Erhalten Sie Zugang zu diesem und mehr als 300000 Büchern ab EUR 5,99 monatlich.
Extrait : "Ce ne serait pas remplir le but que je me propose, et ce serait laisser croire peut-être que je n'ai pas bien compris tout l'intérêt qui s'attache à ces documents, si je n'en donnais que le texte. Je l'accompagnerai donc d'éclaircissements et de commentaires, toutes les fois qu'il en sera besoin; je tâcherai seulement de n'en pas faire abus..."
À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN
Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de qualité de grands livres de la littérature classique mais également des livres rares en partenariat avec la BNF. Beaucoup de soins sont apportés à ces versions ebook pour éviter les fautes que l'on trouve trop souvent dans des versions numériques de ces textes.
LIGARAN propose des grands classiques dans les domaines suivants :
• Livres rares
• Livres libertins
• Livres d'Histoire
• Poésies
• Première guerre mondiale
• Jeunesse
• Policier
Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:
Seitenzahl: 525
Veröffentlichungsjahr: 2015
Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:
EAN : 9782335075953
©Ligaran 2015
La plupart des pièces qui composent ce livre ont paru récemment dans la Revue contemporaine. On leur a conservé néanmoins la qualification d’inédites, parce qu’il est d’usage de l’attribuer aux documents publiés en volume, immédiatement après qu’ils l’ont été par extraits, dans les journaux ou dans les revues. Mais les autres pièces, et particulièrement toutes celles du chapitre intitulé : Mélanges, paraissent pour la première fois. On a indiqué l’origine des premières ; cette origine est la même pour les secondes : Elles sont toutes tirées des papiers de Suard, secrétaire perpétuel de l’Académie française, mort en 1817, à quatre-vingt-trois ans. Léguées à un ami de la famille, et l’un des collaborateurs de Suard dans la publication de la Correspondance de Grimm et de Diderot, on peut, à beaucoup d’égards, les considérer comme une addition à cette Correspondance. En effet, elles n’en ont été retranchées que parce qu’il y est question de personnages qui, à l’époque où Suard éditait ce recueil, vivaient encore. Suard avait trop respecté toute sa vie les convenances, pour s’exposer au reproche de les avoir violées, même dans un intérêt qui eût été exclusivement littéraire. Or, dans les pièces qu’on donne ici, cet intérêt eût été un peu celui du scandale. On comprend maintenant la réserve de Suard. Quarante ans écoulés depuis nous dispensent de l’imiter. D’ailleurs, les publications de ce genre sont tellement à la mode, que ce serait presque se singulariser que de les soustraire à l’avide curiosité de l’époque.
Ce ne serait pas remplir le but que je me propose, et ce serait laisser croire peut-être que je n’ai pas bien compris tout l’intérêt qui s’attache à ces documents, si je n’en donnais que le texte. Je l’accompagnerai donc d’éclaircissements et de commentaires, toutes les fois qu’il en sera besoin ; je tâcherai seulement de n’en pas faire abus. On comprend que dans les communications qui ont lieu par lettres, entre personnes qui s’entendent, même en ne s’expliquant qu’à demi, bien des faits restent dans la pénombre ou ne sont qu’à peine indiqués. J’ai dû m’efforcer de les rendre aussi clairs pour les lecteurs d’aujourd’hui qu’ils l’ont été pour ceux d’autrefois. Sans doute, je ne me flatte pas d’y avoir toujours réussi. Mais enfin, il n’est pas mal d’avoir laissé quelque chose à la sagacité des érudits, et à la pénétration des gens possédés du démon de la curiosité.
Avant d’en venir au détail de ces documents, il est à propos d’en donner une idée générale. Commençons par le personnage dont les autographes y figurent pour la plus grande part, et qui est aussi le plus considérable et le plus illustre. J’ai nommé Voltaire. Je trouve environ vingt-cinq pièces écrites de sa main ou de celle de son secrétaire, en vers et en prose. C’est d’abord une correspondance entre d’Argenson l’aîné, Hérault et lui, au sujet de sa querelle avec Desfontaines. On a déjà un assez grand nombre de lettres sur le même sujet dans la Correspondance générale de Voltaire, mais on n’a pas les réponses de d’Argenson. Ici, il y en a trois, si sages et si pleines de bon sens et de bons conseils, qu’on ne s’étonne pas que le ressentiment de Voltaire contre son implacable ennemi en ait perdu quelque chose de son amertume et de sa violence. C’est ensuite une lettre de madame du Châtelet à d’Argental, au sujet du Mondain, lettre très longue et toutefois incomplète, très intéressante, et remplie d’observations piquantes et justes sur le caractère de Voltaire. Ce sont encore plusieurs lettres, en vers et en prose, de Voltaire à MM. de Choiseul, à Panckouke, à Thibouville, à d’Argental, à madame Necker et à Suard ; une enfin, extrêmement curieuse, de d’Argenson, où ce personnage, alors ministre des affaires étrangères, donne à Voltaire le canevas des instructions diplomatiques qui servirent de base aux Représentations, rédigées par Voltaire et envoyées aux États généraux de Hollande en 1743. L’existence de ces instructions n’était pas douteuse, mais le texte original et officiel en était tout à fait inconnu.
De d’Alembert, nous n’avons malheureusement que peu de pièces : un billet à Suard, et une variante considérable au premier paragraphe d’une lettre à Voltaire en date du 18 novembre 1777. Cette variante était la version originale, et comme elle renfermait une grosse injure contre la Sorbonne, elle a été remplacée par la version qu’on lira aujourd’hui. Nous avons de Marmontel, un billet à Panckouke ; de Saint-Lambert, une lamentable lettre à madame Suard pour la prier d’intervenir auprès d’Agasse, en faveur d’une édition particulière de son Catéchisme universel ; de Suard et à Suard, quelques lettres relatives à ses fonctions de censeur des théâtres.
Je trouve ensuite une lettre de Gaillard, de l’Académie française, et une de La Marche, premier président au parlement de Bourgogne, à Voltaire, l’une et l’autre témoignages d’une adulation si enthousiaste, si outrée envers ce grand homme, que la vapeur de cet encens grossier était bien propre à lui donner des nausées ; une autre du père Castel à Montesquieu, où l’on voit que celui-ci communiquait au Jésuite les épreuves d’un de ses ouvrages, où le Jésuite exerce sa critique avec tant de subtilité qu’il doute que Montesquieu le comprenne, et où il se console en affirmant que, pour lui, il se comprend très bien ; une autre du maréchal de Brissac à l’abbé Alary, écrite dans un galimatias des plus burlesques et des plus extravagants ; une autre, très belle et très longue, du philologue Brunck à Suard, pour solliciter l’impression de son Sophocle au Louvre ; une encore de Meister à Suard, où, entre autres aveux précieux, il indique nettement la part qu’il a prise à la deuxième partie de la Correspondance de Grimm, et la part qui revient aux autres collaborateurs. À cette lettre se rattache naturellement celle de Buisson, premier éditeur de la Correspondance de Grimm, lequel déclare qu’il se croira libre de l’engagement d’en imprimer la troisième partie, si les possesseurs du manuscrit persistent à en vouloir retrancher les injures contre les prêtres et les personnes de l’ancienne cour. On ne met pas plus rondement le marché à la main.
Ajoutons à ces lettres celles du cardinal de Fleury, de Morellet, de Suard, de La Condamine, de Fréron, de l’abbé de Vauxelles, d’Alfieri, de Grétry, de David Hume, du margrave d’Anspach et de M. de Gemmingen, son ministre ou son intendant des menus, au sujet de Clairon ; enfin, un fragment considérable d’une Histoire de la poésie, par Mirabeau, fragment inédit d’un ouvrage inconnu, commencé certainement, sinon achevé.
Les femmes apportent aussi leur contingent à cette nombreuse collection d’autographes inédits, et ce n’en est pas la partie la moins attrayante.
Les pièces de cette sorte, les plus anciennes, remontent aux années 1726 et 1728. Elles consistent en deux lettres écrites par mademoiselle Lecouvreur à un ami dont le nom n’est pas indiqué. L’actrice y parle longuement du comte de Saxe, de son refroidissement pour elle, des mauvais procédés du roi de Pologne envers lui, de la curiosité malhonnête des grandes dames à laquelle elle est en butte, et d’une foule de nouvelles de la politique, du théâtre et du monde. Les autres sont, l’une de mademoiselle de Lespinasse à Suard, au sujet d’un nouveau chapitre qu’on a découvert du Voyage sentimental ; trois ou quatre de mesdames Necker et de Vaisnes, auxquelles il faut joindre une dissertation manuscrite de celle-ci, très originale, très délicate et très propre à donner une idée des mœurs galantes de ce qu’on appelait alors les honnêtes femmes ; une de madame de Charrière, personne d’infiniment d’esprit, presque inconnue aujourd’hui, quoiqu’elle ait fait de charmants romans, et malgré le soin qu’a pris de la tirer de l’oubli le docte et courageux vengeur des talents littéraires passés de mode, M. Sainte-Beuve ; une de mademoiselle Pauline de Meulan, plus connue que madame de Charrière, d’un talent plus mâle, plus substantiel, de beaucoup d’esprit également, mais d’un esprit, si l’on peut le dire, moins argent comptant et de plus de profondeur. Toutes deux écrivent à Suard, et, ce qu’il y a de particulier, pour un objet analogue. Elles le consultent sur un de leurs ouvrages, avec une confiance bien honorable pour lui et dans les plus beaux termes.
La liste de ces lettres de femmes se termine par une lettre de madame Denis à d’Argental. L’orthographe en est telle qu’elle donnerait de la coquetterie à une cuisinière. Elle a d’ailleurs peu d’importance, mais les autographes de madame Denis sont rares, et elle n’est pas moins célèbre à cause de son oncle, qu’il est possible qu’elle le devienne à cause de son orthographe.
Je ne crois pas me faire illusion sur la valeur, je ne dirai pas de toutes, mais de la plupart de ces lettres. Il y a là un coin de l’histoire littéraire du XVIIIe siècle où il faudra pénétrer pour la mieux connaître. On en conviendra bien davantage, quand on aura lu toute la correspondance officielle et particulière, échangée entre la Cour et l’Académie, au sujet de l’exclusion prononcée par Louis XV contre Suard et l’abbé Delille, en 1772. C’est le triste tableau d’une intrigue où le maréchal de Richelieu, jaloux de d’Alembert et des philosophes qui siégeaient à l’Académie française, semble, en dépit de ses dénégations, avoir joué le rôle de dénonciateur contre deux hommes honorables, et poussé madame du Barry à agir sur le roi pour les faire rejeter.
Une autre correspondance aussi curieuse, si ce n’est davantage, est celle qui fut motivée par la création de l’Institut, et le rétablissement de l’Académie française, sous le titre de deuxième classe. Quoique certaines pièces de cette correspondance aient été depuis longtemps publiées dans les Mémoires de Morellet, j’en ai trouvé beaucoup d’autres inédites, qui ne sont pas moins intéressantes, et que le possesseur avait d’excellentes raisons pour garder en portefeuille. Ce sont, entre autres, des lettres particulières de Suard, de Saint-Lambert, de Morellet, de Laharpe, de Gaillard, de Lucien Bonaparte ; les uns, comme Morellet, dévorés du désir de se reconstituer et remuant ciel et terre à cet effet ; les autres, comme Laharpe, y montrant de la répugnance ; d’autres enfin, comme Gaillard, y mettant pour condition l’ostracisme de certains collègues trop compromis dans la révolution. Ajoutez à cela des lettres de candidats tels que Lefebvre, ancien secrétaire ordinaire du duc d’Orléans (aïeul du roi Louis-Philippe), qui se recommandait de madame de Montesson et de madame Bonaparte ; Noël, Daru, Mathieu Dumas, Maret, Saint-Ange, Philipon de la Madelaine, etc., quelques-unes écrites au secrétaire perpétuel le même jour, peut-être à la même heure, pour recueillir la même succession ; ajoutez encore deux pièces, une lettre de Regnault de Saint-Jean-d’Angély à Suard, et une allocution de Suard à la deuxième classe de l’Institut, toutes deux ayant trait au discours de réception de Chateaubriand à l’Académie française. On sait que, dans ce discours, qui ne fut point prononcé, le récipiendaire, manquant aux règles consacrées qui exigeaient un éloge, fit une critique juste peut-être, mais passionnée de Chenier, son prédécesseur. L’Institut, menacé de l’entendre, fut en rumeur : les uns étaient d’avis de l’écouter ; les autres s’y opposaient vivement. L’Empereur, trancha la question, en le défendant formellement et avec un éclat que l’histoire a consigné. Il y a, si je ne me trompe, en tout cela, un corps de matériaux suffisant pour écrire l’histoire de l’Académie française à cette époque orageuse, ou du moins pour aider avec fruit ceux qui auraient le loisir de l’entreprendre.
Ainsi, dans toutes ces pièces, il est à peu près question de tout ce qui touche à la littérature et à son histoire, du théâtre, de la censure, des journaux, des querelles littéraires, de l’Académie française, etc. Il y est même un peu question de politique. La division des matières m’étant donc par là naturellement indiquée, je rassemblerai sous chacun de ces titres les pièces qui s’y rapportent particulièrement (car toutes ne s’y rapportent pas absolument) ; et, de cette manière, les transitions de l’une à l’autre, et même une certaine liaison entre toutes ne seront pas aussi impossibles à établir qu’on pourrait se l’imaginer. Elles se rapportent d’ailleurs, à l’exception de deux ou trois seulement, au même temps, à la seconde moitié du XVIIIe siècle, et elles embrassent même les quinze premières années du XIXe. Elles se suivent, au sens propre, souvent, c’est-à-dire par les dates, au sens moral, toujours, c’est-à-dire par le fond des choses, et elles n’ont pas l’inconvénient de se ressembler.
Ouvrons cette série par les Instructions diplomatiques du marquis d’Argenson, ministre des affaires étrangères, à Voltaire. Cette pièce est du plus haut intérêt. Elle est la première, l’unique témoignage officiel du secours que le gouvernement français tirait de la plume de Voltaire dans les négociations diplomatiques. Avant de la produire, il est nécessaire de donner un aperçu de la carrière diplomatique de Voltaire jusqu’à la date de ces Instructions.
Ç’a été de tout temps un des rêves de Voltaire (on le voit aux exemples qu’il cite souvent et avec affectation, d’hommes d’État sortis de sa classe en Angleterre), d’arriver aux emplois d’où les gens de lettres étaient généralement exclus en France, et auxquels ceux-là seulement étaient réputés propres qui avaient une grande naissance ou d’éclatants services militaires. Tels étaient les emplois diplomatiques. Ayant été, très jeune encore, relégué, comme il le dit, chez le marquis de Châteauneuf, ambassadeur de France à La Haye, et attaché à la personne de Son Excellence, au même titre que Rousseau le fut à la personne de M. de Montaigu, ambassadeur de France à Venise, il avait pensé trouver en soi l’étoffe d’un diplomate. J’ajoute que ce qu’il considérait déjà comme une vocation impérieuse, l’aveuglait assez pour qu’il ne se montrât pas fort difficile sur la manière dont on voudrait bien mettre son savoir-faire à l’épreuve. Le ton même dont il parle, dans ses Mémoires, et dans quelques-unes de ses lettres, de certains services, ou requis de lui par le ministère français, ou sollicités par lui, semble indiquer qu’il ne faisait pas de différence entre la diplomatie avouée et celle qui ne l’était pas.
Ainsi, en 1722, on le voit chargé d’une mission assez singulière, pour ne pas dire pis, dont il s’acquitte de manière à donner la plus haute idée de son talent d’explorateur. Le cardinal Dubois, ayant voulu avoir des renseignements précis sur un certain espion juif, nommé Salomon Lévi, qu’il se proposait d’employer, Voltaire adressa à Son Éminence un mémoire sur ce garnement, qui ferait honneur au limier de police le plus exercé. Il y avait dans ce mémoire de quoi conquérir la faveur d’un ministre plus difficile que l’abbé Dubois. Voltaire y comptait du moins ; mais il comptait sans son hôte, et il attendit plus de vingt ans avant de recevoir, comme il le disait, de l’emploi.
C’était en 1743 ; le cardinal de Fleury venait de mourir ; Voltaire se mit sur les rangs pour lui succéder à l’Académie française. Il avait la protection de madame de Châteauroux, et, par elle, le consentement du roi lui-même ; mais il n’avait pas celui de M. de Maurepas, ministre capricieux et léger, qui s’exerçait de bonne heure à contrarier les désirs des favorites, et qui, à la fin, y perdit sa faveur et sa place. Pressé un peu par Voltaire sur les dangers d’une opposition qui s’adressait plus haut que lui, et interrogé s’il y persistait : « Oui, dit Maurepas et je vous écraserai. » Voltaire ne fut donc pas nommé, et cette place, qui lui était due à tant de titres, il eut le désagrément de la voir occuper par l’homme qui avait le plus travaillé à l’en faire exclure, le pieux et scrupuleux évêque de Mirepoix.
Voltaire était alors dans les meilleurs termes avec le roi de Prusse ; il en parlait volontiers et si haut qu’il donnait du chagrin à ceux qui lui enviaient une amitié si illustre, et le ministère même, disait-on, en était inquiet. Pour lui, ne tenant à rien à Paris, ayant le Parlement à dos et beaucoup d’ennemis, il profitait de la circonstance des affaires et du besoin que la France avait du roi de Prusse, pour insinuer que sa médiation auprès de ce prince ne serait pas sans fruit, et pour se moquer d’un ministère très désireux de l’employer, s’il faut l’en croire, mais qui ne l’osait pas. Toute sa vie, il fut prodigue de ces bravades, où il entrait plus de ressentiment que d’orgueil ; mais alors il s’y observait d’autant moins qu’il avait derrière lui, à Berlin, un refuge glorieux et assuré, au cas où l’on eût voulu le faire repentir de son indiscrétion.
À sa grande surprise, on le prit au mot.
Depuis que le cardinal de Fleury était mort, les affaires publiques n’allaient pas mieux que pendant les deux dernières années de sa vie. Il semblait que la sénilité et l’impuissance présidassent toujours aux conseils de Louis XV, tandis que la maison d’Autriche renaissait de ses cendres, et que la France était, d’un côté, pressée par elle, de l’autre, par l’Angleterre. Il ne restait de ressource que dans le roi de Prusse, qui nous avait entraînés à la guerre, puis abandonnés. « On imagina, dit Voltaire, de m’envoyer secrètement chez ce monarque pour sonder ses intentions, pour voir s’il ne serait pas d’humeur à prévenir les orages qui devaient tomber tôt ou tard de Vienne sur lui, après avoir tombé sur nous, et s’il ne voudrait pas nous prêter cent mille hommes, dans l’occasion, pour mieux assurer sa Silésie. Cette idée était tombée dans la tête de M. de Richelieu et de madame de Châteauroux. Le roi l’adopta, et M. Amelot, ministre des affaires étrangères, mais ministre très subalterne, fut chargé seulement de presser mon départ… M. de Maurepas entra même avec chaleur dans cette aventure, parce qu’alors il gouvernait M. Amelot, et qu’il croyait être le ministre des affaires étrangères. »
La mission de Voltaire étant secrète, il fallait un prétexte à son départ. Il nous le donne, mais avec tant de malice et d’esprit qu’il est difficile d’y voir autre chose qu’un de ces contes dans lesquels il excellait, et dont il parait en quelque sorte ses vengeances.
« Je pris, dit-il, celui (le prétexte) de ma querelle avec l’ancien évêque de Mirepoix. Le roi approuva cet expédient. J’écrivis au roi de Prusse que je ne pouvais plus tenir aux persécutions de ce théatin, et que j’allais me réfugier auprès d’un roi philosophe, loin des tracasseries d’un bigot. Comme ce prélat signait toujours l’anc, évêq. de Mirepoix, en abrégé, et que son écriture était assez incorrecte, on lisait l’âne de Mirepoix au lieu de l’ancien. Ce fut un sujet de plaisanteries, et jamais négociation ne fut plus gaie.
Le roi de Prusse… me répondit avec un déluge de plaisanteries sur l’âne de Mirepoix, et me pressa de venir. J’eus grand soin de faire lire mes lettres et les réponses. L’évêque en fut informé. Il alla se plaindre à Louis XV de ce que je le faisais passer, disait-il, pour un sot dans les cours étrangères. Le roi lui répondit que c’était une chose dont on était convenu, et qu’il ne fallait pas qu’il y prît garde.
Cette réponse de Louis XV, qui n’est guère dans son caractère, m’a toujours paru extraordinaire. J’avais à la fois le plaisir de me venger de l’évêque, qui m’avait exclu de l’Académie, celui de faire un voyage très agréable, et celui d’être à portée de rendre service au roi et à l’État. » (Mémoires de Voltaire.)
C’est la première phrase de ce dernier paragraphe surtout qui rend l’anecdote suspecte, et semble lui marquer sa place dans les Œuvres de Voltaire lui-même, au titre des Mensonges imprimés.
Quoi qu’il en soit, muni de tout l’argent qu’il voulut pour son voyage, Voltaire partit. Arrivé à La Haye, il logea dans un palais qui appartenait au roi de Prusse, et où il fit connaissance avec le comte de Podewils, envoyé de ce prince. Le comte de Podewils était jeune, amoureux et aimé de la femme d’un des principaux chefs de l’État. Par les bontés de cette dame,
« J’attrapais, ajoute Voltaire, des copies de toutes les résolutions secrètes de leurs Hautes Puissances très malintentionnées contre nous. J’envoyais ces copies à la cour, et mon service était très agréable. » (Ibid.)
Ce moyen de se renseigner frise de près l’espionnage ; mais Voltaire était si rempli de son importance, que la honte de ce moyen lui échappe ; il n’en voit que le plaisant et n’en considère que le résultat.
Poursuivons. Il arrive à Berlin.
« Au milieu des fêtes, des opéras, des soupers, ma négociation secrète avançait ; le roi trouvait bon que je lui parlasse de tout, et j’entremêlais souvent des questions sur la France et sur l’Autriche à propos de l’Énéide et de Tite-Live. La conversation s’animait quelquefois ; le roi s’échauffait, et me disait que, tant que notre cour frapperait à toutes les portes pour obtenir la paix, il ne s’aviserait pas de se battre pour elle. Je lui envoyais de ma chambre à son appartement mes réflexions sur un papier à mi-marge. Il répondait sur une colonne à mes hardiesses. J’ai encore ce papier où je lui disais : – Doutez-vous que la maison d’Autriche ne vous demande la Silésie à la première occasion ? – Voici sa réponse en marge :
Cette négociation, d’une espèce nouvelle, finit par un discours qu’il me tint dans un de ses mouvements de vivacité contre le roi d’Angleterre, son cher oncle. Ces deux rois ne s’aimaient pas. Celui de Prusse disait : – George est l’oncle de Frédéric, mais George ne l’est pas du roi de Prusse. Enfin il me dit : – Que la France déclare la guerre à l’Angleterre, et je marche. – Je n’en voulais pas davantage. Je retournai vite à la cour de France ; je rendis compte de mon voyage. Je lui donnai l’espérance qu’on m’avait donnée à Berlin. Elle ne fut point trompeuse : et le printemps suivant, le roi de Prusse fit en effet un nouveau traité avec le roi de France. Il s’avança en Bohême avec cent mille hommes, tandis que les Autrichiens étaient en Alsace. » (Ibid.)
Tout cela est conté avec une grâce infinie ; mais au fond quelle légèreté ! On a beau connaître les deux interlocuteurs pour des hommes accoutumés à tourner en moquerie les questions les plus graves, on ne peut voir sans effroi avec quelle désinvolture et dans quelles circonstances ils résolvent une des plus formidables. On rit des lenteurs de la diplomatie ; les plus polis du moins s’en impatientent ; mais il est difficile de n’être pas indigné contre un roi qui les abrège à ce point, surtout quand d’un seul mot ce roi va mettre deux puissances dans la nécessité de se faire une guerre, où la glorieuse boucherie de Fontenoy apparaît au premier plan, et dans le lointain, la destruction de notre marine et la perte de nos plus florissantes colonies.
Toutefois Voltaire avait réussi, et il avait raison de s’attendre à « être promu à quelque beau poste. » Mais la duchesse de Châteauroux fut blessée de n’être point intervenue dans cette affaire, et comme elle haïssait Amelot, parce que, outre qu’il était bègue, il se laissait gouverner par Maurepas qu’elle haïssait encore plus, elle le fit renvoyer au bout de huit jours, et Voltaire fut enveloppé dans sa disgrâce.
Tels étaient les antécédents diplomatiques de Voltaire, lorsque le marquis d’Argenson, devenu ministre des affaires étrangères, eut recours à lui. Non pas qu’il le transformât tout à coup en négociateur, revêtu d’un titre officiel et ayant une responsabilité ; il le choisit simplement comme très habile plumitif, si l’on peut dire, et comme très capable de donner à une pièce diplomatique ce vernis, cette élégance et cette clarté qu’il n’attendait pas de lui-même ni de ses bureaux. Il le chargea donc de rédiger les instructions pour les plénipotentiaires d’Aix-la-Chapelle, comme base du traité à intervenir (18 octobre 1748), et il lui envoya le canevas minuté de sa propre main, avec les licences orthographiques que je conserve scrupuleusement.
LE MARQUIS D’ARGENSON À MONSIEUR DE VOLTAIRE.
Versailles, 17 (1745.)
« Les garnisons de Tournay, d’Endermonde et autres conquestes, Monsieur, ont capitulé sous conditions d’être dix-huit mois sans porter les armes contre la France et ses alliez, sans pouvoir passer à aucun service étranger, sans pouvoir faire, devant ce temps, aucun service militaire de quelque nature que ce soit, pas mesme dans les places les plus reculées.
Dans les gazettes d’Hollande, on avoit retranché les deux mots pas mesmes. Première chicane ; car on prétendoit par là que ces trouppes n’étoient exclues que du service des places et qu’elles pourroient guerroyer en campagne.
Le prince Édouard a passé en Écosse et y a trouvé un parti. Le roi Georges a songé à deffendre son throsne peu ébranlé par là ; il a médité de faire venir en Angleterre huit mille Anglois du Brabant et de les remplacer par des Hessois ; mais avant cette opération, il a été bien aise de faire donner les Hollandois dans un panneau. Il leur a demandé les six mille soldats hollandois qu’ils dévoient luy fournir en cas de rébellion de ses sujets en faveur du prétendant.
Les Hollandois n’ont pas hésité à les promettre et à les faire marcher. Or ces seules trouppes, au nombre de six mille, dont la disposition leur restoit, étoient ces garnisons débellées. Nous avons sceû qu’elles alloient marcher. L’abbé de La Ville a eu ordre de leur rappeller les termes du traité, et leur a dit que ce seroit une infraction formelle aux capitulations : il en a délivré un mémoire à l’Assemblée.
Les États-Généraux ont répondu par un autre mémoire qu’ils sauroient observer leurs traités ; mais que cecy n’étoit pas dans le cas.
Leurs arguments sont que les six mille Hollandois vont en Angleterre punir des sujets rebelles à leur roy, qu’ils ne passent pas au service étranger, qu’ils restent au leur, qu’ils ne servent pas contre la France, qu’ils serviront en campagne et non dans des places.
Les réponses sont de s’en tenir aux clauses fortes et non aux clauses foibles et susceptibles de distinctions frivoles, de la ditte capitulation. Cette clause forte est de tout service militaire, de quelque nature que ce soit, pas mesme dans des places. Qui dit tout n’excepte rien.
L’abbé de La Ville a dit : Vous passerez a un service étranger, car l’Angleterre vous soudoyera et votre général hollandois prestera serment aux Anglois ; argument raisonnable, mais qui a moins force que le premier.
Il a dit encore : Le roy est en guerre contre l’Angleterre ; il peut attaquer les Anglois dans leur continent, il y trouveroit donc les six mille Hollandois débellés en teste. Cet argument est fort.
Jamais infraction au droit des gens n’a été si évidente. Les hommes retombent dans la barbarie ; une république qui se pique de sagesse donne cet exemple d’infraction dont la grossièreté a peu d’exemple.
Secret. – Cette réponse des États-Généraux, reçue ce matin, le conseil s’est assemblé. Le roy a ordonné que l’abbé de La Ville donnât un nouveau mémoire, mais plus sérieux que le premier.
Je pourrois envoyer le premier et copie de la réponse, mais il me faudroit du tems aux copistes, et le temps presse. J’en dis ici l’esprit ; cela suffira pour former cette réplique sérieuse d’un style serré, nerveux, digne de la majesté d’un conquérant.
Il n’y faut point de menaces, il suffira que l’effet apprenne la menace et que celle-cy se fasse entendre comme renfermant menaces. Il ne faut pas leur dire : Je vous frapperez (sic), mais vous faites chose qui mérite que je vous frappe. Vous manquez au droit des gens, et c’est à moy que vous manquez.
Cette réplique sera imprimée peu après et servira de manifeste public. Ainsy, il faut quelle contienne le fait en racourci ; si vous n’avez pas les pièces justes, laissez en blanc et fiat insertio.
Jay encore à dire que cecy est un panneau que les Anglois tendent aux Hollandois. Les premiers étoient jaloux de leur situation et ne songeoient qu’à leur faire déclarer la guerre formellement ; reproche à ces mesmes de donner dans le panneau avec tant de sottise. Ce n’est donc pas leur secours dont ils se soucioient, c’est le contrecoup de ce secours.
Nous ne leur déclarerons point la guerre. Les Romains répondirent que certains peuples, qui étoient entrés sur les terres des Romains, s’étoient déclarez la guerre à eux-mesmes. C’étoient, ce me semble, les Étoliens qui avoient secouru Antiochus. (Phrase effacée dans le manuscrit.)
Je voudrois avoir cecy pour mercredy avant neuf heures du matin. Il faut que je le montre mercredy au soir et que cela parte jeudy matin. »
Après la bataille de Preston-Pans, gagnée par le prince Édouard sur les troupes du roi George, une sorte de panique s’était répandue dans Londres et dans tout le sud de l’Angleterre. Toutes les milices anglaises, dont plusieurs lords du parti wigh avaient levé de nombreux régiments, inspiraient à la population de Londres et au roi une médiocre confiance. Mais en réveillant leur fanatisme protestant, on pouvait et leur donner et en obtenir une force qui n’était pas à dédaigner. George exigea donc un nouveau serment de celles de la ville de Londres, et ce serment de fidélité portait ces propres mots : « J’abhorre, je déteste, je rejette comme un sentiment impie cette damnable doctrine, que des princes excommuniés par le pape, peuvent être déposés et assassinés par leurs sujets ou quelque autre que ce soit, etc. »
Mais, observe Voltaire,
« Il ne s’agissait ni d’excommunication, ni du pape dans cette affaire, et quant à l’assassinat, on ne pouvait guère en craindre d’autres que celui qui avait été solennellement proposé au prix de trente mille livres sterling. On ordonna, selon l’usage pratiqué dans les temps de troubles depuis Guillaume III, à tous les prêtres catholiques de sortir de Londres et de son territoire. Mais ce n’étaient pas les prêtres catholiques qui étaient dangereux… c’était la valeur du prince Édouard qui était réellement à redouter. » (Siècle de Louis XV, chap. 24.)
Faiblement rassuré par toutes ces précautions, George fit revenir six mille hommes de troupes de Flandre, où elles guerroyaient contre nous, et en demanda six mille autres aux Hollandais, conformément aux traités passés avec cette république. Les États-Généraux lui envoyèrent précisément les mêmes troupes qui, par la capitulation de Tournai (19 juin 1745) et de Dendermonde (août 1745), entre autres obligations, avaient pris celles de ne pas servir de dix-huit mois, pas même dans les places les plus éloignées des frontières. C’était là la clause forte et qui disait tout, au jugement de d’Argenson, les autres étant plus ou moins susceptibles de distinctions frivoles. Aussi, l’abbé de La Ville, chargé de rappeler les États-Généraux aux termes de la capitulation, ne manqua-t-il pas de faire valoir cette clause, en la fortifiant de cet argument considérable, que le roi de France étant en guerre avec l’Angleterre il pouvait attaquer les Anglais dans leur île, où il trouverait en face de soi les six mille Hollandais capitulés.
Les États-Généraux répondirent qu’en effet les troupes avaient promis de ne faire aucun service, pas même dans les places les plus éloignées des frontières ; qu’elles devraient mettre bas les armes devant les troupes françaises, mais que ce n’était pas contre les Français qu’elles allaient combattre ; qu’enfin elles ne devaient passer à aucun service étranger, mais qu’elles n’étaient pas dans un service étranger, puisqu’elles étaient, aux ordres et à la solde des États-Généraux. Combien cette façon judaïque d’interpréter les textes les plus simples, n’a-t-elle pas jeté de discrédit sur les diplomates et la diplomatie !
Les instructions de d’Argenson sont le projet de la réplique à faire aux États. Le ministre recommande à Voltaire d’y employer un style serré, nerveux, digne de la majesté d’un conquérant.
Mais plus on relit la rédaction de Voltaire (V. Représentations aux États-Généraux de Hollande, t. 38, p 539 de l’édition Beuchot), moins on la trouve conforme à la recommandation du ministre. C’est que le serré, le nerveux, ne sont pas les principales qualités du style de Voltaire, et que d’Argenson lui demandait ce qu’il eût plus naturellement obtenu de soi, s’il eût eu moins de complaisance pour les prétentions diplomatiques de son ami. Telle est bien en effet la marque particulière du style de d’Argenson, la force, la concision et une mâle éloquence, qualités que déparent les défauts qui y confinent, l’incorrection, la rudesse et l’obscurité. La manière de Voltaire est toute différente ; et c’est en quoi elle était préférable pour traiter une affaire de la nature de celle qui lui était proposée. Le style de ses Représentations est d’une convenance et d’une clarté admirables. C’est bien là, quand nous parlons à des étrangers, la forme qui sied le mieux à notre langue, et qui leur permet de l’entendre aussi bien que nous-mêmes. Quant au ton général de la pièce, ton qu’il eût été plus difficile de garder en suivant à la lettre les prescriptions du ministre, il est encore le seul qu’il faille employer, si l’on veut ménager la susceptibilité du vaincu, sans lui laisser des doutes sur la fermeté des résolutions du vainqueur : en quoi Voltaire remplissait les vues de Louis XV mieux peut-être que ce monarque ne l’eût attendu de lui. Louis XV, consentant à remettre toutes ses conquêtes, ne voulait pas être généreux à demi. Les États-Généraux ayant demandé la paix, il ne voulait pas qu’on eût l’air de considérer comme le résultat d’une préméditation coupable de leur part un fait où leur bonne foi semblait au moins douteuse, ni qu’on leur parlât trop haut, en les sommant d’exécuter loyalement les traités. Voltaire s’en acquitta avec assez d’adresse pour que sa rédaction fût maintenue, et qu’elle ait l’honneur de figurer encore parmi les nombreux protocoles auxquels donna lieu le traité d’Aix-la-Chapelle. Peut-être trouverait-on la minute de cette pièce au ministère des affaires étrangères. Mais, si curieuse qu’elle soit, elle ne l’est pas autant que le canevas dont elle est l’élégante broderie. Dans ce style négligé, abrupt, mais sobre et grave, où la pensée du ministre s’expose et se suit avec méthode, et où la conclusion arrive à sa place ; dans cette courte réflexion sur la barbarie où les hommes retournent, qui est un trait de ses sentiments philanthropiques ; dans son étonnement que l’exemple en soit donné par une république qui se piquait de sagesse, et que lui-même eût vraisemblablement trouvée plus propre à réaliser sa chimère d’un gouvernement parfait que la monarchie pure ; dans cette préférence donnée aux raisons fortes sur les ingénieuses ou les subtiles, par où l’honnête homme se montre peut-être au détriment du ministre ; dans ce rappel d’un fait tiré de l’histoire ancienne, de laquelle il était rempli, et où il aimait à puiser des exemples plus imposants en général qu’applicables ou concluants ; enfin jusque dans son orthographe, où perce le grand seigneur attardé, mais sans l’affectation qu’y met le duc de Richelieu, d’Argenson s’est peint, si j’ose le dire, en miniature, en concentrant dans un cadre étroit les traits les plus remarquables du philosophe, de l’homme politique et de l’écrivain.
L’éloquence de Voltaire ne hâta pas la conclusion de la paix ; mais elle fut appréciée de d’Argenson, qui s’en servit encore quelquefois. C’est ce qu’atteste la lettre suivante, où il le remercie avec effusion d’un nouveau travail, vraisemblablement relatif aux mêmes négociations.
LE MARQUIS D’ARGENSON À MONSIEUR DE VOLTAIRE.
Ce samedy (1746).
« Je vous remercie de votre travail, monsieur ; je sçays bien que c’est vous bouillir du lait ; cependant n’allez pas croire que ce soit affaire preste. Hélas ! nous ne bastissons peut-être que des châteaux en Espagne sur un dessein de bastiment fait par un bastisseur sans moyens sûrs. Vous avez mis le plan au net ; vous avez rectifié les proportions et les pilastres ; vous l’avez notté en marge comme une pièce de musique, dignement, gravement, gracieusement.
Après ce qui vient de manquer en Italie, il faut regarder la paix comme le carnaval et la folie, ou comme le chien de Jean de Nivelle, qui s’en va quand on l’appelle.
J’iray à Paris dimanche au soir jusqu’à lundy matin. Pendant ce tems-là, je seray un jour à Choisy ; j’iray mardy à l’Opéra et peut-être vendredy ; je ne me trouveray que les matins chez moy. J’iray voir madame du Châtelet. Je sçays combien votre jettonnerie est sûre ; voulez-vous que je vous fasse votre harangue par représailles de vos travaux diplomatiques ? »
Selon Clogenson, le comte de Maillebois, fils du maréchal de ce nom et gendre du marquis d’Argenson, venait d’être associé à Lévêque de Champeaux, alors résidant de France à Genève, mais envoyé secret à la cour de Turin. Ce fut le 17 février 1746 que le comte de Maillebois signa chez son beau-père le traité d’armistice entre la France et la Sardaigne. Mais il arriva trop tard au lieu de sa destination, et l’ambition extravagante de la reine d’Espagne acheva de contrecarrer les vues du ministère français, dont une partie, y compris Maurepas, était vouée alors à la cour de Madrid. C’est à cet échec de sa politique personnelle que d’Argenson fait allusion dans le paragraphe de sa lettre relatif à l’Italie. Et par la jettonnerie de Voltaire, il entend l’élection de ce dernier à l’Académie française, élection qui eut lieu, en effet, le 3 mai de la même année. Quant à la harangue, d’Argenson eût été bien fâché que Voltaire s’en déchargeât sur lui.
Les trois pièces qui suivent sont de Voltaire, et écrites de sa main. La première est un compliment de condoléance adressé au comte de Choiseul, depuis duc de Praslin, alors ambassadeur de France à Vienne, au sujet des succès remportés par le roi de Prusse sur les armées française et autrichienne ; la seconde, adressée au même personnage devenu ministre des affaires étrangères, est une allusion au pacte de famille, ou alliance conclue entre les maisons royales de France et d’Espagne ; la troisième enfin est une simple note encore adressée à M. de Choiseul, qui venait d’être créé duc et pair, et relative à la fausse ambassade d’un comte de Taleyrand à Moscou et à la Porte, sous Louis XIII.
À MONSIEUR LE COMTE DE CHOISEULAMBASSADEUR À VIENNE.
À Fernex, par Genève, 15 aoust 1760.
« Panglos avait assurément grand tort avec son : Tout est bien. Votre Excellence doit penser au moins comme Martin après notre désastre, et il faut avoir la patience de Socrate pour voir de sang-froid tout ce qui arrive. Cette fausse aventure n’ôtera rien à la considération personnelle que vous avez dans la cour où vous êtes, mais elle vous sera aussi sensible qu’elle est cruelle. Je ne sais si vous m’avez rendu encore meilleur Français que je n’étais, et si vos bontés et celles de M. le duc de Choiseul ont échauffé mon patriotisme au milieu des Alpes, mais la défaite de notre armée me pénètre de douleur. Si les Russes sont battus par le roi de Prusse, je fais jeter dans le feu toute l’histoire de Pierre le Grand.
Vous voicy dans un moment de crise bien violent ; peut-être a-t-on donné une bataille vers l’Oder. Si le R.D.P. la gagne je connais des gens qui diront :
Et s’il la perd, j’assure Votre Excellence qu’une certaine nièce, très sensible à l’honneur de votre souvenir, se consolera, et moi peut-être aussi. Je vous soupçonne fort de savoir certaines choses très étranges et uniques dans leur espèce qui seront de bonnes anecdotes pour la postérité. Pourquoi suis-je vieux, malingre et Suisse ? Il me semble que j’irais passer huit jours dans un faubourg de Vienne pour vous faire ma cour. J’espère au moins avoir l’honneur de vous envoyer un des premiers exemplaires de l’Histoire de Pierre le Grand, pour vous délasser pendant quelques heures de vos importantes et épineuses occupations. J’ai bien peur qu’elles ne prennent sur votre santé. On m’a parlé d’un mal au pied, d’un érésipèle.
Ah ! Monsieur, les affaires du monde entier, les honneurs ne valent pas la santé. Conservez la vôtre pour jouir de tout le reste. Je fais mille vœux pour votre bonheur du fond de ma douce retraite, et je vis pénétré de la plus respectueuse et de la plus tendre reconnaissance pour toutes vos bontés.
La Marmotte des Alpes.
V. »
Le désastre dont parle ici Voltaire est la bataille de Varbourg, que les Français perdirent contre le roi de Prusse, ou plutôt contre le prince héréditaire de Brunswich, qui y commandait les troupes de Frédéric.
La bataille sur l’Oder fut livrée, en effet, le 15 août, c’est-à-dire le jour même ou Voltaire, qui la prévoyait, y faisait allusion dans sa lettre. Était-ce de sa part un simple pressentiment, ou le résultat d’un avis à lui donné par Frédéric ? Cette dernière conjecture est d’autant plus probable que la correspondance entre ce prince et Voltaire, bien que ralentie, n’en subsistait pas moins, et que Frédéric y dévoilait parfois ses projets avec une indiscrétion calculée en vue des relations intimes de Voltaire avec le chef du cabinet de Versailles. Quoi qu’il en soit, la bataille eut lieu à Leignitz, sur l’Oder, et Frédéric y vainquit les Autrichiens. Madame Denis en fut fâchée ; elle n’aimait pas le roi de Prusse, qui le lui rendait bien. Pour Voltaire, il semble être dans le doute s’il partagera ou non les sentiments de sa nièce. Ce doute s’explique par la crainte de paraître s’intéresser à l’Autriche plus qu’il ne convenait à un sujet du roi de France, comme aussi par le faible que les philosophes, et Voltaire le premier, avaient pour un prince infatué de leurs doctrines. « Nous mettions un tendre intérêt, dit Morellet dans ses Mémoires (t. I, p. 83), aux succès du roi de Prusse, consternés quand il avait fait quelque perte, et radieux quand il avait battu les armées d’Autriche. Nous étions indignés de cette réunion des puissances européennes contre un roi que nous appelions philosophe, et qui était en effet plus favorable qu’aucun autre de ses frères les rois, à l’établissement des vérités que nous regardions comme utiles. » Morellet a une foule de naïvetés de ce genre, expression de son cosmopolitisme humanitaire et de celui de trois ou quatre de ses amis. Il n’a pas tenu à eux qu’on ne rayât du dictionnaire les mots de patrie et de patriotisme.
Par ces choses fort étranges, dont Voltaire soupçonne M. de Choiseul d’être instruit, il faut entendre, je pense, ces anecdotes sur les princes et leurs cours, qu’un personnage placé comme l’était alors M. de Choiseul, connaissait d’autant mieux qu’il avait pu les recueillir à leur source. Il en savait notamment plus d’une concernant le czar Pierre, que les courtisans de Marie-Thérèse ne s’étaient pas fait scrupule de lui communiquer. Or, Voltaire écrivait alors l’Histoire de Russie, et, ce qu’il avait fait dans un autre temps pour le Siècle de Louis XIV, il le recommençait à l’occasion de cet ouvrage ; il ne se contentait pas de demander des renseignements à presque tous les hommes d’État de l’Europe, il s’adressait même aux souverains :
« Dites-moi, je vous prie, lui répondait à ce sujet le roi de Prusse, de quoi vous avisez-vous d’écrire l’histoire des loups et des ours de la Sibérie ? Et que pourrez-vous rapporter du czar, qui ne se trouve dans la vie de Charles XII ? Je ne lirai point l’histoire de ces barbares ; je voudrais même pouvoir ignorer qu’ils habitent notre hémisphère. » (31 octobre 1760.)
Il y a, dans cette sortie de Frédéric, plus de jalousie, et sans doute plus de haine que de dédain. Ce n’est pas que, appliqué à l’époque dont il est question, ce jugement ne fût vrai, mais il cessa de l’être en moins d’un siècle, et Frédéric n’eût pas même attendu jusque-là pour le modifier. La politique, qui amena le partage de la Pologne, dut lui prouver que les loups et les ours de la Sibérie étaient déjà au moins aussi raffinés que lui.
À MONSIEUR LE COMTE DE CHOISSEUL,MINISTRE SECRÉTAIRE D’ÉTAT DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES.
« Monseigneur,
Vous donnez la bonne année à la France en lui donnant l’Espagne. Cela vaut ma foi mieux que le Droit du seigneur.
Je vous recommande Luc.
Agréez les tendres respects d’un vieux radoteur du pays des Alpes.
V.
Aux Délices, 28 décembre 1761. »
Ce don de l’Espagne à la France est le Pacte de famille, signé le 15 août 1761, entre les rois de France, d’Espagne, des Deux-Siciles et le duc de Parme. Après toutes les pertes que les Anglais nous avaient fait essuyer dans l’Inde, en Afrique et en Amérique, le duc de Choiseul, qui était alors à la tête du ministère français, forma et exécuta le projet d’une alliance intime entre les diverses branches de la maison de Bourbon, union qui fût en état de balancer la prépondérance que les Anglais avaient acquise, principalement par leur marine. M. de Wall, Irlandais de naissance, et ministre du roi d’Espagne, était contraire à ce projet, mais la persévérance du duc de Choiseul et l’adresse du marquis d’Ossuna triomphèrent de tous les obstacles. Un des motifs qui influèrent le plus sur les résolutions de Charles III, fut la crainte que la France, abandonnée par ceux qui avaient le même intérêt à s’opposer à l’ambition de l’Angleterre, ne finît par faire la paix, et n’abandonnât à son tour l’Espagne, qui ne pouvait pas se flatter de l’emporter à elle seule sur l’Angleterre, dans ses démêlés avec cette puissance. L’alliance consommée, le duc de Choiseul espérait pouvoir venger sur les Anglais l’honneur blessé de la France, car, en même temps qu’il créait dans le midi, et à notre profit, la puissance fédérative, un des éléments nécessaires à l’accomplissement de ses espérances, il s’efforçait d’y joindre la puissance militaire, en réorganisant le matériel et le personnel de notre marine. Faire expier aux Anglais le mal que nous en avions reçu, fut la passion dominante du duc de Choiseul, tant qu’il resta au ministère. Mais, par des motifs qu’il serait trop long de déduire, le traité de 1761 n’eut pas les résultats qu’on en attendait. Les évènements de 1789 le rompirent, et il ne fut pas rétabli en 1814.
Voltaire en fut d’abord tout joyeux, mais cette joie ne dura guère. Le 4 janvier 1762, il écrivait à d’Argental :
« L’alliance, le pacte de famille, le plaisir de me voir tout d’un coup Catalan, Napolitain, Sicilien, Parmesan, m’ont d’abord transporté ; mais si l’Espagne n’attaque pas les Anglais avec cinquante vaisseaux de ligne, je regarde le traité comme des compliments du jour de l’an. Je veux qu’on brosse les Anglais, et Luc, et qu’on ne siffle ni Zulime, ni Cassandre (Olympie). »
Luc, c’est Frédéric. Wagner dit que Voltaire appelait ainsi le roi de Prusse, parce que ce prince l’avait mordu, comme un singe qui s’appelait Luc. D’autres donnent à ce nom une interprétation obscène, tirée des goûts honteux qu’on attribuait à Frédéric.
À MONSEIGNEUR LE DUC DE CHOISEUL, MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES.
« C’est en l’an 1633 et 1636 que les Russes prétendent que Louis XIII envoya le prince de Chalais, comte de Talleyrand, marquis d’Excideuil, ambassadeur à Moscou et à la Porte, conjointement avec un nommé Roussel. Ils prétendent que le czar relégua l’ambassadeur de France, prince de Chalais, en Sibérie.
Il est aisé de vérifier l’absurdité de cette impertinence au dépôt des affaires étrangères. »
Cette note (car ce n’est qu’une note) fut envoyée, selon toute apparence, à d’Argental, pour qu’il la communiquât au duc de Choiseul :
« J’ai besoin et intérêt de tirer cette fable au clair, écrivait Voltaire à d’Argental, le 12 décembre 1761 ; vous avez un dépôt des affaires étrangères depuis 1601 : M. le comte de Choiseul daignera-t-il m’écrire ? »
Et il joignit sans doute à cette lettre la note à mettre sous les yeux du ministre. Il fut content de la réponse qui fut prompte et qu’il reçut, sous forme de mémoire, par l’intermédiaire de d’Argental ; car il l’en remercie, le 17 du même mois, en ces termes :
« Le petit mémoire touchant l’ambassadeur prétendu de France à la Porte russe, est précisément ce qu’il me fallait : je n’en demande pas davantage, et j’en remercie mes anges bien tendrement. »
Inutile de dire que les éclaircissements qu’il demandait devaient être employés dans son Histoire de Russie, et servir à réfuter Oléarius, inventeur de ce conte.
« Il y eut, dit-il en effet (préface de l’Histoire de Russie), un homme de la maison de Talleyrand qui, ayant la passion des voyages, alla jusqu’en Turquie, sans en parler à sa famille et sans demander de lettres de recommandation. Il rencontra un marchand hollandais nommé Roussel, député d’une compagnie de négoce, et qui n’était pas sans liaison avec le ministère de France. Le marquis de Talleyrand se joignit à lui pour aller voir le roi de Perse ; et, s’étant brouillé en chemin avec son compagnon de voyage, Roussel le calomnia auprès du patriarche de Moscou. On l’envoya en effet en Sibérie ; il trouva le moyen d’avertir sa famille, et, au bout de trois ans, le secrétaire d’État, M. Desnoyers, obtint sa liberté de la cour de Moscou. »
Ici finissent les documents historiques relatifs à Voltaire. Ils sont de beaucoup les moins nombreux, et peut-être m’accusera-t-on d’en avoir exagéré la valeur. Mais outre que ma conscience ne me reproche rien à cet égard, il demeure toujours vrai que toute pièce inédite, qui regarde Voltaire ou qui émane de lui, est assurée, dans tous les temps, et de la part de toute personne lettrée, d’un accueil honorable sinon empressé.
À la suite de ces documents, j’en placerai d’autres d’une nature plus politique qu’historique, et postérieurs à ceux-là d’environ un demi-siècle. J’aime à penser qu’ils ne seront pas inutiles à l’histoire de la publicité en France, depuis notre première révolution jusqu’à ce jour.
En 1792, Suard avait fondé un journal intitulé : Nouvelles politiques, nationales et étrangères. Interrompu au 18 fructidor, ce journal reparut successivement sous les titres de : le Nouvelliste, le Narrateur universel, le Narrateur politique, et enfin le Publiciste. Il conserva ce dernier titre du 7 nivôse an VI jusqu’au 1er novembre 1810, époque à laquelle il cessa de paraître. Rédigé par Suard, Dupont de Nemours, Lacretelle jeune, l’abbé Morellet, puis par MM. de Barrante et Guizot, tous écrivains connus par la vivacité de leur antipathie contre le Directoire, il eut le tort de laisser percer, quoique avec plus de mesure, des sentiments analogues à l’égard du Consulat. Le moment était bien choisi ! Sauvée par des mains puissantes de l’anarchie et de la dissolution, la société respirait à peine que déjà la presse essayait de la surmener. Le premier consul n’était pas de cet avis. Il se plaignit à Suard qui se justifia par la lettre suivante dont je n’ai pu trouver le commencement.
AU PREMIER CONSUL.
Fragment.
« … Personne n’a un dévouement plus sincère pour le gouvernement. Afin d’ôter tout prétexte à d’injustes soupçons, il a renoncé à la rédaction du journal ; il a présenté au ministère de la police un nouveau rédacteur qui a été agréé et qui ne peut avoir aucun autre intérêt que celui de conserver cette place et de plaire au gouvernement. Quelqu’important que soit pour moi le succès du Publiciste, je n’ai pas voulu me charger de la rédaction, afin de ne pas fortifier les préventions déjà existantes par celles que pourraient y ajouter des inimitiés personnelles.
J’ai lieu de craindre, général, qu’on ne vous ait insinué une idée peu favorable de mes sentiments politiques. Permettez-moi d’y répondre par une déclaration parfaitement sincère.
Je ne tiens par aucun intérêt à l’ancien régime et par aucune théorie à telle ou telle forme de constitution. Mes réflexions m’ont appris que le gouvernement était une chose d’expérience et de pratique. Le passage de l’anarchie à l’ordre est toujours accompagné de tant de maux que je respecte tout gouvernement par cela seul qu’il est établi ; je l’aime dès qu’il m’offre tranquillité et sûreté. Je trouve ces deux biens dans votre gouvernement ; je lui dois d’ailleurs mon retour au sein de ma patrie et de mes amis. Tous mes sentiments se réunissent donc pour en désirer la stabilité et le perfectionnement que la paix seule peut amener. Permettez-moi, général, de vous dire toute ma pensée : les vrais amis, les appuis les plus solides de votre gouvernement ne sont pas les hommes de parti, quels qu’ils soient, ce sont ceux qui, comme moi, étrangers à tout esprit de parti, ne veulent qu’un gouvernement juste et protecteur des personnes et des propriétés ; ceux-là n’entrent jamais dans aucune intrigue pour le miner, dans aucun complot pour tâcher de le renverser ; et si les vues de l’administration se tournaient vers le moyen d’éclairer et de diriger l’opinion de manière à former un véritable esprit public, on verrait que les hommes dont je parle composent la presque totalité de ceux dont l’opinion mérite d’être comptée pour quelque chose.
Les sentiments que je viens de vous exposer, général, dirigèrent constamment la rédaction de notre journal. Si vous daignez nous faire donner une instruction précise sur ce que vous jugerez à propos de nous prescrire ou de nous interdire, nous nous y conformerons scrupuleusement. Mais il est impossible qu’il n’échappe quelques négligences, quelques erreurs le fait inévitables dans un travail de tous les jours. Il est aisé aussi d’empoisonner les choses les plus innocentes, même le silence, en y prêtant des intentions de malveillance. Permettez-moi de vous citer un exemple : Un journal a annoncé dernièrement une descente des Anglais sur une côte de Hollande ; nous avions reçu le même avis et nous n’avions pas osé l’imprimer. L’avis était faux. Si nous l’avions publié les premiers, on aurait relevé la complaisance avec laquelle nous recueillions les plus mauvaises nouvelles, quand elles étaient favorables à nos ennemis. Mais comme on ne peut suspecter les intentions des auteurs de l’autre journal, on n’a vu dans cette annonce que ce qui y était, une erreur très innocente. Des exemples semblables se présentent chaque jour.
Le vœu, l’espérance, la prière des propriétaires du Publiciste, citoyen premier consul, c’est de n’avoir que vous pour juge des accusations qu’on pourra former contre eux. Ils auront dans votre justice une confiance égale à celle qu’ils ont dans la pureté de leurs intentions.
Vous ne voudrez pas que d’honnêtes citoyens qui jouissent d’une propriété acquise à prix d’argent, sous la garantie des lois existantes, qui exercent une industrie légitime, utile au commerce et très profitable au trésor public, vivent dans la perpétuelle crainte de se voir dépouillés du seul moyen d’existence qui leur reste, lorsqu’ils ne troublent point l’ordre public, qu’ils respectent le gouvernement, veulent le servir et ne violent aucune loi. »
Une pareille profession de foi n’est pas celle d’un Brutus ni d’un Caton. Aussi bien, Suard n’était-il ni un républicain, ni un disciple du Portique. L’éclectisme de l’Académie était mieux son fait. Le malheur est que ses ennemis l’obligèrent souvent à renouveler ces protestations : ce qui en affaiblissait nécessairement la valeur. Il avait trop de modération pour qu’on eût foi dans sa fermeté ; il acceptait de trop bonne grâce tous les gouvernements pour qu’ils se flattassent d’en être beaucoup pleurés, le jour où ils viendraient à mourir.
À quelque temps de là (je ne puis préciser les époques, Suard ayant gardé copie de toute cette correspondance, sans en rappeler les dates), il adressait à Bonaparte, alors consul à vie, ce second apologétique :
« Citoyen consul,
On vient de me prévenir que le gouvernement avait été blessé d’un article de Berlin, imprimé dans le Publiciste, et dans lequel on a cru voir l’intention de provoquer un rapprochement satirique. On m’a dit encore que c’était sur moi personnellement qu’on cherchait à faire tomber le blâme de cet article.
Quelque résigné que je sois aux injustices grandes et petites, j’avoue que celle-ci a de quoi m’étonner. Daignez, citoyen consul, lire avec indulgence l’explication que je vais vous soumettre.
L’article dont il est question a été envoyé de Hambourg par un correspondant qui traduit pour le Publiciste les journaux du Nord. J’ai l’honneur de vous envoyer le bulletin original de ce correspondant. Il paraît que la lettre de Berlin est traduite du Mercure d’Altona. Vous ne croyez pas, citoyen consul, que l’auteur du Mercure allemand, ni le correspondant qui nous a traduit cet article, ait pensé faire une épigramme contre le gouvernement de France.
Ce n’est pas moi qui suis le rédacteur du Publiciste, c’est le citoyen Masignie qui est chargé de ce travail ; c’est lui qui fait le dépouillement des correspondances et gazettes étrangères, et qui livre à l’impression les extraits qu’il en tire. À l’exception des nouvelles d’Angleterre que je rédige d’après un bulletin particulier, je ne lis d’ordinaire les nouvelles du Publiciste que lorsqu’elles sont imprimées.
Le citoyen Marignie est connu pour un homme sage, sans esprit de parti et très dévoué au gouvernement. On demandera comment un homme d’esprit n’a pas senti l’allusion qu’on pourrait tirer de l’article du roi de Prusse, puisque d’autres ont saisi ce rapprochement. Je répondrai que depuis l’impression de l’article, j’ai vu beaucoup de monde de toutes les classes, je me suis trouvé avec plusieurs membres du gouvernement, officiers de cour, citoyen consul, et que personne n’en avait fait la remarque. Un trait malin dans un journal, qui échappe à tant de lecteurs, n’est pas bien dangereux.
Il est très simple que les personnes attachées au gouvernement aient sur tout ce qui peut l’intéresser un coup d’œil plus prompt, un tact plus délicat que la plupart des lecteurs qui ne voyent en général dans ce qu’ils lisent que ce qui y est. Mais pour un rédacteur de journal, qui tous les matins parcourt un fatras de gazettes et de lettres, lit avec dégoût, écrit en hâte, fait imprimer à mesure qu’il écrit, ce serait lui imposer une rude tâche que d’exiger qu’il prévît toutes les inductions que la malignité et l’esprit frondeur peuvent tirer d’un fait simple et innocent. C’est bien assez qu’il ne laisse passer aucune assertion qui ait en soi de l’inconvénient.
Je crois que j’aurais pu lire avec attention le passage qui a scandalisé, sans prévoir un tel scandale : ce qu’on y dit du roi de Prusse est un simple fait et non un éloge. J’ai vu moi-même le roi et la reine de Prusse se promener dans un jardin public, sans gardes et suivis d’un seul valet de pied ; mais j’ai vu aussi des gens sensés lui reprocher ce dédain de l’étiquette et prétendre qu’en négligeant cet éclat extérieur qui frappe l’imagination des hommes, il affaiblissait le principe de l’obéissance des peuples, dans un moment où il fallait au contraire le renforcer.
Lorsqu’un gouvernement s’entoure d’appareil, il a des raisons qu’il n’a aucun intérêt à dissimuler. Ce qui est bon ou indifférent dans tel pays ou dans tel moment, cesse de l’être dans d’autres circonstances. Le roi de Prusse est un bon prince, mais n’est pas un modèle de gouvernement.
Je ne puis assez m’étonner que quelques personnes paraissent craindre qu’un gouvernement aussi fort que le vôtre puisse recevoir la moindre atteinte des petits commentaires qu’on fait dans une chambre sur un paragraphe de journal. C’est encourager la satire que de s’y montrer sensible, et c’est un moyen de force que de se confier à sa force…
Je ne puis m’empêcher de regarder les petites persécutions qu’on a suscitées à différentes reprises contre le Publiciste, comme l’effet d’anciennes préventions qui m’ont poursuivi dès longtemps et que je suis dans l’impossibilité de repousser, par la raison même qu’elles ne peuvent être fondées sur aucun fait, sur aucune imputation positive. Étranger dans tous les temps à tous les partis que j’ai toujours méprisés, je n’ai été attaché à aucun système, à aucun individu, à aucune famille. Je n’ai jamais voulu qu’un gouvernement solide qui mît un terme à l’anarchie. Je l’ai trouvé au 18 brumaire ; j’ai regardé Bonaparte comme le libérateur de mon pays ; il a été mon bienfaiteur personnel, en me rendant ma patrie, ma famille, mes amis ; j’ai désiré de voir consolider son gouvernement, comme le seul moyen de prévenir de nouveaux troubles et de grandes calamités. J’ai voulu servir ce gouvernement des faibles moyens qui sont à ma portée ; j’ai donné cent preuves non équivoques de cette disposition ; on ne m’a tenu compte de rien. Les marques de zèle sont à peine aperçues, et la plus légère inattention se transforme en délit. Personne ne découvre le bien, et les officieux délateurs de ce qu’on croit mal obsèdent le pouvoir.
Que me reste-t-il à faire ? achever ma carrière comme je l’ai parcourue, vivre pour l’amitié, l’étude, l’indépendance et l’obscurité, et me rendre en finissant ce doux témoignage que je n’aurai pas taché d’une lâcheté une assez longue vie.
Pardonnez, citoyen consul, une si longue lettre ; j’écris dans la souffrance et je n’ai pas la force de me réduire. Je n’ai pas le droit de compter sur votre bienveillance, quoique j’en aie éprouvé les effets en plus d’une occasion, mais j’ai compté sur votre indulgence et je soumets ma cause à l’esprit de justice et à la raison supérieure qui vous distinguent.
Salut et respect. »
Il y a de l’esprit dans cette lettre, de nobles sentiments mêlés à un peu d’humeur, et un certain air d’indépendance qui ne peut être qu’un effet de cette humeur même. Je m’étonne pourtant qu’après la terrible expérience qu’on avait faite du journalisme, Suard semble croire à l’innocuité des journaux, et insinuer qu’ils ne valent pas la peine qu’on y fasse attention. Je trouve de plus que sur le fait particulier qu’on lui reprochait, fait qu’il m’a été impossible d’éclaircir, il se disculpe faiblement. Ou Suard ne comprenait pas la responsabilité qui pesait sur lui comme propriétaire du Publiciste