Névrose obsessionnelle - Julien Faugeras - E-Book

Névrose obsessionnelle E-Book

Julien Faugeras

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Beschreibung

Partant du contraste troublant entre la prépondérance clinique des obsessions et la quasi-disparition de leur diagnostic, l’auteur constate que le fonctionnement obsessionnel induit une impasse épistémologique : en s’assimilant à un fonctionnement scientifique, le fonctionnement obsessionnel empêche sa propre reconnaissance scientifique tout en instituant des fonctionnements pathologiques dans le champ de la recherche.

Or à la différence d’un raisonnement rationnel qui peut être articulé logiquement, remis en question, les obsessions forment des boucles logiques isolées, exclusives et hermétiques, inaccessibles au mouvement dialectique. Incompréhensions, méprises, débats impossibles, divisions dogmatiques, catégorisations arbitraires, adhésion obstinée à des conceptions erronées et rejet d’avancées scientifiques, les effets délétères des obsessions voilées sont plus que jamais d’actualité.

En dégageant cliniquement la structure des fausses compréhensions qui caractérisent les obsessions, l’auteur va remarquer que ces raisonnements hermétiques erronés se systématisent et à s’instituent dans de nombreux domaines, notamment dans le champ de la santé. De l’illusion de l’Evidence-based medicine à celle qui confère au DSM une apparence de scientificité, de la création à l’infini de pseudo-syndromes et de pseudo-maladies à l’institutions de pseudo-spécialités et de pseudo-thérapies comme les TCC et autres « thérapies brèves », de la compartimentation absurde et hermétique du champ médico-psychologique aux systématismes qui conduisent à traiter en vain des symptômes sans ne jamais traiter ce qui les cause, le biais interprétatif que produit l’obsession dévoie la médecine et la psychologie de leur orientation.

Ainsi, en plus de démontrer comment les obsessions voilées sont à la source du gaspillage faramineux qui mène au naufrage de notre système de santé, ce livre met en lumière que cette rationalité myope, de se confondre avec la rationalité, corrompt l’ensemble de la société. En effet, les amalgames qu’induisent ces lectures obsessionnelles provoquent méprises, conflits et clivages indépassables entre organisations politiques ou entre communautés et la fausse compréhension qui en résulte mène à assimiler des fausses solutions à des solutions tout en rejetant catégoriquement les réelles solutions. Politique, sociale, économique, écologique, juridique, thérapeutique, l’impact catastrophique de ces raisonnements absurdes, hermétiques et totalitaires est d’autant plus remarquable que les obsessions réussissent à se camoufler, au nom du bon sens, de la vertu ou de la scientificité.

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RPH - Éditions

ISBN : 978-2-38454-865-1

Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit, est illicite et constitue une contrefaçon, aux termes des articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Julien Faugeras

Névrose obsessionnelle :

les obsessions qui corrompent la recherche et détruisent la société

Ce document a fait l’objet d’une thèse de doctorat de recherche en psychanalyse et psychopathologie, initialement intitulée : La question de la systématisation des erreurs de raisonnement dans la névrose obsessionnelle et de leurs conséquences épistémologiques et sociale

Remerciements

À l’issue de la rédaction de ce travail, je remercie ma directrice de thèse, Madame Hachet, pour son soutien pendant ces années et pour la confiance qu’elle m’a accordée.

Je remercie également les professeurs Abelhauser, Guérin et Askofaré de m’avoir fait l’honneur de composer le jury de cette thèse et de l’accueil qu’ils ont réservé à ce travail.

Je tiens à remercier mon psychanalyste, Fernando de Amorim, ainsi que mes collègues psychanalystes et psychothérapeutes avec lesquels je travaille depuis plusieurs années.

Mes remerciements vont également à mon épouse pour son aide précieuse et ses encouragements, ainsi qu’à nos enfants.

Enfin, je remercie la psychanalyse, sans laquelle je ne serais pas là pour écrire ces lignes.

Introduction

« Et il est concevable qu’un obsessionnel ne puisse donner le moindre sens au discours d’un autre obsessionnel. C’est même de là que partent les guerres de religion : s’il est vrai que pour la religion (car c’est le seul trait dont elles font classe, au reste insuffisant), il y a de l’obsession dans le coup. »1

La névrose obsessionnelle est peut-être la structure psychique la plus représentée, mais la diversité des formes qu’elle peut revêtir et les spécificités de son système défensif semblent œuvrer à la rendre toujours plus voilée.

Encore aujourd’hui, la névrose obsessionnelle n’est le plus souvent remarquée que dans ses formes paroxystiques, comme ce fut le cas avec les aliénistes qui la regroupèrent dans des catégories spécifiques d’aliénation mentale. C’est par exemple en tant que « Monomanie raisonnante »2 qu’Esquirol va décrire le fameux cas de Madame F., ou encore comme « folie du doute »3 que Legrand du Saulle développera ce qu’il considère être une forme de folie, de dérèglement mental.

Alors, nous pouvons nous demander si cette tendance à considérer uniquement les formes les plus graves de la névrose obsessionnelle correspond à une sorte de résistance institutionnelle spécifique. Des nomenclatures qui répertorient seulement les manifestations les plus saillantes de la névrose obsessionnelle à celles qui isolent chaque symptôme en déconnectant leur articulation logique, la méconnaissance persistante de la névrose obsessionnelle semble mettre en évidence une certaine impasse épistémologique dans le champ de la psychopathologie.

Sigmund Freud a découvert la névrose obsessionnelle à la fin du XIXème4 siècle alors que nous en retrouvons des traces depuis l’Antiquité5. Peut-on alors considérer qu’il existe une difficulté spécifique quant à la reconnaissance de cette structure psychique ?

De même, si la névrose obsessionnelle s’avère plus que jamais d’actualité6, pour quelles raisons sa conception s’est-elle autant déstructurée dans le champ de la psychopathologie, au point même de se dissiper littéralement7 ?

Nous nous demanderons donc dans ce travail si ces deux questions ne renvoient pas finalement à un même phénomène psychopathologique qui semble passer aujourd’hui inaperçu : les mécanismes défensifs propres à la névrose obsessionnelle seraient ceux-là mêmes qui tendent à cliver la conceptualisation de la névrose, à la minimiser, à la voiler et, ce faisant, à la renforcer.

Par ses effets dans le champ de la pensée, la névrose obsessionnelle illustrerait donc tout particulièrement la problématique clinique et épistémologique que Freud a soulignée en invitant les cliniciens à faire leur propre psychanalyse8. Ainsi, si la découverte du désir inconscient révèle la nécessité éthique que le clinicien puisse être suffisamment éclairé quant à sa propre structure psychique pour pouvoir diagnostiquer et traiter les symptômes de ses semblables, elle paraît indiquer en même temps qu’à défaut de respecter cette considération éthique, la responsabilité du clinicien au sein de la société n’en demeure pas moins engagée.

Car faute d’être correctement diagnostiquées et prises en charge, les expressions symptomatiques voilées de la névrose obsessionnelle ne continuent-elles pas de se déplacer et de se représenter socialement ?

Par cette remarquable capacité à compartimenter et à annuler rétroactivement9 ses propres manifestations conflictuelles, individuelles et sociales, il semble que l’organisation défensive obsessionnelle entretienne une forme de méconnaissance spécifique de ses propres expressions morbides qui concourt à les masquer et à les systématiser. Mais, aussi dissimulés soient-ils dans leurs particularités et aussi confondus soient-ils avec des fonctionnements socialement valorisés, ces fonctionnements obsessionnels semblent tout de même témoigner de la logique névrotique qui les conditionne, si bien qu’en essayant de préciser leur structure, il semblerait alors possible de repérer comment l’obsession se manifeste, en toute discrétion, dans de multiples expressions cliniques, épistémologiques et sociales. 

La découverte freudienne de la névrose obsessionnelle mettrait donc en abyme une problématique épistémologique conséquente qui concerne directement le champ médico-psychologique. En effet, cette découverte est indissociable de la conception de la psychopathologie que la psychanalyse a permis de dévoiler, à savoir l’expression d’un rapport problématique au monde qui fait de l’être humain un animal particulièrement embarrassé par les signifiants qui l’habitent et le constituent spécifiquement10. C’est d’ailleurs en précisant cette lecture structurelle de la psychopathologie que Jacques Lacan mettra en évidence que la névrose obsessionnelle peut être entendue comme une forme de question qui interroge l’existence elle-même : elle caractériserait ainsi la problématique de l’homme par excellence, l’énigme que pose l’animal humain au signifiant qui le fait exister en tant que tel. À travers ce changement radical de perspective, Freud a abrogé la différenciation imaginaire entre le normal et le pathologique et dévoilé, en même temps, une certaine vérité dont la prise en compte n’est pas sans engendrer des changements importants dans la prise en charge des symptômes psychiques, corporels et organiques11. Or, un siècle après cette évolution cruciale dans la conception de la symptomatologie de l’être parlant, la mesure du bouleversement qu’implique cette découverte scientifique au sein du champ médico-psychologique n’est pas réellement prise en compte ; la découverte freudienne n’est pas réellement prise en considération. Plus précisément, elle semble être isolée quant à ses nombreuses implications et même être rendue non advenue. La disparition de la psychanalyse dans un certain nombre d’universités et d’institutions en témoigne :

« La psychanalyse ne dispose plus des relais dont elle a bénéficié pendant des décennies, et en particulier dans le champ universitaire. Les enseignements présentant la psychanalyse ont quasiment disparu des formations initiales. Le contexte académique est défavorable. Par ailleurs, une franche hostilité se développe dans les agences parapubliques du type HAS qui donnent la préférence aux méthodes de rééducation comportementale. Ces facteurs agissent sur la définition des politiques publiques et des grands acteurs des champs sanitaire et médico-social. »12

Le destin réservé actuellement à la découverte freudienne peut nous amener à nous demander si le mécanisme obsessionnel de l’isolation psychique ne contribue pas aujourd’hui à annuler rétroactivement cette découverte. L’ampleur du phénomène est telle qu’il peut même nous inviter à pousser plus loin notre hypothèse, soit à soumettre l’idée qu’en se confondant avec le doute du scientifique, le doute infini13 qui caractérise la névrose obsessionnelle engendre une forme de corruption spécifique du mouvement dialectique de la science.

En assimilant la jouissance du symptôme avec des doutes, des contradictions et des précautions scientifiques, le fonctionnement obsessionnel ne tendrait-il pas à corrompre subrepticement l’évolution du savoir sur l’être humain dans la voie d’un éternel retour en arrière ? Politique, médecine, éducation, psychologie : ne pouvons-nous pas repérer dans ces différents domaines ces effets de sabotage voilés que produisent les mécanismes de défense obsessionnels ?

L’histoire du mouvement psychanalytique permet de mieux préciser cette problématique épistémologique. En effet, en mettant en évidence la dimension structurellement aliénante du Moi14 comme lieu de méconnaissance, Jacques Lacan n’aura de cesse de signaler, tout au long de son enseignement, le dévoiement systématique que subissait le message freudien, notamment à travers sa critique del’ego psychology. A posteriori, il semble possible de repérer les effets spécifiques des mécanismes obsessionnels dans nombreuses de ces méprises et de ces clivages théoriques, et de montrer qu’ils ne sont pas sans s’appliquer à ce jour, ironiquement, à l’enseignement de Lacan. En effet, en permettant de cristalliser des méprises, des systèmes de raisonnements erronés, la névrose obsessionnelle engendrerait des querelles de chapelles idéologiques qui, dans le milieu psychanalytique notamment, désorientent tout autant la théorie que la pratique et la transmission15. Telles des murailles dans le champ du Moi, il semblerait que ces systèmes obsessionnels – dont nous essaierons de dégager les différentes caractéristiques dans ce travail – tendent à s’opposer radicalement, en fonction des ruptures associatives qui les structurent.

Malgré l’apparence contradictoire de ces systématisations, et malgré la disparité de leurs domaines d’application, il est possible de repérer le mécanisme défensif qui leur donne une consistance logique, c’est-à-dire les isolations psychiques qui maintiennent séparées « ce qui forme un ensemble de façon associative »16 et confèrent à des sous-ensembles de représentations isolées une apparence de rationalité.

Dans le milieu de la santé, l’ingéniosité de ce fonctionnement défensif engendrerait une confusion d’autant plus repérable qu’elle affecte littéralement la fonction du soin psychique, corporel et organique. En annulant rétroactivement les résultats de la psychanalyse, tout en créant des systèmes hermétiques qui se structurent sur des rapports de causalité erronés, la forteresse défensive obsessionnelle conduirait à institutionnaliser des systèmes obsessionnels voilés qui fonctionnent - à court terme et sur des symptômes ciblés - en restant isolés. Or, en confondant le déplacement du symptôme avec le soin proprement dit, ces fonctionnements obsessionnels engendreraient un paradoxe qui confine à l’absurde : ils conduiraient à confondre systématiquement la guérison - terme dont l’usage reste délicat17 - avec le renforcement de l’aliénation, qui n’est autre que le renforcement du symptôme.

En d’autres termes, nous nous demanderons dans ce travail si l’isolation psychique ne génère pas un biais de compréhension spécifique qui conduit le Moi à confondre littéralement un effet thérapeutique, ciblé et momentané, avec une véritable guérison.

Le fonctionnement des « systèmes obsessionnels de suggestion »18 semblerait bien illustrer la confusion institutionnelle qu’introduisent ces obsessions systématisées en ce qu’elles conduisent à diffuser des techniques qui visent à contrôler… le fait de trop contrôler. Ainsi, en nous appuyant sur des exemples cliniques, nous nous demanderons si ces techniques dites « psychothérapeutiques » qui dominent actuellement le champ médico-psychologique ne forment pas, à leur insu, des symptômes proprement obsessionnels : contrôler le comportement, contrôler le lâcher-prise, contrôler la pensée, contrôler le corps, les émotions ou contrôler encore par la méditation et la relaxation. La liste de ces systèmes de prescription pourrait se décliner à l’infini à mesure que se méconnaissent toujours plus les mécanismes de défense qui structurent ces modalités de conditionnement.

Alors, si ces systèmes obsessionnels réussissent à s’instituer mondialement19 en tant que « thérapeutiques », « diagnostics » ou modèles « scientifiques », leurs conséquences délétères dans le champ de la santé nous invitent à considérer leur impact dans l’ensemble de la société et à nous demander comment le symptôme obsessionnel peut réussir à se voiler autant.

Autrement dit, il semblerait que le système défensif obsessionnel confère à ses propres manifestations – cliniques, épistémologiques et sociales – les moyens de son inlassable déplacement. En effet, la névrose du doute illustrerait toute son ingéniosité en ceci qu’elle consoliderait, à travers des remparts d’amalgames signifiants, l’inexorable retour de son propre refoulement. Et ce dernier paraît d’autant plus efficace qu’il semble réussir à saboter silencieusement, par un scepticisme morbide qui se rationalise sous le terme de scientifique, tant les découvertes psychanalytiques que leurs conséquences logiques. 

Ainsi, nous reprendrons les mécanismes de défense caractéristiques de la névrose obsessionnelle et nous essaierons de dégager progressivement comment ces mécanismes défensifs, au lieu de se confondre avec des mécanismes ordinaires, tendent à corrompre discrètement les différents champs du savoir humain ; en assimilant les effets de l’isolation psychique avec ceux de la réflexion et en amalgamant le doute avec la tendance défensive du Moi à annuler rétroactivement, la névrose obsessionnelle institutionnaliserait une confusion redoutable dont les répercussions seraient sensibles dans de nombreux domaines, notamment dans la recherche scientifique.

À travers des exemples cliniques contemporains, nous tenterons donc de mettre en évidence comment cette organisation défensive conduit à systématiser des raisonnements erronés tout en leur donnant l’apparence de la rationalité. Ce faisant, nous verrons comment ces systèmes hermétiques pseudo-scientifiques permettent d’entretenir des fonctionnements absurdes et des erreurs de diagnostic qui touchent tout autant à des questions de santé publique qu’à d’autres problématiques de société.

Derrière les paradoxes institutionnels et les dérives protocolaires qu’engendrent ces obsessions voilées de la preuve et de l’objectivité20, ne pouvons-nous pas repérer le doute obsessionnel qui sous-tend leur fonction de rituels et de symptômes de vérification ?

Si Lacan a éclairé à plusieurs reprises les effets institutionnels de la névrose obsessionnelle, s’il a même souligné le poids des superstitions au sein du champ médico-psychologique de son époque21, il semble que ces systèmes obsessionnels continuent à ce jour de passer largement inaperçus derrière des apparats de rationalité, de bon sens et de pragmatisme, continuant donc de renforcer leurs effets délétères dans les domaines où ils s’instituent.

Ainsi, la dislocation et l’annihilation de la névrose obsessionnelle dans les manuels de psychiatrie ne viendraient pas témoigner de sa disparition au sein de la société ; bien au contraire, elles viendraient mettre en évidence la prépondérance et la puissance désorganisatrice de ces mécanismes de défense voilés. La manière la plus simple d’illustrer le sabotage épistémologique qu’induisent ces mécanismes semblerait donc consister à mettre en abyme leurs conséquences disruptives à l’égard de la conception de la névrose obsessionnelle elle-même et des autres entités nosographiques vis-à-vis desquelles elle peut se distinguer. En effet, la disparition des structures psychiques dans les conceptions psychopathologiques actuelles semble précisément témoigner des ravages muets que peuvent engendrer les isolations psychiques : en rompant les liens logiques qui donnent leur consistance cohérente aux différentes structures psychiques, les multiples éléments qui les composent se verraient littéralement disloqués, séparés, compartimentés et ainsi réordonnés en sous-ensembles qui forment des systèmes isolés.

Par cette tendance à focaliser l’attention sur un détail aux dépens de ce qui est essentiel, le processus obsessionnel engendrerait une véritable désorganisation de la logique qui structure des ensembles théoriques. Et de la même manière que les boucles logiques qui résultent de ces isolations auraient une fonction défensive qui se repère dans la clinique – nous en donnerons des exemples – il semble possible de repérer que, dans ces nouvelles conceptions de la psychopathologie, c’est à nouveau la valeur attenante à la responsabilité de l’être et à son fonctionnement psychique qui se voit annulé, au profit d’une ou plusieurs expressions symptomatiques littéralement isolées. À cet égard et dans la mesure où il mettrait en exergue les effets concrets des isolations psychiques sur lesquelles se structure le symptôme obsessionnel, le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux22 illustrerait remarquablement la structure, la subtilité et les conséquences épistémologiques et sociales de ces systèmes obsessionnels : en confondant l’objectivité et l’obsession de l’objectivité, la rigueur et la minutie23, la remise en question de théories et l’annulation de théories ou encore la construction d’une nomenclature et l’obsession-accomplissement24 d’établir des listes. Le DSM mettrait remarquablement en lumière le fait qu’en se structurant sur des confusions signifiantes et des isolations qui passent inaperçues, le symptôme obsessionnel peut facilement se voiler en ayant l’apparence d’un fonctionnement rationnel et scientifique.

Tel un retour en arrière au regard des apports de la psychanalyse depuis plus d’un siècle, n’est-ce pas le sujet lui-même et le désir qui se voient à nouveau exclus par des systèmes pseudo-scientifiques qui se structurent sur des ruptures de liens de causalités ?

Nous essaierons dans ce travail de dégager la spécificité des biais de raisonnements engendrés par les mécanismes obsessionnels et nous tenterons d’illustrer, au fur et à mesure, les conséquences paradoxales qu’engendrent ces boucles logiques dès lors qu’elles continuent de rester voilées. Nous essaierons précisément de mettre en évidence la forme d’illusion spécifique que détermine l’isolation psychique. Ce faisant, nous verrons que ces lectures par trop focalisées qui conduisent précisément à isoler, annuler et démembrer les structures psychiques ne concernent pas uniquement le champ de la psychiatrie ou de la psychologie. D’ailleurs, elles semblent se représenter également dans un domaine qui devrait en être le plus prémuni, le champ psychanalytique. Si le poids du fonctionnement obsessionnel dans le champ psychanalytique pourra nous amener à nous interroger sur la question délicate de la psychanalyse du psychanalyste, il permet également d’illustrer cette facilité avec laquelle ces symptômes obsessionnels réussissent à se voiler tout en s’institutionnalisant. Cette capacité de dissimulation du fonctionnement obsessionnel apparait alors avec d’autant plus de vigueur que son influence paradoxale dans le champ psychanalytique a été mise en évidence à de nombreuses reprises par Jacques Lacan :

« Une technique s’y transmet, d’un style maussade, voire réticente en son opacité, et que toute aération critique semble affoler. À la vérité, prenant le tour d’un formalisme poussé jusqu’au cérémonial, et tant qu’on peut se demander si elle ne tombe pas sous le coup du même rapprochement avec la névrose obsessionnelle, à travers lequel Freud a visé de façon si convaincante l’usage, sinon la genèse, des rites religieux. »25

L’étude des erreurs de raisonnement dans la névrose obsessionnelle permettrait donc d’éclairer l’impasse épistémologique qu’elles induisent subrepticement : en isolant les corrélations entre ses propres manifestations symptomatiques, l’organisation défensive obsessionnelle conduirait à empêcher autant la reconnaissance de la symptomatologie obsessionnelle que celle de ses conséquences cliniques, épistémologiques et sociales.

Autrement dit, en étant conçu de manière isolée et en étant littéralement confondu avec des fonctionnements socialement valorisés, le fonctionnement obsessionnel ne se révèle-t-il pas d’autant plus délétère qu’il peut continuer de se voiler et de s’institutionnaliser dans l’ensemble de la société ?

Pour tenter d’éviter l’écueil qui consiste à appréhender ces phénomènes de manière isolée – et ainsi continuer de déformer leur signification – nous tenterons de mettre en évidence leurs ramifications, quitte à introduire dans ce travail un certain nombre de retours, de reprises et de répétitions. Si ces dernières mettent en abyme la prépondérance du symptôme obsessionnel au sein de la société, elles permettent aussi de mieux préciser la structure du biais de raisonnement qui se voile aujourd’hui dans l’hétérogénéité et dans la multiplicité des systèmes qu’il tend à engendrer.

En d’autres termes, nous essaierons dans ce travail de mettre en évidence que la combinaison défensive obsessionnelle induit une forme de focalisation exclusive de l’attention, proprement obsessionnelle, qui ne saurait se confondre avec une capacité d’analyse ou de concentration. En nous appuyant sur de nombreux cas cliniques, sur l’œuvre de Freud, celle de Lacan et celles de ceux qui ont contribué à éclairer le fonctionnement de cette névrose d’une remarquable complexité, nous chercherons à dégager progressivement la spécificité de cette focalisation bornée et des erreurs de raisonnement qu’elle induit. Nous verrons également si ces œillères psychiques ne constituent pas en somme, malgré l’infinité des formes de systématisations qui en découlent, la structure même de l’obsession.

Tel un maillage par lequel nous tenterons donc ne pas isoler les problématiques cliniques, épistémologiques et sociales que peuvent générer ces systèmes obsessionnels, nous tenterons d’illustrer le biais logique qui leur confère une apparence de globalité et de vérité. Nous verrons qu’en se confondant avec des systèmes rationnels ou scientifiques, les obsessions voilées conduisent à perpétuer des fonctionnements absurdes qui non seulement désorientent littéralement la fonction des institutions, mais surtout s’institutionnalisent en se présentant comme des remèdes, des solutions.

Des guerres de religions aux conflits idéologiques qui clivent nos sociétés et corrompent le mouvement scientifique, n’est-il pas possible d’éviter de compartimenter la lecture de ces phénomènes symptomatiques et de tenter d’en dégager la structure névrotique qui s’y représente tout en s’annulant ?

1 Lacan, J. (1973). « Introduction à l’édition allemande d’un premier volume des Écrits », in Autres écrits, Paris, Éditions du Seuil, 2001, p. 557.

2 Esquirol, E. (1838). Des maladies mentales considérées sous les rapports médical, hygiénique et médico-légal, Toulouse, Éditions Privat, 1998, p. 361.

3 Legrand du Saulle, H. (1875). La folie du doute (avec délire du toucher), Toulouse, Éditions Privat, 1998.

4 Freud, S. (1894). « Les névropsychoses-de-défense » in Œuvres Complètes, Vol. III, Paris, PUF, 1989, pp. 1-18.

5 Castel, P-H. Âmes scrupuleuses, vies d’angoisse, tristes obsédés, Paris, Les Éditions d’Ithaque, 2011.

6 Rose, S. Actualités de la névrose obsessionnelle. Université Rennes 2, 2009. ⟨tel-00416390⟩

7American Psychiatric Association. (2015). Diagnostic and statistical manual of mental disorders, 5th ed. Arlington, VA: American Psychiatric Publishing.

8 Freud, S. (1912). « Conseils aux médecins dans le traitement psychanalytique », in Œuvres Complètes, Vol. XI, Paris, PUF, 1998, pp. 145-154.

9 Freud, S. (1911). Les premiers psychanalystes, Minutes de la Société psychanalytique de Vienne III, Paris, Gallimard, 1979, p 299.

10Ibid., p. 276

11 Amorim, (de), F. Tentative d’une clinique psychanalytique avec les malades et les patients de médecine, Paris, RPH, 2008.

12 Cottes, J-F. « Une érotique de la diffusion électronique. Reportage et réflexions », in La Cause du Désir, vol. 97, no. 3, 2017, p. 39.

13 Abelhauser, A. Un doute infini, l’obsessionnel en 40 leçons, Paris, Éditions du Seuil, 2020.

14 Lacan, J. (1954-55). Le Séminaire, Livre II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, Paris, Éditions du seuil, 1989.

15 Safouan, M., Julien, P. & Hoffmann, C. Malaise dans la psychanalyse, Paris, Éditions Arcanes, 1995.

16 Freud, S. (1926). Op. cit., p. 238.

17Abelhauser, A. « Mission impossible », in Psychanalyse, vol. 15, no. 2, 2009, pp. 71-77.

18 Lacan, J. (1953). « Fonction et champ de la parole et du langage », in Écrits, Paris, Éditions du Seuil, 1978, p. 299.

19 Organisation Mondiale de la Santé, La dépression, 2021, https://www.who.int/fr/news-room/fact-sheets/detail/depression

20 Jureidini, J., McHenry, L. The illusion of Evidence-Based Medicine (Exposing the crisis of credibility in clinical research), South Australia, Wakefield Press, 2020.

21 Lacan, J. (1971). Je parle aux murs, Paris, Éditions du Seuil, 2011, p. 11.

22 American Psychiatric Association. (2015). Diagnostic and statistical manual of mental disorders, 5th ed. Arlington, VA: American Psychiatric Publishing.

23 Lacan, J. (1953). « Fonction et champ de la parole et du langage », in Écrits, Paris, Éditions du Seuil, 1966, p. 236.

24 Tribolet, S., Shahidi, M. (2005). Op. cit., p. 158.

25 Lacan, J. (1953). Op. cit., p. 242.

1. La forteresse défensive obsessionnelle et ses implications cliniques, épistémologiques et sociales

« À lui s’impose alors la conception que la religion est comparable à une névrose d’enfance, et il est suffisamment optimiste pour supposer que l’humanité surmontera cette phase névrotique, comme tant d’enfants dépassent, en grandissant, leur névrose qui est similaire. »26

Freud a mis en évidence l’extraordinaire richesse de la structure psychique obsessionnelle et l’expérience clinique en témoigne au quotidien, notamment à travers les difficultés qu’elle recouvre ; l’organisation défensive de cette névrose de la pensée est d’une remarquable ingéniosité. En effet, telle une forteresse de raisonnements par laquelle le Moi peut se défendre magistralement des manifestations du désir inconscient, les mécanismes de défenses qui composent ces remparts psychiques semblent venir consolider, fortifier la dimension de méconnaissance que Lacan a mis en évidence en précisant le fonctionnement du Moi27. D’ailleurs, l’inventeur de la psychanalyse avait déjà remarqué que « dans la névrose de contrainte le moi est beaucoup plus le théâtre de la formation de symptôme que dans l’hystérie (…) »28

Quels sont les mécanismes psychiques qui déterminent une telle différence ? Quelles en sont les répercussions cliniques, épistémologiques et sociales ?

Il semble que cette ingénieuse capacité du Moi du névrosé obsessionnel à pouvoir se retrancher via des murailles de raisonnements repose en grande partie sur l’usage de l’isolation psychique, procédé « qui revient en propre à la névrose de contrainte »29. Si Freud a donné beaucoup d’importance à ce mécanisme psychique qu’il considère comme un « succédané au refoulement »30, ses nombreuses implications continuent aujourd’hui de passer inaperçues. Il apparaît aussi que c’est en partie à cause du procès de ce mécanisme défensif que l’étude du fonctionnement obsessionnel peut s’avérer problématique et fastidieuse. En effet, la conception des éléments qui le caractérise peut facilement être dévoyée dans les rets de cette tendance à les isoler. Dès lors, reprendre en détail les éléments distincts de la névrose ou donner des exemples particuliers semble favoriser le biais de lecture spécifique qu’engendre l’isolation psychique – biais que nous préciserons et illustrerons au fur et à mesure – soit séparer la lecture d’un phénomène des autres éléments avec lesquels il peut logiquement s’ordonner.

Cette difficulté dans l’abord de la névrose obsessionnelle permet d’éclairer en partie le constat que Freud faisait déjà quand il soulignait, en 1926, que « la névrose de contrainte est assurément l’objet le plus intéressant et le plus gratifiant de l’investigation analytique mais en tant que problème, elle ne s’est toujours pas rendue à la contrainte. »31

Telle une mise en abyme de la difficulté épistémologique qu’elle induit, l’appréhension de cette organisation défensive semble donc nécessiter une forme de maillage qui permet d’éclairer au mieux sa spécificité en l’articulant aux problématiques cliniques et épistémologiques qu’elle appelle. En effet, malgré sa prépondérance clinique, la conception de la névrose obsessionnelle dans le champ médico-psychologique semble se disloquer et se dissiper sous le prisme de ses propres effets.

De plus, cette difficulté spécifique dans l’appréhension de la névrose obsessionnelle se redouble du fait de la multiplicité des formes qu’elle peut revêtir, ce que Freud avait ainsi remarqué :

« La multiplicité des manifestations de la névrose de contrainte est si prodigieuse qu’aucun effort n’a encore réussi à donner une synthèse cohérente de toutes ses variations. On s’évertue à faire ressortir des relations typiques et toujours avec le souci de ne pas fermer les yeux sur d’autres régularités non moins importantes. »32

La diversité des formes d’expressions de la névrose obsessionnelle participe sans doute de la confusion qui entoure son diagnostic, d’autant plus que ces manifestations symptomatiques peuvent donner l’apparence d’être diamétralement opposées. Entre la tendance compulsive au doute qui fait confiner la névrose à la psychose et le pendant rigide, figé, qu’elle peut donner à voir à travers des systèmes de comportements et d’idées arrêtées, l’étude de la symptomatologie obsessionnelle semble inviter le clinicien à dégager la structure et l’articulation logique – topique, dynamique et économique – qui sous-tendent ces multiples, et souvent contradictoires, modalités d’expressions. En effet, l’expérience clinique met en évidence cette oscillation, qui peut facilement passer inaperçue sans la méthode des libres associations, entre un versant particulièrement désorganisé, dans lequel le Moi du névrosé peut se perdre à annuler la fonction même du signifiant33, et un autre versant plus contrôlé, dans lequel il peut adhérer de manière particulièrement bornée à des ensembles de pensées, de croyances et d’objectifs. De la désorganisation à l’excès d’organisation, quand ces différentes modalités d’expressions peuvent se représenter chez un même psychanalysant, s’appliquer à des domaines différents ou encore s’alterner dans le temps, leur articulation viendrait éclairer rétrospectivement la problématique épistémologique qui consiste à appréhender ces phénomènes en les isolant psychiquement. Ainsi, la perspective dynamique qui permet ici d’appréhender ces phénomènes apparaît antinomique d’une perspective figée qui les compartimenterait dans l’espace et dans le temps, rompant ainsi les liens logiques qui articulent ces différentes expressions symptomatiques et transformant leur signification.

En d’autres termes, la reconnaissance des biais logiques appliqués à ce jour à la lecture de la symptomatologie obsessionnelle mettrait en lumière rétrospectivement le biais de raisonnement caractéristique qu’engendre l’isolation psychique : une certaine tendance à méconnaître les phénomènes en les considérant de manière trop circonscrite. Ainsi, en essayant de dégager la structure de ce biais de perception qui se repère, par exemple, dans cette tendance du Moi du névrosé obsessionnel à se focaliser sur des détails ou sur des tâches spécifiques, nous nous demanderons si cette perspective étriquée qui s’applique notamment à la lecture des symptômes obsessionnels ne vient pas éclairer la structure même du symptôme obsessionnel.

Entre les formes d’obsessions manifestement handicapantes et celles qui échappent au diagnostic clinique en se voilant, en se banalisant34 ou même en se confondant avec des fonctionnements valorisés socialement, le repérage du biais de raisonnement spécifique qu’induit l’isolation psychique éclairerait la structure logique qui sous-tend ces symptômes voilés tout en soulignant comment le symptôme obsessionnel peut prendre l’apparence de la scientificité. De plus, le repérage clinique de la structure de ces obsessions voilées mettrait en lumière rétrospectivement les confusions systématiques par lesquelles le Moi tend à les dissimuler. Banalisations, généralisations, atténuations verbales, assimilation avec des fonctionnements ordinaires, nous nous demanderons si ces procédés discursifs ne constituent pas finalement des formes spécifiques d’annulations rétroactives par lesquelles le Moi du névrosé obsessionnel fait disparaître « en soufflant dessus »35 la signification de ses obsessions.

Ainsi, les difficultés cliniques qu’induisent ces mécanismes de défense permettraient de remarquer comment le symptôme obsessionnel réussit à se voiler : en confondant sa tendance à isoler psychiquement avec une tendance à se concentrer, ou encore sa tendance à annuler la fonction du signifiant avec une tendance à être mesuré ou tempéré, le Moi du névrosé réussirait finalement ce tour de force d’assimiler ses obsessions avec des raisonnements « normaux », et même avec des fonctionnements valorisés socialement. Aussi, quand Charles Melman (1987) remarque qu’il est difficile pour un clinicien non averti de pouvoir diagnostiquer les formes les moins graves de la névrose obsessionnelle, il souligne finalement autant la problématique clinique que les conséquences épistémologiques et sociales qui résultent du fait que le symptôme obsessionnel passe le plus souvent inaperçu. Car ce qui semble alors important de considérer, c’est que si ces obsessions masquées peuvent se confondre avec des raisonnements ou avec des fonctionnements cohérents et mesurés, elles n’en restent pas moins des formations de compromis symptomatiques. Autrement dit, l’étude des mécanismes psychiques sur lesquels se structurent les obsessions permet de dégager leurs spécificités et de repérer les problématiques épistémologiques et sociales qu’elles induisent dès lors qu’elles continuent de se banaliser.

« C’est pourquoi je me permets encore une fois de le faire remarquer, évoquer le symptôme social, c’est-à-dire les discours qui nous régissent, puisque c’est d’eux qu’il est question, ne peut manquer de concerner le psychanalyste. Pas pour traiter ce symptôme, il n’est pas plus à cet égard en position de thérapeute qu’il ne l’est à l’égard de son analysant, mais au contraire pour en faire valoir la brillance, qui ne peut elle-même prendre toute sa splendeur, qu’à la condition justement d’être rapprochée de la vérité. »36

L’étude de l’organisation défensive obsessionnelle inviterait donc à étudier concomitamment le symptôme individuel et le symptôme social, à commencer par la boucle épistémologique que semblent induire ces fonctionnements pathologiques au sein du champ médico-psychologique.

En mettant en lumière l’importance du langage dans la structuration de l’être parlant et en montrant « au moi qu’il n’est pas même maître dans sa propre maison »37, la découverte freudienne a fait vaciller certaines illusions et introduit les prémisses d’une conception structurelle du psychisme humain qui permet de distinguer trois grandes modalités de lectures du Réel : la névrose, la psychose et la perversion38. Ni supérieures, ni inférieures, ni saines, ni malsaines, ces structures psychiques que la clinique psychanalytique permet de distinguer caractérisent des modalités spécifiques d’appréhension du Réel. À travers cet éclairage, la psychanalyse a donc bouleversé les conceptions de la psychopathologie qui isolaient catégoriquement le normal du pathologique car elle impliquait que ni le soignant ni le sachant n’est épargné par le rapport au signifiant. C’est ce que Lacan articulera tout au long de son enseignement : tous les êtres parlants sont handicapés39 par le langage qui marque l’organisme de l’animal humain en l’introduisant à la loi du désir40.

La découverte freudienne induit donc un certain nombre de changements importants qui concernent autant la formation du soignant que l’organisation du champ médico-psychologique. En effet, cette avancée conceptuelle met en évidence la nécessité éthique que le clinicien puisse faire sa propre cure41 afin d’accompagner son semblable à dénouer le conflit intrapsychique qui se représente dans ses symptômes. Mais surtout, cette nouvelle conception du symptôme invite le champ du soin à s’ordonner en fonction d’une logique clinique qui tient compte de la fonction du désir dans la symptomatologie psychique, corporelle et organique42 de l’être parlant, c’est-à-dire d’une logique du soin qui promeut « la santé comme expression du désir du sujet »43.

En d’autres termes, en révélant le poids du désir, du signifiant et de la responsabilité de l’être dans les symptômes dont il se plaint, le mouvement dialectique que Freud a initié a des répercussions thérapeutiques considérables qui concernent autant le champ de la psychopathologie que celui de la médecine. Cependant, plus d’un siècle après cette avancée majeure dans la prise en charge de la symptomatologie de l’être parlant, il n’est pas impossible de remarquer que cette découverte scientifique continue de buter sur les mêmes résistances institutionnelles44 que Freud rencontrait déjà à son époque.

Cette résistance à prendre en compte les résultats de la clinique45, tout comme la persistance de conceptions exclusivement organicistes46 des pathologies psychiques et somatiques, ne peuvent-elles pas a posteriori être entendues comme des formes de symptômes spécifiques ?

Alors que la persistance de théorisations rendues caduques47 par des avancées scientifiques n’est pas une nouveauté dans l’histoire des sciences48, notamment dans l’histoire de la médecine49, le savoir que fait advenir la psychanalyse semble alors permettre d’éclairer rétrospectivement la structure symptomatique de cette problématique épistémologique.

En effet, des illusions religieuses instituées aux conceptions pseudo-scientifiques qui font fi du désir de l’être et de sa subjectivité, ne pouvons-nous pas remarquer une certaine structure logique dans ces systèmes hermétiques qui empêchent le mouvement dialectique de la science ?

En reprenant les mécanismes de défenses par lesquels le Moi du névrosé obsessionnel tend à isoler psychiquement et à annuler rétroactivement les représentations de son désir inconscient, nous verrons comment les biais logiques induits par ces mécanismes peuvent conduire à former des systèmes spécifiques50 qui ont pour particularité – ceci n’est pas sans conséquences – de paraître rationnel et même scientifique. En essayant de dégager leurs spécificités, nous pourrons alors constater que les erreurs de raisonnement qu’induisent les isolations psychiques peuvent tout autant se représenter dans des conceptions religieuses51, dans des illusions politico-économiques52, mais aussi dans certaines conceptions de l’être parlant qui dominent actuellement le champ médico-psychologique53.

Or, à la différence d’un système scientifique qui peut être remis en question, amélioré, réfuté et abandonné s’il s’avère erroné, les systèmes obsessionnels auraient une fonction symptomatique importante pour le Moi. Si bien qu’en se structurant sur des isolations psychiques, ils ne peuvent être ni articulés ni remis en question. Ils auraient donc pour particularité de s’avérer hermétiques et d’empêcher tout mouvement dialectique.

Autrement dit, nous verrons dans cette partie que l’organisation défensive obsessionnelle induit des systèmes absurdes, fermés et rigides qui peuvent paraître scientifiques, mais qui conduisent à rejeter catégoriquement toute argumentation ou théorisation qui viendrait les contredire, les remettre en question.

Cette problématique épistémologique n’avait pas échappé à Freud qui remarquait, en 1911 : « il existe souvent, dans les cercles médicaux et particulièrement dans les cercles psychiatriques, une tendance consistant à contredire les théories psychanalytiques sans les avoir réellement étudiés ou les avoir mises en pratique. »54

Rétrospectivement, les apports de la psychanalyse et les résistances qui s’y opposent au nom de la scientificité semblent mettre en lumière le poids de ces fonctionnements obsessionnels systématisés. Car à la différence de ces modes d’appréhension et de maîtrise du Réel qui se focalisent sur un ensemble clos de symptômes isolés – et qui excluent la prise en compte du désir inconscient – la découverte freudienne illustre précisément que l’être humain n’est ni une machine55 qui peut être traitée de manière compartimentée, ni un animal qui peut être conditionné. Il est un être de parole et de jouissance. Il est un être de désir.

Aussi, les biais logiques sur lesquels se structurent ces systèmes de conditionnement – que nous pourrons reconnaître comme des formes voilées et systématisées d’annulation rétroactive – sont d’autant plus prégnants aujourd’hui que l’inventeur de la psychanalyse les avait déjà soulignés, notamment quand il critiquait, à juste titre, les effets trop ciblés et temporaires des techniques thérapeutiques de son époque56.

Alors, si l’organisation défensive obsessionnelle peut se représenter via des systèmes pseudo-scientifiques qui, telles des enclaves fortifiées dans le champ du Moi, empêchent toute discussion et toute remise en question, elle semble former une résistance particulièrement obtuse, d’apparence rationnelle, à l’égard de cette méthode qui tend précisément à dégonfler le Moi. Effectivement, à la différence des ritualisations institutionnelles ou encore des « systèmes obsessionnels de suggestion »57 qui tendent à déplacer les symptômes et à renforcer l’aliénation, la psychanalyse favorise l’abandon de cette maîtrise et de cette illusion. Aussi, quand cette démystification est au cœur même du processus curatif et quand elle constitue une avancée scientifique majeure quant à la conception du soin des symptômes des êtres humains, elle se révèle particulièrement subversive au regard d’une certaine position de maîtrise systématisée qui peut se retrouver dans la professionnalisation. Freud le remarquait d’ailleurs avec perspicacité : « le dernier masque de la résistance à l’analyse, le masque médico-professionnel, est le plus dangereux pour l’avenir »58.

Ainsi, en dissipant les frontières imaginaires qui séparent la normalité du pathologique, la découverte freudienne éclaire rétroactivement la spécificité des résistances et des illusions qui se sont instituées au sein de l’organisation du champ médico-psychologique. Et pour cause, si nous sommes tous aliénés aux signifiants selon différentes modalités structurelles, si « nous sommes frères de notre patient en tant que, comme lui, nous sommes les fils du discours »59, le professionnel du soin, aussi diplômé soit-il, n’est pas moins concerné par les effets du discours que ceux qu’il se propose de soigner. La psychanalyse venant donc dévoiler la nécessité structurelle que celui qui assure le soin psychique puisse faire sa propre psychanalyse, le rejet catégorique de ce mouvement dialectique permet de souligner, de manière inversée, une forme d’obsession voilée de la maîtrise et de la normalité. En effet, en nous appuyant sur des exemples cliniques, nous verrons que cette forme d’obsession de la norme induit une résistance spécifique à la psychanalyse qui se repère en premier lieu dans les difficultés cliniques qu’elle engendre. Car en considérant ses propres symptômes comme des tares ou des défectuosités, le Moi du névrosé obsessionnel tend à vouloir les dissimuler, les normaliser, les maîtriser. Ce dernier peut dès lors s’avérer particulièrement résistant au regard de la méthode des libres associations en ce qu’elle vient précisément mettre en lumière les symptômes et le conflit intrapsychique que ces derniers représentent. En étudiant comment cette résistance spécifique se représente cliniquement, nous verrons qu’elle repose sur une forme discrète de « magie négative »60 par laquelle le Moi fait disparaitre la signification de sa symptomatologie. Ce faisant, nous pourrons nous rendre compte que cette tendance défensive à faire disparaitre littéralement la signification des symptômes ne se représente pas uniquement dans le champ de la clinique, elle se représente tout autant dans des fonctionnements qui continuent d’être reconnus comme « thérapeutiques » et « scientifiques » au sein du champ médico-psychologique.

En d’autres termes, dans la mesure où elle peut mettre en lumière des symptômes qui passaient inaperçus jusqu’alors, nous pouvons nous demander si la dimension subversive de la psychanalyse ne vient pas révéler rétrospectivement le poids de cette symptomatologie voilée qui s’institue en se dissimulant derrière des fonctionnements valorisés socialement : si la névrose obsessionnelle restait dissimulée avant que Freud ne la découvre à la fin du 19ème siècle, sa capacité à se normaliser et à disparaitre à nouveau du champ de la psychopathologie vient éclairer l’ingéniosité de son organisation défensive.

Si cette remarquable capacité à se dissimuler peut conférer à la névrose obsessionnelle l’image d’une forteresse insaisissable, nous verrons dans cette première partie que cette aptitude au camouflage n’est pas sans incidences : confondre systématiquement des obsessions avec des fonctionnements rationnels induirait de multiples problématiques cliniques, épistémologiques et sociales.

Autrement dit, l’étude de cette organisation défensive semble met en évidence la façon dont la symptomatologie obsessionnelle réussit à se voiler tout en se représentant au sein de la société. En permettant de méconnaître son propre conflit intrapsychique dans la création de murailles discursives bien isolées, la structuration défensive obsessionnelle engendre des systèmes de fonctionnements pathologiques dont les conséquences seraient d’autant plus paradoxales qu’ils s’instituent au nom de fonctionnements valorisés.

Alors, quand Freud interpelle « la névrose de contrainte universelle de l’humanité »61 en interrogeant l’avenir de cette illusion qui se représente dans certains fonctionnements religieux, ne vient-il pas mettre en lumière l’influence sociale de cette symptomatologie qui semble se voiler et se déplacer ingénieusement d’illusion en illusion ?

« Si vous voulez éliminer la religion de notre culture européenne, cela ne peut se faire que par un autre système de doctrines et celui-ci reprendrait d’emblée, en vue de sa défense, tous les caractères psychologiques de la religion, le même caractère sacré, rigide, intolérant, le même interdit de pensée. »62

Des guerres entre systèmes religieux aux combats idéologiques qui divisent tant les milieux politiques que scientifiques, il apparaît possible aujourd’hui de mettre en évidence comment le conflit obsessionnel peut se représenter tout en s’annulant via des systèmes hermétiques spécifiques, qui s’opposent de manière catégorique, en fonction des méprises et des isolations qui les structurent. Nous essaierons donc de dégager progressivement la spécificité de ces systèmes, dont la dimension symptomatique passe souvent inaperçue, mais qui se caractérisent cependant par « le même caractère sacré, rigide, intolérant, le même interdit de pensée »63. En effet, qu’ils se représentent cliniquement à travers des rituels particulièrement absurdes, rigides ou chronophages64, ou qu’ils se diffusent socialement en se confondant avec des fonctionnements pragmatiques, scientifiques et même vertueux, il est possible de préciser la spécificité du biais logique sur lequel se structurent ces systèmes obsessionnels.

Enfin, si une telle prise en compte structurelle de l’obsession peut permettre d’éclairer que de nombreux fonctionnements considérés comme « normaux » ou « rationnels » constituent des formes voilées d’expressions symptomatiques, soit l’expression d’un conflit intrapsychique minimisé, isolé, mais néanmoins délétère, il semble alors que la conception de la souffrance attenante au conflit larvé peut être élargie en ceci que le symptôme ainsi dissimulé n’affecte pas uniquement l’être qui le méconnaît, mais aussi la société dans laquelle il interagit. Si l’ingéniosité de son organisation défensive permet à la névrose obsessionnelle d’exprimer sa symptomatologie tout en la dissimulant, elle met en évidence que l’étude des mécanismes obsessionnels est difficilement dissociable d’une prise en compte sociale de la psychopathologie.

La reconnaissance de ces systèmes obsessionnels semble donc d’autant plus importante qu’en se confondant avec des systèmes scientifiques, ils auraient des conséquences délétères dans de nombreux domaines. Au fur et à mesure de cette partie, nous déploierons certaines de ces conséquences en insistant notamment sur l’effet paradoxal qu’engendre, dans le champ de la recherche, la confusion entre le doute et l’obsession. En effet, nous verrons comment les biais de raisonnements et les erreurs d’interprétations qui résultent de l’organisation défensive obsessionnelle conduisent subtilement à corrompre le mouvement dialectique de la science et à instaurer une forme paradoxale d’obscurantisme scientifique.

Nous tenterons de donner des illustrations de systèmes obsessionnels qui tendent à se confondre aujourd’hui avec des systèmes scientifiques, et c’est notamment dans le champ médico-psychologique que nous essaierons de mettre en évidence la dimension absurde de ces systématisations. Et pour cause, en se structurant imperceptiblement sur des isolations psychiques qui biaisent le raisonnement et interdisent des associations de pensée, ces systèmes rigides conduiraient non seulement à empêcher, au nom de la rigueur et de la scientificité, le soin psychique que permet la psychanalyse, mais aussi à instituer des modes de fonctionnements pseudo-scientifiques qui finissent par renforcer les symptômes, au nom de la scientificité.

Alors, si Freud avait déjà mis en lumière ces « formations de systèmes des névrosés de contrainte »65, s’il n’hésita pas à les reconnaître comme de véritables symptômes et à leur donner une importance similaire à celle du délire dans la paranoïa, nous essaierons dans cette partie d’éclairer les biais signifiants sur lesquels ces systématisations se structurent, et ainsi ce qui permet de les distinguer, malgré leur multiplicité et leur apparence de rationalité. Au même titre que le délire dans la psychose constitue une tentative de guérison symptomatique de la béance que peut produire la forclusion, nous verrons qu’il n’est pas impossible de considérer ces systèmes obsessionnels comme des symptômes secondaires dont la fonction de stabilisation s’articule à la désorganisation psychique que produit la tendance obsessionnelle à tout remettre en question, soit ce que Legrand du Saulle reconnaissait à juste titre comme « folie du doute »66.

1.1 La régression au stade sadique-anal

« Quand le moi commence ses efforts de défense, il obtient comme premier succès que l’organisation génitale (de la phase phallique) soit totalement ou partiellement ramenée au stade antérieur sadique-anal. Ce fait de la régression reste déterminant pour tout ce qui va suivre. »67

a) Les expressions pathologiques du stade sadique-anal et la problématique diagnostique

La névrose obsessionnelle se caractérise par une fixation de la libido au stade de l’organisation prégénitale sadique-anale68. Ce stade de la sexualité infantile, découvert par Sigmund Freud, est marqué notamment par des tendances destructrices, par un rapport problématique à la demande et par un désir de rétention qui déterminent, à travers de multiples substitutions signifiantes, une grande partie de la symptomatologie obsessionnelle.

La plupart des difficultés psychiques du névrosé obsessionnel sont ainsi conditionnées par les exigences d’un système pulsionnel et relationnel anachronique qui tend à rester voilé en fonction des déplacements et des formations réactionnelles qui le travestissent. Du don excessif à la jouissance de la rétention, de l’obsession de « bien faire » à celle de ne « rien faire », de l’obséquiosité au rejet de toute autorité, de la soumission à l’opposition systématique, de la résignation à l’obstination, de la bonté excessive à la cruauté rationalisée, le stade anal caractérise un mode de jouissance qui se manifeste de multiples manières. Mais si celui-ci peut se représenter parfois de manière évidente, par exemple dans le rapport à la saleté, aux injures scatologiques ou dans certaines difficultés à abandonner les objets, la jouissance qui caractérise le stade anal semble trouver le plus souvent des déguisements et des modalités d’expressions particulièrement subtiles.

Aussi, le repérage clinique de ces formations symptomatiques apparaît d’autant plus difficile qu’elles sont rationalisées par le Moi, qu’elles se confondent avec des fonctionnements valorisés et qu’elles se cristallisent sous la forme de traits de caractère69.

C’est ainsi que « la forme d’organisation pathologique du Moi »70 qui caractérise la névrose obsessionnelle passerait facilement inaperçue et s’assimilerait avec des formes de fonctionnements banalisés et vertueux.

Cette problématique diagnostique est d’autant plus conséquente du fait de la multiplicité et de la nature contradictoire des modalités d’expression qui caractérisent la régression au stade sadique-anal. En effet, de la même manière que le Moi du névrosé obsessionnel peut rationaliser ses fonctionnements pathologiques, les banaliser ou encore les présenter comme des qualités, la clinique met également en évidence comment le plus souvent le Moi ne reconnaît qu’une infime partie de ses expressions symptomatiques tout en l’isolant des autres manifestations pathologiques auxquelles elle est liée.

Alors, si la clinique souligne les modalités défensives par lesquelles le Moi du névrosé obsessionnel se défend de reconnaître les manifestations de sa tendance sadique-anale, elle met également en lumière que ces mêmes modalités défensives sont largement représentées dans le champ de la psychopathologie : les expressions pathologiques du stade sadique-anal y sont le plus souvent banalisées71, assimilées à des fonctionnements valorisés ou encore littéralement disloquées72.

Cette tendance à isoler la lecture des phénomènes entre eux et à déformer ainsi leur signification se révélerait d’autant plus prégnante au sein du champ médico-psychologique que Freud indiqua clairement, il y a plus de cent ans, les liens de substitutions73 qui permettent aux manifestations du stade sadique-anal de se voiler derrière leur propre division.

Par sa découverte du stage prégénital et de ses expressions déplacées, l’inventeur de la psychanalyse a donc mis en lumière un certain nombre de fonctionnements morbides qui jusqu’alors passaient inaperçus. Il établit ainsi les corrélations qui unissent la jouissance du collectionneur, celle de l’économe ou encore celle du capitaliste. Plus précisément, Freud a mis en évidence que le lien pathologique aux fèces qui caractérise le stade anal se déplace via des substitutions signifiantes qui illustrent, malgré leur différence, le rapport symbolique et problématique au don que l’enfant a le pouvoir de faire ou de refuser74.

Par exemple, Monsieur F. travaille depuis plus de 20 ans dans une grande société. Il est triste car il considère que ce travail n’a aucun sens et il « fait le minimum » tout en rêvant à une carrière dans laquelle il pourrait davantage s’épanouir, dans laquelle il pourrait « donner » beaucoup plus :

« Dans la difficulté à reprendre le projet artistique, peut-être que c’est une fausse question. Y’a la peur de mettre en ligne quelque chose. Voir ce que les gens en pensent, j’ai l’impression que c’est comme si d’un coup j’allais révéler quelque chose que j’ai gardé pour moi, quelque chose d’intime, c’est moi, mon petit caca. J’attends qu’on le reconnaisse et qu’on lui donne de la valeur... »

Par la mise en exergue de la fonction du signifiant dans le rapport à la pulsion75, Lacan a facilité la reconnaissance des modalités d’expressions discursives de la jouissance caractéristique du stade sadique-anal. Qu’elle apparaisse dans le discours du patient ou du psychanalysant à travers l’insistance du verbe « faire », « aller », « donner » ou encore « garder » ou « retenir », la jouissance propre au stade sadique-anal semble se représenter tout en se masquant à travers les déplacements du signifiant de la demande fécale : faire ou ne pas faire ses besoins, faire ou ne pas faire ses devoirs, faire ou ne pas faire son travail, faire ou ne pas faire l’amour, faire ou ne pas faire plaisir… Si l’infinité de ses déplacements peut contribuer à la rendre méconnaissable, l’expérience clinique permet toutefois de repérer autant la spécificité de cette jouissance que ses différentes modalités : entre certaines expressions corporelles empreintes de volupté du psychanalysant qui retient ses paroles sur le divan et l’amant qui retient son amour ou le don de son plaisir, entre la procrastination et la poursuite effrénée de tâches à faire successivement, entre la peur obsédante de ne pas donner assez et l’opposition systématique aux demandes de l’autre, le fonctionnement pathologique que détermine la fixation au stade anal se représente de manière subtile et discrète dans de nombreux comportements qui paraissent hétérogènes.

Par exemple, voici comment Monsieur S. décrit sa tendance à se poser systématiquement des interdits et à s’empêcher de « se faire plaisir » : « c’est toujours les « ne pas », ça revient en boucle. J’en ai marre de retenir comme ça. J’aimerais transformer les « ne pas » en une force positive, qui me pousse à faire. Je pense à la naissance et au rapport à la déjection : retenir et pousser. »

Monsieur D. oscille entre une tendance à « ne rien faire » et une tendance à « trop faire ». Lors d’une séance de psychanalyse, il peut dire :

« Je me retenais de faire. Maintenant, j’essaie de trop faire. Je me retenais de faire pour laisser libre cours à la pensée. Ce que je fais là, j’essaie de trouver une sorte d’équilibre, mais je suis vite déséquilibré dans l’excès. C’est surfait. J’en fais trop. Je l’accepte. Et je fais. C’est assez ! C’est tassé. Le piège pour moi, que je fasse trop, serait de ne plus penser. J’ai cette crainte de plus penser mais je pense trop. D’une certaine manière, c’est soit tout faire, soit tout penser. Je cherche le lien, l’équilibre. L’équilibre viendra avec le lien. Le sens. Donner du sens à mes actions… ».

Voici comment Madame F. peut décrire ses difficultés à trouver un travail et à s’insérer dans la société :

« Je n’arrive pas à faire. Dans ma vie perso, c’est encore pire. Là j’essaie de séparer ce côté de moi, la merde, être humain, et cet autre côté où je sais que je ne suis pas une merde. Mais même professionnellement, je vois bien que je commence à me foutre dans la merde… Je vois bien que je suis dans une forme d’autodestruction. Une partie qui croit que je peux faire des choses, voire même incroyables et une autre partie qui me dit que je suis ridicule et que c’est prétentieux de penser ça. Une autre partie qui me dit que si je mets tout en œuvre, je peux créer et produire. Je n’arrive pas à trouver la force en moi de me motiver pour les démarrer. Pourtant, j’ai le sentiment que c’est accessible. J’ai lu dans un article qu’il existe différentes personnalités. Je fais partie des rebelles : je n’accepte pas qu’on me dise quoi faire, que ça vienne de l’autre ou que ça vienne de moi. Dès qu’on me le demande, je n’arrive pas à faire, je n’arrive pas à donner. »

Enfin, Madame C. remarque dans sa cure qu’elle confondait sa tendance à s’opposer systématiquement avec une forme de liberté :

« J’ai voulu aller chercher un article sur le stade anal, et je me suis dit que non, que j’étais en train de contrôler mon obsession du contrôle Je pensais que c’était l’analyse qui ferait les choses pour moi et finalement je suis en train de me discipliner. De dire ça, ça me rend triste car pendant des années j’étais dans cette croyance que ma façon de m’opposer tout le temps, c’était ma liberté ».

Ces illustrations cliniques témoignent bien des multiples intrications du stade anal. Lacan précisera l’articulation signifiante de cette pulsion en jeu, à savoir qu’il ne s’agit pas simplement de faire ou de ne pas faire, mais aussi de faire chier ou de se faire chier : « au niveau de la pulsion anale – un peu de détente ici – ça ne semble plus aller du tout. Et pourtant, se faire chier ça a un sens ! Quand on dit ici, on se fait rudement chier, on a rapport à l’emmerdeur éternel. »76

Parlant de son refus de travailler pour la plupart des sociétés dans son domaine, voici ce que dit Madame F : « dès que j’ai l’impression qu’il faut faire, ça m’emmerde de faire. »

Dans un article dans lequel il reprend ces développements sur l’objet anal, Philippe La Sagna met en évidence ceci :

« L’objet cessible est ce qu’on cède et est aussi le représentant du moment où, emporté par la jouissance, vous cédez comme sujet à la « situation », quand vous ne pouvez plus vous empêcher. Ça c’est l’Homme aux loups qui nous l’apprend. Lacan dans une partie du Séminaire X, L’angoisse, que J.-A. Miller a intitulée « De l’objet cessible » nous dit que le sujet « cède à la situation » (la scène primitive) et plonge dans la jouissance anale ; c’est le moment où l’Homme aux loups ne tient plus sa subjectivité. Elle cède, et il devient lui-même l’objet anal, a. Il fait cession de son statut de sujet, produit dans l’angoisse un objet cessible, une selle, et disparait comme sujet en se transformant en l’objet qui le représente : face à la jouissance, il abdique. L’objet anal l’efface, vient à sa place. »77

b) Les résistances à reconnaître le stade sadique-anal et leurs répercussions épistémologiques

Si la pratique clinique permet de repérer les conséquences pathologiques de cette régression et si elle permet aussi de témoigner de la prépondérance de ces formations symptomatiques, nous pouvons alors nous étonner que les manifestations du stade sadique-anal continuent aujourd’hui d’être compartimentées, minimisées et banalisées.

Ces isolations, ces inhibitions et cette mésestime spécifiques à l’égard des expressions de cette modalité de jouissance ne viennent-elles pas témoigner de l’influence des mécanismes obsessionnels dans le champ psychanalytique lui-même ? Si la clinique permet de mettre en évidence les conséquences morbides de cette pulsion que le Moi du névrosé tend à dissimuler, elle invite plus que jamais le psychanalyste– Freud en a signalé le dévoiement – à ne surtout pas « céder sur les mots »78 : la visée de faire chier et de se faire chier, ou encore celle d’emmerder et de s’emmerder, n’est pas sans avoir un certain nombre de répercussions mortifères, surtout quand elle se voile à travers des justifications qui semblent rationnelles.

D’ailleurs, au-delà de cette tendance à banaliser le poids de cette jouissance pathologique, n’est-ce pas la question même du stade sadique-anal et de ses conséquences morbides qui tendent à être littéralement rendues non advenues dans les conceptions de la psychopathologie qui dominent à ce jour le champ médico-psychologique ?

Ainsi, le contraste entre la prépondérance clinique de ces expressions symptomatiques et la disparition des apports freudiens nous amène à nous interroger sur la spécificité de cette forme de résistance. Tout comme il nous invite à nous demander si des thérapeutiques qui traitent les manifestations symptomatiques sans considérer la jouissance qui s’y représente ne se structurent pas sur une forme spécifique de biais de raisonnement. Pour tenter de dégager progressivement la spécificité de ces systèmes qui excluent tout autant la question du désir que celle de la jouissance de l’être79, nous pouvons nous appuyer sur la clinique.

Voici par exemple ce que peut dire Madame K. lors d’une séance de psychanalyse où elle reconnaît son rapport problématique à son désir :

« Qu’est-ce que cette absence de désir ? C’est une habitude chez moi. C’est comme si je contrains mon désir. Ça me permet de faire tranquillement de la rétention mais du coup je minimise le principe même de la vie. C’est comme si j’avais trop peur et que je n’étais pas vraiment dans la vie. C’est un mélange de ce que j’ai emmagasiné enfant : ce n’est pas bien d’exprimer ses désirs, il ne faut pas être désireux ! Quand je me plaignais de ne pas avoir ce que mes amis avaient, j’avais un retour sévère. Très vite, j’ai pris l’habitude de ne rien demander et du coup ça n’existait pas. Ce n’était pas nommé et du coup, c’était moins ressenti. Le fait de taire mes désirs, de ne pas les laisser exister, de les contraindre, je vois que c’est ce qui reste dans ma façon d’envisager la vie. Je me suis enfermée là-dedans, dans cette contrition. Car désirer suppose également de souffrir, d’être frustrée. C’est comme si je m’étais coupée, coupée de mes sensations, coupée de mon désir. Quand je voyais les sœurs dans les couvents, je me disais qu’elles étaient heureuses car elles n’ont pas de désirs… ça me faisait vachement envie. Donc quelque part ça m’arrange mais en fait je m’aperçois que ça ne m’arrange pas tant que ça ! Toutes ces manifestations, ma jalousie, ma colère, mes symptômes, c’est la manifestation de mon désir ! »

Cette dernière phrase illustre à elle seule l’impasse clinique à laquelle est vouée toute thérapeutique qui se donne pour objectif de traiter les symptômes des êtres parlants sans considérer le désir en souffrance qui tend à s’y manifester.

c) L’évanescence du désir et le sentiment de contrainte dans le rapport à la demande.

Le rapport à la demande de l’Autre80 qui caractérise le stade sadique-anal détermine une problématique particulière qui se voile et se déplace dans la plupart des difficultés dont peuvent se plaindre les névrosés obsessionnels. En effet, du fait de cette fixation, toute demande, la plus insignifiante soit-elle, est susceptible d’être vécue comme une véritable contrainte. Que l’être s’y assujettisse ou qu’il s’y oppose avec véhémence, le rapport coercitif qu’il peut ressentir à ce qu’il suppose être attendu de lui engendre de nombreuses méprises, pouvant même le pousser dans certaines situations à s’isoler de toute demande en évitant les rapports sociaux.

Ce rapport coercitif et contraignant au désir de l’Autre est remarquablement décrit par Antonio Quinet :

« Il est l’esclave du désir de l’Autre dont la voix impérative se présentifie dans les commandements ritualisés qui condensent à la fois la Loi et son annulation, la jouissance et son impossibilité. L’obsession est la voie symptomatique de la satisfaction pulsionnelle de la voix d’un surmoi qui voit. »81

Le sentiment de contrainte dans le rapport à la demande peut donc induire de multiples confusions qui se manifestent cliniquement dans les incompréhensions dont se plaignent les névrosés obsessionnels : en ressentant la demande de l’Autre comme une obligation, le Moi peut ainsi facilement assimiler toute forme d’autorité avec une forme d’autoritarisme. Cette assimilation troublante peut donc le conduire à récuser de manière systématique toute forme d’autorité. Autrement dit, le Moi tend à déplacer dans son rapport au monde le rapport d’opposition, empreint d’indignation et d’injustice, qui caractérise la fixation au stade anal. Que ce phénomène symptomatique se représente dans ses rapports de couples, dans ses rapports amicaux ou encore dans ses relations professionnelles, il n’est pas impossible de repérer cliniquement le déplacement de ce rapport problématique par lequel le Moi se sent contraint par la demande de l’Autre, demande qu’il vit comme un écrasement et plus précisément comme une annulation de son désir et de sa subjectivité82. Si Jacques Lacan a particulièrement bien articulé cette dimension de l’évanescence du désir83 du névrosé obsessionnel, la traduction littérale du terme freudien « Zwangneurose