Mes cahiers rouges au temps de la Commune - Maxime Vuillaume - E-Book

Mes cahiers rouges au temps de la Commune E-Book

Maxime Vuillaume

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Beschreibung

Si nous entrions dans ce petit hôtel, proche de la fontaine Cuvier... Nous sommes là cinq ou six qui avons fait le même projet. Dix heures. Tout est toujours silencieux. Certainement la troupe a, elle aussi, besoin de bivouaquer après la bataille. Nous avons la nuit devant nous.
Et je ronfle comme quelqu’un qui n’a pas dormi depuis deux jours... Je ronfle avec une telle sérénité qu’il est cinq heures à ma montre de cuivre—je reparlerai de cette montre—lorsque le soleil, crevant librement les vitres sans rideaux, vient m’ouvrir les yeux.
Toujours rien. Pas un coup de fusil. Un remue-ménage insolite cependant monte de la rue. Des bruits métalliques.  Des appels... Je saute hors du lit. Au même moment, un de mes camarades, qui a ronflé lui aussi, entre brusquement.
—Les Versaillais sont ici. Nous sommes cernés...
Je cours à la fenêtre.
Au bas, la petite place sur laquelle s’ouvre la grille du Jardin des Plantes est pleine de troupes. Au milieu, un monceau d’armes qu’entoure un groupe de soldats. Un solide gaillard aux épaules carrées, la manche ornée d’un brassard tricolore, brandit un fusil dont il écrase la crosse sur le tas.

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MAXIME VUILLAUME

Mes

Cahiers Rouges

AU TEMPS DE

LA COMMUNE

1900

© 2023 Librorium Editions

ISBN : 9782383839644

ALUCIEN DESCAVES

Ces pages sont dédiées

UNE JOURNÉEà la Cour Martiale du Luxembourg

I

déroute

Mercredi 24 mai 1871, six heures du soir. En face de l’hôpital de la Pitié. Le Panthéon est occupé. Les fédérés descendent, sombres, poussiéreux, l’uniforme ouvert...

—Trahis! Nous sommes trahis! Montmartre est pris...

Montmartre est occupé depuis la veille au matin. Et ce sont ses obus, les obus pris par l’armée, qui criblent le quartier. La nouvelle a été démentie. Impossible de se tromper maintenant. L’heure des bulletins enthousiastes a fini de sonner.

—J’en ai assez, crie un artilleur. Voilà trois jours que je me bats...

Et, montrant sa vareuse trouée et souillée:

—C’est pourtant pas que j’aie peur, allez... Mais nous sommes foutus. Plus de chefs...

Tristement, l’homme baisse la tête. Il arrache à la hâte la large bande rouge de son pantalon, qui peut le dénoncer. Peine inutile. La Cour martiale, si mince galon qu’il ait conservé, l’infortuné, l’attend.

Les mitrailleuses cahotent sur le pavé de la rue Lacépède, traînées par les combattants. On a abandonné les chevaux là-haut.

Enfin, tout a défilé. Voici encore des civières, devant lesquelles s’ouvre le portail de l’hôpital. Deux ou trois internes sont là. L’un d’eux, à chaque entrée, soulève le drap blanc.

Je m’approche. L’interne jette sur moi un regard angoissé. Je crois bien qu’il m’a parlé de Saint-Sulpice, d’où quelqu’un arrive, et où l’on a tout passé par les armes: prisonniers réfugiés dans la cour du séminaire, blessés cloués sur leur lit d’ambulance, pêle-mêle avec le médecin.[1]

La fusillade a cessé. Le quai est toujours à nous. Si nous nous reposions? Depuis deux jours je n’ai pas eu une minute de sommeil. Le matin, j’ai voulu m’étendre sur le balcon d’une maison amie, rue Gay-Lussac. Les balles m’en ont délogé. Je me suis assis à l’intérieur sur un canapé. Et voici encore qu’un projectile, trouant la vitre, est venu siffler à mon oreille, s’enfonçant dans la reliure d’un livre de la bibliothèque. Il m’a semblé que cela venait du clocher de l’église Saint-Jacques... Méfiez-vous, en ces jours de lutte, des clochers.

pantalons rouges

Si nous entrions dans ce petit hôtel, proche de la fontaine Cuvier... Nous sommes là cinq ou six qui avons fait le même projet. Dix heures. Tout est toujours silencieux. Certainement la troupe a, elle aussi, besoin de bivouaquer après la bataille. Nous avons la nuit devant nous.

Et je ronfle comme quelqu’un qui n’a pas dormi depuis deux jours... Je ronfle avec une telle sérénité qu’il est cinq heures à ma montre de cuivre—je reparlerai de cette montre—lorsque le soleil, crevant librement les vitres sans rideaux, vient m’ouvrir les yeux.

Toujours rien. Pas un coup de fusil. Un remue-ménage insolite cependant monte de la rue. Des bruits métalliques. Des appels... Je saute hors du lit. Au même moment, un de mes camarades, qui a ronflé lui aussi, entre brusquement.

—Les Versaillais sont ici. Nous sommes cernés...

Je cours à la fenêtre.

Au bas, la petite place sur laquelle s’ouvre la grille du Jardin des Plantes est pleine de troupes. Au milieu, un monceau d’armes qu’entoure un groupe de soldats. Un solide gaillard aux épaules carrées, la manche ornée d’un brassard tricolore, brandit un fusil dont il écrase la crosse sur le tas.

—Encore un! clame-t-il d’une voix furieuse, qui arrive jusqu’à nous.

Tout autour, des uniformes, des képis, des ceinturons, jetés au hasard sur la chaussée.

Adossés à la grille, deux officiers de la garde nationale de l’ordre. Képi bleu à large bande blanche, revolver dans la gaine de cuir jaune, bottes hautes. Sabre au côté, sur une longue capote grise. Brassard tricolore cousu à la manche.

Ce brassard tricolore, que je devais revoir quelques heures plus tard à la cour martiale, je ne pouvais en détacher mon regard... Depuis un mois déjà, nous savions qu’ils étaient en dépôt à Paris, ces brassards, prêts à être épinglés au bras des vainqueurs. Et pas un effort pour étouffer la conspiration! Aujourd’hui, les voilà en plein soleil, triomphalement arborés! Gare à ceux qu’ils vont reconnaître, arrêter, pousser à la fusillade!

Il faut descendre cependant. Fuir n’importe où, mais fuir vite. Déjà, nous voyons les pelotons se former, entrer dans les maisons voisines, en ressortir avec des armes saisies, des paquets, des prisonniers.

Mais j’ai des papiers! Je puis être arrêté dans la rue. Et des papiers bien compromettants. Une carte de laissez-passer sur la place Vendôme, le jour de la chute de la colonne.[2] C’est déjà quelque chose... Une autre plus dénonciatrice encore. La carte verte délivrée par la Commune, sorte de coupe-file que l’on ne donnait qu’à bon escient. Elle porte mes nom et prénom, ma profession. Cela suffit largement pour me faire coller au mur sans examen. Elle m’a été donnée par l’ami Tridon,[3] qui l’a signée.

Je déchire rapidement les deux cartes. Je glisse les morceaux sous le tapis cloué au parquet.

Et mon képi au double galon d’argent! Il me faut une autre coiffure. Ma foi, sonnons le garçon. Il n’y a pas autre chose à faire.

Brave homme de garçon! Il a déjà deviné, avant même que je l’aie interrogé. Vite il va me chercher son chapeau rond, à lui.

—Monsieur, ils sont descendus toute la nuit, me dit-il rapidement, étouffant sa voix. Il y en a plein le jardin. Moi, j’ai déjà jeté ma vareuse et tout le reste. Sur chaque marche de l’escalier, il y en a un qui dort...

Nous sortons, l’ami qui est venu me retrouver dans ma chambre, et moi. Le cœur me bat certainement quand je mets le pied sur la première marche.

Eh bien! ma foi, en avant.

Et comme la porte du petit hôtel est encombrée de soldats qui me barrent le chemin, j’avise, en attendant qu’ils m’aient fait place, une gentille petite blondinette de trois ou quatre ans dont je caresse les boucles folles, comme si j’étais un habitué de la maison. Allez donc me prendre avec cela pour un insurgé...

pavés maudits

—Nous remontons au quartier? dis-je à l’ami qui m’accompagne.

 

Au tournant de la rue Lacépède, je jette un regard à l’intérieur de la Pitié, dont le portail est grand ouvert. Je voudrais bien revoir l’interne, lui demander ce que sont devenus nos blessés.

Pan! Pan!... Un feu de peloton, tout près. Cela vient du Jardin des Plantes.

Je me retourne. L’officier au brassard tricolore est toujours là, immobile contre la grille. Le voici cependant qui se range de côté. Un groupe passe. Au milieu des soldats, baïonnette au canon, deux civils.

Pan! Pan! Encore un feu de peloton... Montons vite.

Partout des lignards, des chasseurs. Ceux que j’ai vus la veille, avant l’attaque du Panthéon, derrière les grilles du Luxembourg et devant la barricade de la rue Soufflot.

Les débits en sont pleins. Ils trinquent bruyamment sur le zinc, faisant sonner le fusil sur le parquet, jetant les pièces blanches, la ceinture bourrée de revolvers.

Nous arrivons à la rue de la Vieille-Estrapade. Là, une barricade. Deux officiers à brassard et capote grise.

—Allons! allons! crient-ils aux passants, qu’on me démolisse ça. Et vite.

Il faut prendre son pavé, le jeter dans le fossé plein d’armes et d’uniformes.

—Faut-il aussi que je prenne le mien! dit brusquement près de moi, avec un gros rire, un homme en bourgeois, brassardé, lui aussi, aux trois couleurs.

Avant de continuer sa route, le policier—car je le saurai bientôt, ces hommes à redingote noire et à brassard tricolore sont les pourvoyeurs des cours martiales—jette un regard autour de lui.

—Et dire que dans ces crapules-là, hurle-t-il, il y en a qui l’ont construite...

Et, après une pause:

—Oui, mais, les cochons... Ils nous l’ont bougrement payé... Fallait voir ça, cette nuit, au Luxembourg!

 

lendemain de victoire

Maintenant, c’est l’effroyable spectacle du lendemain de la victoire. Rues défoncées. Maisons écorchées par les obus et les balles. Pavés noirs ou rouges. Noirs de poudre, rouges de sang. Trottoirs semés de mille choses diverses jetées la nuit par les fenêtres... Il faut se hâter de se débarrasser de tout ce qui pourrait rappeler, aux yeux des perquisitionneurs, que l’on a touché, de près ou de loin, à la Commune.

Place du Panthéon. Debout, devant un pilier de la mairie, deux officiers lisent l’affiche de Delescluze[4] appelant le peuple aux armes. Je suis assez près du groupe pour la reconnaître. Je voudrais m’avancer encore, entendre ce qu’ils disent. Mais je recule d’horreur. Dans l’encoignure, qui se découvre devant moi, une demi-douzaine de cadavres... L’un, replié sur lui-même, montre sa tête affreusement ouverte, sanglante et vidée.

Sur les marches du Panthéon, des soldats. Sur la place, des soldats encore. Au milieu, un marin qui crie et chante, en brandissant je ne sais quoi dans son bras levé. Il me semble que c’est un corsage déchiré de femme...

De la petite rue qui longe la bibliothèque Sainte-Geneviève, débouche un détachement de lignards. Une cinquantaine de prisonniers au milieu d’eux. Des femmes suivent.

Rue Saint-Jacques, adossé à la devanture de l’établissement de liquoriste connu sous le nom de l’«Académie», le cadavre d’un vieux à barbe blanche, encore revêtu de sa vareuse de fédéré.

Il est là depuis la veille. Ou depuis la nuit. Les pieds nus... Les jambes étendues rouges de sang.

Je redescends vers le boulevard. Il est tout pavoisé de drapeaux. Déjà, à cette heure matinale—sept heures—les cafés regorgent de consommateurs. Officiers et civils, parlant haut, le visage allumé.

La chaussée déborde de militaires de toutes armes. Rue des Écoles, beaucoup de monde devant le grand terrain vague où s’élève maintenant la nouvelle Sorbonne... J’ai su plus tard qu’on y fusillait.

Je croise un fourgon qui marche au pas. La porte d’arrière est ouverte. Il est plein de cadavres.

Au coin de la rue Racine et de la rue de l’École-de-Médecine, les deux barricades qui défendaient l’entrée du boulevard Saint-Michel, sont éventrées. Au fond du fossé, une mitrailleuse a roulé, écrasant un cheval blanc, dont on voit l’échine sanglante. Sous cette ruine, le cadavre d’un fédéré de taille géante, la face aplatie sous la roue de l’affût.

Le café Soufflet est dévasté. La veille, lors de l’attaque de la rue des Écoles, les assaillants y ont poussé un canon. Il a fallu, pour le pointer sur la barricade du Collège de France, crever la devanture. Le canon est encore là, au milieu des tables empilées, des murs écorchés.

Les trottoirs sont jonchés de feuillage et de branches, coupés net par les projectiles.

Partout du sang en larges flaques. Des uniformes abandonnés. Des tas d’armes brisées.

Fermant la place Saint-Michel, à hauteur de la fontaine, la barricade défendue la veille par le 248e. Au fond du fossé, étendus, la face saignante et boueuse, une dizaine de cadavres. Entre leurs lèvres glacées par la mort, on a planté des goulots de bouteilles, des pipes culottées... Ignominies!

Les estafettes se succèdent à tout instant, filant au grand galop de leur monture. Un fusilier marin passe, à cheval, le fusil en travers de la selle, portant, accroché à sa ceinture, un képi de commandant fédéré, au quadruple galon d’argent.

 

perquisitions

Je me sens saisir le bras. C’est un ami, Henri Bellenger, rédacteur au Cri du Peuple, de Vallès.[5]

Je lui conte rapidement ce que j’ai fait depuis notre dernière rencontre, la veille, à la mairie du Panthéon. La nuit passée rue Cuvier. Le terrible réveil. La fuite à travers les cadavres et les barricades.

—J’ai passé la nuit rue de la Montagne-Sainte-Geneviève—me dit-il à son tour. Je ne sais comment je suis ici. Toute la nuit des perquisitions, des arrestations, des fusillades. Toutes ces petites rues sont pavées de morts. Un peloton de chasseurs est monté dans notre maison. Nous avons été descendus une vingtaine. Moi, je m’étais assis sur une borne, attendant. On amena un vieux en chemise, tout tremblant. Un soldat l’aborde.

—Tu te rends, vieux.

Le vieillard regarde le soldat d’un air suppliant.

—Mais oui... oui..., je me rends.

Le soldat a son revolver levé. Il continue:

—Alors, tu te rends, c’est bien vrai.

—Oui, oui...

—Allons, c’est bien, tourne-toi.

Le vieux se tourne et tombe pour ne plus se relever.

Le soldat lui a cassé la tête.

—Toute la nuit—reprit Bellenger—on a fusillé dans le marché de la place Maubert, dont on a fermé les grilles. Contre la grande barricade de la place, il y en a des tas. Il y en a aussi au bas des escaliers de pierre qui mènent à la rue Jean-de-Beauvais. Après la prise de la rue Saint-Séverin, les fédérés, réfugiés dans l’église, ont tous été fusillés. Ils sont encore au carrefour. En passant rue Saint-Jacques, j’ai vu, dans un angle, deux femmes fusillées. L’une avait encore, fichée dans sa chevelure brune, une cocarde rouge...

 

Et, baissant la voix:

—La cour martiale est installée au Luxembourg.

—Il faut cependant—dis-je—que nous avisions à un abri. Impossible de rester plus longtemps dans la rue. Tout le monde nous connaît par ici.

—Allons chez moi, ma maison est sûre.

Chez Bellenger, place de l’École-de-Médecine, nous trouvons notre ami commun A..., étudiant en médecine (aujourd’hui médecin dans un département proche de Paris), qui a été aide-major du 248e fédéré, l’ancien bataillon de Longuet[6] pendant le siège.

—C’est bien simple de circuler sans danger d’être arrêté,—nous dit tranquillement A... On n’arrête pas les médecins. Mettez comme moi un brassard d’ambulancier.

Et il me passa au bras le brassard à croix rouge de la Convention de Genève.

Nous sortîmes, A... et moi, après avoir décidé d’aller tout d’abord rue de Madame, prendre des nouvelles de notre vieil ami Rogeard, l’auteur des Propos de Labiénus.[7]

Nous longeons la rue de Tournon et ensuite la rue de Vaugirard, filant vite, sans trop regarder autour de nous.

A peine avons-nous dépassé la porte du Petit Luxembourg, (aujourd’hui l’hôtel de la présidence du Sénat), que nous entendons sonner sur le trottoir un double pas. En même temps, une main s’abattait sur chacun de nous:

—Où allez-vous comme ça!

—Mais, nous allons... nous allons nous promener.

—C’est bien, c’est bien. Entrez d’abord ici avec nous.

Et les deux hommes de police, porteurs du brassard tricolore, nous poussaient dans la cour, déjà grouillante de prisonniers.

Nous étions à la Cour martiale.

 

II

citoyen!

La cour du Sénat—la petite cour qui s’ouvre sur la rue de Vaugirard, et non la grande cour d’honneur qui fait face à la rue de Tournon—est pleine de soldats, d’hommes de police, de gens de tout âge et de tous costumes. Des hommes sont parqués dans les encoignures, immobiles, le visage marqué d’une indéfinissable et navrante tristesse. D’autres passent en courant, entourés de lignards, baïonnette au canon. Des officiers, en tenue de campagne, revolver à la ceinture, sont accoudés à la muraille ou se promènent en fumant. Dans un coin, un homme à brassard tricolore cause avec animation. Il est entouré de trois ou quatre soldats, dont un sergent-major, auxquels il semble donner des ordres. Du doigt, il indique les bosquets qui font, à l’extrémité de la cour, comme un grand rideau vert. Je ne saurai que tout à l’heure quel effroyable spectacle cache ce rideau infâme.

Un feu de peloton éclate à droite. J’ai la sensation rapide que cela a été tiré tout près de moi, peut-être, bien dans ces bosquets qui viennent de passer devant ma prunelle. Je me retourne. Brusquement, je me sens pousser par l’épaule, d’une main solide et pesante, certainement cette même main qui m’a empoigné il y a deux minutes.

—Allons, allons! Qu’on ne traîne pas...

Nous sommes tous deux dans une petite salle obscure, où, confusément, je sens que s’agitent des choses mystérieuses et cruelles. Je n’ai pas besoin d’ouvrir longtemps les yeux pour que, rapidement, se détache, pour ne jamais plus me quitter désormais, une vision d’horreur et de sang.

 

Ah! la voilà bien cette cour martiale dont, depuis la défaite, on ne prononce le nom qu’avec terreur. Je ne suis qu’à l’antichambre. C’est déjà l’abattoir, avec des paquets grands ouverts étalés sur le sol et d’où s’échappent des vêtements, des armes, des papiers...

Je suis debout, attendant je ne sais quoi. L’homme au brassard nous a quittés. Il ne m’a rien demandé. A mon ami non plus. Pourquoi diable nous a-t-il mis la main au collet? Certainement nous n’étions pas dénoncés d’avance. Il ne nous connaissait ni l’un ni l’autre. C’est une erreur et bien sûr, dès que nous allons donner nos noms—de faux noms comme de juste—on va nous rendre à la liberté...

Devant moi, j’aperçois mon homme au brassard qui revient. Il se dirige vers nous. Il est seul. Un autre, porteur comme lui du ruban tricolore, le rejoint. Ils entrent.

—Mais, me dis-je en les regardant, ils n’ont pas l’air si canailles que cela!

L’un d’eux a même une bonne grosse face réjouie, avec une tignasse brune toute frisée, et de gros yeux noirs de caniche. L’autre, blond, est plus dur de visage, avec une moustache en croc, qui le fait ressembler à un gendarme déguisé.

Ce gendarme, je ne lui parlerai jamais... Mais l’autre? Si j’essayais? Précisément, il s’approche. C’est lui qui prend la parole:

—Qu’est-ce que vous avez là, au bras?

—C’est un brassard de la Convention de Genève.

—Qu’est-ce que c’est que ça? Connais pas ce brassard.

Pour lui, bien sûr, il n’y a pas d’autre brassard que celui qu’il porte fièrement à la manche de sa redingote noire, une redingote ample, toute neuve, qui lui donne l’air pacifique et cossu d’un compagnon du devoir. Ce mot Genève l’a du reste embêté. Je l’ai vu à son froncement de sourcils. Genève? Genève? Il ne doit pas être bien ferré sur la géographie.

—Allons, décidément, qu’est-ce que c’est que ça? reprend-il.

—C’est, dis-je en mettant dans ma phrase mon plus insinuant accent de sincérité, c’est—et j’appuie bien sur les mots pour vaincre son doute—c’est le brassard de la Convention Internationale de Genève.

Ah, ce qu’il bondit, mon homme!

—Internationale! Internationale! hurle-t-il avec une rage qui le fait presque écumer. Ah! tu es de l’Internationale! Ah! nom de Dieu!

Et il se retourne, triomphant, vers les gendarmes, que je vois, assis sur les banquettes, donner des signes d’approbation.

Et il gueule:

—L’Internationale!

Je veux répliquer. J’essaye de plaider ma cause. De quelle façon, hélas!

—Mais, citoyen, dis-je doucement, l’Intern...

—Citoyen! citoyen! Ah! nom de Dieu! ça, c’est encore plus fort... Ne m’appelle pas citoyen... ou je te fous ma botte dans le cul.

Et d’une formidable poussée de sa large patte, le bon caniche de tout à l’heure, subitement enragé, m’assied sur la banquette, où je m’écrase, vaincu, atterré.

D’un geste violent l’homme au brassard ajoute:

—Et soignez-le, celui-là. Ça doit être un bon!

entre les deux gendarmes

A cette apostrophe, deux gendarmes se détachent de la longue banquette où ils font comme une grosse tache bleue, semée de points brillants qui sont les boutons d’uniforme, les pommeaux des sabres. Ils viennent m’encadrer, si étroitement, que je sens leur corps épais me serrer comme dans un étau.

Et je pense à part moi:

—Je suis foutu, cette fois. Tout à l’heure je pouvais encore m’en tirer. Pris par hasard dans la rue, sans indication aucune, avec ma figure de blanc bec, où pointe un semblant de moustache, pas l’air d’un insurgé du tout, qui diable m’eût reconnu! Mais maintenant c’est une autre affaire. Me voici signalé. J’ai appelé cet homme «citoyen». Je ne puis être autre chose qu’un dangereux coquin... Citoyen! Quelle mauvaise habitude nous avons prise vraiment pendant le siège! Sapristi! Pourquoi ma langue a-t-elle fourché... Et dire que ma peau se trouve compromise par un seul mot, trois simples syllabes...

Comment sortir de là?...

Il est à peu près dix heures. Je n’ai rien pris depuis la veille. Voici quatre grandes heures que je cours les rues. Et avec quelles émotions! Je revois un instant devant moi le cadavre du fédéré de la barricade de la rue Racine, et, alignés, les morts insultés de la place Saint-Michel.

Un feu de peloton coupe mes rêveries...

J’examine la salle, l’antichambre où j’attends. Une salle nue, avec des boiseries d’un gris sale. Tout autour, des bancs. Et, sur ces bancs, d’autres gens, arrêtés comme moi, comme moi serrés aux flancs par des gendarmes. Pas un mot, pas un souffle.

A deux pas, mon ami A... J’envie presque son sort. Il n’a pas parlé de «citoyen». Si on allait le relâcher et me garder, moi tout seul! J’ai comme un frisson d’envie, de jalousie, en songeant que, dans une heure, il pourra être libre. Où serai-je, moi?

Je me mets à songer à tout ce qui pourrait m’aider à me sauver.

D’abord, je vais tout à l’heure donner un faux nom. Comment vais-je m’appeler? Un nom bien bourgeois, qui n’éveille aucun soupçon. Et je songe au nom d’un camarade de collège—le collège d’Étampes, où j’ai commencé mes études—qui se présente à mon esprit. Langlois. Je me suis appelé Langlois. Si les registres de la prévôté du Luxembourg ont été conservés, on retrouverait ce nom:

«Langlois, arrêté rue de Vaugirard, neuf heures du matin, jeudi 25 mai. Interrogé à une heure. Envoyé à la queue.»

 

J’expliquerai plus loin cette expression: «Envoyé à la queue».

A la cour martiale du Luxembourg, c’était la mort.

ma montre

Ai-je sur moi quelque chose qui puisse me dénoncer? Car on va me fouiller. Je repasse dans ma mémoire le contenu de mes poches. Mes cartes de la Commune, je les ai déchirées avant de sortir de l’hôtel de la rue Cuvier. Je n’ai point d’autres papiers. De ce côté je suis tranquille.

Subitement, je sens comme un fer rouge me brûler la gorge.

—Ma montre!... ma montre de cuivre!... Dans ma poche de gilet!... C’est toi qui vas me dénoncer, montre de malheur...

Il y a huit jours, j’ai acheté une montre, une pauvre montre de cuivre doré, qui m’a coûté la modique somme de neuf francs.

Sur le boîtier, j’ai gravé à la pointe du canif mon nom, mon adresse, et, à côté, cette mention terrible: rédacteur du Père Duchêne. Au-dessous, un Vive la Commune, foutre!... C’est ma condamnation certaine.

Qui me délivrera de cette montre?

Comme je l’arracherais avec joie de mon gousset! Comme je l’écraserais sous mes pieds! Comme je la pilerais en mille morceaux!

Mais, je suis pris entre mes deux gendarmes... Prisonnier. Réduit à l’immobilité... Allez donc mettre la main à la poche, tirer cette montre? Où la jeter? On la ramasserait. On lirait l’inscription dénonciatrice.

Et cependant, j’étire lentement mon bras... Je le glisse jusqu’à ma poche... Je saisis la montre, que je serre dans ma main... Je passe le bras derrière le dos... Je l’allonge jusqu’à la banquette... Et, avec un battement de cœur, lentement, silencieusement, j’ouvre la main... La montre s’échappe... Elle est tombée... Moi seul ai entendu un petit bruit sec... Personne n’a sourcillé autour de moi...

Oh! la brave, l’excellente montre, que je maudissais tout à l’heure! Elle ne m’en a pas voulu d’avoir bossué peut-être sa coquille dorée...

Je suis tout joyeux de cette délivrance. Je n’ai plus rien dans mes poches. Ah! maintenant, il peut venir, le grand prévôt! je lui dirai que je suis M. Langlois, un brave jeune homme d’étudiant, qui n’a mis un brassard à la croix rouge de Genève que pour marcher plus tranquillement dans la rue, et qui n’est pas, mais pas du tout de la Commune...

Je me suis demandé souvent, et je me demande encore, en contant cet épisode de mon passage à la cour martiale, qui peut bien avoir trouvé ma montre. Qu’il me la rapporte, celui-là, s’il l’a encore. Je lui promets une honnête récompense.

le Socialisme

Ma victoire devait vite avoir son revers.

J’avais à peine reconquis un instant de repos et de confiance, que je fus rappelé au sentiment de la réalité par l’entrée d’un groupe, soldats, policiers, prisonniers, qui fit bruyamment irruption dans la salle.

Je comptai une demi-douzaine d’infortunés que l’on venait très probablement de rafler dans une perquisition. Je les vois encore devant moi. L’un, un grand diable, avait un pantalon de garde national. Il était en bras de chemise. Sa figure, creusée de fatigue, disait assez qu’il s’était battu, qu’il était rentré au logis et, là, qu’il avait été pris, dénoncé probablement par un voisin. Deux jeunes gens, deux femmes, l’une d’elles avec un enfant dans les bras.

Ils allèrent se ranger contre la muraille.

Les deux hommes de police jetèrent à terre un énorme paquet, qu’ils se mirent en devoir d’ouvrir. J’en vis s’échapper des livres. Je retrouve dans mes notes, transcrites dès que j’eus mis le pied sur la terre hospitalière, le nom d’un de ces livres qui roula près de moi: Le Socialisme, par Th. Besnard, rédacteur du Siècle.[8]

L’un des agents l’avait ramassé, ce livre. Et il jetait des regards furibonds sur les deux jeunes gens chez lesquels ce livre avait été saisi.

Le Socialisme!

Un livre bien inoffensif, mais dont le titre accusateur conduisit peut-être jusqu’à la fusillade les deux prisonniers.

un prêtre

Un lieutenant venait d’entrer. Et, avec lui, un prêtre. Un aumônier.

Je n’oublierai jamais ce prêtre. Un grand vieillard au mince profil, au nez busqué, à la chevelure longue et bouclée, grisonnante. Ses yeux brillaient, enfoncés sous l’arcade saillante. Une large croix de la Légion d’honneur épinglée à la soutane.

L’homme de police alla vers lui:

—Monsieur l’aumônier, vous voudriez peut-être voir M. le prévôt. Il déjeune à deux pas, au restaurant Foyot.

—Ah! dit le prêtre.

Et il allait retourner en arrière, tranquille et dur, cet aumônier du Luxembourg, quand l’homme de police, qui venait de fouiller dans l’un des paquets éventrés au milieu de la salle, en tira une arme, une de ces armes baroques que les affolés de patriotisme fabriquaient sous le siège, sorte de gigantesque hameçon, forgé dans une baïonnette, dont les crocs pointus faisaient frissonner et rire en même temps...

—Ah! monsieur l’aumônier, monsieur l’aumônier, cria l’homme en brandissant l’hameçon, les salauds, voilà ce qu’ils voulaient cependant nous foutre dans le ventre!

Le prêtre eut un sourire. Approbation ou dédain de la grotesque sortie du mouchard imbécile. Il sortit... Je le vis qui traversait la cour...

le prévôt

La petite salle retomba dans le silence, coupé çà et là par les éclats de rires et les jurons des hommes de police. De temps à autre, un prisonnier arrivait, et s’asseyait, à la file, sur une des banquettes. Des détonations éclataient. Une porte à deux battants s’entr’ouvrit. Je prêtai l’oreille. Des appels, des protestations, des sanglots... La porte se referma.

Une des deux femmes qui, depuis une heure, étaient accroupies dans un coin, se leva, voulut parler. Que dit-elle? Je ne pus rien entendre. Elle suppliait. L’homme de police la repoussa. Je crois qu’elle demandait de l’eau. Elle retourna à la place qu’elle avait quittée, s’assit de nouveau à terre, et, déboutonnant son corsage, offrit le sein à son enfant. L’enfant se mit à téter en silence, sans un cri, heureux dans cet enfer.

Midi. Les douze coups de l’horloge du Luxembourg se détachent. Je songe à ma montre. J’ai envie de la ramasser, de voir si elle est à l’heure. Cela me donne un éclair de gaieté. Vrai, je les ai bien foutus dedans, mes deux bons gendarmes. Ils sommeillent, du reste, et je sens autour de moi flotter un nuage, une vapeur d’eau-de-vie.

Deux hommes passent. L’un d’eux, une serviette en cuir sous le bras, a des manchettes de lustrine noire, comme un soigneux employé. Ils ouvrent une porte. J’entrevois une table, des chaises, les fenêtres grillées qui donnent sur la rue de Vaugirard.

Dans la cour, un grand remuement se fait. Les officiers s’agitent. Au milieu d’eux, un officier supérieur. Un général. Je le reconnais d’après sa photographie, en montre à toutes les devantures, sous le siège. C’est le général de Cissey.[9] Gras, court, les cheveux gris en brosse, il sangle son ceinturon, et, se retournant, fait un signe de la main à un groupe qui franchit le seuil.

En tête de ce groupe, un officier, qui me semble être un officier de gendarmerie. Il salue du geste le général.

Quatre hommes viennent le rejoindre, et l’entourent, l’arme au bras. Le groupe se dirige vers notre salle.

Dès qu’il est en vue, hommes de police et gendarmes se lèvent, comme soulevés par un ressort.

—Allons! Debout! crie l’un d’eux en jetant sur nous un regard furibond. Debout!

Et comme je reste coiffé de mon chapeau rond:

—Et nu-tête, tas de crapules! Allons, nu-tête, nom de Dieu! C’est monsieur le prévôt!

sur deux rangs

Le prévôt passa, tête haute, le cigare aux lèvres. Instinctivement, tous les yeux se tournèrent vers lui. Les têtes, affaissées sur la poitrine, s’étaient relevées brusquement. J’eus le temps de voir les regards effarés de ceux qui, en même temps que moi, avaient été poussés à l’abattoir.

Un bruit de baïonnettes. Une douzaine de lignards entrent en se bousculant. Ils font la haie devant la porte de ce que je sais désormais être la salle du jugement.

—Et vous, cria une voix qui était toujours celle de mon homme au brassard,—avancez.

Je vis se diriger, vers la haie des soldats, deux ou trois de mes compagnons. Je les suivis. J’étais à la deuxième étape de cette journée maudite.

Le bras appuyé sur leur arme, indifférents, les soldats nous regardaient l’un après l’autre. A... était près de moi. Nous avions tous deux conservé nos brassards blancs à croix rouge.

—Tu sais, me dit tout bas A..., nous sommes médecins... étudiants. Je dirai les noms de mes professeurs, si l’on voulait aller aux renseignements.

—Oui répondis-je, mais moi... Je ne suis pas étudiant en médecine... Tes professeurs ne me connaîtront pas...

Et je sentis que l’espérance s’envolait. Cet officier de gendarmerie devant qui j’allais passer n’avait pas l’air d’un imbécile. Il verrait bien tout de suite que je ne suis ni médecin, ni même étudiant en médecine... Et alors? Alors?

Les soldats avaient fait demi-tour. Ils se dirigeaient avec nous vers la salle du jugement.

Quelques pas encore, et j’allais être en face du tribunal.

 

III

devant le tribunal

—Capitaine, c’est ce que nous avons arrêté ce matin.

C’est toujours l’homme au brassard qui nous accompagne. Il vient de s’adresser au prévôt. Je le regarde tout à mon aise, le prévôt. Le signalement que j’en donne ici est exact, je le jure. Je l’ai tracé un mois à peine après avoir échappé au peloton d’exécution.

Le prévôt du Luxembourg—celui du moins qui remplissait cet office dans la journée du jeudi 25 mai 1871—était un homme d’une quarantaine d’années, haut sur jambes, la moustache blonde en croc, les yeux bleus, le crâne dégarni. Il portait l’uniforme de capitaine de gendarmerie, la bande blanche au képi. A bientôt quarante années de distance, je le vois encore devant moi, jetant au plafond—un plafond bas—la fumée de son cigare, allongeant sur l’estrade qui supportait la table devant laquelle il était assis une paire de bottes à l’écuyère soigneusement astiquées.

Pendant cinq minutes, le prévôt continua de fouiller dans les paperasses que l’homme aux manchettes de lustrine noire mettait sous ses yeux, lui glissant de temps à autre, à voix basse, quelques mots à l’oreille.

Subitement, abaissant son regard sur notre groupe, et fixant un homme en vareuse de fédéré, dont les galons et les passementeries avaient été arrachés:

—Qu’on l’emmène!

Et, après une courte pause, s’adressant au voisin:

—Allons, à vous... Où avez-vous été arrêté?

—Rue Saint-Jacques, ce matin...

 

—C’est bien. Que faisiez-vous pendant la Commune?

—Je ne faisais rien...

—Rien? repartit le prévôt. Vous ne travailliez pas? Entendu... Allons, emmenez-le.

C’était là tout l’interrogatoire.

Quelquefois:

—Videz vos poches.

Et deux agents s’approchaient, l’un tenant le bras du prisonnier, l’autre fouillant, jetant sur la table du tribunal ce qu’il rencontrait, un couteau, une clef, un portefeuille ou un livret, de la menue monnaie ou un journal.

Cette table du jugement était encombrée d’objets disparates, pêle-mêle. Deux ou trois képis d’officiers fédérés, des revolvers, des livres.

J’examinai la salle. Elle me sembla envahie par une sorte de brouillard, qui ne me laissait qu’une perception confuse des choses. Par-dessus les épaules des soldats, je vis, dans les coins, contre les murs, d’autres prisonniers qui attendaient, assis à terre. Des femmes, des enfants. Un de ces enfants, coiffé d’un képi de fédéré. Partout, des armes en tas, jetées sur le sol ou appuyées dans les encoignures des meubles.

le sabre

Tout à coup, le brouillard qui voilait mes prunelles se dissipa. Je sentis à la gorge un violent étranglement. Je fis comme un effort pour marcher en avant, rompre cette haie de fusils qui m’entouraient. Debout dans l’embrasure d’une fenêtre, à trois pas de moi, brillant et aveuglant, je venais de reconnaître le sabre de commandant d’un ami, Gustave Maître,[10] que j’avais rencontré la veille au Panthéon.

—C’est bien le sabre de Maître, me dis-je. Je l’ai quitté hier, vers quatre heures. Il a dû être cerné avec ses hommes en faisant le dernier coup de feu... Fusillé contre le mur le plus voisin... Quelque soldat aura pris son sabre et l’aura apporté ici comme un curieux trophée, pour en faire hommage à l’un de ses chefs, le prévôt peut-être. Ou encore, Maître aura été fait prisonnier, conduit ici, désarmé. Il aura passé par cette même salle où je suis en ce moment, emmené comme on vient d’emmener sous mes yeux les deux qui ont été jugés avant moi.

Je fixe toujours le sabre, dont je ne puis détacher mes yeux. Je le scrute dans ses moindres détails. Je voudrais m’assurer que c’est le sabre d’un autre, un sabre de gendarme ou de cavalier tué pendant la bataille.

Mais non, c’est bien le sabre du chef de notre bataillon des Enfants du Père Duchêne. C’est bien sa coquille dorée, sur laquelle se détache une large et hautaine fleur de lys. Si je pouvais tirer du fourreau la lame richement gravée, je ferais lire au prévôt cette devise en gros caractères: «Vive le Roi!»

Certainement, il serait difficile de rencontrer deux sabres semblables dans les deux armées en ce moment encore en présence. Découvert un jour dans une armoire du Palais de Justice, où il devait sommeiller depuis nombre d’années, ce sabre étrange, qui avait orné le flanc d’un garde du corps de Louis XVIII ou de Charles X, était venu échouer à la caserne de la Cité, en face de Notre-Dame.

Un jour que nous étions allés, Vermersch[11] et moi, déjeuner au mess des officiers du bataillon, j’avais avisé dans un coin ce sabre phénoménal dont nous avions beaucoup ri. Et depuis, Maître l’avait adopté.

Ma conviction était faite. Notre vaillant commandant était mort.

Je ne sus que plus tard la vérité.

 

Le commandant des Enfants du Père Duchêne était vivant. Au premier jour de la lutte dans les rues, il avait remis son sabre à son capitaine d’état-major, Samson, un vieux soldat de Crimée et d’Italie, que je vois encore, dans la cour de la caserne, étalant sur sa poitrine la rangée de médailles attestant ses glorieux services. Samson avait été pris à la Croix-Rouge et fusillé.

Un soldat du peloton avait dû s’emparer du sabre, et l’apporter à la Prévôté militaire du Luxembourg.

interrogatoires

Les condamnés défilaient. J’écoutais les interrogatoires. Toujours les mêmes, rapides, inexorables.

—Vous avez été arrêté, demandait le capitaine. Où?

—Chez moi. Cette nuit. Je ne sais pourquoi...

Le prévôt levait les yeux. Invariablement, sans autres explications:

—Qu’on l’emmène à la queue!

Ou, plus simplement, avec un regard vers la porte, où quatre soldats se tenaient.

—A la queue!

Une femme fut poussée à la barre de cet effroyable tribunal. La barre était une barrière hâtivement installée, quelques planches neuves et nues où les clous brillaient.

La femme resta droite en face du prévôt. Elle fixa le capitaine de ses yeux largement ouverts:

—Monsieur l’officier, dit-elle la première, fermement, on est venu me prendre chez moi. J’ai laissé mes deux enfants seuls. Je voudrais savoir ce que j’ai fait.

—C’est la femme d’un insurgé, interrompit le greffier aux manches de lustrine qui tenait le rôle d’assesseur.

Et, feuilletant quelques papiers:

—Vous vous appelez bien X... (le nom n’est point resté dans ma mémoire) et vous demeurez rue Malebranche?

 

—Oui, répondit la femme.

—Où est votre mari? continua le greffier.

—Je ne sais pas, répondit plus doucement la femme. Je ne sais pas...

—Il s’est battu?

—Je ne sais pas, monsieur... Je ne sais pas... répondait de plus en plus bas la jeune femme.

—Enfin, vous ne l’avez pas vu depuis ces jours derniers?

La jeune femme sentait s’enfoncer de plus en plus le fer dans la plaie. Le prévôt ne la quittait point du regard.

—Allons! Avouez, avouez, disait le greffier.

—Je ne sais pas, reprenait toujours l’accusée. Je ne sais pas s’il est rentré...

—Allons donc! Dites-nous donc qu’il s’est battu! reprit l’homme en ricanant.

Le prévôt émiettait la cendre de son cigare.

On emmena la jeune femme. Je la vis partir, s’en aller entre les soldats. C’était à mon tour de m’accouder à la barre.

à la queue

—Ce sont deux étudiants, dit l’homme au brassard tricolore, qui se tenait près de nous. J’ai vu ce qu’ils avaient au bras. Ça m’a paru suspect. Et puis, ils m’ont semblé tout effrayés quand je les ai abordés.

—Où les avez-vous pris? demanda le prévôt.

—Là, rue de Vaugirard, en face la grand porte.

—Qu’avez-vous à répondre? continua le prévôt. Pourquoi avez-vous ce brassard?

—Je suis médecin, répondis-je. C’est pourquoi j’ai ce brassard de la Société Internationale des blessés. J’étais déjà médecin sous le siège...

—Et médecin de qui êtes-vous maintenant? Quels blessés soignez-vous?

—Mais, tous, repris-je, un peu embarrassé. J’ai soigné tout le monde pendant la bataille, les soldats de l’armée et ceux de la Commune.

—Vous n’êtes point médecin de l’armée?

—Non... Mais...

—Vous êtes resté à Paris sous la Commune?

—Oui...

Le prévôt se pencha à l’oreille de l’assesseur en manchettes. Ils semblèrent se concerter un moment. Et le capitaine, s’adressant toujours aux agents:

—Conduisez-le à la queue!

Deux agents m’entourèrent et me firent traverser la salle d’attente, de nouveau pleine de prisonniers. Où était-on allé les prendre? Chez eux ou dans une salle voisine? Je vis encore des hommes en vareuse, des femmes, des enfants, des gendarmes et des soldats, et toujours ces hommes à brassard tricolore, pourvoyeurs du grand abattoir.

ceux qui attendent

Je me retrouvai dans la petite cour du Sénat. Il était environ une heure. Le désordre y était encore plus bruyant que lorsque je l’avais traversée pour la première fois, après notre arrestation. Des soldats débraillés, des officiers en tenue de campagne, des agents à brassard, des groupes d’inconnus lamentables, parqués çà et là, et dont on entrevoyait les faces hâves derrière les faisceaux des fusils.

Nous tournâmes à gauche. Un spectacle inoubliable m’apparut brusquement.

Parqués entre un long mur et la limite des bosquets, une masse d’hommes qu’entouraient des soldats.

A notre arrivée, les rangs s’ouvrirent et se refermèrent aussitôt sur moi.

C’était là ce que le prévôt appelait la queue.

J’avais à peine eu le temps de me ressaisir, qu’un peloton arrivait d’un pas tranquille, le fusil sur l’épaule. Les quatre lignards s’arrêtèrent à la tête du groupe, parlementèrent rapidement avec les soldats qui formaient barrière, et j’entendis distinctement, à deux pas de moi, cet appel:

—Six, hors des rangs.

Six hommes, les six premiers, se détachèrent. Ils furent vite enveloppés par les soldats du peloton.

—Eh bien! hurla un colosse moustachu, votre sacrée nom de Dieu de Commune, elle vous a tout de même foutu dans la mélasse, comme disait votre Père Duchêne...

Il me sembla que l’homme avait jeté les yeux sur moi... Serais-je reconnu... Mais non...

Au même moment, je voyais arriver mon ami A... qui avait été jugé après moi. Le groupe s’ouvrit. A... entra et vint se mettre à mes côtés.

—Allons! Allons! cria un agent. Faites un peu de place. Faut bien que tout le monde se case!

Et il éclata d’un rire énorme.

pensées

L’idée de sortir de cet enfer me hanta. On n’avait pas songé à me fouiller. J’avais sur moi quelques centaines de francs.

Si j’offrais cet argent?

A qui? A un homme à brassard?

Je reconnus bientôt l’impossibilité de mettre mon projet à exécution.

Je poussai A... du coude. Je lui dis quelques mots. Lesquels? Je ne m’en souviens plus. Quelques dernières confidences. Nous allions certainement mourir tous les deux. Peut-être côte à côte, fusillés par le même peloton. Quelle bête de mort! En tas, pêle-mêle, sans que l’on sache mon nom! Ah! mille fois mieux la mort derrière la barricade! Mais ici, au Luxembourg...

Et je songeais à ce jardin où j’avais flâné si souvent, à la musique où nous allions le soir, à un vieux gardien dont j’avais cru voir tout à l’heure la figure, et que je connaissais depuis des années.

Les agents hurlaient toujours... Je remarquai que des soupiraux qui s’ouvraient au bas du mur, s’échappaient des cris, des gémissements...

Les détonations se faisaient entendre, de plus en plus pressées, tout autour de nous...

—Tiens! Un pompier! cria subitement un agent. Ah! ça va pas être long, de lui faire son affaire à celui-là.[12]

Et, après un moment de silence:

—Les crapules! Ils auraient foutu le feu à tout Paris, si on les avait laissés faire, avec leurs pompes à pétrole...

Il ne me restait plus qu’à me boucher de mon mieux les oreilles, à laisser venir tranquillement la mort qui se rapprochait à chaque nouvelle décharge du peloton d’exécution...

 

IV

lueur d’espoir

J’attendais que mon tour fût venu, quand je vis s’approcher un sergent à la fine moustache.

—Que faites-vous ici, me dit-il brusquement? Vous êtes étudiant. Je m’en doute à votre brassard...

Je n’avais point remarqué jusque-là le jeune sous-officier qui m’adressait la parole. Si j’avais pu songer un moment à m’échapper de cet enfer, ce n’était point vers les soldats que mes pensées s’étaient dirigées. Encore moins vers les officiers et sous-officiers que je voyais, depuis des heures et des heures de poignante faction, le veston déboutonné, causant et blaguant, sans un regard de pitié pour cette foule misérable dont on venait, toutes les dix minutes, détacher un paquet pour la mort.

Le sergent continuait:

—Mais pourquoi êtes-vous ici? Dites?...

Cette insistance me frappa. Je me dis que, malgré tout, il y avait peut-être là une corde de salut que je pouvais bien saisir, dût-elle me glisser dans les mains.

—Mais, ce que je fais ici, répondis-je, ma foi, je n’en sais rien...

—Comment? Vous n’en savez rien... Mais, mais... Vous ne voyez donc pas ce qui se passe. Vous n’entendez donc rien...

J’entendais parfaitement. Depuis ma sortie de la salle du jugement, je savais que j’allais à la mort, et que de tous ceux qui m’entouraient, pas un peut-être ne sortirait vivant de ce jardin du Luxembourg...

—Mais, reprit le sergent, vous ne voyez donc pas que vous allez être fusillé?

 

Plus bas, presque sur mon visage, avec un geste qui embrassa toute cette effroyable «queue» de condamnés:

—Tous ceux qui sont là...

Et, désignant du regard les bosquets:

—Là, derrière...

Puis, m’empoignant par l’épaule:

—Allons, allons, reculez...

J’avais saisi le bras de mon ami A... Tous deux conduits, traînés plutôt par le sergent, nous traversâmes toute la longueur de la «queue».

Nous ne nous arrêtâmes qu’au dernier rang.

Nous avions fait ainsi une vingtaine de mètres. Je calculai que nous étions bien là deux à trois cents misérables.

Lorsque je me trouvai immobile de nouveau, une pensée rapide traversa mon cerveau. J’étais à l’abri pour quelques heures encore. Les deux ou trois cents seraient pris avant moi, s’en iraient avant moi se placer devant les fusils. Et je songeais à la place que j’avais volée, à celle que je laissais au malheureux dont j’avais ainsi avancé l’heure dernière...

—Comme cela, nous dit le sous-officier, vous êtes en sûreté jusqu’à ce soir... Maintenant, vous ne m’avez pas encore dit pourquoi vous étiez arrêté?

pourparlers

—Je n’en sais rien, répondis-je. Nous passions ce matin devant la porte de cette cour, rue de Vaugirard, quand, à la hauteur de la chapelle, deux hommes nous ont conduits ici. Nous avons été interrogés par un capitaine. Depuis, nous attendons.

Et, m’enhardissant:

—Voyons, sergent, si nous devons, comme vous le dites, être fusillés... est-ce qu’il n’y a pas moyen de sortir d’ici?

Le sous-officier avait relevé la tête. Nous causions tous trois assez librement, après nous être éloignés de quelques pas de la «queue» fatale.

 

—Sortir d’ici?... Si vous êtes étudiants, je ne vois qu’un moyen. Je veux bien essayer... De quelle année de médecine êtes-vous?

Ce fut à mon ami A... de répondre... Lui était véritablement étudiant en médecine—j’ai déjà dit qu’il est médecin près de Paris—il nomma ses professeurs...

—Moi aussi, je suis étudiant en médecine, interrompit le sous-officier. Je me suis engagé à la déclaration de la guerre et j’ai continué mon service à Versailles... Eh bien! je vais aller voir le médecin-major. Je lui raconterai l’affaire. Ma foi, si je puis vous tirer de là, ce sera vraiment une veine... Et, surtout, si je tarde à revenir, ne vous laissez pas pousser en avant... Toujours à la queue...

Le sergent nous quitta. Nous le suivîmes des yeux jusqu’à ce qu’il disparût par une porte basse qui me sembla conduire à la salle d’attente du matin.

angoisse

Une heure après, nous le vîmes ressortir. Il vint tout de suite vers nous.

—Très embêtant. Pas trouvé le médecin-major. Je ne sais plus comment faire.

—Ne pourriez-vous pas voir quelque autre personne? dis-je à tout hasard.

—Oui, reprit le sous-officier... Le général. Il n’y a que lui qui pourrait voir cela?

Je songeai que ce général, c’était Cissey. Ah! sûr, qu’il ne ferait rien, celui-là. C’était bien inutile d’aller lui raconter nos peines. Qu’est-ce que cela pouvait lui faire, à Cissey, que deux pauvres étudiants eussent été pincés par deux mouchards, conduits au Luxembourg et condamnés? Et puis où était-il, Cissey? Du reste, en ce qui me regardait personnellement, il n’y avait pas d’espoir. Un interrogatoire complet, c’était au contraire la découverte de ma véritable identité.

 

—Mais, au fait, reprit le sous-officier, il y a une chose bien plus simple. Redites-moi qui vous a arrêté, à quelle heure?

—Ce sont, expliquai-je, deux «messieurs» en redingote noire, avec un brassard tricolore. Un gros, grand, noir, frisé. Un autre blond, avec des moustaches...

—Mais, ils sont encore ici! Je viens de les rencontrer à la prévôté... Vous êtes bien sûr que ce sont ces deux-là?

Et comme je faisais un geste affirmatif:

—Eh bien! j’y vais. Si je vous fais signe de là-bas—et il me montra l’angle du mur, en tête de la «queue»—si je vous appelle, venez...

Et, avant de nous quitter, tout bas:

—Et, devant les agents, tutoyez-moi. Je suis un cousin. On vous a pris par hasard. Je vous ai reconnus... Oui, tutoyez-moi. Vous savez, je ne les connais pas, ces deux hommes au brassard...

Nous attendîmes encore une grande heure, dans d’inexprimables angoisses. Allait-il réussir dans sa mission? Déjà, le médecin-major avait raté. Si les deux mouchards allaient l’envoyer promener... Et je me rappelais que le matin, l’un des agents m’avait signalé «comme un bon». Il allait, le gros frisé, se souvenir aussi que je l’avais appelé citoyen... Il se rappellerait cette insulte... Car, pour lui, c’était une insulte, et une grave... Ne m’avait-il pas menacé de sa botte?

Nous attendions toujours. Je finissais par ne plus entendre les feux de peloton. Ils se succédaient pourtant terriblement près de nous... Je me haussai sur la pointe des pieds pour voir par-dessus la file de mes compagnons. Oh! les tristes faces, déjà marquées par la mort. Les têtes pendantes... Les yeux qui ne regardaient plus... Je vis la cour toujours rouge de soldats, et, au beau milieu, le soleil argentant sa longue chevelure, tête nue, le prêtre dont je n’oublierai jamais le dur sourire... Un court sentiment de révolte me monta au cœur...

 

loin de l’enfer

Je fixais, sans pouvoir en détacher mon regard, cet angle de muraille, derrière lequel peut-être, à ce moment, marchait le sergent, expliquant aux agents notre arrestation, cherchant à ravir nos existences à la fusillade toute proche... Et d’un coup, je vis apparaître notre sous-officier. Ses yeux s’étaient dirigés sur nous. Il avança de quelques pas. Derrière lui, nos deux hommes à brassard. Les mêmes.

—Vous deux, là-bas, cria à haute voix le sous-officier, avec un geste d’appel autoritaire, venez ici...

Ce «venez ici» me perça comme une balle... Ici! Au lieu de m’annoncer la délivrance, ce venez ici, crié d’un ton dur, était-il pour moi l’avant-coureur de l’exécution? Car, j’avais trompé le sergent. Je ne lui avais pas raconté complètement mon arrestation, ma réception, mon signalement par l’agent. Je n’avais rien dit de l’épisode du «citoyen»... S’il avait changé d’avis! S’il s’était douté, grâce aux renseignements complémentaires qu’il avait recueillis, que j’étais un vrai coupable... Miséricorde! S’il avait appris, s’il savait qui je suis en réalité... que la veille encore, j’avais passé la moitié de l’après-midi avec Rigault...[13]

—Allons! allons! Et vite..., ajouta-t-il.

Nous nous détachâmes du groupe pour nous joindre au trio que formaient, en tête de la file des condamnés, le sergent et les deux hommes de police. Tous les regards se tournèrent vers nous, regards de commisération et d’envie. Pour certains, c’était la liberté qui nous attendait. Pour d’autres, le peloton.

Sans mot dire, les trois hommes traversèrent rapidement la cour, se dirigeant vers la porte de la rue de Vaugirard. Nous les suivîmes. Pas un officier, pas un de ces civils qui faisaient en ces jours odieux le hideux métier de pourvoyeur des cours martiales, ne se détourna pour demander où nous allions.

Deux minutes après avoir quitté la «queue» des condamnés, nous étions sur le trottoir de la rue de Vaugirard, à ce même endroit où nous avaient arrêtés le matin les deux hommes qui nous accompagnaient.

attendrissement

—Eh bien! me dit brusquement le sergent, maintenant que «te» voilà dehors, j’espère bien que tu ne foutras plus les pieds dans la rue pour te faire mettre encore la main sur l’épaule. Ah! tu l’as échappé belle, et ton ami aussi. Et si je n’avais pas été là, vous passiez tous les deux un fichu quart d’heure.

Je me souvins que je devais, aux yeux des agents, jouer le rôle de cousin. Ce ne fut pas sans quelque effort que je répondis, avec un rire qui devait sonner un peu faux:

—Mais oui, mon vieux. Ah! sapristi! je t’en dois une belle...

—Foutre oui! exclama le gros agent à la perruque de caniche noir. Ah! nom de Dieu! mes pauvres enfants, dire que vous y étiez, sans le cousin... Dame! que voulez-vous? dans ces jours-là, on ne connaît personne!... Ah! ce que nous en avons pincé cette nuit, et aujourd’hui... Tout de même, qu’est-ce qu’auraient dit vos parents, quand ils auraient appris ça?...

Et l’agent s’attendrissait. Insondables replis du cœur humain!

Cet homme, qui, sûrement, depuis l’entrée des troupes, avait conduit à la cour martiale, à l’abattoir, des centaines d’inconnus, sans un remords, sans une interrogation à sa conscience, s’apitoyait, pleurait presque sur le sort de deux jeunes gens qu’il ne connaissait ni d’Ève ni d’Adam, parents, il le croyait du moins, d’un sergent dont il ne savait même pas le nom.

On entendit une décharge derrière les grilles.

 

—Vous voyez, reprit l’homme... Ah! mes enfants! ce que je suis heureux tout de même de vous avoir fait sortir.

Il m’aurait embrassé de joie, l’homme au brassard.

—Oui, reprit-il, oui! il nous faut aller prendre un verre.

—J’allais l’offrir.

—Non, non. C’est moi qui veux le payer... Ce que j’ai soif... On n’a pas seulement le temps d’aller boire un coup...

Nous entrâmes, les deux agents, le sergent, A... et moi, dans la boutique du marchand de vins qui existe toujours, à l’enseigne à la Comète de 1811, au coin de la rue de Vaugirard et de la rue Servandoni. Oh! comme je le fouille du regard, quand je passe à cet endroit, ce cabaret, qui me rappelle de si effroyables souvenirs! Je cherche des yeux la petite table ronde devant laquelle nous nous assîmes. Je revois la grande porte du Sénat, les soldats qui entrent, les prisonniers qu’on pousse en hurlant. Et j’entends toujours à mes oreilles le rire sonore de l’agent, joyeux et sinistre à la fois:

—Ah! mes enfants! Ce que je suis tout de même content de vous avoir sortis de là... Mais il nous faut retourner... Allons, j’ai pas le temps...

Et il se précipita, affairé, tout en essuyant ses moustaches, vers la prévôté...

Il me tendit la main... Cette poignée de main, j’en frémis encore.

Comme il nous faisait un dernier signe, je vis un groupe qui s’avançait sur le trottoir. Trois hommes qui m’étaient inconnus, et une dame sévèrement voilée. Les trois hommes ne tournèrent pas la tête, mais la dame voilée eut comme un mouvement de stupeur qui attira mon attention. Je vis en même temps deux yeux briller derrière le voile. La dame voilée—je le crois encore—était madame Sapia,[14] la veuve du commandant tué le 22 janvier sur la place de l’Hôtel-de-Ville. Quelques jours auparavant, le dimanche, jour de l’entrée des Versaillais, invité à déjeuner à l’Instruction publique par Vaillant,[15] j’avais été son voisin de table.

Me retrouver là, entre deux agents de cour martiale et un sergent versaillais, tout ce monde-là se serrant la main!

refuge

Nous restâmes seuls, A... et moi, avec notre sergent. Qu’allions-nous faire? Ou, plutôt, qu’allais-je faire, moi, le plus compromis?

A... qui, par la suite, ne fut pas poursuivi, pouvait, avec quelque chance, trouver un asile, attendre une quinzaine et filer sur sa province. Mais moi?... Ce sergent, il allait me laisser là, dans la rue...

Si je lui avouais tout! Que je l’ai trompé, que je suis un véritable insurgé! Si je lui demandais de me conduire dans un lieu sûr?...

Ma foi, commençons par faire plus ample connaissance. Et je me risque:

—Dites, sergent, nous n’allons pas rester sur cette grenadine—chez le marchand de vins, nous avions avalé des grenadines à l’eau de seltz,—vous allez bien accepter à dîner avec nous? Car, ajoutai-je avec un rire forcé, depuis ce matin neuf heures, nous ne nous sommes rien mis sous la dent.

Nous nous dirigeâmes vers l’Odéon.

Le Sénat et les rues avoisinantes ressemblaient à un vaste champ de bataille, après la victoire. Les morts s’étalaient en plein soleil. Il n’y avait guère de coin qui n’eût ses deux ou trois cadavres. J’en comptai cinq, autant que je pus le faire d’un coup d’œil rapide, le long du mur qui fait face au restaurant Foyot. A toutes les fenêtres, des officiers, des soldats.

Nous entrâmes au restaurant Martin, rue Rotrou, tout près de la place de l’Odéon.

Quand nous fûmes à table, dans un cabinet isolé, je racontai au sergent stupéfait notre véritable histoire. Je lui dis comment j’étais tout aussi peu en sûreté, au moment où je lui parlais, que le matin ou la veille.

—Vous m’avez sauvé la peau, lui disais-je. Vous ne voudrez pas me la reprendre!

—Non, me répondit-il, un peu hésitant tout d’abord, non... Mais où voulez-vous aller? Vous pouvez être repris la nuit, dans une perquisition... Ne quittez pas le quartier... Si vous étiez arrêté, on vous amènerait de nouveau au Luxembourg. Vous me demanderiez...

Et le sergent me dit son nom.

Nous ne quittâmes le restaurant qu’à la tombée de la nuit. A... s’en alla de son côté. Le sergent me conduisit jusqu’à la porte de la maison où j’avais résolu de m’abriter.

—Vous! vous! me dit en tremblant l’amie qui me donnait asile. Ah! je ne croyais plus vous revoir...

Et, soulevant un coin du rideau de sa fenêtre, elle me montra le Collège de France, où les juges militaires avaient siégé toute la nuit.

—Ah! si vous pouviez les voir d’ici!... Ce matin quand je suis sortie, mes genoux pliaient d’épouvante... Là-bas, là-bas, au coin de la rue Montagne-Sainte-Geneviève. C’est là qu’ils les mènent fusiller... Il y en a plus de cinquante... Ah! l’épouvantable nuit...

 

V

l’abattoir du Luxembourg

Trois jours après cette terrible journée du jeudi 25 mai, le sergent venait prendre mes nouvelles. Il entra la main tendue, le sourire épanoui.

—Eh bien! vous n’avez pas eu de perquisition?... Ma foi, je m’attendais d’un moment à l’autre à vous voir ramener au Luxembourg... Je vous jure qu’on ne chôme pas à la prévôté.

Et il me dit les nuits entières qu’il avait passées, de garde à la salle d’attente qui ne désemplissait pas, et où venaient échouer, à toute heure, les prisonniers faits dans les rafles.

—On perquisitionne partout, reprit-il. Tout le quartier y passera. Cela se fait par îlot. On entoure un paquet de maisons. Une fois cerné, on fouille. Et gare, si vous avez chez vous quelque chose de suspect. Un vieux pantalon de garde, un képi, un ceinturon, un bidon. Le moindre doute vous fait descendre dans la rue. Et puis, c’est selon l’humeur de l’officier qui commande, ou tout bonnement des soldats... Pan! pan! Au mur!... Si l’officier est bon garçon, ou s’il peut tenir ses hommes, on vous amène à la prévôté...

—Et alors?

—Alors? Eh bien, ma foi, c’est encore selon. On commence par vous fourrer dans les caves, où vous attendez jusqu’à ce que le prévôt soit arrivé. Quelquefois, s’il y en a trop, on vide les caves pour faire de la place...

 

—Ce sont ceux que l’on mène à Versailles?

—Oui et non. Cela tient encore aux hommes qui sont là. Des fois on les mène à l’École militaire. Je crois que de là ils sont dirigés sur Versailles.[16] D’autres fois... D’autres fois...

—Eh bien?

—Eh bien...

Et le sergent hésitait...

—Eh bien. On les mène dans le jardin, du côté de la pièce d’eau...

Et le sergent me raconta dans tous ses détails l’effroyable boucherie de la cour martiale.

Depuis l’entrée des troupes, on fusillait sans relâche. On fusillait derrière ces bosquets, dont le vert feuillage m’était apparu et que je revoyais criblé de gouttes de sang. Là, c’était le simple peloton. Quatre par quatre. Contre un mur, contre un banc. Et les soldats s’en allaient, rechargeant tranquillement leur fusil, passant la paume de la main sur le canon poussiéreux, laissant là les morts.

On fusillait aussi autour du grand bassin, près du lion de pierre qui surmonte les escaliers menant à la grande allée de l’Observatoire, le long de la balustrade de gauche.[17]

—Et tous ces morts, qu’en fait-on?

—Tous ceux qu’on a fusillés jeudi, le jour où vous y étiez, me répondit le soldat, on les a enlevés la nuit suivante. De grandes tapissières ont été amenées. Je crois qu’on a tout emporté à Montparnasse.

Je me représentai l’horrible scène. La montagne de morts, ceux qui avaient été fusillés les premiers, écrasés sous le poids de ceux qui étaient venus s’abattre sur leurs cadavres, toute cette chair trouée et sanglante sur la pelouse barbouillée de sang.

Le sergent avait repris son récit. Il détaillait l’abattoir, place par place, peloton par peloton.

—Et, lui demandai-je, on fusille toujours?

Le sergent fixa sur moi ses yeux étonnés. Nous étions, autant qu’il m’en souvienne, à la matinée de dimanche, à la dernière agonie de la bataille.

—Certainement, me répondit-il. On n’a pas cessé depuis que nous sommes entrés à Paris. Ah! vous n’avez rien vu. Moi, j’ai commencé à voir cela à la Croix-Rouge, où nous avons tourné les barricades par le bas de la rue de Rennes. On en a fusillé là un paquet, surtout des officiers.

Brusquement des cris éclatèrent en bas, au-dessous de nous. Le sergent se mit à la fenêtre:

—Voilà une bande de prisonniers, dit-il sans se retourner. On les conduit certainement au Luxembourg.