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Extrait : "Je faisais partie de la première expédition de Tlemcen, en janvier 1837. Durant la marche, qui dura cinq jours, je remarquai un individu fort singulier. C'était un petit homme sec et jaune comme du vieux buis. Il était vêtu d'un pantalon noir qui ballotait autour de ses jambes grêles, et d'un habit noir boutonné du haut en bas dont le col montait jusqu'au milieu de la tête, tandis que les basques descendaient presqu'aux talons."
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Seitenzahl: 267
Veröffentlichungsjahr: 2015
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EAN : 9782335040258
©Ligaran 2015
Souvenirs d’un officier d’Afrique
Je faisais partie de la première expédition de Tlemcen, en janvier 1837.
Durant la marche, qui dura cinq jours, je remarquai un individu fort singulier. C’était un petit homme sec et jaune comme du vieux buis. Il était vêtu d’un pantalon noir qui ballottait autour de ses jambes grêles, et d’un habit noir boutonné du haut en bas dont le col montait jusqu’au milieu de la tête, tandis que les basques descendaient presqu’aux talons. Une cravate noire roulée en corde autour du cou, un petit chapeau à rebords imperceptibles, enfoncé sur les yeux, et des bottes éculées, complétaient l’équipement. De linge, pas trace.
Tout ce que l’on pouvait voir de la figure, c’étaient deux yeux noirs percés en trou de vrille, et un grand diable de nez qui se détachait en avant, comme un tambour-major entête de son peloton. Le chapeau d’une part, de l’autre une épaisse barbe noire, cachaient tout le reste et ne permettaient pas même de reconnaître l’âge de notre bizarre compagnon.
Il avait d’ailleurs le jarret solide et suivait allègrement, sans la moindre apparence de fatigue, la marche de l’avant-garde. Il cheminait isolé, s’écartant dès qu’on faisait mine de l’approcher. Il n’adressait la parole à personne et ne répondait pas à ceux qui la lui adressaient.
Quelque temps qu’il fît, vent, pluie ou soleil, il ne semblait pas s’en apercevoir et ne donnait aucun signe de contentement ou de contrariété. On l’aurait cru tout à fait insensible à l’influence de l’atmosphère, si la nuit il ne se fût rapproché autant que possible des feux du bivouac. Il attendait patiemment que tout le monde se fût installé. Alors il faisait le tour du cercle, prenait la place la moins mauvaise qu’il pouvait trouver, posait son chapeau à terre avec circonspection, tirait un vieux mouchoir à tabac d’une de ses immenses poches, le nouait autour de sa tête, se couchait et s’endormait. Le lendemain, il se levait au premier appel des tambours, remettait son mouchoir dans sa poche, son chapeau sur sa tête, et, sans autre cérémonie, repartait du pied gauche.
Il consacrait la halte du matin à sa toilette, ou plutôt à celle de son fourniment : car une ablution superficielle suffisait aux soins de sa personne, tandis que son costume était l’objet d’un travail compliqué. Il commençait par tirer de ses fameuses poches le mouchoir précité, une brosse, un encrier et une plume. Il se servait du mouchoir pour battre dans tous les sens son chapeau, son habit, son pantalon et ses bottes. Après les avoir bien battus, il les brossait lentement et délicatement, avec des précautions que justifiait, hélas ! trop bien leur prodigieuse vétusté : c’étaient des malades que la moindre brusquerie eût tués. Cette épineuse opération terminée, notre homme trempait sa plume dans son encrier et passait une légère couche d’encre sur les coulures blanches de l’habit et du pantalon. Ensuite il remettait symétriquement ses ustensiles à leur place.
La halte de l’après-midi, il l’employait à dîner, unique et frugal repas. Assis au bord d’un ruisseau ou d’une fontaine, il tirait de ses éternelles poches un petit bâton de chocolat et une croûte de pain qu’il détrempait dans l’eau, et mangeait le tout. Après quoi il prenait, toujours dans le même endroit, une pincée de tabac haché et une feuille de papier de fil, roulait une cigarette et la fumait. Puis tout était dit jusqu’au lendemain.
Ne croyez pas que j’invente ou que je suppose aucun de ces détails. Je les ai observés à plusieurs reprises. Accoutumé à tous les phénomènes de la vie militaire, je ne prouvais m’intéresser au spectacle d’une marche régulière et tranquille. En effet, contre l’habitude, notre corps d’armée ne fut pas inquiété un instant. Pas un burnous ne flottait à l’horizon. Abd-el-Kader, surpris, ralliait ses Arabes en arrière de Tlemcen. De plus, le paysage était monotone et triste. De tous côtés s’étendait à perte de vue une plaine sablonneuse et rougeâtre, à peine mouchetée çà et là d’arbustes rabougris. Rien qui pût frapper mon imagination ou occuper ma pensée. Toute mon attention se concentrait donc sur le seul point qui fit diversion à l’uniformité des êtres et des objets environnants, et je reportais sans cesse les yeux sur le petit homme noir.
Ce n’était pas seulement ma curiosité qu’il excitait, mais aussi ma sympathie, je dirais presque mon enthousiasme. J’admirais cette sobriété pythagoricienne, cette force patiente et calme, cette fierté silencieuse et presque farouche, cette noble indigence qui se suffisait à elle-même, ne demandant et n’acceptant rien. Même en face de la simplicité militaire, je m’étonnais d’une telle simplification de la vie.
Cet accoutrement misérable et ridicule éveillait en moi les sentiments les plus opposés. Je ne pouvais le regarder sans avoir à la fois envie de rire et de pleurer. Une sorte d’attendrissement respectueux se mêlait à ma gaieté. J’éprouvais à la vue de ce vieil habit noir un peu de cette mélancolie qu’inspirent les ruines. Pauvre habit ! on voyait qu’il aimait son maître et qu’il faisait de vaillants efforts pour ne point l’abandonner. Il était impossible de ne pas lui supposer une âme. Où aurait-il sans cela trouvé la force de résister à un pareil épuisement ? Son existence était un démenti aux lois de la durée. Et ces poches fantastiques qui servaient à la fois de nécessaire, d’armoire, de magasin et de garde-manger !
Quel était cet homme ? Quel motif le poussait à partager les fatigues et les dangers de l’expédition ? Qu’allait-il chercher dans ce pays inconnu, but de notre voyage ?
Ce problème s’était peu à peu emparé de mon esprit oisif et avait fini par devenir une préoccupation inquiétante : je voulus en avoir la solution.
Une fois, pendant la dernière étape, je cherchai à lier conversation avec le mystérieux personnage. Je commençai par m’approcher peu à peu, sans affectation. J’avais pris mes manières les plus séduisantes et mon plus aimable sourire. Peine perdue : je n’obtins pas plus de succès que les autres. À peine eus-je adressé la parole à mon homme qu’il s’éloigna sans répondre un mot, sans daigner seulement me jeter un coup d’œil. Je vis qu’en insistant je n’arriverais qu’à me rendre fâcheux, et je ne voulus ni compromettre mon savoir-vivre dans une nouvelle importunité ni exposer ma dignité à une nouvelle rebuffade. Je me tins donc pour averti et me promis bien de ne pas recommencer l’épreuve.
Cependant cet échec n’avait pas amorti ma curiosité ; loin de là : les passions, grandes ou petites, s’élèvent par l’obstacle, comme les eaux qui montent contre leurs digues.
J’interrogeai des soldats de l’avant-garde. Ils n’en savaient guère plus que moi sur le compte du petit homme noir, quoiqu’ils le connussent depuis plus longtemps. Ils l’avaient déjà vu suivre plusieurs expéditions, toujours dans le même équipage et avec les mêmes procédés. D’ailleurs nul renseignement sur les antécédents, nul indice sur les projets de l’étrange camarade, dont personne encore ne connaissait même le son de voix. On en était réduit aux conjectures, et les conjectures ne menaient à rien. Si différentes qu’elles fussent les unes des autres, elles recevaient toutes des faits un égal démenti.
Les uns prenaient le voyageur pour un juif désireux de s’enrichir aux dépens des vainqueurs et des vaincus, en profitant de la détresse de ceux-ci et de l’insouciance de ceux-là. Mais jamais on ne l’avait vu rien acheter, ni vendre, ni prendre. Les autres prétendaient que c’était un savant chargé par une académie quelconque de faire des recherches en Algérie. Des recherches sur quoi ? C’est ce qu’il eût été difficile de dire, le rechercheur ne prenant nulle espèce d’informations à propos de quoi que ce soit, n’échangeant une parole avec âme qui vive, n’ouvrant jamais un livre, ne visitant jamais ni ruine ni monument d’aucun genre. Quelques vieux troupiers, fidèles à cette rancune soupçonneuse qui semble une tradition de l’esprit national, voyaient dans le taciturne étranger un espion de l’Angleterre. Bien sotte eût été l’Angleterre d’envoyer un homme tout exprès pour être témoin des victoires continuelles et presque certaines à l’avance des troupes françaises. Le fait admis d’ailleurs, on eût difficilement reconnu, au costume et au régime d’un pareil espion, la munificence habituelle de la perfide Albion envers ses agents officiels ou secrets.
Chacune de ces trois suppositions, si mal justifiées du reste, avait en outre contre elle une présomption volontiers décisive. En quelques circonstances critiques, entre autres au passage du Teniah de Mouzaïa, lors de la récente expédition de Mascara, le petit homme noir avait croisé la baïonnette et fait le coup de feu contre les Arabes avec une ; résolution et un aplomb qui ne semblaient convenir ni à un juif, ni à un savant, ni à un espion.
Je laisse de côté vingt autres hypothèses plus bizarres et plus absurdes les unes que les autres, inventées par la sottise, l’extravagance et la superstition ; vingt qualifications biscornues dont on avait à tort et à travers coiffé ce pauvre diable, depuis celle de traître, lestement lancée par un volontaire parisien, ex-habitué des théâtres du boulevard, jusqu’à celle de vampire, sérieusement articulée par un consent bas-breton. On n’était d’accord que sur un point, sur le surnom donné à l’inconnu : on l’appelait à l’unanimité M. Corbeau.
Je dois reconnaître que le surnom était bien trouvé, et je ne pus m’empêcher d’en rire aux éclats lorsque je l’entendis appliquer pour la première fois. La ressemblance était exacte ; et, une fois averti, on ne la pouvait méconnaître. Avec son grand nez courbé en façon de bec, et ses petits yeux qui brillaient d’un éclat sauvage ; avec son ensemble de chapeau, de barbe et d’habillements noirs, dont à quelques pas les nuances se fondaient dans une teinte uniforme ; avec ses vastes basques flottantes qui semblaient de grandes ailes entrouvertes pour le vol ; avec sa démarche saccadée, son humeur farouche et son apparence de mauvais augure, le petit homme avait tout à fait l’air d’un de ces corbeaux qui suivent les armées, flairant le carnage et toujours prêts à s’abattre sur les champs de bataille pour y dévorer les cadavres.
La vue de Tlemcen apparaissant dans le lointain, et l’idée des évènements qui allaient se passer, détournèrent mon attention du sujet qui l’avait jusqu’alors absorbée. Je ne m’occupai plus de M. Corbeau.
Tlemcen est une oasis dans le désert. La ville elle-même, malgré des détails remarquables, n’est guère qu’un amas confus de maisons médiocrement bâties, entrecoupé de rues-étroites et sombres ; et l’aspect n’en a rien de saisissant ni de flatteur. Mais les campagnes, protégées contre le vent du désert par le Djibel-Tierné et le Haniff, qui s’élèvent à six cents mètres au-dessus du niveau de la mer, étalent partout les beautés variées d’une fécondité luxuriante. Riches cultures, vertes prairies, spontanéité généreuse de la végétation, épais ombrages abritant la fraîcheur des eaux qui les arrosent, rien ne manque au contraste de ce délicieux plateau avec l’aride nudité des plaines précédentes ; et mes regards ne se lassaient pas d’admiration.
L’expédition avait pour but de débloquer les Turcs et les Koulouglis, anciens dominateurs du pays, qui, forcés par la chute de la Régence d’opter entre notre domination, et celle d’Abd-el-Kader, s’étaient déclarés pour nous contre lui. Enfermés avec leurs familles dans le Méchouar, citadelle assez forte, ils tenaient en échec depuis plus de cinq ans le pouvoir toujours grandissant de l’émir.
Ils nous reçurent comme des libérateurs et voulurent s’associer à nos opérations ultérieures.
Malgré tous ses efforts pour soulever les tribus voisines et réunir ses contingents, Abd-el-Kader, ne s’étant pas trouvé en force pour nous attendre, avait évacué la ville pendant la nuit précédente, entraînant à sa suite toute la population maure, à laquelle il avait persuadé que les Français se retireraient, comme ils l’avaient fait à Mascara, au bout de quelques jours, et la laisseraient maîtresse de regagner ses foyers après une courte absence.
On ne laissa longtemps ni à Abd-el-Kader sa tranquillité, ni leur illusion à ses adhérents. Le jour même de notre entrée, le maréchal Clausel envoyait à leur poursuite deux brigades, auxquelles s’adjoignirent les Turcs et les Koulouglis, commandés par le vieux Mustapha-Ben-Ismaël, qui devait plus tard mourir dans nos rangs avec le grade de général et la croix d’honneur, quatre cents auxiliaires Douers et Zmelas sous les ordres de son neveu El-Mezary, et quatre cents cavaliers du désert d’Angad, nouveaux alliés que nous donnait la haine.
J’étais attaché à la division expéditionnaire, qui fit une campagne de quatre jours. Abd-el-Kader, après avoir vu sa cavalerie mise en fuite, son infanterie battue, son camp et ses bagages pris, poursuivi lui-même, l’épée dans les reins, alla chercher, avec cinq ou six de ses principaux officiers, un refuge chez les Beni-Amer. Nous rentrâmes, ramenant deux mille prisonniers, tant hommes que femmes et enfants.
Mais, à peine arrivés, il fallut repartir. Le maréchal se porta avec le gros de l’armée sur la Tafna, dont il voulait descendre et reconnaître le cours jusqu’à la mer, afin d’établir une communication régulière entre l’île de Raschgoun, située à l’embouchure du fleuve, et la ville de Tlemcen, dont il avait résolu l’occupation permanente. Avant de se mettre en route, il avait frappé sur les habitants une contribution de cent cinquante mille francs, destinée à payer les frais d’établissement, laissant par malheur à des agents juifs et maures, pillards pompeusement affublés du titre de financiers, le soin de la perception.
Nous retrouvâmes encore Abd-el-Kader sur notre chemin.
La guerre d’Afrique, vous le savez, n’a aucune espèce de rapport avec la guerre d’Europe. La victoire n’y mène qu’à de nouveaux combats. La vie pastorale des Arabes offre de singulières ressources à leurs inclinations belliqueuses. Battus, ils disparaissent avec leurs troupeaux et leurs tentes, pour revenir au premier moment favorable et recommencer la lutte. La masse mobile de nos ennemis s’ouvrait et se refermait sur le passage de nos colonnes, comme la mer sur le sillage d’un navire.
Complètement défait quelques jours auparavant, l’émir se représentait devant nous avec des forces plus imposantes que la première fois. Il n’avait pas même la peine de frapper la terre du pied pour en faire sortir des soldats. Le sang des morts appelait à la vengeance les guerriers survivants, chaque sillon cachait un fusil, chaque buisson fournissait son homme ; les grandes tentes lançaient au combat leurs chevaux de race pure, qui boivent l’air et dévorent l’espace : réunies en tumulte, les tribus n’attendaient plus qu’un signe du Marabout pour faire parler la poudre et courir sus à l’infidèle.
Il fallut combattre et vaincre encore. L’on combattit et l’on vainquit deux fois. Mais nous étions trop peu nombreux pour des triomphes qui ne pouvaient durer qu’en se renouvelant sans cesse. Plus épuisés par les batailles gagnées que nos adversaires par les batailles perdues, nous dûmes renoncer au but même de notre entreprise. La victoire recula devant la défaite.
Un triste spectacle attendait le retour de cette course, vainement laborieuse. L’arrivée de l’armée avait été accueillie par des cris de joie ; sa rentrée fut saluée par un concert de malédictions.
Notre longue absence avait été remplie par d’odieuses exactions. Ces gens de sac et de corde, auxquels une inqualifiable imprudence avait confié l’administration de notre fortune et le gouvernement de notre nouvelle possession, avaient compromis dans les infâmes spéculations de leur avarice le nom sacré de la France et rempli leurs bourses de notre déshonneur.
Nos alliés avaient été traités en ennemis. La prison, la bastonnade, les menaces de mort, tous les moyens avaient été employés pour dépouiller ces malheureux Koulouglis, coupables seulement de s’être fiés à notre parole. Ils avaient été forcés de vendre à vil prix leurs meubles, leurs armes, leurs vêtements, leurs maisons. Des familles entières campaient en plein air. Heureux ceux qui avaient réussi à s’abriter sous quelque appentis de planches mal jointes ! Pour tous, le plus affreux dénuement.
Et, malgré toutes ces misères, malgré toutes ces injustices, malgré tant de résignation d’une part et tant de barbarie de l’autre, on était encore loin d’avoir obtenu le résultat qui avait été le prétexte bien plus que le but de la persécution. Les auteurs du mal n’avaient pas même à mettre en avant cette ignoble théorie de la fin justifiant les moyens qui a servi à couvrir tant de crimes et de lâchetés : leur attentat contre le droit en était resté à sa plus hideuse partie, et le profit n’était pas venu couronner la honte. Quand le maréchal, cédant au cri unanime de la conscience publique, ordonna de laisser respirer les victimes et de cesser les poursuites commencées, le trésor de l’armée avait à peine reçu la moitié de cette contribution qui avait ruiné toute une ville !
Quelques jours furent employés à l’organisation politique et militaire de la province que l’on voulait rattacher définitivement à notre domination. On institua un nouveau bey, on approvisionna le Méchouar, et l’on nomma au commandement de la place, où on laissait un bataillon, mon ami Cavaignac, qui n’était alors que capitaine, et dont le mérite sera toujours supérieur à sa fortune, quelle qu’elle puisse jamais être.
Le 7 février au matin, l’armée reprit la route d’Oran.
Je marchais cette fois avec l’arrière-garde. L’avant-garde et le centre avaient déjà défilé, et je me préparais à monter à cheval, quand, sur la place de la grande mosquée, où je me trouvais, j’aperçus venir M. Corbeau, que j’avais totalement perdu de vue et de pensée depuis un mois.
Rien n’était changé dans son costume ni dans ses manières. Il s’avançait avec l’insouciante gravité qui lui était habituelle. Tout à coup, en face de lui, déboucha des arcades du bazar, qu’on appelle la Caserie, un jeune et beau Koulougli, assez richement vêtu et coiffé d’un turban de cachemire rouge.
À peine ces deux hommes se furent-ils regardés, qu’ils tressaillirent et pâlirent tous les deux. M. Corbeau prit un couteau dans sa poche, le Koulougli tira le yatagan passé à sa ceinture, et ils se précipitèrent l’un sur l’autre, sans pousser un cri, sans prononcer une parole. Une seconde après, le Koulougli tomba. Je courus à lui pour le relever. Il était mort, frappé au cœur.
Quant à M. Corbeau, il avait remis son couteau dans sa poche et regardait le cadavre avec une expression de joie qui faisait frémir. Il ne paraissait pas avoir un instant songé à la fuite. Quand on vint l’arrêter, il n’opposa aucune résistance.
– Eh ! eh ! père Corbeau, – lui dit le sergent de planton, un des loustics du bataillon, – nous avons donc passé vautour ? En voilà de l’avancement, farceur !
Le petit homme ne répondit rien et ne fit seulement pas semblant d’entendre. Moi, j’imposai silence au sergent. Je ne voulais pas qu’on insultât au malheur de l’inconnu.
Je ne pouvais me décider à voir en lui un criminel. Le mystère qui enveloppait sa conduite et qu’un instant avait rendu solennel, les circonstances étranges, la marche rapide, le dénouement terrible du drame dont il était le héros, tout me faisait désirer une excuse à sa conduite. Ce n’était pas, je l’avoue, pour la victime, mais pour le meurtrier, qu’étaient mes sympathies. J’avais respecté sa misère, je m’intéressais à son attentat. Las de me perdre en conjectures sur les motifs qui avaient pu l’y pousser, je pris le parti de l’interroger, afin de pouvoir au besoin plaider sa cause. Il ne me répondit pas.
Je ne perdis pas courage.
Informé de ce qui venait de se passer, le maréchal avait ordonné que l’affaire fût sommairement instruite, entendue et jugée, et la sentence exécutée séance tenante. La population n’avait déjà que trop de causes de mécontentement sans qu’on y vînt ajouter un grief plus grave que tous les autres. Jusqu’où ne pouvait pas aller l’exaspération des malheureux Koulouglis, si, après s’être vus tous spoliés sans pitié, ils voyaient encore un des leurs massacré sans vengeance ; si on leur donnait lieu, en un mot, de croire leur vie, comme leur fortune, à la merci du premier venu ? Il fallait donc un exemple, et sur l’heure.
Je sollicitai et j’obtins la faveur, peu recherchée d’ailleurs, comme bien vous pensez, de faire partie du conseil de guerre qui devait juger le petit homme noir.
Le jugement commença sans grande cérémonie. C’était la place même qui servait de salle d’audience. Les juges, rangés en demi-cercle, se tenaient debout, le bras passé dans la bride de leurs chevaux. Le président fit amener le prisonnier, lui notifia l’accusation dont il était l’objet, et lui demanda ce qu’il avait à dire pour sa défense. Celui-ci répondit tranquillement :
– No entiendo al francès. Hagan me ustedes fusilar y dejen me tranquilo. C’est-à-dire : Je ne comprends pas le français. Faites-moi fusiller et laissez-moi tranquille :
Le vœu du pauvre diable aurait probablement été exaucé à l’instant, si par bonheur je n’eusse su l’espagnol. Je proposai mon entremise au tribunal, qui l’accepta avec empressement et me nomma du même coup interprète et rapporteur.
– Allons nous installer là-bas, – dit le chef d’escadron qui remplissait les fonctions de président, – sous cette jolie tonnelle qui fait le coin de la place. Vous pourrez vous y rafraîchir avec nous, tout en confessant ce gaillard-là. Aussitôt qu’il aura fini sa litanie, vous nous ferez un rapport succinct de l’affaire, nous prononcerons la sentence, dont nous laisserons l’exécution à qui de droit, et nous nous mettrons en route après avoir bu le coup de l’étrier.
Il ne faut pas vous scandaliser, ni vous étonner seulement, de cette légèreté de langage et de cette façon cavalière de traiter une affaire aussi grave. L’habitude du danger et de l’imprévu imprime aux mœurs militaires quelque chose de froidement stoïque, et les plus doux caractères y prennent une trempe d’acier. On ne saurait tenir grand compte de la vie d’autrui quand on fait si bon marché de la sienne. La mort se reçoit et se donne avec la même indifférence.
On alla s’établir sous la tonnelle. Mes collègues s’assirent autour d’une table et se mirent à causer entre eux en fumant et en buvant du grog. Je m’assis à une autre table avec mon prisonnier, que quatre hommes gardaient à vue, et je commençai à l’interroger en espagnol.
– Je vous remercie, – me dit-il, – de la peine que vous prenez de me parler ma langue ; mais je n’ai rien à vous dire.
– Cependant, – répondis-je, – il est impossible que vous n’ayez pas eu quelque raison pour faire ce que vous avez fait.
– Certainement j’avais mes raisons ; mais je ne veux pas les dire.
– Mais vous devez les dire ! – m’écriai-je avec chaleur.
– À quoi bon ? Je n’en serais pas moins fusillé.
– Peut-être. Il peut se trouver telle circonstance qui, en justifiant ou du moins en atténuant l’action que vous avez commise, vous fasse absoudre ou du moins condamner à une peine moindre.
– Ah ! ah ! – dit-il avec un amer sourire, – les galères ? Je connais cela. J’en ai assez.
– Vous avez été aux galères ? – m’écriai-je en reculant de dégoût et d’effroi comme on recule à la vue d’un reptile venimeux.
Un moment toute sympathie s’éteignit dans mon âme. Je ne voyais plus dans cet homme qu’un assassin vulgaire, peut-être un voleur ; et je me reprochai l’intérêt que je lui avais porté et les efforts que je venais de tenter pour le sauver.
Mais bientôt l’instinct de la justice et de la miséricorde reprit le dessus. La voix secrète qui me parlait en faveur de l’inconnu me dit qu’il y avait un rapport étroit entre la condamnation infamante qu’il avouait maintenant et le meurtre qu’il avait accompli tout à l’heure, et que l’une devait être le motif et l’explication de l’autre. Sous l’apparence d’un crime il n’y avait sans doute qu’une vengeance.
Une fois frappé de cette idée, je ressentis un désir plus vif et comme une soif ardente de la vérité. Mais j’interrogeai vainement le prisonnier. Il opposa un silence obstiné aux questions les plus pressantes. Pendant cinq minutes je ne pus tirer de lui d’autres paroles que celles-ci :
– J’ai fait la seule chose que j’eusse envie de faire. Je ne tiens plus à la vie, et je suis prêt à mourir. –
Comme j’insistais de nouveau :
– En voilà assez, – me dit-il avec hauteur, – je vous ai dit que je voulais bien être fusillé, mais non tourmenté. –
Et il se leva pour aller se remettre entre les mains des soldats. Je trouvai dans l’imminence de la crise une heureuse inspiration ; et, arrêtant le prisonnier par le bras, je lui dis vivement :
– Vous voyez que nous sommes obligés de vous juger séance tenante. Eh bien ! si vous êtes un homme de cœur, vous ne laisserez pas des officiers, des gens d’honneur, condamner un accusé sans savoir s’il est innocent ou coupable.
– J’avais trouvé le joint. Mon homme se rassit, après un instant de réflexion, en disant :
– C’est juste. Je n’ai pas le droit de troubler votre conscience. Je parlerai. –
Je poussai un soupir de soulagement. Il garda quelque temps le silence, puis il ajouta :
– Aussi bien, après tout, je n’en suis pas fâché. Ce n’est pas que je croie, en parlant, changer rien à mon sort. Je suis convaincu que je n’en serai pas moins fusillé, et peu m’importe. Mais voilà des années, bien des années, que je n’ai ouvert mon cœur à personne, et cela me fera du bien de le décharger avant de mourir. Je remercie Dieu de m’avoir envoyé, à l’heure dernière, un homme de bien pour confident de mes souffrances. Écoutez-moi donc. Mais auparavant permettez-moi de vous demander un service.
– Parlez.
– C’est de me faire rendre mon tabac et mon papier de fil que l’on m’a enlevés en me fouillant. J’ai tout à fait perdu l’habitude de parler ; et, si je ne fumais pas, j’aurais beaucoup de peine à débrouiller mes idées. –
J’étais trop fumeur moi-même pour m’étonner d’une telle demande et n’y pas obtempérer sur-le-champ. Je fis rendre au prisonnier son tabac et son papier : je demandai du feu, et nous allumâmes, moi un cigare, lui une cigarette.
Certes, à voir en ce moment la tonnelle qui nous abritait, on n’eût pas dit qu’il y avait là des juges et un accusé, mais seulement des amis devisant ensemble après boire,
Le petit homme noir commença son récit de la sorte :
– Je suis Aragonais. Ma famille possède de temps immémorial une petite maison située sur le bord de l’Èbre, près de la ville d’Ixar. Je l’habitais avec ma mère, qui était veuve, quand éclata la guerre de l’indépendance.
Tous les hommes en état de porter les armes partaient pour la guérilla. J’avais près de vingt ans. C’eût été une honte de regarder les autres faire et de rester tranquille sur le seuil de ma porte. Pas une femme de la province ne m’aurait regardé si je ne fusse pas allé à la montagne ; pas une fille n’aurait voulu danser la jota avec moi. Je dis à ma mère que je voulais aller faire le coup de feu pour le roi Ferdinand.
– C’est bien, – me répondit ma mère. – Prends le fusil de ton père, qui est là pendu à la cheminée, et va avec Dieu.
– Je l’embrassai, et je partis.
Nous fîmes la guerre avec des chances diverses : une cruelle guerre, Monsieur, dans le genre de celle que vous faites avec les Arabes, mais plus triste encore, puisque cela se passait entre chrétiens. On ne faisait quartier d’aucun côté. Tout Espagnol pris était fusillé, tout Français pris était pendu. N’ayant pas beaucoup de poudre, nous étions obligés de faire des économies.
Dans la bande dont je faisais partie, il y avait un fermier de nos voisins, nommé don Pedro Ferrer, que je connaissais et que j’aimais depuis mon enfance. Pour venir à la guérilla, il avait quitté sa jeune femme, qu’il adorait, et son unique enfant, dont il raffolait, un garçon de trois ou quatre ans, appelé Manuel, beau comme un ange, malin comme un démon, gentil comme rien au monde.
Don Pedro Ferrer fut pris dans une reconnaissance. Il demanda pour unique grâce la permission de voir avant de mourir un de ses parents, homme pacifique et tranquille, disait-il, afin de lui confier ses dernières volontés.
L’officier qui commandait le détachement français était un bon diable, ne demandant pas mieux que de rendre service, selon son pouvoir, à ses prisonniers. Il lui était défendu de faire grâce de la vie, mais non de donner des sauf-conduits. Il en donna un, qu’un gamin vint m’apporter avec une lettre de don Pedro, contenant ces mots : « Je voudrais te parler avant de mourir. Viens vite. »
Je cachai mon fusil dans un trou, et je suivis le gamin les mains dans mes poches. Je trouvai don Pedro assis au milieu d’un cercle de soldats. Il avait les bras liés derrière le dos, la tête penchée sur la poitrine, l’air abattu. À ma vue, il releva la tête et poussa un cri de joie.
– Sois le bienvenu, José, – me dit-il, – je suis inquiet de ce qui arrivera après ma mort. Si ma femme vient à mourir aussi, Manuel sera orphelin. Si ma femme vit, étant pauvre, elle sera obligée de se remarier ; et je crains que Manuel ne soit malheureux avec un beau-père.
– Meurs tranquille, Pedro, – lui dis-je ; – tant que je vivrai, ton fils aura un père.
– Dieu te bénisse, José ! – me répondit-il. Embrasse-moi et eux pour moi. –
Je lui sautai au cou.
– Assez, – reprit-il au bout d’un instant, – et adieu. –
Puis, s’adressant à l’officier :
– Je suis prêt, – dit-il d’une voix haute et ferme. – Seulement je voudrais mourir libre.
– L’officier le fit délier et placer en face du peloton chargé de l’exécution.
– Merci deux fois, capitaine, – lui dit don Pedro. – Que Dieu vous rende ce que vous avez fait pour moi !
Ensuite il se retourna fièrement vers les soldats qui le couchaient en joue, et s’écria en lançant son chapeau en l’air :
– Vive le roi Ferdinand ! et meurent les Français !
– Vingt balles lui répondirent.
J’étais tombé à genoux et je priais pour le martyr. L’officier français s’approcha de moi, et, me frappant sur l’épaule :
– Ah çà ! mon camarade, – me dit-il, – je crois qu’il serait prudent d’aller faire vos prières plus loin. Pour un homme pacifique et tranquille, vous avez la paume de la main droite un peu noire, et des gens soupçonneux pourraient supposer qu’elle est parfois en contact avec la poudre.
– Ému par la vue du cadavre encore palpitant de mon ami, je ne pus me contenir et je répliquai vivement :
– Ces gens-là ne se tromperaient pas. Quiconque en Espagne, à cette heure, ne met pas de la poudre dans sa main droite et une carabine dans sa main gauche, n’est pas un homme. Faites-moi fusiller comme celui qui repose là, la face baignée dans son sang, si vous ne voulez pas que je le venge.
– À Dieu ne plaise, jeune homme ! – repartit l’officier en souriant. – Ne vous figurez pas que vos compatriotes aient le monopole de l’honneur. Vous êtes venu sous la sauvegarde de ma parole, et vous vous en retournerez sain et sauf. Seulement faites-moi le plaisir de vous dépêcher. Il pourrait passer ici quelque officier supérieur, qui n’entendrait pas de la même oreille que moi, et qui, ne vous ayant rien promis, ne se ferait aucun scrupule de vous envoyer en paradis. Bon voyage donc, et au plaisir de ne jamais vous revoir !
– Oui, Monsieur, ce fut ainsi qu’il me parla. Car je ne vous comprends vraiment pas, vous autres Français ; rien ne vous empêche de plaisanter ; et je crois, si Dieu le père descendait sur terre, que vous lui ririez au nez.
C’était au reste un brave homme que cet officier. Comme tous les braves gens, il eut du malheur. À quelque temps de là, je vis son corps pendu à un arbre.
Ramené à la prudence par le souvenir de l’engagement solennel que je venais, de contracter, je m’occupai de tenir parole à don Pedro Ferrer. J’écrivis à ma mère ce qui venait de se passer, et je la priai de veiller à ma place, en attendant mon retour, sur la femme et sur l’enfant de mon ami. Un mois après, elle me répondit qu’elle avait fait enterrer convenablement la femme, qui était morte de chagrin, et recueilli l’enfant.
Je continuai à me battre comme je devais. Dieu vint en aide au bon droit, et fit encore une fois triompher David de Goliath. L’air sacré de la patrie double les forces de l’homme qui combat pour elle. Les bergers de l’Espagne abattirent ces géants qui avaient foulé l’Europe sous leurs pieds. L’aigle impériale fut obligée d’ouvrir les serres et de lâcher sa proie. La liberté avait vaincu la gloire.
Conquise par tous, l’indépendance nationale fut la récompense de tous. Chacun se trouva assez payé de ses efforts en se retrouvant Espagnol, et, la besogne faite, retourna à sa condition première : les riches à leur fortune, les pauvres à leur misère, sans regret et sans plainte.
Ceux qui avaient pris goût au métier des armes restèrent au service. Les grades échurent non aux plus dignes, tous l’étaient également, mais aux plus heureux. Le sort m’avait favorisé : je fus nommé lieutenant au régiment de Ferdinant VII.