Noir soleil - Francis La Carbona - E-Book

Noir soleil E-Book

Francis La Carbona

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Beschreibung

« ... dans la maison du "cher maître", c'était le parallélisme des fluctuations de la grande Histoire, celle du pays, et de la petite, celle des Fastelli, qui enluminait leurs âmes. »

Le Maroc à l'aube de son indépendance, mai 1968 en France, le crépuscule du franquisme en Espagne en 1973, autant de marqueurs dans le parcours de Marthe et Raphaël qui ne demandaient qu'à être heureux. Bravant les hostilités familiales en même temps que s'émancipe un peuple nord-africain qui les emporte peu à peu dans son tourbillon, ils font souche en bousculant l'ordre établi. Mais c'est le pot de terre contre le pot de fer. Trop de barrières, trop de dangers, la vie ne peut pas se résumer à un tel décor. Il faut partir. La reconstruction se fera en métropole, au milieu des disparitions brutales, des déchirures internes et des turbulences politiques qui vont scander les grandes époques de leurs existences. Les leurs, mais aussi celle de leurs enfants, vont être jalonnées de ruptures, recommencements et drames.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Après Esméralda n'aimait pas Quasimodo, Francis La Carbona propose un nouveau roman qui illustre une conviction profonde : dans l'existence comme dans les livres, les mots sont à leur place là où on les entend le mieux, pas là où on les voit le plus. Vivant en Normandie depuis plus de trente-cinq ans, ses histoires naissent de voyages ou rencontres avec les gens, la nature et les livres.

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Francis La Carbona

Noir soleil

Du même auteur

– Esmeralda n’aimait pas Quasimodo

5 Sens Editions, roman, 2018

 

Chapitre I

« Ils ne savent toucher le cœur qu’en le blessant »

Stendhal

 

1947, un dimanche d’été. Le thermomètre s’était emballé et le soleil marocain avait exalté fragrances et couleurs. Plusieurs semaines s’étaient écoulées depuis qu’en avril une rixe anodine entre civils et tirailleurs sénégalais avait dégénéré en heures sanglantes à Casablanca. Dans l’effervescence qui s’était ensuivie, le sultan Mohammed V avait réclamé à Tanger la fin de la mainmise étrangère sur la destinée du pays sous protectorat français et espagnol1. À présent, rien n’était moins sûr que la pérennité du calme factice qui planait.

Dans la fournaise ramollissant le macadam, la voiture ronronnait vers les premiers faubourgs de la ville. Raphaël et Marthe rentraient de leur escapade dominicale. De toutes parts, des volutes de chaleur floutaient cette luminosité qui enfiévrait régulièrement la campagne. La jeune femme ne se lassait pas de ces contrastes qui l’enveloppaient, invariablement, dans un alanguissement dessinant un sourire éthéré sur son visage.

À cet instant, le souvenir de l’entrée du bateau dans le port s’imposa à elle. Cela faisait maintenant deux ans qu’elle avait quitté les premiers frimas de l’hiver d’une France qui pansait les plaies du deuxième conflit mondial. Défiant le caractère encore précaire des liaisons maritimes, elle avait fait ses bagages pour un voyage d’agrément dont le retour était fixé après la trêve des confiseurs. À l’époque, elle avait guerroyé pour convaincre papa Fernand et maman Noémie de la laisser partir visiter sa vieille tante Honorine, installée de longue date au Maghreb. On racontait tant de choses sur ce territoire étrange. « Là-bas », comme on disait pour, souvent, combiner suffisance et perplexité à l’endroit de ces immensités coloniales si méconnues. Certes, elles avaient payé un lourd tribut à l’anéantissement de la peste nazie. Certes, encore, ses vaillants ressortissants n’avaient pas été moins valeureux que les continentaux. Mais, au soir du 8 mai 1945, « là-bas » justement, on balançait entre la liesse de la victoire et le deuil des massacres de Sétif et Guelma2. Concomitance dommageable, ou mauvais auspices ? La refondation de la République n’obligerait-elle pas à adopter un prisme offrant une focale sur les desiderata nationalistes de ses satellites… ? Ces algorithmes étaient très éloignés du Béarn natal de Fernand et Noémie. Calfeutrés dans leur ferme, leur unique panorama, ils avaient soulevé bien des objections à cette « expédition » dont il n’avait pas été facile d’infirmer les fondements. Aux garanties de cette chère « Norine » dans un long courrier : « … Oui, Marthe serait en sécurité, chaperonnée dès son arrivée », on avait ajouté la caution de Thomas, leur benjamin. Jamais avare d’espiègleries, « petit Tom » – taquinerie héritée de la puberté pour son homophonie avec « petit homme » – s’en était donné à cœur joie : « Non, Marthe ne se rendrait pas chez les sauvages. » « Non, elle ne ferait pas le tour de la Terre et, oui, les bateaux faisaient bien la navette dans les deux sens. » À bout d’arguments, face à cette aimable coalition, à contrecœur ils avaient donné leur feu vert dans une profusion de prescriptions maquillant des interdits en tout genre. Naturellement, les vingt printemps de leur fille adorée les avaient oubliés sitôt énoncés. N’était-elle pas d’un âge où il ne s’agit que de découvrir ?

Sans détacher ses yeux du paysage chatoyant, Marthe passa ses mains sur son ventre arrondi par six mois de grossesse :

– Raphaël… comment allons-nous l’appeler ?

Tiré de son indolence, son mari se crispa :

– Euh… Nous avons encore le temps, non ?

Quelques secondes passèrent. À plusieurs reprises, déjà, ils avaient reporté cette conversation. Ce jour-là, Raphaël devina à l’élocution de Marthe qu’il ne pourrait pas se dérober. Elle reprit :

– … Pourquoi attendre davantage ? Tu y penses surement. On ne va tout de même pas se décider le jour de l’accouchement !

– Non… tu as raison.

Derechef le silence les confina. Raphaël promena nerveusement ses mains sur le volant :

– Ben… si c’est un garçon, chez les Fastelli l’usage est de recourir à la branche masculine des origines du père… Dans les très vieilles familles du sud de l’Italie, c’est notre façon d’inscrire le petit dans le continuum des anciens. C’est comme ça que mon frère aîné s’est appelé Joseph, en mémoire de Giuseppe, notre grand-père paternel, et que l’on a francisé l’orthographe de nos oncles, Andrea et Raffaelo, pour mon jeune frère André et moi. Tu comprends ?

– Oui… Oh oui très bien.

On eût dit que les mots avaient tout à coup égratigné leur harmonie. Elle enchaîna :

– Guido, c’était sans doute très bien pour ton père… en Sicile ! Mais notre bébé sera français ! Et si c’est une fille ? Ce sera Alma, comme ta mère ? Je sais que l’un et l’autre se font très insistants auprès de toi. Contrairement à mes parents ! Et moi dans tout ça, j’ai le droit de dire quelque chose ? Raphaël, nous n’avons pas besoin de leur assentiment. Franchement, je ne me vois pas en train d’appeler…

– Bon, bon, coupa-t-il. Allez, ne te fâche pas. On doit pouvoir trouver une solution qui nous convienne, tout en ne blessant personne. C’est important aussi, non ?

En fait, pour Raphaël, la transgression de la coutume était d’ores et déjà inscrite en lui. Son sujet n’était donc pas tant l’acceptation parentale que l’adoucissement de son annonce ; cela, quoiqu’il n’en ignorât pas les répercussions pour Alma et Guido. Dans cette coterie3 lilliputienne qui les avait phagocytés lorsqu’ils avaient posé leurs valises en provenance de Taormina, on était tellement sourcilleux du paraître. Pour ses plus zélateurs, la tutelle des aïeux sur leur descendance ne se discutait pas. Elle était un des attributs dont découlait la primauté de leur culture sur celle de ces Nord-Africains « de notoriété publique, si inconstants et indisciplinés ».

Quelque temps plus tard, au soir d’un écrémage de l’almanach des Postes, dans une de ces médiations dont il a la science, l’amour mit fin à cette épineuse négociation ; si c’était un garçon, ce serait Florent ; si c’était une fille, Margot. Fermez le ban !

Par ce bel unisson, Marthe et Raphaël posaient la première pierre de leur détermination. Celle qui annihilerait toute velléité de prise d’un ascendant infantilisant par quiconque. Ainsi, aucun des quatre grands-parents ne pourrait se targuer de les avoir inféodés aux carcans patriarcaux. D’ailleurs, pour que ne subsistât pas d’ambiguïté, on pousserait la symbolique encore plus avant. Ils ne divulgueraient leur implicite récusation du devoir d’allégeance qu’à la naissance du poupon. Chacun comprendrait : ils étaient deux esprits à part entière qui se construiraient au gré de leurs seules inspirations !

Cependant, la simplicité de ce credo n’emporterait pas une adhésion unanime. Lorsque vint la délivrance pour Marthe, furibonds, sidérés par cette désobéissance, Alma et Guido camperaient l’affliction de ces forfaitures qui révulsent les bien-pensants. Car ce serait dans cette théâtralité qu’ils s’apprêteraient à châtier les félons ! En prenant leur temps…

Au préalable, très attentifs au « qu’en-dira-t-on ? », avec un aplomb émérite, ils louangeraient le nom de baptême de « la huitième merveille du monde ». À la baguette, Alma, bien sûr :

– C’est tout son grand-père ! Nous n’en sommes pas peu fiers, allez. Comment ? Florent ? Oui, oui, nous étions au courant. J’en étais toute chose. C’est un touchant hommage à notre chère Lorenza. Pensez, elle ne s’est éteinte que quelques semaines avant que débarque notre future belle-fille.

Lorenza, dite Renza, sœur de Raphaël, était décédée précocement. Un « mal incurable » selon Alma. En vérité, érodée par une passion amoureuse déprédatrice, elle s’était fanée dans l’anorexie. Boudinés dans leur matérialisme, les Fastelli révoquaient ces pathologies-là – ces « sensibleries » disait Guido. Elles avaient trop à voir avec les états d’âme pour ne pas s’en détourner. Elles n’avaient donc pas droit de cité. Mais, au terminus du calvaire de Renza, le glas les avait bourrelés d’un chagrin qu’ils commuèrent en une idolâtrie à servir en toutes circonstances, pour qu’elle les réhabilitât de la culpabilité qui les étrillait in petto. Aussi, le choix de Florent serait-il commodément présenté comme œcuménique, parce qu’il autorisait l’emploi d’un diminutif pour le moins approximatif, Renzo4, rappelant celui de la béatifiée. En l’espèce, n’étant pas à une équivoque près, on sauvegardait les apparences. Et tant pis pour le lien incongru avec la gent féminine.

Néanmoins, l’acte de rébellion derrière cette pirouette n’échapperait à personne. Une sale guérilla démarrerait, ad vitam aeternam.

Souvent, au plus fort des escarmouches, Marthe chercherait l’accalmie dans les réminiscences de son enjouement de naguère ; lorsqu’elle bouclait son paquetage pour les côtes marocaines, à mille lieues d’imaginer qu’elle y rencontrerait un homme que ses yeux noirs allaient foudroyer ; qu’elle l’épouserait quatre mois plus tard ; et qu’elle incarnerait sa pierre d’achoppement entre lui et sa parenté.

Mais à l’heure où sa femme avait enfanté, Raphaël n’avait voulu être qu’à son ravissement. Dès que la clinique l’avait appelé pour lui apprendre la bonne nouvelle, ivre de contentement avant de l’être des verres plus tard, il s’était précipité pour s’assurer que la mère et le bébé allaient bien. Quelques minutes pour faire ce que faisaient nombre de ses congénères en ce moment si magique, c’est-à-dire rien d’utile, et il se carapatait sous un ciel se parant des opacités d’une nuit qui promettait d’être longue. Aucun des trois ou quatre bons copains qui l’accompagnèrent n’évalua exactement son bouleversement, tellement au-delà de celui commun à tous les nouveaux pères. Ce n’était rien moins que le signal de son épanouissement d’homme.

Désormais, il traiterait d’égal à égal avec tous les mâles de sa tribu. Il se dévêtait de sa panoplie du « petit dernier » que l’on écoute à peine, qui se doit de n’être que le réceptacle des expériences et des diktats de tous ces « sachants ». Fini l’asservissement dans lequel on l’avait maintenu, y compris après qu’il avait étrenné sa blouse grise d’instituteur. Dorénavant, plus rien ne briderait son besoin viscéral de se délester de la subordination familiale. C’était vital. Plus encore depuis que Marthe était devenue sa femme. « Ils » étaient trop là. Tout le temps, censeurs ou conseilleurs. Critiques avec lui, intrusifs avec elle qui n’en endurait que plus cruellement l’isolement avec ceux, en métropole, que ses lettres entretenaient dans le mensonge d’un conte de fées.

En réalité, elle était affreusement marrie du dédain instillé par beau-papa comme de l’absolutisme de belle-maman, quand il ne s’agissait pas de la passivité ou l’indifférence des frères de Raphaël. Pourtant, elle avait cru en l’effet modérateur de Joseph, séminariste par la volonté de sa mère qui avait vu dans le don de son premier fils au Seigneur la plus belle des actions de grâce, qui lui ouvrirait les portes du Paradis. Rien moins que cela ! Mais le pauvre garçon, amaigri par quantité de jeûnes, enclavé très tôt dans cet avenir qu’il n’avait pas choisi, semblait atteint d’une forme de surdité aux rivalités d’ici-bas. André, lui, n’était qu’un beau gosse écervelé, passant d’une bulle interlope à l’autre, d’une misogynie incompatible avec la sensibilité d’une femme. Fut-elle sa belle-sœur. Tout cela n’était que sévices dont Marthe ne percevait pas ce qui les dictait.

Raphaël le savait. Leurs attitudes à tous lui étaient une morsure cuisante. Mais, dans cette parentèle calabraise et palermitaine, on ne plaisantait pas avec les convenances. Cette France adoptive n’était qu’une patrie de coïncidences. Et « la Française » cristallisait la brisure du pacte ancestral des mariages arrangés, quand ils n’étaient pas anticipés. Les codes de ce lignage ne permettaient pas qu’une étrangère s’y marcottât. C’était comme ça ! Aux yeux d’Alma et Guido, cette bru usurpatrice – elle n’était pas native du Maroc, et n’avait aucune ramification avec l’Italie, leur terre originelle – était d’abord une pièce rapportée. Elle n’était que cela ; celle qui injuriait l’ordonnancement des choses ; celui auquel Raphaël ne pouvait se soustraire. Car enfin quoi ? Il avait été élevé dans ces mœurs-là !

Mais, il était passé outre. Alors, loin de s’atténuer, le courroux de ses parents s’intensifia sous un déluge d’avanies à l’encontre de Marthe :

– Vous, vous n’avez rien à dire. Vous n’êtes pas de la maison !

Ambiance… Des aménités de cet acabit, Alma en distillerait quantité d’autres, ne témoignant qu’en de très rares occasions d’un simulacre de bonhomie. Teintée des couleurs glauques du dédain, elle préluderait en réalité bien des brimades. Cette méchanceté, gratuite, ne conférerait aucune gloire à cette reine-mère patentée tant l’adversaire, puisqu’adversaire il y avait, refuserait incrédule cet aberrant combat. Sans surprise, un grand désarroi en naîtrait chez Marthe.

Or donc, Raphaël festoya autant pour ce nourrisson, qui le comblait, que pour écrire l’introduction de sa symphonie du nouveau monde. Celui de son avènement en tant que fondateur d’une nouvelle dynastie. On allait le considérer autrement. Son champ de responsabilités s’accroissait, sa respectabilité aussi. En somme, un examen de passage réussi. Al-Hamdoulilah5.

Le naturel ne se faisant pas prier pour revenir au grand galop, l’euphorie fut de courte durée et l’optimisme béat rapidement dissipé. Un bref cessez-le-feu et le doucereux patronage d’Alma redoubla, à coups d’incursions inquisitoriales. L’organisation du foyer, l’éducation, la prééminence morale des grands-parents, rien n’était épargné aux jeunes mariés. Jusqu’à l’agencement intérieur des placards qui faisait l’objet d’un contrôle de conformité.

Un, deux… bientôt six ans de cette maltraitance devenue monnaie courante. Marthe voyait en la permissivité de Raphaël l’expression, compréhensible, de sa piété filiale. Toutefois Alma la ravinait, pataugeant dans sa mélasse nauséabonde, en se repaissant ouvertement de son inimitié forcenée. Parmi les pommes de discorde, maintenant qu’ils étaient trois, il y avait leur modus vivendi avec la population autochtone. Les vérités, dans ce domaine-là aussi, ne manquaient pas, la plupart du temps assénées par la grand-mère omnisciente :

– Ma petite, pour vos tâches ménagères il faudra bien vite prendre une fatma6 à votre service.

Marthe ignorait le pilonnage de cette antienne. Car, avec Raphaël, ils entendaient démontrer qu’ils étaient à la hauteur de leur statut d’adulte. Cela, sans que le recours à un supplétif semât le doute. Mais, imperturbable, Alma montait régulièrement au créneau. Alors, au cours d’un de ces déjeuners qui n’en finissait pas, un dimanche, « la Française » riposta à un énième raid :

– Pourquoi faire appel à quelqu’un ? Je m’en sors très bien.

Hautaine et obséquieuse, Alma prêcha :

– Ici, c’est la règle, ma chère. Nous avons toujours eu à fournir leur gagne-pain à ces sans-le-sou. Sans quoi, ce serait très dur pour eux.

À son tour, Marthe se voulut granitique :

– Oh, s’occuper d’un bébé c’est juste un peu de coordination. Et puis j’aime tenir mon intérieur. Nous sommes vraiment bien tous les trois.

– Enfin, tout de même, vous n’y songez pas ! Raphaël, tu es né ici. Tu sais bien, toi, que ça doit se passer de cette manière. Dis quelque chose !

Mi-embarrassé, mi-agacé, l’intéressé vit dans cette interpellation matière à se singulariser :

– Je dis que nous n’avons besoin de rien. Je « les » côtoie suffisamment pour savoir qu’ « ils » ne m’en voudront pas. « Ils » nous comprendront, parce que pour eux également la famille c’est sacré.

En l’occurrence, la réponse boomerang de Raphaël masquait son pessimisme devant l’exacerbation du sentiment anti-Français, conséquence des bafouillages politique en cette année 19537. Parce que, si lui était, en quelque sorte, le protégé de cette terre, dans cette sphère cahotante il conjecturait qu’il pourrait ne pas en être de même pour sa femme. Il le sentait. Quoique mariée à un fils du pays, aux yeux des théoriciens de l’émancipation, la petite béarnaise grossirait les bataillons de l’impérialisme. Pour les militants tapis dans l’orthodoxie, cette engeance malfaisante devrait être expulsée du Maroc tout entier. Sans ménagement ! Et les mouvements sporadiques qui, çà et là, rimaient avec les spasmes du voisin algérien en étaient de sombres préavis. Pour les observateurs avertis, tout cela augurait de l’inexorable mise en branle de la décolonisation de l’Afrique du Nord. Dans cette belligérance qui enflait, Raphaël s’ensablait dans une douloureuse expectative. Que penser de ces rumeurs d’une expatriation programmée de toute présence européenne ? Lui et les siens en seraient-ils exemptés au titre de ses sympathies notoires ? Quelques faits convergents suffiraient-ils, comme le marmonnaient les rues d’Anfa8 et du Maarif9, à l’éclosion de cette échéance ?

Avant qu’elle survînt, Marthe et lui s’engourdirent dans l’allégresse qui les berçait. Florent, leur boute-en-train du lever au coucher, les plongeait dans ces attendrissements que l’on amasse sous le couvercle d’une malle, sur laquelle le mot « nostalgie » s’imprime dans la poussière. Chaque jour de marché, le trio déambulait entre les étals de vendeurs locaux, tous inconditionnels des effronteries du marmot. Elles étaient si distrayantes que ses chapardages d’agrumes étaient pardonnés, si ce n’était encouragés. Et lorsque son père lui enjoignait de rendre l’objet de son larcin, il se trouvait souvent un chibani10 magnanime pour le morigéner :

– La la11, laisse-le. Il a le droit. Ton petit ne doit jamais avoir faim. Si ça lui plaît c’est que mes oranges sont bonnes… et tu peux en acheter d’autres !

Les affaires restaient les affaires…

Mais, en ces heures troubles précédant de funestes convulsions, la saynète n’échappait pas aux yeux qui les jaugeaient sans relâche. Ces airs de fraternité n’effaçaient pas la rancœur de ceux qui ne voulaient pas, ne pouvaient pas idéologiquement, excuser la mère de ce drôlet qui leur interdisait l’accès à son domicile. La tragédie n’était-elle pas résumée dans cette antinomie ; abhorrer être redevable de quelqu’un à qui, simultanément, on reproche de confisquer son aide !

Raphaël exécrait le principe de suprématie d’une civilisation sur une autre. Pas fier de son incapacité à édulcorer les mentalités autocratiques, il se contentait de ne pas être nocif pour ceux qu’elles opprimaient. Très tôt, ne brandissant que sa parole d’ouverture, dissonante avec la fatuité des possédants, il s’était fondu dans la communauté maghrébine. Pourtant, français par la volonté de son père, lui aussi jouirait de leurs prérogatives.

Ses pairs le lui serinaient :

– Tu es des nôtres ! Si nous ne guidions pas ces crève-la-faim, ici ce serait l’anarchie et le dénuement. Arrête de les traiter d’égal à égal. Tu les mystifies sur la place qui leur revient !

Ulcéré par cette escroquerie conceptuelle, Raphaël prenait le contre-pied de ces objurgations. Depuis sa tendre enfance, il s’enorgueillissait de sa proximité avec ceux dont une frange de la pensée policée raillait l’analphabétisme invétéré. Au contraire, très à son aise avec la langue arabe, lui s’imprégnait sans hypocrisie de cette culture décriée par toute une intelligentsia.

Il n’en demeurait pas moins que, de plus en plus, il décryptait dans la chamaille des rues le préambule d’une fantastique commotion. La surdité et l’inertie des autorités françaises ouvraient un boulevard aux activistes qui garrottaient péniblement leur penchant vindicatif. Il ne se passerait plus très longtemps avant que se raffermît cette véhémence croissante.

De retour d’exil, le 18 novembre 1955, le sultan Sidi Mohammed ben Youssef – pas encore Mohammed V – prit de vitesse l’État français, prophétisant l’indépendance12 prochaine dans un vibrant plaidoyer pour la démocratisation et le développement du pays : « Le Maroc sort du petit jihad pour s’engager dans le grand jihad13. »

L’étincelle espérée venait de se produire.

Raphaël combattait l’idée que, par cette sorte de jour inaugural, l’Histoire tissât la toile de fond du grand final. Le bistre des nuages ventrus qui encerclaient la ville l’attristait. Cette actualité le déboussolait. Elle l’écrabouillait, même, lorsqu’elle rougissait du sang écoulé d’un corps ramassé dans un carrefour. Que le liquide de vie devînt flaque de mort le poussait, pris d’un incommensurable dépit, à en appeler à un syncrétisme désarmant. Dans son église, un Être Suprême parsemait les trépidations du monde de paraboles. Sans qu’aucun messie n’en eût livré antérieurement la codification. Pour Raphaël, cet architecte divin, aux voies impénétrables, dénombrait les absurdités et crapuleries des hommes pour en graduer les châtiments. Quant aux brevets de bonne conduite, il appartenait aux individus de les déceler dans le roulis de leur quotidien. En somme, un impératif pour chacun à faire l’exégèse de ses agissements, en proscrivant les imprécations.

Mû par cette religiosité atypique, Raphaël choyait Marthe qui tenait sa maison seule, courageusement. Dans la semaine suivant le coup de force du futur premier roi alaouite14, la noirceur de ce qui se tramait perdit momentanément de sa prégnance. Simon, le cadet de Florent, pointait sa frimousse. Si Marthe irradiait, Raphaël exultait. Cette félicité ranimait en lui l’espérance, en passe de se consumer. Ce deuxième chenapan, c’était son écot à la permanence de l’Humanité. C’était replacer sa petite troupe en amont de ses cogitations. Mais, c’était aussi essuyer l’anathème d’Alma et Guido. Parce que cette fois, la mesure était à son comble ! Ce prénom, Simon, ne convoquait aucune référence à la saga des Fastelli. En rétorsion à ce crime de lèse-majesté, ils ne jetèrent un œil sur le nouveau-né qu’après trois semaines. Et encore, pour que, dans une moue éloquente, Guido opinât du chef au dénigrement cinglant d’Alma :

– Ah… Celui-là n’a rien de chez nous !

Plutôt que de s’en offusquer, Raphaël n’en conçut qu’une plus grande ténacité à maçonner sa citadelle. Ses parents présumaient-ils que cette indignité ramènerait l’irrévérencieux dans leur giron ? Vile bassesse ! Il en est de ces calculs comme de l’ardoise du débiteur. Un beau matin, il faut bien les solder, quel qu’en soit le montant.