les soupeurs, et, le jour, brodaient, jouaient de la guitare en buvant du lait d’amandes. Les clients ne venaient guère qu’après la fermeture des théâtres.

Les seraglios se multiplièrent vite.

Voici réimprimées d’après un ouvrage rare, Les Sérails de Londres, livre traduit de l’anglais, les descriptions des lieux de prostitution à Londres, au XVIIIe siècle :

Ce siècle d’avancement et de perfection dans les arts, les sciences, le goût, l’élégance, la politesse, le luxe, la débauche et même le vice, devait être particulièrement distingué par le mode et les cérémonies usités dans le culte rendu à la déesse de Cypris.

Nos pères connaissaient si peu ce que l’on appelle aujourd’hui le ton qu’ils regardaient infâme tout homme qui entretenait une maîtresse ; les saillies même de la jeunesse étaient inexcusables ; il fallait, avant le vœu matrimonial, observer très religieusement, des deux côtés, le plus parfait célibat. L’adultère était alors jugé un des plus grands crimes que l’on pût commettre ; et lorsqu’une femme s’en rendait coupable, fût-elle de la plus haute noblesse, on la bannissait de la société ; ses parents et ses amis ne la regardaient même pas. Aujourd’hui, la véritable politesse, établie sur les principes les plus libéraux du savoir-vivre, a pris la place de ces notions gothiques : la galanterie s’est introduite graduellement jusqu’à ce qu’elle ait atteint son présent degré de perfection.

Ce fut sous le règne de Charles II qu’elle commença à prendre naissance. Ce monarque en établit l’exemple dans le choix et le nombre de ses maîtresses pour ses courtisans et ses sujets ; mais dès que Jacques, ce prince moine et bigot (qui, comme l’avait observé Louis XIV, perdit trois royaumes pour une messe), parvint au trône, la galanterie fut alors bannie de ces royaumes.

À l’avènement de George Ier, les dames reprirent leur pouvoir. La gaieté et la familiarité établirent un commerce entre les deux sexes. Il n’y avait point de partie complète sans les dames ; ces parties devinrent ensuite plus particulières et favorisèrent les desseins des amants. L’intrigue commença alors à éviter les regards de la cour que le palais avait favorisée ; et les courtisans, pour mieux suivre leur passion, se retirèrent dans les boudoirs.

Sous le règne de George II, la galanterie se purifia ; elle devint une science pour ceux qui voulurent intriguer avec dignité. Les femmes eurent alors tout pouvoir à Saint-James. On faisait plus sa cour à la maîtresse d’un homme puissant qu’au premier ministre, et les dignitaires de l’Église ne se croyaient pas déshonorés de solliciter les faveurs d’une Laïs favorite.

Le règne présent est celui où la galanterie et l’intrigue sont parvenues au plus haut degré de perfection.

Les divorces ne furent jamais si multipliés qu’ils le sont de nos jours ; il ne faut pas s’imaginer qu’ils sont occasionnés par aucune affection réelle de l’une ou l’autre des parties, car si elles se sont unies par l’intérêt ou l’alliance, de même elles se désunissent par l’intérêt ou le caprice d’un autre mariage.

Des femmes entretenues, nous passerons à celles que l’on peut se procurer pour une somme stipulée. Avant l’institution des sérails, le théâtre principal des plaisirs lascifs était dans le voisinage de Covent-Garden. Il existe encore quelques libertines de ce temps qui doivent se ressouvenir des amusements nocturnes de Moll-king, au centre du marché de Covent-Garden. Ce rendez-vous était le réceptacle général des prostituées et libertines de tous les rangs. À cette époque, il y avait sous le marché un jeu public appelé lord Mordington. Plusieurs familles ont dû leur ruine à cette association ; elle était souvent la dernière ressource du négociant gêné qui allait droit dans cet endroit avec la propriété de ses créanciers, dans l’espérance de s’y enrichir ; mais il était entouré de tant d’escrocs qui, par leurs artifices, le trompaient si adroitement que c’était un miracle lorsqu’il retournait chez lui avec une guinée dans sa poche. De cet établissement infernal, le joueur ruiné qui n’avait pas un schelling pour se procurer un logement se rendait chez Moll-king pour y passer le reste de la nuit ; si par hasard il avait une montre ou une paire de boucles d’argent, tandis qu’il dormait, les mains habiles de l’un et l’autre sexe remplissaient les devoirs de leur vocation et la victime malheureuse de la fortune devenait alors une victime plus malheureuse de Mercure et de ses disciples.

Lorsque Moll-king quitta ses rendez-vous nocturnes, elle se retira avec une fortune très considérable, qu’elle avait amassée par les folies, les vices et le libertinage du siècle.

Vers le même temps, la mère Douglas, mieux connue sous le nom de mère Cole, avait la plus grande réputation. Elle ne recevait dans sa maison que des libertins du premier rang ; les princes et les pairs la fréquentaient, et elle les traitait en proportion de leurs dignités ; les femmes de la première distinction y venaient fréquemment incognito, le plus grand secret était strictement observé, et il arrivait souvent que, tandis que milord jouissait dans une chambre des embrassements de Chloé, son épouse lui rendait la chance dans la pièce adjacente.

Il y avait à cette époque, à l’entour de Covent-Garden, d’autres endroits de marque inférieure. Mme Gould fut la première en vogue, après la mère Douglas. Elle jouait la dame de qualité ; elle méprisait les femmes qui juraient ou parlaient indécemment, et elle ne recevait pas celles qui étaient adonnées à la débauche. Ses pratiques consistaient en citoyens riches qui, sous le prétexte d’aller à la campagne, venaient le samedi soir dans sa maison et y restaient jusqu’au lundi matin ; elle les traitait du mieux qu’il lui était possible ; ses liqueurs étaient excellentes, ses courtisanes très honnêtes, ses lits et ses meubles du goût le plus élégant. Elle avait un cher ami dans la personne d’un certain notaire-public, d’extraction juive, pour qui elle avait un très grand penchant, en raison de ses rares qualités et de ses grandes capacités.

Près de cet endroit était une autre maison de plaisir, tenue par une dame connue sous le nom de Helle-Fire-Stanhope ; on l’appelait ainsi à cause de la liaison intime qu’elle avait eue avec un gentilhomme à qui on avait donné ce sobriquet, parce qu’il avait été président du club de Helle-Fire. Mme Stanhope passait pour une femme aimable et spirituelle ; elle avait généralement chez elle les plus belles personnes de Covent-Garden et elle ne recevait que celles qui avaient le ton de la bonne compagnie.

Commençons ce chapitre en donnant une description de ces deux fameux et infâmes endroits de rendez-vous nocturnes connus sous le nom de Weatherby et de Margeram.

Le premier de ces endroits, où se réfugiaient les fripons, les débauchés, les voleurs, les filous et les escrocs, fut, dans l’origine, établi, il y a environ trente ans, par Weatherby, peu de temps après la retraite de Moll-king. Son institution ne fut pas plus tôt connue qu’un grand nombre de filles de Vénus, de tous les rangs et conditions, depuis la maîtresse entretenue jusqu’à la barboteuse, se rendirent dans la maison. Un méchant déshabillé était un passeport suffisant pour cet endroit de libertinage et de dissipation. La malheureuse qui mourait de faim, tandis qu’elle lavait sa seule et unique chemise, était sûre, en entrant dans cet infâme lieu, d’y rencontrer un jeune apprenti qui la régalait d’une tranche de mouton et d’un pot de bière ; et, s’il avait un peu d’argent, elle lui faisait payer pour dix-huit sols de punch et l’engageait à passer le reste de la nuit avec elle.

Lucy Cooper avait coutume de venir fréquemment dans ce séjour de prostitution : non qu’elle eût l’intention de disposer de ses charmes à un prix aussi vil que celui de cet endroit, ni qu’elle y fût conduite par la nécessite ; car elle était alors élégamment entretenue par feu le baronnet Orlando Br…n, un vieux débauché, qui était si enchanté de ses reparties qu’il l’aurait épousée si elle n’eût pas eu la générosité de refuser sa main, pour ne point couvrir sa famille de déshonneur. Quoiqu’il ne lui laissât manquer de rien et qu’il eût pour elle tous les soins imaginables, la voiture de Lucy était souvent pendant vingt-quatre heures, et quelquefois plus, arrêtée à la porte de Weatherby. D’après ce récit, le lecteur est sans doute curieux de savoir ce qui la portait à fréquenter cette maison de débauche, plutôt que de rester dans son hôtel. La dissipation était sa devise ; elle haïssait le baronnet, et chez Weatherby elle était sûre d’y rencontrer Palmer l’acteur, Bet Weyms, Alexandre Stevens, Derrick et autres esprits dont la compagnie lui était agréable.

À la retraite du vieux baronnet, les affaires de Lucy prirent une tournure bien différente ; elle ne donna plus de dîners au beau Tracey ni au roi Derrick qui était dans la plus grande misère. Sa Majesté a compté plus d’une fois les arbres du parc pour un repas ; mais si quelque connaissance amicale ne prenait pas compassion de lui et ne l’invitait pas à se rendre à son logis, alors il faisait le tour de la cuisine de Lucy ou de Charlotte Hayes. À cette époque, cette dernière dame était entretenue par Tracey, un des hommes les plus dissipés du siècle par rapport au beau sexe ; il avait cinq pieds neuf pouces de haut ; sa taille était celle d’un Hercule et sa contenance tout à fait agréable ; l’extravagance de sa parure lui avait fait donner l’étiquette de beau Tracey. Abstraction de ses qualités pour les femmes, c’était un homme au-dessus du médiocre pour le bon sens et l’instruction ; il était écolier supportable, il avait une bibliothèque assez bien composée, il aimait tellement les livres que, pendant que son perruquier arrangeait ses cheveux, il lisait constamment quelque auteur estimé et il disait en cette occasion « que tandis qu’on embellissait l’extérieur de sa tête, il polissait toujours la région intérieure ». Il serait à désirer que les jeunes gens du siècle qui affectent le savoir suivissent la remarque judicieuse d’un homme adonné à la dissipation et à la débauche, et qui, quoiqu’il fût d’une forte constitution, détruisit, par ses vices, sa santé avant d’avoir atteint sa trentième année ; mais nos élégants du jour n’ont que l’extérieur ; ils n’ont d’expressions dans leur contenance que celles que leur donnent leurs perruquiers et leurs parures.

La pauvreté de Derrick était quelquefois si grande qu’il n’avait ni souliers ni bas. Se trouvant un jour dans cette situation au café Forrest, à Charing-Cross, il se retira plusieurs fois dans le temple Cloacinien pour rajuster ses bas qui, méchamment, déployaient, à chaque minute, des trous remarquables, ce qui mettait le roi hors de contenance. Le docteur Smollet était présent ; il aperçut son embarras et lui dit : « Il faut, Derrick, que vous soyez bien relâché pour aller si souvent au cabinet. » Comme il n’y avait point d’étrangers dans le café, Derrick pensa qu’il pourrait tirer avantage de l’observation et se procurer une bonne paire de bas par une plaisanterie ; exposant alors sa pauvreté : « Il est vrai, docteur, répliqua-t-il, mais le relâchement est dans mes talons, comme vous pouvez aisément le voir. » – « Sur mon honneur, Derrick, reprit Smollet, je l’avais jugé de même, car vos pieds sentent mauvais. » Le malheur fut que l’observation se trouva juste. Cependant le docteur, pour lui faire réparation de la sévérité de sa raillerie, l’emmena chez lui, lui donna un bon dîner et, à son départ, il lui remit une guinée pour se procurer des bas et des souliers.

Nous avons donné la description des amis de Lucy Cooper et des autres personnes qui fréquentaient la maison Weatherby, dans le temps de sa célébrité, afin de poursuivre historicalement notre narration. Bientôt après, elle n’eut plus la même vogue ; les disputes et les rixes qui toutes les nuits avaient lieu dans cet endroit troublèrent à tel point le voisinage que la maîtresse de ce logis, conformément aux peines de la loi, fut emprisonnée et exposée sur le tabouret.

La maison de Margeram était dans la même rue, directement opposée à celle de Weatherby ; elle était établie sur le même pied ; on la regardait comme la petite pièce d’un spectacle, ou, pour mieux dire, on s’y rendait comme on passait autrefois du Vauxhall au Ranelagh, c’est-à-dire que dès que l’on se trouvait fatigué des amusements d’un endroit, on allait à l’autre et on y restait toute la soirée. Ce rendez-vous ne dura pas longtemps après la suppression de l’autre.

Après avoir ainsi parcouru dès sa naissance les progrès de l’intrigue, de la galanterie et du libertinage dans ses différents établissements, nous arrivons à l’époque où ces amusements nocturnes furent établis à l’extrémité méridionale de la ville, sous une forme plus honnête et plus agréable et sous la dénomination d’Institution des Sérails.

Mme Goadby fut la première fondatrice de ces sortes de couvents, dans sa maison de Berwick-Street, Soho. Elle avait voyagé en France et avait été initiée dans les sérails des boulevards de Paris, sous la direction des dames Pâris et Montigny, deux anciennes abbesses qui connaissaient parfaitement tous les mystères et les secrets de leur profession. Ces deux endroits renfermaient un certain nombre des plus belles prostituées de cette ville ; elles étaient de différents pays et de différentes religions ; mais elles étaient toutes unies par la même doctrine que l’on appelait la croyance de Paphos ; elle consistait en peu d’articles. Le premier, la plus grande soumission à la mère abbesse, dont les décrets étaient irrévocables et la conduite jugée infaillible ; le second, le zèle le plus sincère pour les rites et les cérémonies de la déesse de Cypris, l’attention la plus stricte à satisfaire leurs admirateurs dans leurs fantaisies, leurs caprices et extravagances, et à prévenir, par leurs soins assidus, leurs souhaits et leurs désirs ; enfin, à éviter les excès de la boisson et de la débauche, afin qu’elles pussent toujours avoir un air de modestie et de décence, même au milieu de leurs amusements. Ces articles et quelques autres formaient leur constitution. Enfin, c’était un crime impardonnable de cacher à la mère abbesse les présents et autres gratifications pécuniaires qu’elles recevaient au-delà des prix fixés du sérail, lesquels étaient très modérés. Une nuit de plaisir avec une sultane, un bon souper et autres dépenses se payait un louis d’or, somme qui aurait suffi à défrayer une de nos dames de la perte de son temps, sans compter les rubans et autres ajustements du soir, ni mentionner le souper, le vin de champagne mousseux et autres dépenses de la maison.

Ces dévotes de Vénus passaient ordinairement leur après-dîner jusqu’au soir dans un grand salon ; quelques-unes pinçaient de la guitare, tandis que d’autres les accompagnaient de la voix ; il y en avait qui brodaient au tambour ou festonnaient ; on leur interdisait l’usage des liqueurs, excepté l’orgeat, le sirop capillaire et autres boissons innocentes, afin que leurs esprits ne fussent point échauffés et qu’elles observassent le plus strict décorum.

L’amateur des dames se rendait dans ces endroits avant la comédie ou l’opéra, et, semblable au grand seigneur, il jetait son mouchoir à la sultane favorite de la nuit ; si elle le ramassait, c’était une preuve qu’elle acceptait le défi, et conformément aux lois du sérail ; elle ne voyait personne et elle lui était fidèle pour cette nuit.

Mme Goadby, à son retour de France, commença à raffiner nos amusements amoureux et à les établir d’après le système parisien : elle meubla une maison dans le goût le plus élégant ; elle engagea les filles de joie de Londres les plus accréditées ; elle prit un chirurgien pour examiner leur salubrité et n’en recevait aucune qui, à cet égard, paraissait douteuse. Ayant apporté avec elle une grande quantité d’étoffes de soie et de dentelles des manufactures françaises, elle se trouva en état d’habiller ses vestales dans le goût le plus recherché ; elle y employa donc tous ses soins ; mais en suivant le plan des sérails parisiens, il y eut deux articles qu’elle n’observa point, l’économie des prix et l’abolition des liqueurs jusqu’au temps du souper. Mme Goadby ne recevait point les bourgeois dans son sérail, mais les personnes de rang et de fortune, dont les bourses s’ouvraient largement lorsqu’il s’agissait de satisfaire leurs passions, et à l’extravagance desquelles elle proportionnait toujours ses demandes ; aussi elle amassa en peu de temps une fortune considérable ; elle acheta des terres et elle devint, par la suite, une femme vertueuse de caractère et de réputation.

Le succès de Mme Goadby dans sa nouvelle entreprise engagea plusieurs personnes à l’imiter dans son plan. Charlotte Hayes, femme bien connue par sa galanterie et ses intrigues, suivit son exemple ; elle loua une maison dans King’s-place, Pall-mall, elle la meubla magnifiquement et parut sur ses rangs peu de temps après avec éclat.

Charlotte Hayes, Lucy Cooper et Nancy Jones sortirent vers ce temps de leur obscurité et se montrèrent avec avantage dans les endroits publics. Nous avons déjà parlé du caractère de Lucy. Quant à la pauvre Nancy Jones, elle fut seulement le météore d’une heure ; elle était une des plus jolies grisettes de la ville, mais ayant eu la petite vérole, cette cruelle maladie défigura tellement ses traits qu’il était impossible de la reconnaître. Comme Nancy n’avait plus alors la moindre prétention de captiver, que sa figure hideuse lui avait fait perdre ses connaissances et l’empêchait d’entrer dans les séminaires amoureux, comme elle avait été obligée de vendre ses meubles pour se faire soigner pendant sa maladie, qu’elle, n’avait plus, ni voiture élégante ni habillements magnifiques, qu’elle était, en un mot, dans la plus grande détresse, elle se vit donc contrainte à parcourir les rues dans l’espoir de rencontrer quelque citoyen ivre ou quelque apprenti endimanché qui pût lui donner un méchant repas. Dans le cours de cette carrière choquante, elle contracta une certaine maladie qui la força d’aller à l’hôpital, où elle paya bientôt la dette de la nature.

Quant à Lucy, ses affaires, après la mort du baronnet Orlando, prirent une tournure très désagréable ; elle avait, par son intempérance et sa débauche, bien affaibli sa constitution ; sa figure vive et tout à fait agréable était bien changée, elle n’avait plus les charmes suffisants pour captiver un homme, au point de la placer dans le même état de splendeur dont elle avait joui pendant quelque temps. Il est vrai que Fett…ace la secourut autant qu’il le put, mais ses affaires étaient tellement dérangées que, pour éviter l’impertinence de ses créanciers, il fut obligé de partir pour le continent. Lucy, abandonnée de tous côtés, après avoir disposé de sa vaisselle, de ses meubles et hardes pour vivre, fut poursuivie par ses créanciers et enfermée jusqu’au moment où elle fut mise en liberté par un acte d’insolvabilité.

Après son élargissement, Lucy se vit contrainte de recommencer de nouveau son état dans un temps où elle aurait dû assurer son sort pour le reste de ses jours. Elle trouva cependant des amis qui l’aidèrent à établir un séminaire à l’extrémité de Bow-Street, où elle fit assez bien ses affaires pendant quelques mois, mais en peu de mois ses débauches la réduisirent au tombeau.

Charlotte avait pris tant d’empire sur le beau Tracey qu’il faisait ce qu’elle lui commandait ; nous avons déjà observé qu’il était devenu, par la suite de ses débauches, un homme très faible pour les femmes ; aussi Charlotte le trompait notoirement ; il le voyait et il n’osait lui en faire de reproches. Quand elle se prenait d’inclination pour un homme dont elle voulait jouir, elle lui donnait rendez-vous à Shakespeare ou à la Rose, et là elle le régalait de la manière la plus somptueuse aux dépens de Tracey, car il lui avait donné crédit dans ces deux maisons ; mais lorsqu’il croyait que la dépense ne devait se monter qu’à quatre ou cinq livres sterling, il était étonné de la voir portée à trente ou quarante. Quand Charlotte manquait d’argent, elle avait un moyen ingénieux pour s’en procurer : elle s’habillait avec élégance et volupté, elle allait chez Tracey, elle prétendait être dans le plus grand embarras pour aller à la comédie ou aux autres spectacles, et quand, par des artifices bien connus aux femmes de cette caste, elle avait émouvé ses sens, elle ne demeurait pas un moment de plus à moins qu’il ne lui donnât une guinée, ce à quoi il se soumettait de bonne grâce pour jouir de sa compagnie ; elle ne restait pas avec lui plus d’une heure, mais s’il voulait jouir une autre heure de la même faveur, encore une autre guinée ; ainsi elle lui faisait, de cette manière, si bien payer, ses courses qu’il aurait dépensé en peu de temps la plus grande fortune de l’Angleterre ; aussi à sa mort, qui arriva quelques mois après, ses affaires se trouvèrent-elles dans le plus grand désordre.