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Extrait : "Il est trois pages – deux à la plume, une au crayon – qui me rappellent singulièrement les souvenirs de mon extrême enfance. L'une est cette merveilleuse description du Palais-Royal et des Galerie de Bois, – la Galerie d'Orléans, au Palais-Royal d'aujourd'hui – que Balzac a daguerréotypés dans son Grand homme de province à Paris."
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Seitenzahl: 521
Veröffentlichungsjahr: 2015
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À MA SŒUR ET À MON FRÈRE
MARIE & DANIEL KREUSCHER
NADAR
Septembre 1864, veille du troisième départ du GÉANT
Quique œthera carpere possent Credidit esse deos.
Ils planaient dans les airs, on les prit pour des dieux !
On me demande pour le GÉANT une Introduction auprès du public. Or, s’il y a une connaissance déjà faite, c’est évidemment celle-là. Aucune expérience aérostatique n’a eu un retentissement pareil aux deux ascensions de M. Nadar, qui, chose remarquable, avait pour but d’obtenir, au moyen d’un ballon, les sommes nécessaires à la construction d’une machine d’une tout autre espèce, destinée non plus à flotter, mais bien à voyager dans l’atmosphère.
Convaincu par l’expérience comme par le raisonnement qu’il est impossible de diriger au travers de l’air un immense volume de même légèreté spécifique que cet élément mobile, M. Nadar s’arrêta à l’idée que, pour se mouvoir dans ce milieu, un corps devait être bien plus lourd que l’air, de manière à n’offrir, par son volume, que peu de résistance au déplacement et peu de prise au vent contraire. C’est éminemment le cas de l’oiseau.
Mais la difficulté consiste alors à trouver un moteur, une machine qui, prenant son point d’appui dans l’air, ait assez de force d’une part pour soutenir l’aéronaute contre la pesanteur, de l’autre pour le faire avancer et marcher. La nature nous offre dans le vol des oiseaux ce double effet obtenu d’une manière admirable. Les oiseaux lourds, tels que le Condor, l’Aigle, le Cygne, le Dindon aborigène, pourvus d’ailes d’une dimension moyenne, sont d’excellents voyageurs aériens, tant pour la hauteur qu’ils atteignent que pour les immenses trajets qu’ils franchissent. Sans parler de la Grue, la Caille aux courtes ailes émigre chaque automne au travers des mers.
M. Nadar établit que c’est maintenant une idée tombée dans le domaine public, savoir qu’avec un mécanisme connu, l’hélice, et un moteur suffisamment énergique, la vapeur, il est possible à l’homme de s’élever, de se soutenir et de progresser, et même, jusqu’à un certain point, de s’avancer en sens contraire d’un courant d’air, c’est-à-dire d’un vent modéré. D’autres mécanismes et d’autres forces motrices ont été indiqués et tout aussi peu expérimentés que l’hélice avec la vapeur d’eau.
Quelle est donc, dans la question du vol de l’homme, la spécialité de M. Nadar, qui répudie toute réclamation d’antériorité pour l’idée mécanique ? La voici :
C’est tout bonnement de mettre en pratique ce qu’il a conçu, avec tout le monde, j’entends avec tous ceux qui réfléchissent. On connaît cette anecdote d’un artiste éloquent qui expliquait aux Athéniens tous les avantages et toutes les beautés d’un travail pour lequel la ville avait à choisir un exécutant. Après qu’il eut bien péroré, son concurrent, moins fort en paroles qu’en actions, se borna à dire : – Citoyens, ce que mon rival vient de dire, moi je le ferai. – Il fut préféré.
On a plusieurs fois soutenu cette thèse, qu’il y a plus de mérite à réaliser une idée utile qu’à l’inventer. Puisque ici l’idée appartient déjà au public, je ne vois pas ce qu’on pourra faire valoir contre le mérite du vol aérien de M. Nadar, s’il parvient à le mettre eu à le faire en pratique. Il a l’hélice et la vapeur, mais de plus il a la foi, qui est un moteur encore bien plus puissant.
Une société pour l’encouragement de la Locomotion aérienne a été formée on peut dire par l’initiative et grâce à l’impulsion irrésistible de M. Nadar. À sa tête est M. Barrai, homme de science et d’action, pour lequel je n’aurai jamais assez d’éloges ni le public assez d’estime. Voyons l’avenir de cette association.
Avouons franchement qu’on veut arriver trop vite. Fresnel disait que dans les recherches originales on n’arrivait qu’en tâtonnant et en ânonnant. Après que les illusions et les impatiences se seront dissipées, on ira pas à pas, et on avancera sans perdre pied en arrière.
Je ferais un tableau amusant de toutes les prétentions favorables ou défavorables à la réussite du Grand Œuvre pour lequel se passionne l’intrépide Nadar, et quand je dis intrépide, j’entends au moral comme au physique. Il dit obstinément comme Horace : Rien de désespéré. – Nil desperandum. – Vouloir, pouvoir !
Or donc un mécanicien de grand mérite me disait sérieusement : – J’irai de Paris à Londres en moins de deux heures, au travers de l’atmosphère. – Vous n’irez qu’à Charenton, tout au plus.
Un autre, qui a fait ses preuves dans l’industrie de la vapeur, offrait, pour quelques dizaines de mille francs, d’enlever une locomotive dans les airs comme un aigle enlève dans ses serres un agneau ou un lièvre.
Un troisième, très incrédule, cédait à regret à la force de l’évidence. – Eh bien ! disait-il, on volera, mais ce ne sera pas pour longtemps. – À la bonne heure ; mais, comme on l’a dit de saint Denis, qui porta sa tête coupée depuis Paris jusqu’à la ville où fut plus tard son abbaye, il n’y a que le premier pas qui coûte.
Tout le monde n’a pas la persévérance passionnée de M. Nadar ; mais, afin de rassurer ceux qui pourraient craindre pour la réalisation du vol humain, je dirai que j’admets des persévérances intermittentes pour les questions qui ne se laissent jamais oublier. Le génie des inventeurs revient forcément aux grands problèmes après des tentatives infructueuses, et comme ici le possible est démontré, l’accomplissement est certain. C’est une question de temps, mais l’honneur sera au premier réalisant.
– Que pensez-vous de ces eaux que le reflux emporte ? disait un railleur à un ami qui avait compté sur la pleine mer. Celui-ci répondit froidement : – Je pense que cette mer reviendra.
Je me souviens que nous avions fait avec M : de La Landelle un plan d’essais gradués auquel on se soumettra quand on voudra arriver sûrement, sinon brillamment, à la locomotion aérienne.
Voici, dans une grande balance (ou tout autre appareil d’équilibre), un mécanisme de soulèvement. Quelle est sa force ? et quelles dimensions faudrait-il lui donner pour porter un poids spécifié d’avance ?
Quelle force motrice (vapeur, gaz, action chimique, électricité, poudre à canon) faudrait-il employer pour enlever le mécanisme lui-même et le poids qu’on voudrait lui faire soutenir en l’air ?
Quelle portion de la force motrice faudrait-il prendre pour que l’ensemble de ce qui est enlevé et porté puisse marcher avec une vitesse donnée ?
Enfin pendant combien de temps un réservoir donné de force motrice fournirait-il à la consommation de travail qu’exige la machine volante ?
On me dira : – Cette marche pas à pas serait fastidieuse ! – C’est possible, mais elle serait sûre. Voyez dans La Fontaine, la Tortue qui arrive au but avant le Lièvre.
Le lecteur, bien mieux que moi, peut donner carrière à son imagination pour les conséquences sociales de ce vol des hommes. Les murs seraient insuffisants comme clôtures ; on ne trouverait de sûreté complète que dans des maisons recouvertes d’espèces de cages en fer à barreaux assez serrés. Mais on explorerait sans péril le monde entier, et on irait aux sources du Nil et à Tombouctou comme on va aujourd’hui au Mont Blanc, qui a maintenant l’honneur d’être français. J’ai vu avec peine qu’on rêvait déjà des batailles aériennes ; en revanche on a signalé tous les services que rendraient les hommes volants dans les cas de naufrage, d’incendie ou d’inondation. Un orage de foudre et de grêle menacerait-il la terre, aussitôt des hommes volants porteraient dans les airs des paratonnerres qui feraient taire l’orage comme Charles l’a fait plusieurs fois avec des cerfs-volants électriques.
Et même quand on admettrait que la locomotion aérienne serait mise en usage pour la guerre, la civilisation y gagnerait encore, d’après ce principe que plus les engins destructeurs sont savants et perfectionnés, plus on est assuré que la supériorité n’appartiendra jamais à une nation barbare et ignorante. Il est passé le temps où avec le sabre et le cheval on conquérait le monde. Depuis les progrès des sciences appliquées, la puissance matérielle appartient à la puissance intellectuelle.
En lisant les Mémoires du Géant, on se rappelle ces belles paroles de l’antiquité : – C’est un spectacle digne des Dieux et des hommes que celui d’un homme courageux aux prises avec la mauvaise fortune.
Il est bien établi que M. Nadar demande aux exhibitions des aérostats flottants l’argent nécessaire pour construire de vraies machines volantes avec des mouvements opérés suivant la volonté du voyageur aérien. En supposant même que le résultat qu’il espère ne finisse pas par répondre à son infatigable persévérance, il lui restera dans l’histoire du vol humain le mérite, j’ose dire la gloire, d’avoir été celui par qui la Providence de Bossuet a dit à la société : – Marche !
BABINET, de l’Institut.
Aujourd’hui dimanche 3 avril 1864, vers les quatre heures, nous nous sommes rencontrés une trentaine dans une misérable maison de la rue de Lourcine.
Nous avons été de là, sous une petite pluie continue, enterrer au nouveau cimetière d’Ivry le doyen des aéronautes français, Jean-Baptiste Dupuis-Delcourt, né le 25 mars 1802.
Dupuis-Delcourt avait autrefois occupé de lui le monde littéraire et le monde scientifique. Mais les quelques succès qu’il avait obtenus comme auteur dramatique n’avaient jamais pu le détourner de sa passion dominante : l’Aérostation.
Il avait connu J. Montgolfier et aussi le physicien Charles qui imagina le premier de gonfler les ballons au gaz hydrogène.
Il avait assisté à l’expérience de ce malheureux Deghen, l’homme volant, pauvre horloger venu exprès de Vienne en Autriche, – qui manqua si piteusement en séance publique à sa promesse de s’envoler de l’École Militaire sur le Trocadero, – fut en conséquence houspillé et battu, – et qui la veille, à la répétition, s’était parfaitement envolé, m’a-t’on assuré, du Trocadero jusqu’à l’École Militaire.
Il avait vu mettre en lambeaux par la populace au Champ-de-Mars le ballon où le colonel de Lennox avait engagé ses derniers cent mille francs : les morceaux de taffetas de six aunes s’en vendaient deux sous jusque sur la place de la Concorde.
Il avait serré la main de Jacques Garnerin, de Robertson, du docteur Le Berrier.
Il avait presque relevé le cadavre de l’imprudente Mme Blanchard, tombée rue de Provence de son ballon incendié.
Il avait fait lui-même nombre d’ascensions, – l’une sous cinq ballons à la fois, ce qu’il appelait la Flottille Aérostatique.
Le duc d’Aumont l’avait présenté au roi Louis XVIII qui lui avait adressé un très beau compliment en lui faisant cadeau d’un non moins beau diamant monté en épingle, – et Louis-Philippe n’eût jamais voulu entendre parler d’un autre aérostier que Dupuis-Delcourt.
Tout le monde l’aimait, ce savant aimable et bon, jusqu’à l’Académie elle-même qui, en cinq occasions, nommait des commissions pour l’examen des communications scientifiques qu’il lui envoyait avec un zèle infatigable.
Il avait collaboré avec le grand Arago à l’Electro-subtracteur, un instrument qui, quand on le voudra, nous délivrera de la grêle en l’empêchant, non pas de tomber, mais simplement de se former.
Élève de Dumas, il avait professé pendant cinq ans la chimie à l’Athénée royal ; il avait conféré maintes fois au Cercle agricole, à celui des Chemins de fer.
Dans l’Orangerie du Luxembourg, il avait, avant bien d’autres, fait des démonstrations publiques de l’hélice aérienne, et son auditeur le plus assidu s’appelait Geoffroy Saint-Hilaire.
Il avait fondé la Société aérostatique et météorologique de France, dont il était l’âme et qui, par reconnaissance, l’avait acclamé son secrétaire perpétuel.
Même après l’anathème de Marey-Monge contre les enveloppes d’aérostat métalliques, il avait achevé de se ruiner en construisant un ballon de cuivre. Le ballon achevé, il lui manquait les quelques derniers cents francs pour les accessoires et il porta lui-même de désespoir le premier coup à son œuvre, si coûteuse en peine et en argent. – Les chaudronniers dépeceurs lui rendirent 350 francs pour son grand espoir brisé !
Il avait publié vingt volumes ou brochures, – entre autres le Manuel de l’Aérostier, un des meilleurs livres de l’utile collection Roret.
Il laisse encore, presque terminé, un important ouvrage, le – Traité complet, historique et pratique des aérostats.
« – Ce sera probablement, – écrivait-il, hélas ! – la grande affaire de ma vie ! »
Il avait fondé un journal de Navigation Aérienne, et plein de foi fervente dans l’avenir de cette Science, il avait de sa chétive bourse, à force de privations, collectionné le plus curieux, le plus instructif, le seul Musée Aérostatique qui existe dans le monde entier.
Ce Musée se compose d’environ quinze cents numéros, comprenant et renfermant toute l’histoire des quatre-vingts ans de l’aérostation, depuis les modèles en plan et en exécution, les livres, pamphlets, relations, – les gravures noires et coloriées, dessins, portraits, caricatures, – les médailles, clichés, fixés, toiles, jeux, – les nacelles, grappins, soupapes et débris historiques, – jusqu’à 300 programmes et affiches d’expériences diverses en tous pays, collectionnés et classés, – sans parler des pièces rares ou uniques : autographes, lettres, procès-verbaux, dossiers divers, etc., etc., etc.
Cette collection, c’était sa joie, son orgueil, sa vie.
Mais avec quel empressement et quelle inépuisable bienveillance, il ouvrait à tout venant cette collection précieuse, si religieusement entretenue. Pour ajouter encore à cette bibliothèque spéciale si complète, il fouillait les archives de son excellente mémoire, et à tout visiteur partageant sa foi, il disait, toujours serviable et de bon accueil, tout ce qu’il avait appris par lui-même et par les autres. Car il n’était pas de ceux qui mettent sous le boisseau la lumière.
On aime surtout ceux-là qui vous ont le plus coûté : Dupuis-Delcourt avait trop fait pour la Navigation Aérienne, il avait toujours eu pour elle une passion trop absorbante, trop exclusive pour avoir jamais rien réservé par devers lui vis-à-vis d’elle.
Donc, cet homme doux et brave, modeste, bienveillant, laborieux, honnête, désintéressé, après avoir donné à la plus grande des idées humaines sa vie tout entière passée avec résignation et confiance dans la plus extrême pauvreté, – cet homme de bien s’éteignit hier, laissant cette collection pour tout avoir et toute hoirie à la vieille compagne des trente dernières années de sa vie.
Et comme la pauvre femme, avec la foi que l’honnête femme a toujours dans son mari, l’avait suivi partout, selon l’Évangile et par-delà le Code, – jusques dans les nuages, – comme elle lui garde le respect éternel, si Dupuis-Delcourt s’est, comme on dit, senti mourir, il a pu entrevoir dans les affres de son agonie, sa veuve mourant de faim, comme le chien du tombeau, à côté de la – COLLECTION DUPUIS-DELCOURT – pieusement gardée dans son intégrité…
Deux détails, pour finir :
Cet hiver, Dupuis-Delcourt s’occupait surtout de vérifier les expériences du fameux Quinquet à l’effet de remplacer le gaz des aérostats par la vapeur maintenue à l’état vésiculaire. Mais ses recherches étaient difficiles : il manquait de feu, même pour se chauffer, et comme il n’en disait rien à personne, ce n’est qu’à la fin de l’hiver et par hasard, qu’un brave charpentier, son coreligionnaire en Navigation Aérienne, lui expédia tardivement une petite provision.
C’est dans la nuit du 2 que l’apoplexie surprit Dupuis-Delcourt. Il connaissait cet ennemi, l’ayant déjà vaincu deux fois, et il appelait la saignée. On courut chez un médecin voisin : il était trois heures du matin. Le médecin, dans ce quartier de pauvres gens, s’informe, parlemente, finit par déclarer qu’il ne se soucie pas de se déranger la nuit, et rentre le nez sous la couverture. – A-t-il pu se rendormir ?
Je sais son nom. – Mais à quoi bon ?…
De tout ceci, la morale :
Tout a été compté à l’homme et bien juste. Tout ce dont il jouit, il faut qu’il l’achète, – et le paie – suivant un inexorable tarif, puisque la vie elle-même ne lui a été donnée qu’un seul jour.
Chacune des conquêtes humaines se solde rigoureusement donc par les sueurs, les larmes, le sang. Plus ces conquêtes sont grandes, plus coûteux et douloureux est le paiement.
Il est des hommes qu’un instinct irrésistible, fatal, pousse en avant des autres sur les routes nouvelles.
– Sous les pieds de ceux-là, qui aplanissent le chemin, les ronces qui déchirent, les cailloux coupants, les serpents venimeux…
– et pendant ce temps-là, ceux qui marchent derrière et profitent de la voie faite, ricanent et jettent des pierres à ces généreux imbéciles.
Car, après le mal qu’ils vous ont fait, le tort que les hommes vous pardonnent le moins est celui que vous vous faites à vous-même.
Dupuis-Delcourt était du petit, tout petit nombre de ceux qui aiment mieux recevoir les pierres que les jeter.
Le voilà mort, partant quitte – peut-être !
Qu’un autre vienne prendre cette place d’avant-garde, s’il a le courage, la foi, le dévouement et surtout l’obstinée résignation.
Et combien cher nous a déjà coûté cette immense conquête du domaine de l’air, – sans parler de ce qu’elle nous doit coûter encore ! – Ne semble-t-il pas qu’une Divinité jalouse et implacable repousse contre terre et écrase chacun des assaillants de l’escalade sublime, – jusqu’au jour où se présentera celui qui a été désigné pour vaincre ?
Mais que me veulent ces images de poètes épiques, cette nuit où j’écris, – en ce moment où la pauvre vieille veuve – dans la petite chambre qu’elle trouvera maintenant si grande ; – pleure et appelle son brave et vieux compagnon – qui ne reviendra plus…
Saluons l’autre maintenant !
À celui-ci la Mort ne fit pas crédit aussi long. Mais peu importe : ses vingt-huit années furent bien remplies et sa fin glorieuse.
Je ne crois pas qu’il soit possible de trouver dans nos figures historiques une autre plus intéressante et plus attractive.
Il était né d’une honnête famille bourgeoise, à Metz, le 30 mars 1757. On l’avait fait, au sortir du collège, élève en chirurgie ; mais son âme trop sensible défaillait aux opérations. – Il se détourne bientôt et se donne à l’étude de la chimie pharmaceutique.
Un coup de tête, – il était vif, – le pousse vers Paris.
Jean-François Pilâtre de Rozier peut alors se livrer tout entier aux sciences naturelles et mathématiques. Tout en s’instruisant, il suffit honorablement à ses besoins par son travail sans l’aide de la famille, et sans que le plaisir qu’il aime y perde rien.
Savant déjà à un âge où on est à peine instruit, spirituel, généreux, plein d’ardeur, d’une humeur gaie et toujours égale, ayant tous les avantages, même celui d’un visage agréable, il sait plaire à tous, et mieux encore de tous se faire aimer.
À vingt-deux ans à peine, il s’improvise professeur de physique. Son enseignement est clair, facile, sa parole enjouée, pittoresque. Les femmes lui font son auditoire.
C’était le temps où une Charge, comme on disait, était indispensable à la considération. – Pour qu’il soit dit que rien n’aura manqué à ce jeune prédestiné, le voici pourvu d’une charge auprès d’une princesse du sang. – Puis la Société d’émulation de Rheims l’appelle comme professeur de chimie ; puis il se retrouve intendant des Cabinets de physique, chimie et histoire naturelle de Monsieur (plus tard Louis XVIII).
Il poursuit cependant ses travaux particuliers et publie plusieurs Mémoires sur les teintures, le phosphore, l’électricité, les gaz méphitiques. Il fonde le premier Musée particulier, où toutes les sciences doivent être vulgarisées par la parole de savants professeurs.
Emporté par l’exaltation de la fièvre scientifique, tantôt il allume à ses lèvres le filet de gaz inflammable dont il s’est empli la bouche et il se brûle les deux joues. Tantôt il sollicite avec instances du lieutenant général de police les occasions d’expérimenter, au péril de sa vie, ses procédés antiméphitiques ; il accuse le sort qui retarde ces périlleux défis, où il lui est enfin donné de risquer ses jours et d’altérer sa santé au fond de cloaques impurs.
Ses succès ne lui ont pas fait oublier les devoirs que la mort de son père lui a légués. Il soutient et pensionne ses deux sœurs, et il n’est pas de chef de famille plus grave, plus plein de sollicitude que ce jeune homme, si entraîné pourtant et distrait par un monde facile et élégant dont il est aimé et qu’il aime.
Modeste vis-à-vis des autres et plein d’aménité, il doit pourtant s’estimer lui-même et haut, parce qu’il sait ce qu’il vaut en générosité, en dévouement.
Il aime la gloire peut-être, mais il ignore ce que c’est que l’envie.
« Il semblait, dit un biographe, acquérir un ami dans tout auteur d’une utile invention. »
« Ce n’était pas assez pour lui de le vanter, de déployer avec pompe le prix de son travail, – dit encore un professeur au Musée, M. Lenoir, – il entrait avec lui dans la carrière, non comme un antagoniste, mais comme un ami qui craint que son ami ne tire pas un assez grand parti de son invention, et il consentait à devenir l’instrument passif de la célébrité d’autrui. »
Ce fut au mois de juin 1783 que la nouvelle de la découverte des frères Mongolfier vint transporter d’enthousiasme Pilâtre de Rozier. Il offrit aussitôt, dans le Journal de Paris, de s’enlever le premier avec la nouvelle machine aérostatique.
Le roi ne voulait point consentir ; on proposait de prendre dans les prisons un condamné à mort pour tenter l’expérience. Pilâtre de Rozier accourt, il supplie que « cet honneur ne soit point laissé à un vil criminel… »
Il obtient enfin l’autorisation, et, – le premier des hommes, – il s’enlève, le 21 octobre, du château de la Muette, à ballon perdu.
Il ne faut pas perdre de vue que cette première ascension libre, dans un engin nouveau, avec un matériel non encore étudié, devait être tout autre chose que ces ascensions d’aujourd’hui qui ne sont plus qu’un jeu pour nous. – Une dame inconnue avait tiré M. de Rozier à part, avant l’expérience, et lui avait remis un paquet qui ne devait être ouvert qu’une fois la Montgolfière partie ; ce paquet contenait deux pis tolets chargés.
Les ascensions de Pilâtre de Rozier se succèdent. – Il faut lire le récit, d’une si touchante simplicité, de son second voyage aérostatique, exécuté en compagnie du marquis d’Arlandes.
Cependant de Rozier donne, dans son Musée, une fête en l’honneur de M. de Montgolfier ; il présente à la brillante assemblée le buste qu’Houdon a ciselé, et que couronne la princesse de Bourbon. – Dans le feu d’artifice qui termine la fête, Pilâtre de Rozier n’oublie personne et l’initiale du physicien Charles s’enlace à celle des Montgolfier.
Bientôt l’aîné des Montgolfier l’appelle à Lyon pour l’aider à la construction de l’immense ballon le Flesselles. De Rozier accourt. « On le voit partout courir, donner des ordres, travailler lui-même avec une ardeur infatigable, voler d’estrade en estrade avec le sang-froid du plus intrépide marin… Il oubliait de dormir et de manger. »
Pour aider ceux qu’il aime et cette aérostation qui l’enflamme, il a laissé derrière lui ses propres intérêts qui souffrent, son Musée, dont les auditeurs se plaignent vivement. Il devra même au retour offrir de rembourser quelques mécontents.
Les Anglais, qui avaient d’abord affecté la plus profonde indifférence pour la découverte des Montgolfier, semblaient commencer à lui rendre justice. On faisait quelques tentatives aériennes en Angleterre, et on en vint jusqu’à parler de franchir le détroit avant nous.
La priorité de cette expédition devenait une question nationale.
De Rozier avait le premier publié ce projet. Il sollicite aussitôt du gouvernement la somme nécessaire pour construire un nouvel aérostat et tenter la traversée. On lui accorde quarante mille livres, et on lui désigne Boulogne comme point de départ.
Une Montgolfière et un ballon à gaz sont préparés à Paris. Ce système mixte, qui devait, selon de Rozier, faciliter l’ascension et la descente, a été justement blâmé : – c’était mettre le feu à côté de la poudre, disait Charles. Le comte Zambeccari l’employa plusieurs fois pourtant avec succès – jusqu’au jour où il lui coûta la vie.
De nouveau, Pilâtre de Rozier quitte son Musée et arrive, le 4 janvier 1785, au lieu du départ. Là, il apprend que Blanchard, qui veut le devancer, attend déjà, de l’autre côté du détroit, le vent favorable De nouveaux ordres de la Cour pressent de Rozier ; des faveurs considérables lui sont promises ; s’il exécute le premier la traversée.
Mais les vents, qui lui sont contraires, apportent, le 7 janvier, à trois heures après midi, sur les côtes de France, son heureux rival…
Pilâtre de Rozier va au-devant de Blanchard, l’embrasse, le conduit à Paris, le présente lui-même à la Cour, et veut l’inscrire, de sa main, au nombre des fondateurs de son Musée.
L’honneur de la première traversée du détroit lui ayant été enlevé, il ne présumait pas devoir poursuivre une seconde expérience désormais insignifiante et dénuée de tout autre intérêt que celui d’une inutile curiosité. Il ne s’agissait de rien moins encore que de triompher d’obstacles déterminés, là où un coup de vent rendait tout effort et toute lutte inutiles.
Mais la Cour en a décidé autrement : on apprécie qu’il y a plus de difficultés, – et en effet, – à traverser de France en Angleterre qu’il n’y en avait à venir de Douvres en France. Le contrôleur général des finances, M. de Calonne, mande Pilâtre de Rozier, lui adresse des reproches aussi sévères que peu mérités et lui redemande le surplus de la somme avancée, les frais du ballon payés.
Le malheureux Pilâtre, certain du succès, avait déjà consacré ce bénéfice à enrichir le cabinet expérimental de son Musée…
Il devra donc partir et tenter cette expédition vaine, – dans les plus déplorables conditions.
En effet, alternativement gonflés et dégonflés, mal retraités dans une enceinte près du rempart où les rats les rongent quand ils ne sont pas exposés aux intempéries de l’atmosphère, les deux aérostats sont déjà détériorés.
Pilâtre de Rozier arrive pour la troisième fois à Boulogne et fixe le jour de son départ ; mais, comme par un avis providentiel, les tempêtes retardent obstinément ce jour. Plusieurs semaines de suite, des petits ballons d’essai sont lancés ; le vent les ramène sur la côte de France.
Pendant toutes ces attentes, mal suppléé à son Musée dont il est la vie, Pilâtre de Rozier s’inquiète, se tourmente. – Au milieu de ces impatiences et de ces chagrins, et pour qu’un incident romanesque vienne donner un dernier et dramatique intérêt à cette héroïde, il rencontre, il aime une jeune Anglaise pensionnaire dans un couvent de Boulogne ; sa demande est agréée par les parents de la jeune fille.
– Mais l’ascension avant tout !
Des réparations aux ballons sont devenues tout à fait indispensables : question de vie ou de mort !…. Pilâtre de Rozier écrit timidement pour demander un supplément d’allocation nécessaire. – On le lui refuse.
Les 13 et 14 juin, l’Aéro-Montgolfière reste gonflée, guettant l’heure propice. On a restauré tant bien que mal, comme on a pu, ses enveloppes desséchées, presque brûlées par les efforts infructueux et trop répétés. – Le 15, à quatre heures du matin, un petit ballon d’essai vient encore retomber à son point de départ.
À sept heures enfin, Pilâtre de Rozier apparaît dans la galerie (nacelle) accompagné du frère aîné Romain, l’un des constructeurs de l’aérostat.
Le marquis de la Maison-Fort jette un rouleau de 200 louis dans la nacelle et prétend monter. Pilâtre l’écarte doucement, mais avec fermeté :
« – L’expérience est trop peu sûre, dit-il, pour qu’il veuille exposer là la vie d’un autre… »
« Enfin, dit un récit du temps, l’Aéro-Montgolfière s’élève lentement, imposante ; deux coups de canon retentissent, les aéronautes saluent, une foule considérable leur répond par des cris de joie. Ils s’avancent ; bientôt ils se trouvent sur la mer. Chacun, les yeux sur le fragile aérostat, l’observe avec crainte. Ils étaient environ à cinq quarts de lieue en avant, au-dessus du détroit, à sept cents pieds à peu près de hauteur, lorsqu’un vent d’ouest les ramène sur terre ; déjà depuis vingt-sept minutes ils étaient dans les airs.
À ce moment, on crut s’apercevoir de quelques mouvements d’alarme de la part des voyageurs. – On croit voir qu’ils abaissent précipitamment le réchaud… Tout à coup, une flamme violette paraît au haut de l’aérostat : l’enveloppe du globe se replie sur la Montgolfière – et les malheureux voyageurs, précipités des nues, tombent sur la terre, presque en face la tour de Croy, à cinq quarts de lieue de Boulogne et à trois cents pas des bords de la mer.
L’infortuné de Rozier fut trouvé dans la galerie le corps fracassé, les os brisés de toutes parts. Son compagnon respirait encore, mais il ne put proférer-un seul mot et quelques minutes après il expira.
Telle fut la fin du premier des aéronautes et du plus courageux des hommes, dit en terminant l’historien contemporain. Il fut victime de l’honneur et du zèle. Sa douceur, son amabilité, sa modestie le feront regretter de ceux qui l’ont connu. Il méritera peut-être les regrets de la postérité, et laisse après lui deux sœurs et une mère qui le pleurent.
Celle qui l’aima ne put supporter la nouvelle de sa mort. Des convulsions horribles la saisirent ; elle expira, a-t-on dit, chez ses parents, huit jours après la terrible catastrophe.
Bon fils, frère tendre, ami loyal, Pilâtre de Rozier avait un courage héroïque et une âme aimante. Il est mort à vingt-huit ans et demi. – Un monument élevé au lieu où ils tombèrent, à Wimille, sur le bord de la route entre Boulogne et Calais, rappelle sa mort et celle de son compagnon Romain. »
J’ai fini cette héroïque et brève histoire.
Maintenant parcourez les feuilles du temps, ouvrez les mémoires, correspondances et pamphlets : – toutes les injures du monde – homme ignorant, forfant, poltron, vaniteux, cupide, intrigant, menteur, – voleur même, – il n’en est pas une qui ne soit crachée à la face de ce galant homme, studieux, désintéressé, modeste, bon, brave, généreux, qui vécut pour être utile aux autres et mourut par honneur.
La question de la Navigation Aérienne est la plus grande Question des siècles.
Il est incontestable que par elle doit être réalisée la plus utile et la plus généreuse des évolutions humaines.
Je crois que cette Question est aujourd’hui et enfin posée dans ses véritables termes.
L’observation des phénomènes naturels affirme que la Locomotion Aérienne ne sera que par les appareils spécifiquement plus lourds que l’air, – à l’imitation de l’oiseau, qui n’est pas un aérostat, mais une admirable machine, – à l’imitation de tous les êtres qui s’élèvent, se maintiennent et se dirigent dans l’air, en étant plus lourds que l’air.
L’examen historique depuis quatre-vingts ans des vains efforts de l’Aérostation prétendue dirigeable confirmerait encore, au besoin, cette vérité : – que le mot du problème ne doit plus être demandé à l’aérostatique, mais à la statique, à la dynamique, à la mécanique ;
– que, pour commander à l’air, il faut enfin se décider à être, non plus faible, mais plus fort que l’air.
Ainsi, en tous ordres de choses, faut-il être le plus fort pour ne pas être battu.
Vient ensuite la grave question de la possibilité technique.
Ma Foi personnelle en cette possibilité ne prouverait rien, si cette foi n’était pas partagée, affirmée, proclamée déjà par quelques-uns des plus illustres et des plus courageux savants de ce temps-ci.
Je n’ignore pas combien je suis peu de chose devant cette immense Question et à quel point ma parole manque ici d’autorité.
Mais comme je sais aussi ce que je puis valoir quand je crois et quand je veux, – comme je sais encore que jamais Vérité plus utile n’a été attendue par le Monde qu’elle doit transformer, – je me suis donné, comme je sais me donner, âme et corps, à cette Vérité, – à défaut d’un autre plus digne, puisqu’il ne s’en présentait pas.
Arrêté dès le début de mon entreprise par une catastrophe bien moins douloureuse que les chagrins de toute nature qui l’ont précédée et surtout suivie, je vais enfin aujourd’hui, j’espère, reprendre mon œuvre et la poursuivre.
J’ai jugé qu’à ce moment, à la veille d’évènements nouveaux, il était bon de prendre quelques nuits à mon sommeil pour dire d’où je suis parti, par où j’ai passé, où j’allais.
Que j’arrive ou que j’aie seulement servi à marquer une étape de plus sur la route, je veux qu’un être au moins, – mon enfant, – sache ce que j’ai voulu faire et ce que j’ai fait.
Un dernier mot :
– Inhabile à ne pas parler net et trop peu soucieux en général des ménagements du discours, j’ai pourtant écrit sur la première page de ce livre : Rien que la vérité ! – Pas plus !
Bien que les chaudes sympathies que j’ai trouvées de tant de côtés n’aient pas complètement étouffé quelques basses et venimeuses haines, – par indifférence, par pitié, par dégoût, il est des gens que j’ai tâché d’oublier ; d’autres que j’ai voulu ménager.
Mais je sais aussi que, pour ces gens-là, démentir coûte peu, calomnier moins encore.
J’attendrai donc, l’oreille au guet, – et pour peu qu’on le veuille, je dirai alors – toute la vérité.
Je suis prêt.
Jusque-là, ceux qui me connaissent, et ils sont nombreux, attesteront que pas un mot de ce livre ne saurait être autre chose que l’expression de la vérité la plus stricte.
J’ai quarante-quatre ans, et – ici je parle bien haut : – je défie qu’un homme au monde puisse dire que j’aie une fois menti.
NADAR.
Trois memento. – Les Galeriesde Bois. – Un Grand Homme de province à Paris. – Les locataires étaliers. – Les chaufferettes. – Un plancher en boue. – Jusqu’au dernier moment ! – L’année 1817. – Les Misérables. – Le Voltaire Touquet. – Les tabatières à la Charte. – Les petits garçons. – Chateaubriand par un T. – L’école de marine d’Angoulême. – L’illustre Bacot. – Moïse flatté par les Mastodontes. – L’infâme Grégoire. – Une chose qui fumait… – Une distribution gratuite aux Champs-Élysées. – Le bonhomme Boilly. – La manne préfectorale. – Les grillons sous l’herbe. – Un premier plan en repoussoir. – Changement de décor. – Conservation de la race – Ah ! ! !… – Le Ballon de la Fête du Roi. – Rentrons chez nous ! – Date de naissance du Géant. – Le crépuscule du sommeil. – Le père Hugand et sa tabatière. – Direction des ballons ! – M. Carmien, né à Luze. – Les détenus de Clichy. – La pension Augeron. – Le sieur Petin. – Saint Paul sur la route de Damas ! – Pigeon vole ! – PLUS LOURD QUE L’AIR ! ! !
Il est trois pages – deux à la plume, une au crayon – qui me rappellent singulièrement les souvenirs de mon extrême enfance.
L’une est cette merveilleuse description du Palais-Royal et des Galeries de Bois, – la Galerie d’Orléans, au Palais-Royal d’aujourd’hui – que Balzac a daguerréotypés dans son Grand homme de province à Paris. – Il faut avoir vu, pour y croire, ce lieu sans nom dont rien ne saurait donner une idée aujourd’hui, et quand on l’a vu, fût-ce à l’âge où l’on bégayait à peine, on ne l’a plus jamais oublié. – Mal garanties du côté du jardin par des treillages toujours souillés par les promeneurs, s’étendaient parallèles deux galeries formées d’échoppes ou de huttes entièrement ouvertes et constituant une triple rangée de boutiques, louées mille écus chacune à des modistes, libraires (le célèbre Ladvocat s’y trouvait), tailleurs, marchandes de bouquets, parfumeuses, montreurs de curiosités, vendeurs d’images érotiques. Vu le danger du feu dont ils faisaient eux-mêmes la police, il n’était permis aux locataires étaliers de se servir que de chaufferettes.
Sur la boue monstrueuse et grasse qui servait de plancher, dans la chaude vapeur des arômes les plus contrastés, irrésistiblement attirée par la lumière du soir qui commence le jour pour les phalènes, circulait, comme ivre, une foule si compacte qu’on y marchait au pas comme à la procession ou au bal masqué ; foule bariolée d’étrangers, de militaires, de bourgeois, de joueurs, fendue et coupée en tous sens, comme sous les navires le flot, par d’étranges créatures outrageusement décolletées, coiffées de plumes d’une hauteur insolente, ruisselantes de strass, les unes en Espagnoles, les autres en Cauchoises, et croisant leurs appels avec les invitations aux passants lancées par chacune des demoiselles de boutiques, au milieu d’un brouhaha sans trêve ni fin.
C’était le rendez-vous de Paris, c’est-à-dire du Monde. Au milieu des vêtements d’hommes, généralement sombres sauf les uniformes, les chairs pantelantes étincelaient. Des gens à figures patibulaires s’y coudoyaient du plein droit de cité avec les hommes les plus marquants.
– C’est là que Paris entier est venu, jusqu’au dernier moment, respirer cette infâme poésie, étaler ce cynisme public qu’on ne retrouverait plus ni au bal masqué ni ailleurs ; jusqu’au dernier moment, Paris s’est promené même sur le plancher provisoire dressé par l’architecte au-dessus des caves qu’il bâtissait, – et un regret Immense, unanime a accompagné la chute de cet incroyable et ignoble pandœmonium.
L’autre page, dont je ne puis cependant retrouver que comme un écho dans mes lointains, puisque la date ne m’est point contemporaine, mais que je reconnais comme si je l’avais vue, c’est le kaléidoscope panoramique intitulé l’Année 1817, dans le premier volume des Misérables : – une page fantastique et pourtant d’une sincérité flagrante, où vous voyez passer tour à tour devant vos yeux le Voltaire Touquet, – les tabatières à la Charte, – les petits garçons engloutis sous les casquettes de cuir à oreillons, – le radeau de la Méduse, – Ourika,
– l’éloquence de M. Bellart, – Claire d’Albe, – l’école de marine d’Angoulême, – le café Lemblin et le café Valois, – M. Chateaubriand par un t, – le célèbre Piet et l’illustre Bacot, et aussi M. Charles Loyson, – les dévotions du préfet de police Delaveau, – Cuvier faisant flatter Moïse par les Mastodontes, – les querelles de Récamier et de Dupuytren sur la divinité de Jésus-Christ, – et M. François de Neufchâteau plaidant pour la Parmentière et non pomme de terre, – et l’infâme Grégoire, – et le début d’un prêtre inconnu, Félicité Robert, qui devait s’appeler plus tard Lamennais, – et enfin :
« … une chose qui fumait et clapotait sur la Seine avec le bruit d’un chien qui nage, allait et venait sous les fenêtres des Tuileries, du Pont-Royal au pont Louis XV ; c’était une mécanique bonne à pas grand-chose, une espèce de joujou, une rêverie d’inventeur songe-creux, une utopie : un bateau à vapeur. Les Parisiens regardaient cette inutilité avec indifférence… »
– ne s’en souciant pas plus qu’un poisson d’une pomme ou M. le général Morin d’un hélicoptère.
Mon dernier memento, c’est une grande lithographie de ce doux et sympathique faiseur de bonshommes, bonhomme lui-même, appelé Boilly : – Une distribution gratuite de vivres à l’occasion de la Fête du Roi, dans l’endroit des Champs-Élysées qu’on appelait alors le carré Marigny, et que couvre aujourd’hui le Palais de l’Industrie.
Du haut des estrades surélevées hors de la portée de la main, les distributeurs, flanqués à droite et à gauche de l’éternel gendarme, lançaient, à toute volée sur la foule les pains et les saucissons.
Le populaire se bousculait sous cette manne préfectorale avec force coups de coudes, horions, renfoncements, et des cris à faire évanouir des éléphants : – tapage qui dominait même l’immense susurrement de la foule, la voix aigre des crécelles, le bourdonnement des mirlitons, les retentissants appels des marchands de macarons et des tirs à l’arbalète, – et les sonnettes des marchands de coco, plus perçantes et plus infatigables qu’un millier de grillons sous l’herbe.
En fermant les yeux, j’entrevois encore dans cet extrême horizon de ma mémoire – confusément, mais certainement – les porteurs des halles aux chapeaux à larges bords, se détachant de toute leur haute taille au-dessus de la houle vivante. Je vois, au-dessus encore de ceux-ci, des filets tendus au bout de quelques bâtons pleins de prévoyance, guettant et happant, dans leur vol intercepté, les comestibles.
Une senteur générale de friture portée par les nuages de poussière où baigne le tableau, semble l’accord continu qui soutient et accompagne la mélodie.
Dans l’espèce d’horreur que j’eus toujours pour l’odeur du vin, je détourne mes yeux du côté droit où se fait la distribution, plus vilaine encore, des liquides, et revenant par un dernier coup d’œil à mon groupe mouvementé, je reconnais au premier plan, – en une opposition pleine de Calme et en repoussoir, selon le rite de toute composition rationnelle, – une famille d’honnêtes bourgeois : le père, un père à canne de rotin pomme de buis, en lévite cannelle, culotte jaune et bas mouchetés ; – la femme, en écharpe jaune et en robe courte à la Girafe – et l’enfant – (peut-être moi !) – dont deux boutons retiennent le pantalon à la nuque, – tandis qu’un chien poncif, vu de dos, au poil effaré, aboie à cette curée qui l’agite et dont il n’est pas.
Je crois que c’est 1830 qui supprima ces distributions en plein vent. Je ne me refuse pas à reconnaître – un peu toujours en attendant mieux que le Droit à l’Assistance – que les bons de pain à domicile sont préférables.
Mon papa et ma maman avaient fort bien apprécié que, pour un enfant de huit ou neuf ans que j’étais alors, – 1828 ou 1829, – ce spectacle bruyant et varié dans son uniformité annuelle était plein de curiosité. La preuve en est qu’à cette heure je me rappelle encore certains infinis détails, comme si j’avais encore l’étrange cohue sous les yeux.
Mais on se lasse de tout, ou bien vient l’heure où les distributions cessent. – Ici il y a changement de décor : j’entends une grande clameur, comme pour indiquer un nouvel acte, et je nous vois un peu plus loin, nous frayant un chemin, moi tiré par le bras, car mes petites jambes – d’alors ! – étaient un peu en retard, sous les grands arbres, à travers les mille et une boutiques en plein air. Des rafales de vent soulevaient des flots de poussière, quelques étalages ambulants étaient renversés : la foule courait comme si un gros orage était imminent, et presque tous en courant regardaient en l’air avec la même éternelle grimace des gens qui regardent en l’air : les yeux clignés, fermés plutôt, et la bouche ouverte. – La masse ne s’éparpillait pas en sens étoilé, mais, comme par un mot d’ordre, une poussée générale nous pressait sur la grande avenue.
Presque emportés par la foule, nous y arrivâmes aussi. Ma mère, qui avait essentiellement l’instinct de la conservation de sa race, se précipita de côté, me tirant contre elle, derrière un gros arbre qui protégeait nos dos contre tous heurts, – et, ainsi couverts, nous fîmes halte, nous donnant à notre tour le temps de lever le nez pour voir aussi ce dont il s’agissait là-haut.
À ce moment, – et je l’entends encore comme s’il retentissait à mes oreilles, – il y eut un cri terrible de toute la foule :
– Ah ! ! !…
Une forme venait de passer au-dessus de nous, rasant les arbres avec une rapidité tellement vertigineuse que j’eus à peine le temps de reconnaître, d’après mes images, un Ballon – et, au-dessous, dans le petit panier d’osier qu’on appelle nacelle et qui lui venait à peine aux genoux, un être humain, homme ou femme, qui se cramponnait aux cordages…
La vision avait aussitôt disparu qu’apparu, et, avec une longue clameur, tout le monde traversait en courant l’avenue des Champs-Élysées, à la poursuite de cette masse précipitée…
J’eus un horrible serrement de cœur…
– Le pauvre diable doit être déjà en pièces ! dit mon père, qui était pâle… Rentrons, Thérèse ! Quand je te disais de ne pas venir !…
Si les bêtes savaient peindre, je veux dire si les ballons savaient écrire, l’immensité de taffetas qui s’appelle aujourd’hui le Géant pourrait, sans crainte de se tromper, dater sa vraie naissance de ce jour de la Fête du Roi.
Jamais, en effet, cette scène dramatique ne s’est effacée de ma pensée. Combien de fois au dortoir, avant de m’endormir, ai-je eu un soubresaut de frisson en voyant à travers mes paupières fermées ce globe lancé dans l’espace comme une pierre, frôlant les arbres à en casser avec fracas les hautes branches, pour aller se briser sur les tuiles de quelque toit avec son infortuné voyageur !
Il n’en fut rien cependant, – que j’aie jamais su, tout au moins. Il est plus que probable que « l’infortuné voyageur » s’en tira sain et sauf en se débarrassant tout simplement de quelques pincées de lest, et alla descendre en paix, plus ou moins cahoté, dans quelque plaine d’Asnières ou quelque vigne de Maisons-Laffitte.
La foule qui se précipitait haletante a dû, cette fois-là comme toujours, s’imaginer à tort que le ballon allait tomber, parce qu’elle le voyait raser bas.
Mais j’avais été profondément frappé, – et toujours j’avais devant les yeux ce vol d’ouragan du ballon de la Fête du Roi…
Chaque fois aussi que je trouvais une image de ballon, j’en avais pour des heures à la contempler, et je me serais fait vingt fois écraser par les fiacres, dès que j’étais braqué sur une affiche d’ascension.
Le père Hugand, un vieil ami à nous, possédait un trésor, le seul, je crois, que j’aie de toute ma vie secrètement envié : c’était, sur sa tabatière ronde, un petit fixé sous sa glace représentant une Montgolfière. Aussi quelle fête le jeudi, jour où le père Hugand avait son couvert mis à la maison ! Avec quelle impatience je guettais son arrivée pour courir me jeter dans ses jambes et lui demander de me montrer la précieuse tabatière ! Et comme j’attendais le dessert pour la lui redemander encore ! – Il y avait pendant le dîner entracte de tabatière – par ordre ! – Et combien de fois la bonne me réclamait-elle pour me conduire au lit, une fois absorbé sur la fascinante Montgolfière !
Un jour, plusieurs années après, je ne sais plus ni où ni par qui, j’entendis devant moi parler d’un système de direction des ballons.
Il n’y avait eu qu’une ou deux paroles dites, auxquelles, sur le moment, je ne m’étais pas trouvé prêter grande attention.
Mais les jeunes cerveaux ruminent, et ce bout de conversation, que j’avais à peine entendu, compris moins encore, revint à ma pensée. – Comment s’y prendront-ils ? me demandais-je. – Et ma petite imagination travaillait et je combinais des systèmes de voiles, contre-voiles, presque aussi ingénieux que le système de ce bon M. Carmien, né à Luze, – celui que le modeste Moigno appelle « son intéressant protégé. »
Et je méditais toujours, quand l’idée ballonnesque venait à se jeter à travers ma petite cervelle.
Combien de fois ai-je suivi de l’œil, jusque par-dessus le mur de nos voisins les prisonniers de Clichy ( – J’irai les délivrer un jour avec cela ! pensais-je), – les Montgolfières en papier que je lançais de la cour de la pension sous les yeux bienveillants de notre excellent maître, le vénérable M. Augeron, notre meilleur ami à tous, encore aujourd’hui ! – Combien de fois aussi ai-je senti mon cœur se faire tout petit quand mes chétives machines allaient, poussées par le vent, s’écraser contre le grand mur !…
Arriva un jour jusqu’à moi le bruit d’un aérostat dirigeable inventé par un sieur Pétin. Il y avait là réunis le ban et l’arrière-ban de tous les procédés et mécanismes à l’usage des directeurs de ballons, depuis l’An de gloire – (et de perdition pour la Navigation Aérienne proprement dite) – 1783 : plans inclinés, hélices, etc., etc.
Mais les années m’étaient venues aussi, et avec les années un peu de réflexion.
Le souvenir de la course folle de mon ballon de 1828 ou 29 ne m’avait jamais quitté : j’avais toujours sous les yeux cette furieuse dérive, – et, comme je lisais un des prospectus fantastiques du sieur Pétin, la lumière de vérité vint à se faire pour moi :
– Quel mécanisme assez puissant, me demandai-je, pourrait-il jamais employer pour faire résister à l’ouragan une masse aussi considérable et tellement plus légère que l’air ?
Je venais d’être subitement frappé comme saint Paul sur la route de Damas.
Le problème se trouvait posé du coup dans ses véritables termes : – Pour résister à l’air, être d’abord plus lourd que l’air (plus dense, si vous voulez), comme l’oiseau qui n’est pas du tout un ballon, mais une mécanique.
Le souvenir de mon ballon de la Fête du Roi et Pigeon vole ! – comme dit notre La Landelle – avaient couvé l’œuf : les fantastiques promesses du sieur Pétin déterminaient l’éclosion.
Ma première ascension. – Autres. – 200 kilogr. – M. Fould, – Un accident. – Dames blanches. – La casquette. – Un refrain. – Secousses. – On regrette M. Carmien. – Grêle de pois. – En plein bois. – Le chien. – C’est un berger ! – Le paletot. – La forêt de Moussy, – Attention aux zones !… – La Photographie Aérostatique est française ! – Coutelle et les Aérostiers militaires. – Le Comité de Salut public. – Le baptême du feu. – L’Entreprenant à Fleurus. – L’École nationale Aérostatique de Meudon. – Le ballon du couronnement impérial et la statue de Néron. – Mon ami de Gaugler perdu. – Un pis-aller. – L’ouragan. – Mon ordre du jour.
L’intervention du moindre rayon de lumière dissipe à la seconde même les ténèbres les plus épaisses et permet à l’œil de sonder les plus sombres recoins.
Dès que j’eus entrevu la vérité, je fus moi-même surpris de constater l’admirable et infinie concordance des preuves à l’appui. Chaque observation nouvelle concluait d’accord : de tout jaillissait la démonstration, palpable, incontestable, mathématique, surévidente.
Je rencontrai enfin l’occasion que j’avais tant de fois rêvée : un jour d’Hippodrome, L. Godard, que je ne connaissais pas, vint à moi et m’offrit de prendre place dans son ballon. J’acceptai avec empressement, non pas cependant sans m’être d’abord assuré discrètement que nul voyageur payant ne m’envierait cette place gratuitement offerte :
– les affaires avant tout ! – pour les autres, j’entends.
Et me voici en l’air, jouissant à pleins pores de cette volupté infinie, unique de l’ascension.
Je n’avais jamais causé avec L. Godard, puisque je le voyais pour la première fois. Je savais seulement qu’il avait une certaine pratique des aérostats.
Ma première question, à peine à cinq cents mètres du sol, fut celle-ci :
– Et vous, croyez-vous à la possibilité de diriger vos ballons ?
– Jamais !
– À la bonne heure !
Nous descendîmes, je ne me rappelle plus où cette première fois ; – et je n’eus plus qu’une pensée que comprendront tous ceux qui ont fait une ascension : recommencer au plus tôt.
Je guettais les occasions. Ne me jugeant pas assez riche pour me payer toutes les semaines au prix de cent francs une heure de plaisir, je m’accotais sur la barrière de l’enceinte, épiant comme ennemie toute figure nouvelle qui venait parler à Godard, et quand l’heure du départ sonnait enfin, par bonheur, si la place était restée vide, je ne mettais pas longtemps à enjamber la barricade et à sauter dans le panier.
Pour Godard, d’une finesse particulière sous son allure de bonhomie, son temps ne se trouvait pas perdu, et chacune de nos ascensions était pour lui un excellent placement comme publicité. Un beau fait divers, rédigé par moi après chaque ascension, inévitablement reproduit par tous les journaux toujours bien disposés pour moi et sur ce chapitre, ne manqua jamais une fois de chanter « l’intrépidité » de mon aéronaute et de célébrer, en même temps que la courtoisie des hôtes de nos descentes, la gloire de la dynastie des Godard.
Il est inutile d’ajouter que je me chargeais, comme de juste, de tous les divers frais de retour, dépenses communes, indemnités de descente, etc. – De cette façon, chacun y trouvait son compte.
Aussi Louis et Jules Godard mettaient un empressement naturel à me demander comme compagnon dans leurs ascensions. Lors même que la chose semblait impossible de par le peu de force ascensionnelle dont leurs petits ballons disposent, l’ardeur que j’avais à monter et l’intérêt qu’ils pouvaient avoir à m’emporter, faute d’un voyageur tout à fait sérieux, arrivaient d’ensemble à déterminer mon départ. Plus d’une fois, avec une force ascensionnelle plus qu’insuffisante, ils acceptèrent les cent kilogrammes que j’ai le tort aérostatique de peser, – vidant leur nacelle du précieux lest, lorsqu’un demi-sac peut représenter la vie d’un homme. Plus d’une fois il nous arriva de partir, soit avec Jules, soit avec Louis, – comme une fois à Montmartre, – avec un seul sac de lest, bien que la plus élémentaire prudence nécessite au moins le double, sinon le triple.
Avec une descente que nous fîmes, Louis et moi, sur un arbre de la propriété de M. Fould, à Saint-Germain, et une charmante soirée dans cette maison hospitalière, – avec une autre, près de Rosny, où nous démolîmes quelque peu une maison et où je tremblai un instant que Louis n’eût la cuisse coupée par la corde d’ancre imprudemment agencée, je me rappelle surtout une descente assez vive que nous opérâmes avec Jules sur plein bois, par nuit noire et orage.
Nous étions partis depuis une heure de l’Hippodrome et le jour commençait sensiblement à baisser. Il fallait remiser et plier bagage.
– Tâchons donc cette fois-ci de descendre chez des gens un peu civilisés, dis-je à Jules. Nous nous arrangeons presque toujours pour tomber en pleins champs ; les paysans arrivent, nous gênent plutôt qu’ils nous aident, et il faut souvent jouer du poing fermé pour s’en débarrasser. Nous avons beau tomber sur des terres fauchées, en pleins chaumes, ils trouvent toujours moyen de réclamer une indemnité, que je leur paye toujours aussi, pour en finir plus vite. – Tenez, Jules ! regardez sur quelle charmante propriété nous arrivons : n’est-ce pas fait pour nous ?
C’était charmant, en effet : une immense pelouse devant une jolie maison bourgeoise, le tout entouré de bois, avec eaux vives, je crois. Sur la pelouse et devant le perron, de belles dames en robes blanches… On m’a dit depuis que cette propriété appartenait à M. Dehaynin.
Nous rasions à soixante mètres au plus.
– Descendez ici ! nous criait-on. Venez dîner avec nous !
– Eh bien ! dis-je à Jules, voilà notre affaire !
– Notre angle de descente nous porte un peu plus loin, me répondit-il, – mais pas beaucoup plus loin. Nous allons revenir : j’ai mon moyen !
Et le voilà qui salue, salue à tour de bras – et laisse tomber sa casquette…
Je venais de comprendre.
– Gardez-la-moi ! crie-t-il. Nous allons revenir !
– C’est dit ! Venez vite !
Mais, crac ! voici qu’un coup de vent de tous les diables fait disparaître sous nous la jolie maison – et bien d’autres. L’ouragan vient de se déchaîner : en un clin d’œil nous sommes portés à quelques lieues de là, les nuages sombres galopent avec nous, la nuit subite est venue.
Je pars d’un éclat de rire, – et je chante à Jules sur un air connu des casernes :
Mais Jules ne rit pas. Est-ce le deuil de sa casquette ? n’est-ce pas plutôt la préoccupation assez légitime de notre descente qui le rend sérieux, lui qui est beaucoup plus à même que moi, par sa pratique antérieure, d’en apprécier toute la gravité ?
Cependant la bourrasque continue à nous emporter. La nuit est tombée tout à fait… J’avais recommencé mon refrain…
– Il faut descendre sur ce plein bois, monsieur Nadar, m’interrompt tout à coup Jules ; – et nous allons avoir du tirage !
Il donne un brusque coup de soupape, amarre rapidement sa corde, fait passer l’ancre par-dessus le bord de notre panier et laisse filer le câble :
– Maintenant, me dit-il très vite, tenez-vous bien, monsieur Nadar ! Tenez-vous bien : vous allez recevoir un choc comme vous n’en avez jamais reçu de votre vie ! ! !…
Je m’étais déjà cramponné de mes deux mains aux cordes qui suspendent la nacelle au cercle, et Jules en avait fait autant…
– Tenez-vous bien, monsieur Nadar !… Tenez-vous bien, nom de D… !
Il n’a pu achever : le cri a été coupé court par la plus épouvantable des secousses… Du coup, la nacelle est revenue sur elle-même comme par un ressort…
Et la voilà déjà repartie, entraînée par le ballon…
– Tenez-vous bien ! ! !
Ouf !… deuxième secousse, un peu moins violente, mais il y a encore de quoi vous arracher le pain de la bouche… La nacelle subit le même mouvement de retour, puis le câble se tend encore… L’ancre tient bon, le câble aussi – jusqu’à présent. – Mais l’ouragan s’obstine et pousse au ballon : nous entendons les branches craquer en éclats… – Comme M. Carmien de Luze, qui se charge de diriger ces machines-là, nous serait précieux ici !…
– Tenez-vous bien, monsieur Nadar ! ! !…
Patatras ! Tout a cassé avec un tintamarre de tous les diables, – et notre câble aussi. La nacelle s’élance, revient et repart encore comme un gigantesque pendule au-dessous du ballon qui a repris son vol. – Je ne me suis pas encore offert un traînage à la remorque du Géant en Hanovre et, n’appréciant pas, comme mon compagnon, le danger, – je jouis de toute la surexcitation de mes nerfs de l’âcre et indicible volupté du terrible jeu.
– Au nom de Dieu, monsieur Nadar, ne riez pas ! – Et tenez-vous bien ! ! !
Il jette le guiderope, – long câble d’une soixantaine de mètres, pour l’engager dans les arbres et nous retenir à défaut de l’ancre perdue.
Une secousse effroyable encore, – mais on s’y fait ! Il me semble d’ailleurs que celle-ci a été moins violente que les autres.
Et en effet, le ballon dégagé déjà d’une bonne partie de son gaz par la soupape maintenant ouverte a dû perdre beaucoup de sa force ascensionnelle.
Un peu de roulis encore et nous voici à peu près tranquilles. – Le quart d’heure a été rude : je ruisselle de sueur et quitte ma redingote.
Mais qu’est ceci ? Et que se passe-t-il au-dessus de nous ? J’entends dans tout le ballon que je ne vois pas, mais qui est toujours, bien entendu, au-dessus de nous, une crépitation extraordinaire : – on dirait une grêle de pois tombant sur un tambour.
– Qu’est-ce qui se passe donc là-haut, la Casquette ?…
– C’est la pluie.
– Tiens ! Maison est fort bien là-dessous.
– Oui. Seulement, attendez !
Et presque aussitôt la parole dite, la pluie qui frappe de tous côtés la vaste envergure et suit le long de la sphère sa pente naturelle, nous arrive dans le cou comme si elle tombait d’une gargouille :
– Ah ! mais, bigre ! il faut nous en aller de là – et vite !
Reste la question de savoir sur quoi nous sommes.
Est-ce haute futaie, moyenne futaie, petite futaie ?
Allons-nous arriver sur la cime d’un chêne de trente mètres ? Comment le hasard nous y accrochera-t-il ? Et comment en descendrons-nous dans cette obscurité ?
Car il ne faut plus compter sur le ballon pour nous soutenir désormais. Il se dégonfle de plus en plus, et nous baissons sensiblement…
Jules se met à crier, à tout hasard, entre ses deux mains en porte-voix :
– Ho ! eh !… Ho !… Au secours !…
J’en fais autant :
– Au secours !… Ho ! eh !… Ho !…
quoique sans conviction. – Quel abonné du journal Les Mondes pourrait rôder sous ces ombrages par une température aussi peu engageante ?
Mais nous sommes sauvés, – dans un moment, quand nous allons être à terre : au loin, les aboiements d’un chien nous répondent :
– C’est une ferme ! dis-je tout satisfait à Jules.
– Il ne s’agit que de s’y rendre.
Nous descendons toujours : des craquements se font entendre sous la nacelle. Nous touchons, – quoi ?
Enfonçons encore !… Hardi !… Encore !… – Ça s’arrête ! !…
Jules, qui tient l’emploi de Chat céleste, enjambe le bord du panier, une corde en main, – et disparaît dans le noir…
– Prenez bien garde ! lui dis-je.