Déchirures d'enfance - Francis La Carbona - E-Book

Déchirures d'enfance E-Book

Francis La Carbona

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Beschreibung

"Telle une hydre aux innombrables tentacules, l'âge a enroulé des spires si nombreuses autour du cœur de Jérôme qu'il a cessé de les compter. Il lui suffit de voir dans les yeux des autres qu'il est un vieux, très vieux bonhomme."

Un soir d'anniversaire, Jérôme, bénédictin nonagénaire, se remémore les turbulences traversées au cours de son enfance tiraillée, émiettée. Quoique lointaines, les cicatrices en sont indélébiles ; car les coups durs n'ont pas manqué. Ils ont fait de la vie du petit Félicien un tel fardeau que, tandis qu'il n'avait pas encore vingt ans, il a pensé en finir avec un chemin jalonné de bien trop de chaises vides. Un père truand, une mère disparue, des grands-parents grignotés par l'âge qui finira par les effacer ; puis l'orphelinat et une famille d'adoption que la guerre va fracturer. Comment avoir encore l'envie au sortir de tant d'épreuves ? Accueilli dans un monastère où il ignorait qu'il resterait, il a découvert au plus profond de lui, pas à pas, une sérénité que le monde ne pouvait plus lui offrir. Une longue nuit d'insomnie commence, qui suffira pour que s'égrènent tous ses souvenirs ; nombreux, douloureux.
Par ce roman qui ressemble à une histoire vraie, l'auteur poursuit l'exploration des destinées, avec une sensibilité qui affleure à chaque mot.


À PROPOS DE L'AUTEUR

Francis La Carbona - Avec ce quatrième roman, l’auteur ne cède rien à l’exigence d’une écriture travaillée. Du moins est-ce son fil conducteur. Retraité en Normandie, paisible terre d’adoption, son plaisir demeure intact à sculpter une nouvelle fiction qui, dit-il, participe de son besoin émotionnel. La solitude de l’écriture est passagère, ajoute-t-il ; la promesse d’un plaisir immense : le partage avec un lecteur. Une certaine déclinaison du vivre ensemble, en somme.

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Francis LA CARBONA

Déchirures d’enfance

La nuit de Jérôme

ROMAN

Du même auteur

– Esmeralda n’aimait pas Quasimodo

5 Sens Editions, roman, 2018

 

– Noir soleil

5 Sens Editions, roman, 2020

 

– Le pèlerinage d’Overlord

5 Sens Editions, roman, 2020

 

 

« Les gens que nous avons aimés ne seront plus jamais là où ils existaient, mais ils sont partout où nous sommes. »

 

Alexandre Dumas

PREMIERE PARTIE

Des joies, des peines, mais une seule couleur de larmes.

CHAPITRE 1

Dans la clarté moribonde du ciel, le vol d’un faucon pèlerin s’imprime en contre-jour, l’oiseau approche de son aire. Au-dessus des épicéas centenaires de la forêt du Risoux, le soleil de juin n’est plus qu’une rondeur imparfaite, cuivrée, se désagrégeant à l’horizon. Bien que l’horaire soit avancé, il festonne encore la crête du Jura franco-suisse d’un liseré mordoré. Bientôt, l’opacité dérobera aux regards la florescence de la nature puis, dans un baroud d’honneur, la végétation gorgée de chaleur laissera exploser les dernières senteurs enivrantes. Et demain, tout recommencera.

Juché sur son mamelon rocheux dominant la plaine autour du lac, dans la pénombre qui enfle, le monastère devient une masse grisâtre. Un peu plus bas, sur son flanc ouest, le bourg de Bellefontaine s’enfonce sous un voile de brume. Au sud, elle a déjà enveloppé Bois-d’Amont. La nuit s’insinue. Dans cette évanescence mouvante, le contour féérique de l’édifice résiste en vain aux ténèbres qui vont tout engloutir. Çà et là, quelques clarines retentissent sur les hauteurs, un berger est en retard.

L’abbé Jérôme contemple le panorama. C’est le sien depuis toujours ou presque. Il aime être à l’écoute de ces instants. Sa vieille carcasse les attend, ils préfacent son adresse au Christ, avant l’assoupissement. Il hume une dernière fois les essences que la torpeur nocturne installe, puis se résout à crocheter les contrevents de sa petite cellule. Quoique ce terme suggère l’enfermement, pas une fois il a considéré que c’était une geôle. Bien sûr, la surface y est minime, spartiate, mais c’est là son unique besoin de matérialisme. Un lit, une chaise, un prie-Dieu, une armoire à la boiserie patinée et une petite bibliothèque vitrée de cinq étagères sur lesquelles s’alignent la Bible et les livres qui l’ont sculpté ; pour lui, l’essentiel est là, de longue date. Il pose sa canne près de sa couche et s’allonge dans un long soupir.

La journée s’est étirée un peu car, ce soir, les moines ont tenu à fêter son anniversaire. Entorse à leur ascétisme quotidien, ils ont choyé leur doyen comme s’il était un individu hors du commun. Pour l’occasion, ils avaient cuisiné un gâteau dont la légèreté n’était pas la qualité principale. Sur le nappage de chocolat, une seule bougie contre laquelle ils avaient apposé une carte enluminée. Parce qu’ils ont toujours beaucoup d’égards pour lui, ils ont eu l’élégance – et la malice ! – de n’y rappeler que le chiffre vingt-deux, ce quantième du mois de juin où sa mère a connu la délivrance. Il y a… plus de neuf décennies. Ils savent que le millésime l’indiffère. Telle une hydre aux innombrables tentacules, l’âge a enroulé des spires si nombreuses autour du cœur de Jérôme qu’il a cessé de les compter. Il lui suffit de voir dans les yeux des autres qu’il est un vieux, très vieux bonhomme. Et ce n’est pas la surdité qui, peu à peu, l’enclave dans un bourdonnement continu qui le détrompera. Au reste, ici tout le monde le sait, la finitude n’est jamais qu’une constante du genre humain.

Rapidement, avec sa très exceptionnelle autorisation de ne pas observer un silence absolu en marge du repas, des anecdotes le concernant ont fusé, égayant l’assemblée du récit de quelques situations cocasses. Cela n’avait rien d’un banquet, naturellement, mais cette digression l’a diverti ; remué, aussi, au fil des évocations qui ont fait surgir bien des visages du fin fond de sa mémoire poussiéreuse.

Mais, maintenant, dans son huis clos, le sommeil l’évite. Il sent que, comme parfois, sa pensée va l’emmener dans le vertige d’une itinérance aux quatre coins de son existence. Déjà, dans une chronologie erratique, des bribes d’antan en affluent à sa conscience. Aucun des moines n’y a fait allusion – pas un n’était présent pour les faits les plus reculés – et, pourtant, elles se greffent à l’émotion qu’ils ont fait naître ; pourquoi ces images… pourquoi celles-ci ? C’est arrivé il y a si longtemps qu’il ne saurait dire quand, précisément. Quarante, cinquante, plus de soixante-dix ans pour certains évènements ?… Quelle que soit l’érosion des souvenirs, il en est dont la netteté jamais ne s’émousse, sans que nécessairement on sache pour quelle raison. En tous cas, lui y a renoncé.

La lune se faufile par les jalousies et par un vieil interstice que les intempéries et le soleil ont patiemment ouvragé entre les lattes de chêne des volets. Un pâle écru a inondé la chambre, Jérôme scrute le plafond transformé en écran virtuel où se bousculent des ombres chinoises. La persistance rétinienne de chacune d’elles est intensifiée par ce monde tout de contrastes en noir et blanc.

*

Fin 1944, Félicien – son nom de baptême – avait dix-huit ans. La matinée touchait à sa fin, on était trois semaines avant les célébrations de Noël. Dehors, le tourbillon du vent neigeux ne faiblissait pas. Le ciel de l’hiver qui venait conquérant s’écroulait lourdement pour, comme chaque jour, rogner un peu plus la luminosité diurne. Après un automne clément, décembre était très froid et l’on vivait au ralenti. Calé sur la banquette arrière, il entendait le bruit pétaradant du moteur et le crissement des pneus qui avalaient péniblement chaque mètre de la pente raide pelliculée de glace par endroits. Au bout, l’adolescent demanderait asile aux religieux que même la guerre n’avait pas fait sortir de leur périmètre de ferveur. Vaille que vaille, la voiture serpentait prudemment, au milieu des arbres ployant sous la poudreuse, dans l’ascension menant à la bâtisse moyenâgeuse.

Parvenue sur la petite esplanade, la guimbarde avait fait un arc de cercle avant de s’arrêter. Un bref échange avec le chauffeur, Félicien était descendu. Le véhicule avait redémarré, lui avait regardé alentour, hésitant. Emmitouflé dans son épais manteau, la capuche relevée camouflant son visage, il était fouetté par les flocons qui tombaient dru. Immobile, on eut dit une salissure sur un drap blanc.

Il n’avait pas eu à saisir le heurtoir de la grosse porte griffée par le temps. Le père Barthélémy avait actionné le loquet pour apparaître dans l’encadrement, bras croisés ; c’est lui qui avait été son premier contact au sein de ce qui serait sa maison, ad vitam aeternam. Sans doute l’avait-il repéré depuis son minuscule bureau, au premier étage de la tourelle qui embrassait la vallée. D’une morphologie malingre, il était cependant bien campé sur ses jambes, revêtu d’une aube de laine noire. Tête enfoncée, il luttait contre le courant d’air glacial qui s’engouffrait en couinant. Simultanément, il avait posé son regard de bonté sur l’anonyme qui se dirigeait vers lui. La barbarie du troisième Reich en avait tant poussés jusque-là, que l’on avait secourus sans poser de questions, revigorant chacun avant qu’il s’élançât plein d’espoirs vers la Suisse. Affuté par la répétition de ces sauvetages – hors de la loi scélérate édictée par l’occupant allemand –, Barthélémy s’était aguerri à comprendre, à la démarche des intéressés, s’ils fuyaient, terrifiés, quelque horde nazie, ou cherchaient, exténués, le toit qui remplacerait celui qu’ils n’avaient plus. L’inconnu était à présent devant lui. Dieu, qu’il était jeune !

– Bonjour… Révérend, avait bredouillé Félicien, pas très sûr de l’intitulé à employer.

Plus intimidé qu’il l’avait imaginé, il s’était soudain pétrifié dans le mutisme. Sans expression, interrogateur, il donnait l’impression de ne pas être tout à fait certain de vouloir aller plus loin. L’ecclésiastique avait souri. Coup d’œil clandestin sur les traits tirés de l’inconnu et sur son bagage pesant. Il avait tapoté son épaule, s’écartant pour lui céder le passage. L’hospitalité et la charité d’abord, les explications viendraient ultérieurement :

– Bonjour jeune homme. Soyez le bienvenu.

Jérôme se remémore avec tendresse la surprise de Félicien, son écorce d’autrefois.

Dans un bruit sourd, la porte s’était refermée derrière lui sans que, seulement, il eût à dire son nom, ni ce qu’il désirait. C’est cette valeur de la main ouverte – il s’en rendrait compte plus tard –, qui tramerait ses postures toutes les fois que lui-même aurait à accueillir quelqu’un.

– Je suis l’abbé Barthélémy. C’est moi le responsable de la communauté.

Il avait marqué une pause, offrant à Félicien un intervalle pour, peut-être, dire quelque chose ; décliner son identité, par exemple. Mais celui-ci n’en avait rien fait. Il était resté coi.

– … Peut-être avez-vous faim ? Par ce froid… Nous déjeunerons dans un peu plus d’une heure. En cette saison, nous ne prenons qu’un repas par jour. Voudrez-vous vous joindre à nous ?

Interloqué par ce protocole inattendu, Félicien avait acquiescé du menton. Déjà, son guide le précédait dans une coursive, sa tonsure dodelinant à la cadence de ses enjambées amples et régulières :

– Vous allez pouvoir déposer vos effets dans une des pièces où nous logeons nos hôtes. Ce n’est pas très grand… mais on peut y demeurer autant qu’on le souhaite.

Il avait dit tout cela sans se retourner. Encore quelques pas et, devant la première chambre, il avait fait volte-face :

– Laissez vos affaires à l’intérieur. Cela ne risque rien, vous savez, avait-il commenté d’un air badin.

Puis, plus sérieux :

– Avez-vous l’intention de repartir cet après-midi ?

Félicien avait secoué la tête, toujours muet. Il était désarçonné par le ton amène de l’abbé. Tandis qu’il abandonnait son sac et sa veste fourrée, celui-ci avait repris :

– Comment doit-on vous appeler, mon garçon, je vous prie ?

– … Félicien… Félicien… Janton. Enfin… Je viens du village, en bas…

À cette entrée en matière sibylline, Barthélémy avait froncé ses sourcils :

– … Eh bien…, Félicien, avant de faire connaissance, il faut que vous sachiez qu’ici nous appliquons la règle de saint Benoît ; entre autres choses, cela signifie que nous recevons, comme le Christ lui-même, chaque étranger qui se présente et sommes donc son serviteur. Nous pratiquons pour cela quelques rites de déférence à celui qui sollicite notre aide… Car c’est le cas, n’est-ce pas ?

Il s’était tu une poignée de secondes et, devant l’embarras persistant de Félicien, avait enchaîné d’une voix douce :

– Bon… D’abord, reposez-vous une trentaine de minutes. Puis, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je reviendrai pour le premier de nos commandements : je verserai de l’eau sur vos mains et, au nom de la communauté tout entière, je laverai vos pieds. Il s’agit à la fois d’un acte purificateur et d’une façon d’honorer nos visiteurs. Quel que soit le motif de leur passage parmi nous…

Barthélémy avait appuyé sur cette dernière partie de sa phrase ; une forme d’encouragement, en quelque sorte.

– Ensuite, pendant un court instant, je prierai pour vous, et avec vous si vous le désirez. Après quoi, nous irons nous restaurer. Ah… très important : notre Ordre bénédictin impose de garder le silence. C’est également vrai durant les repas, sauf pour celui d’entre les moines qui, chaque semaine, assure la fonction de lecteur. Du haut de la chaire, il lit à haute voix des chapitres de la Bible… Je vous en dirai davantage sur notre rythme et nos usages après le repas. À tout à l’heure.

Il avait refermé la porte munie d’une simple targette en laiton, était sorti et s’en était allé demander au frère officiant en tant qu’hôtelier de faire préparer la collation du nouveau venu. Une demi-heure plus tard, ayant satisfait au cérémonial qu’avait décrit le Père, les deux hommes s’étaient retrouvés dans une pièce, seuls. Au grand étonnement de Félicien, les autres membres de la confrérie s’étaient réunis dans le réfectoire attenant. Le lecteur avait commencé son office. Avant d’entrer dans la salle toute proche qui leur était réservée, l’abbé avait indiqué que la Règle préconisait de ne pas perturber cette période très particulière ; avant d’ajouter :

– C’est une des missions spécifiques du Père supérieur que d’accompagner les nouveaux venus. Néanmoins, si vous séjournez quelque temps parmi nous, exceptionnellement nous nous assiérons à leurs côtés. Vous comprenez, cela fait plus de cinq ans que nous n’hébergeons personne plus d’une journée et, par ailleurs, six des nôtres ont été rappelés à Dieu après que la guerre a éclaté. Alors, votre jeune présence fera le plus grand bien aux neuf encore là…

Sur le plateau massif de la table, des fumerolles odorantes et alléchantes s’échappaient d’une petite marmite que l’on venait d’apporter. Engourdis par la température peu élevée de leur alcôve, Barthélémy ayant marmonné le Benedicite, tous deux s’étaient saisis de leur cuillère pour se réchauffer de la soupe épaisse dans laquelle pommes de terre et carottes avaient la vedette. Totalement ignare de la conduite à tenir, l’adolescent s’était contenté de copier son hôte. Comme lui, il avait détaché quelques morceaux de sa grosse ration de pain pour les tremper dans son assiette, dissimulant mal le plaisir qu’il y prenait. Comme lui, il ne s’était pas resservi, bien que cela le démangeât terriblement. Comme lui, toujours, il avait coupé une portion de l’unique fromage déposé sur le plat que lui avait tendu Barthélémy. Et comme lui, enfin, il avait bu un verre du vin que contenait un pichet d’une incroyable longévité, à en juger par l’intérieur culotté d’un dépôt brunâtre. Peu familiarisé avec l’absorption d’alcool Félicien avait esquissé une grimace :

– Nous le faisons nous-mêmes avait dit le religieux, haussant les épaules, fataliste.

Puis, il s’était levé. Félicien en avait fait autant, certain qu’à présent l’abbé allait le convier à un tête-à-tête. Un peu plus de treize heures trente, la neige toujours.

– Venez, je vous emmène à l’étage.

Ils étaient passés près du mur de la cuisine d’où parvenaient les bruits amortis de la vaisselle que l’on rangeait, avaient franchi le porche donnant sur le chemin de ronde qui bordait le jardin intérieur du cloître, à l’air libre. Sous une couette ouatée, immaculée, des parterres avaient été digérés par les flocons et sur la margelle d’un puits au milieu on ne distinguait presque plus les empreintes de pattes d’oiseaux affamés. L’abbé avait bifurqué, ouvert un nouveau battant, bien vite refermé, puis avait commencé de longer le dortoir :

– C’est ici que dorment les moines… ainsi que les novices lorsqu’il y en a.

À l’extrémité de la galerie, un grand hublot ; derrière le verre dépoli, à l’extérieur, on devinait d’énormes ferrures torsadées, garantes de toute déprédation. À la perpendiculaire du rai de la lumière du jour tamisée partiellement par le ciel bistre, un escalier de bois en colimaçon. Avant d’entreprendre de le gravir, Barthélémy s’était retourné, pointant le palier de son index levé :

– Là-haut, c’est la tanière. C’est comme cela que l’on nomme cet endroit qui m’est strictement réservé. Suivez-moi.

Toujours aussi alerte, il avait monté les marches. Dans l’une de ses immenses poches, une grosse clé piquée de rouille avec laquelle il avait actionné le pêne de la porte. Il s’était effacé, avait fait entrer Félicien, lui avait proposé un fauteuil au cuir vert élimé. Lui s’était posté sur une chaise moins confortable, de l’autre côté de son bureau. Y trônaient plusieurs dossiers, parfaitement empilés les uns sur les autres. Sur le sous-main, un buvard jaune conservait une farandole de mots incrustés à l’envers, se croisant, se chevauchant, dans une unique calligraphie penchée, conférant à ce réceptacle des allures de parchemin hiéroglyphique. Et, dans l’angle, un porte-plume près d’un flacon empli d’encre bleue.

– Félicien, j’occupe ce lieu depuis quinze ans et j’y passe deux à trois heures, chaque après-midi. Ainsi que je vous le disais, la tradition séculaire l’a rendu accessible au seul abbé, et à ceux qu’il y invite. À ma mort, mon successeur en prendra possession afin d’y assurer la charge temporelle et spirituelle pour laquelle ses pairs l’auront élu. C’est parfois difficile… Le frère Anselme, notre prieur et également mon second, m’est très précieux, notamment parce qu’il a récupéré des tâches qu’accomplissaient nos chers défunts. Il est pourtant d’une santé précaire et déjà très avancé en âge… Vous savez, dans un monastère le temps s’écoule différemment. En certaines occasions, à des moments propres à chacun, il semble même s’arrêter. Il faut, alors, ajuster son horloge personnelle, par le moyen le plus approprié à son humeur. Bien entendu, pour nous, la prière tient une place prépondérante dans cette affaire. Mais, une simple introspection peut s’avérer bénéfique. Et puis, l’une n’est pas exclusive de l’autre… Bref, revenons à vous. Quelle que soit votre situation, c’est à vous de choisir ce qu’il vous paraîtra bon que je sache pour comprendre ce en quoi nous vous serons utiles.

Le jeune homme avait promené un regard circulaire. Une fenêtre offrait un large point de vue sur la vallée d’où partait la route empruntée dans la matinée. À la gauche de Barthélémy, un antique buffet ; dessus, un crucifix enfiché sur un socle réalisé à partir d’une souche portant les stigmates des morsures de la scie qui l’avait débitée. Sur la droite, entre deux échelles métalliques, des tablettes déformées par le poids de vieux livres aux inscriptions illisibles sur la reliure matelassée couvraient l’intégralité du mur de bas en haut. Leur tour du propriétaire effectué, les yeux de Félicien avaient rencontré la franchise de ceux du révérend. Lui, serein, avait simplement posé ses mains sur le rebord de la table ; il attendait que survînt la confiance. Mais rien ne l’annonçait :

– Peut-être pourriez-vous m’édifier sur ce qui peut inciter un gaillard… d’une vingtaine d’années – incertitude – à tâter de l’austérité de notre enceinte ?… La majorité de vos semblables qui ont survécu aux atrocités de la Wehrmacht aspire à profiter de la vie, quand ce n’est pas à en compromettre le cours en la dévorant par les deux bouts…

Félicien avait éclairci sa voix :

– … Il est vrai que je n’ai pas beaucoup vécu… Pourtant, pour moi, c’est une longue histoire.

– C’est la vôtre. Elle est unique, inestimable, l’avait rassuré Barthélémy.

– … Je suis devant une page blanche. C’est comme si j’étais né hier, mais déjà lesté d’années de désillusions et de blessures. Les gens que j’aimais ne sont plus de ce monde ou ils se sont volatilisés. Je n’ai plus qu’un oncle mais il n’y a plus âme qui vive pour m’enrichir de ce qui m’aurait permis de me réconcilier avec mon passé. Je ne sais plus vraiment quel sens donner à mon existence. Puis-je encore espérer en faire quelque chose ?

– … Je vois… « Il n’est pas de vent favorable pour celui qui ne sait plus où il va » disait Sénèque, grand philosophe de notre ère.

Pas besoin d’être un fin psychologue, Félicien avait besoin de se reconstituer. Il portait tant d’affliction en bandoulière qu’il était sage de lui permettre de s’en délier à son rythme. Le pousser à s’y engager au pas de charge eut été une bien mauvaise solution, avait pensé Barthélémy. En l’état, le garçon devait d’abord se sentir libre ; car il l’était et il importait qu’il ne se crût pas pris dans une nasse. Le cheminement intellectuel conduisant à cette première décision du rester ou partir n’appartenait qu’à lui. L’abbé s’était levé :

– Vous savez, il n’y a que vous qui puissiez trouver la bonne route. Où que vous le fassiez, il vous faut être tout à fait persuadé que vous le désirez pour repartir du bon pied. Ici, rien ne vous pressera, personne ne vous jugera. Nous, nous ne prétendrons que vous aider à trouver la réponse qui est là, avait-il dit en tapotant son index sur la poitrine de Félicien. Réfléchissez-y. Ma porte est ouverte tous les après-midis.

Ils étaient ressortis. Le temps ne faisait que commencer son œuvre et ils venaient d’en convenir.

CHAPITRE 2

Au terme de cette journée – Jérôme n’en a rien oublié – la nuit s’était figée dans un froid plus incisif. Gerçant les lèvres de Félicien, il avait mordu son corps en dedans ; comme pour atteindre le cœur. Si longuement qu’il s’était mis à claquer des dents, n’osant pas bouger, pris d’un délire macabre. Dans cette chambre où il n’y voyait goutte, il avait eu l’impression de se dédoubler et se retrouver à côté de sa dépouille, les morceaux de sa vie éparpillés de part et d’autre. Ah ça, était-il en train de se laisser mourir ? Impossible ! s’était écriée sa petite voix. Elle et lui avaient déjà statué sur ce point. Pour aliénante que lui apparût son enfance, il devait se rebiffer contre l’idée qu’il en serait toujours ainsi, que s’obstiner à inverser ce cours-là n’avait aucun sens ; bref, que cela n’en valait plus la peine.

Alors, pelotonné en chien de fusil, il s’était fait violence pour ignorer les banderilles de l’hiver. Non sans mal, en saisissant un des souvenirs qui passaient devant ses yeux inutilement écarquillés… Flash.

Il avait quinze ans, la guerre était là. Autour de lui, chez un des commerçants du village, tandis que nul ne savait de quoi il retournait derrière les murs gris du monastère, on avait jasé sur ses légendes. Elles étaient effrayantes, à en croire les commérages. C’était même la citadelle des âmes damnées, avait dit quelqu’un, « de source sûre ! ». Quel drôle d’endroit, avait songé Félicien, qui pouvait pousser ceux qu’il intriguait à s’enferrer dans des jugements à l’emporte-pièce. Or voilà que, hermétique à ces superstitions maquillées en vérités, il s’y trouvait, lui, à présent, au milieu de ce nulle part. Il était venu de son plein gré dans cette atmosphère aux dimensions étranges, mû par quelque chose d’indéfinissable ; plus fort que lui. Pour comprendre de quoi il s’agissait, il ne devait plus marcher à côté de sa vie, mais en explorer les tréfonds pour décanter son passé ; sans concession pour que se révélât le lendemain.

Barthélémy avait vu juste : se raccommoder avec lui-même était la condition sine qua non à un nouveau départ. Il ne se déferait de la camisole dans laquelle il se sentait engoncé qu’en regardant en lui très profondément. Au petit matin, les traits tirés, il avait demandé qu’on lui laissât du temps pour que revînt en lui l’envie de ne plus subir.

– Accordé, avait dit le prêtre, sans poser de questions.

On avait donc fait en sorte que le jeune Félicien pût s’insérer dans le ballet auquel se livraient les moines chaque jour, entre prières, chants et travaux ; avec pour fil conducteur essentiel, le silence. Ce silence, refondu en langage entre ces êtres furtifs, il ne s’était agi que de le vivre et Félicien avait eu la sensation d’en être perfusé, appréciant de n’être l’objet d’aucune sollicitation qui le distinguât des autres pensionnaires. Dans le vêtement râpeux qui lui avait été prêté, trop grand pour lui, il lui avait semblé disparaître dans les plis du tissu ; et cela lui avait fait du bien.

Dans l’âpreté de cette temporalité monastique, il s’était adonné huit jours d’affilée aux activités manuelles ; sans autre enjeu que faire place nette dans sa tête. Aux heures où chacun cessait son occupation pour se tourner vers le Christ, il avait écouté, observé ces hommes. Bon nombre avaient le triple de son âge et il n’était pas une de leurs rides qui édulcorât leur bonheur d’être là ; rien ne leur était davantage primordial que ces moments où ils se rapprochaient de ce qu’ils désignaient eux-mêmes lux, la Lumière devenue leur unique centre d’intérêt. Ces gens étaient en règle avec leur conscience.

Il s’était obsédé de cet exemple, se demandant si cette force qui les irriguait n’était que l’émanation d’un instinct de survie, ou l’émergence de quelque chose supérieur. Quand bien même la tentation avait-elle été forte, il n’avait pas posé la question. D’ailleurs, au fond, ce n’était pas pour y répondre qu’il était là. C’était, d’abord et avant tout, parce que sa raison avait exigé qu’il prît le temps de rassembler ce qu’il restait de lui. Oh, quand ce besoin avait commencé de germer dans son esprit, il n’avait pas imaginé un tel environnement. Il n’avait rien imaginé ! Mais, après tout, cette forteresse de la méditation n’était-elle pas idéale pour procéder à son état des lieux ? Barthélémy était homme de sacerdoce et il avait certifié qu’ici personne ne le jugerait. Alors… qu’y aurait-il d’incongru à en faire son témoin privilégié, son timonier ?

Exutoire de l’âme… En tout cas, chaque jour qui avait passé s’était achevé au pied d’une même certitude : ne pas se l’interdire participerait de sa rémission. Il en était sûr. Restait à trouver le moment pour le faire, à sentir quand cela deviendrait impératif.

Le déclic s’était produit au sortir de sa dixième nuit. Essoré par les souvenirs qui avaient tourné en boucle, il n’avait eu de cesse, presque malgré lui, d’être reçu par Barthélémy. Premier pas d’une longue, très longue marche.

Cependant, avant de pénétrer pour la deuxième fois dans la tanière, Félicien s’était montré indécis. Sa pression artérielle était montée en flèche. Par où, par quoi débuter ? La chèvrerie de Marcelline et Gustave Janton, à Bois-d’Amont, parce que c’était là que son cerveau avait emmagasiné ses premiers jalons personnels ? Plus haut dans son histoire, dans le bourg de Bellefontaine, en racontant ce qu’il avait appris, très tardivement, de ses tout premiers mois chez Laura et Georges Rancin, ses grands-parents maternels ? Ou bien devait-il se rembobiner davantage, jusqu’à sa venue au monde et aux circonstances dans lesquelles ses parents biologiques, Justine et Ludovic Martet, l’avaient accueilli ? Certes, la chronologie s’imposait, mais…

Il présumait qu’en parlant, d’emblée, de son père et sa mère comme il s’apprêtait à le faire, il encourait le risque de passer pour un mauvais fils ou un affabulateur ; trop d’abjections, de fatalités défiant l’entendement, d’attitudes contre nature dont il avait eu à pâtir. Au reste, en quoi ces deux-là étaient-ils plus importants que ces autres qui l’avaient tant et si longtemps aimé ? Ceux-là même grâce auxquels – par des moyens qu’il devrait détailler à Barthélémy –il connaissait quelques fragments de vie de ses géniteurs dont il n’avait pourtant pas le moindre souvenir ; ni voix, ni silhouette.

Ah, combien il regrettait de ne pouvoir réécrire sa préface, avait-il glissé à l’abbé. Néanmoins, si noire fut-elle, l’occulter eût été amputer la réalité de son ossature.

Barthélémy avait ouvert un des tiroirs de son bureau, pris ses lorgnons, en avait déplié les branches. Il avait fixé le jeune homme. Ce corps qui se détendait, expurgé des atermoiements de son arrivée, cette lente inspiration, ce visage qui retrouvait l’ovale de l’apaisement… ça y était… Les premiers embryons de la confiance étaient là :

– D’abord, les plus anciens, avait commencé Félicien. Pour que l’enfant Janton, qu’il était, ne voulût plus ferrailler avec le fils Martet, qu’il avait été, et dont le retour à sa conscience, du diable Vauvert, l’avait fait buter sur son nom en se présentant au prêtre. Au bord d’une schizophrénie née brutalement d’évènements qui l’avaient poussé jusque-là.

*

Dans la France de la fin du XIXe siècle, le gros bourg de Conliège commençait à subir un exode rural qui s’avèrerait de plus en plus conséquent. Au cœur de cette contrée où s’emberlificotaient le français et le parler jurassien, Laura et Georges appartenaient, depuis leur premier cri, à ces gens de la terre qui ne se résignaient pas à sortir de leur monde. Quoique régulièrement, après une grosse bourrasque ou un gel tardif, on le jugeât sans pitié, on n’y songeait seulement pas. Ou rarement ; c’était la destinée. L’existence était une voie tracée d’avance, une ornière si étroite et profonde qu’elle n’autorisait aucune embardée. Les occasions en étaient d’ailleurs peu fréquentes ; mariages, baptêmes, enterrements, et c’était à peu près tout. Parfois, à la fin de tels ou tels travaux dans les cultures qui avaient requis tous les bras valides alentour, on se retrouvait le soir pour une veillée festive ; et le vin inhibait les courbatures des hommes. Les femmes discutaient entre elles – ce n’était pas si fréquent –, les enfants se regardaient, timides, jaugeant leurs apparences changeantes. Et si la politique pouvait s’inviter à ces agapes, jamais elle n’introduisait de coin dans les fraternités. Sur les onze heures, on rentrait chez soi, tout reprenait son cours.

Ainsi grandissait-on avec, pour uniques repères, les expériences des générations mélangées. Un peu d’école, une adolescence rabotée – elle n’était qu’une antichambre – et on pénétrait de plain-pied, brutalement, dans la vie des adultes. L’horizon en était immuable : des cals aux mains pour les garçons dans les champs, la nuisance de la solitude au foyer pour les filles, souvent trop vite mères, dans les fermes. Inutile de croire qu’il était possible d’aller à l’encontre de ces choses-là. Elles étaient écrites quelque part ! C’était donc à la lumière de cet axiome qu’avaient été élevés Laura et Georges. Comme tout un chacun, ils devraient mériter leur pain, fonder une famille, ne pas trop penser à eux et entourer les aînés. Il n’y avait aucun intérêt à se demander quand tout cela surviendrait ; il suffirait de patienter et s’en remettre, pour les uns au hasard, pour les autres à Dieu, ou aux deux pour ceux pour qui cela ne faisait pas de différence.

Ils n’avaient que dix-huit ans lorsqu’ils avaient sillonné le même vignoble. Aussi lourdauds à jouer les amoureux qu’ils étaient, déjà, habiles avec un sécateur, ils n’avaient su tout au long des vendanges que se chercher des yeux, s’empêtrer dans des médiocrités charmantes et vaines. Les mots du cœur n’étaient pas venus. Trop tôt.

Lorsqu’ils avaient coupé la dernière grappe de raisin, ils ne s’étaient rien promis. Ils avaient simplement espéré en secret que rendez-vous était pris – mais qu’en feraient-ils ? – pour dans un an… Autant dire une éternité quand il leur faudrait combattre l’extinction lente du contour d’un visage dans leur mémoire, quand il n’aurait plus le temps, après la besogne, pour écrire des lettres énamourées, ni attendre à la porte un courrier en retour. Tous deux le savaient : le romantisme était un luxe de riche, à la campagne chaque minute devait être utile. Ils n’avaient eu que le loisir de compter les douze mois, répéter quelques fois devant leur miroir de ces tirades que leur avait suggérées leur tendre complicité et… ah ça ! Dès qu’ils se reverraient, ils oseraient !

Mais, si noble soit la cause, le sort n’aime pas que l’on décide à sa place. Alors, le jour J, rien ne s’était passé comme ils l’avaient pensé. Cela n’avait pas été nécessaire, tous les scripts qu’ils avaient imaginés avaient fait long feu. Transcendés par la seule éloquence de leurs sourires presque niais, le miracle et l’évidence des sentiments avaient fait leur œuvre.

Un baiser chapardé au milieu des ceps, leur enfance s’était enfuie.

Pendant que, chaque soir autour d’eux, quelques camarades n’en avaient eu que pour le tout jeune Parti ouvrier de Jules Guesde, ils avaient parlé de l’existence. Ils avaient ri de n’en connaitre rien, ou si peu, et s’étaient découvert un altruisme commun naturel. Terriens jusqu’au bout des ongles, ils aimaient la nature, les enfants, et voulaient croire en un avenir radieux.

À tant y mettre la même conviction, ils n’avaient pas lambiné à décider de le faire ensemble, et à le faire savoir à leurs proches. La surprise passée – la bague au doigt, si jeunes… ? – leurs parents respectifs avaient fini par se rencontrer en grande pompe pour s’assurer de leurs consentements mutuels et s’accorder sur une célébration l’année suivante.

Forts de ces engagements, heureux, Laura et Georges avaient vécu l’attente de cette apothéose sans impatience. Le temps était un ami qui leur permettrait de préparer leur carnet blanc. Car, au-delà de cette union qui viendrait, ils voulaient en agencer l’écrin en toute liberté ; et, bien que, selon une certaine tradition, l’accueil des époux incombât à la famille du mari, ils avaient tenu à rechercher le moyen qui éviterait ce poids à la branche Rancin.

Et, près de quatre mois avant de se dire « oui » devant Dieu et devant les hommes, la chance avait fait un détour par Conliège. Instruit par la vox populi du projet de vie des tourtereaux – il les connaissait depuis toujours – le plus vieux bailleur viticole du village leur avait fait une offre qui fleurait bon le coup de pouce providentiel : une embauche dans l’une de ses petites exploitations en perte de vitesse à cause de cette satanée migration vers les villes. Si le travail ne leur faisait pas peur, lorsqu’ils seraient mari et femme, ils deviendraient les métayers du petit domaine et prendraient possession du logement sur place. Ni plus, ni moins. Charge à eux de réussir !

– Mais, attention, avait-il prévenu. Depuis quelques années, la maladie frappe tous les cépages !

Le défi était de taille – ils auraient à peine un peu plus de vingt ans – mais impossible de ne pas toper pour un tel contrat ; il répondait en tous points aux desiderata des deux jeunes gens.

Au lendemain de la cérémonie matrimoniale, ils avaient donc pris la tête du royaume où ils connaîtraient, c’était sûr, les conditions matérielles favorables à une descendance qu’ils voulaient nombreuse et turbulente. Leur vaillance inoxydable épongerait les sueurs.

Levés à l’aurore, couchés avec le soleil, ils s’étaient lancés têtes baissées dans ce labeur pour lequel ils n’avaient pas écouté leurs fatigues. Elles n’avaient que peu d’importance ; le bonheur était au bout de leurs mains et elles avaient fort à faire avec cet adversaire sournois pointé par leur propriétaire : le phylloxéra. Le puceron venu des États-Unis n’en finissait pas de décimer les vignes, partout on lui avait déclaré une guerre sans merci. Laura et Georges aussi, bien sûr.

Aidés dans les périodes cruciales de quatre journaliers irréductibles, chevronnés, ils avaient lutté avec pour seules armes le soufre et la bouillie bordelaise. Autour, la perplexité était de mise car nombre de leurs congénères avaient déjà baissé pavillon ; le duel était inégal, disait-on. Et pourtant, ils avaient enregistré des résultats très encourageants. Si une partie du coteau n’avait pu être sauvée, deux tiers l’avaient été et, en bon chef qu’il était, dans son français jargonné, Georges avait congratulé son monde lorsque, symboliquement, à la fin de chaque cuvée, on avait fait couler la cire sur la toute première bouteille d’un jus épais, grenat.

– On va la massacrer c’te vermine ! C’est vrai qu’c’est pas l’cru du siècle et y en a pas beaucoup. Mais, z’allez voir l’an prochain. J’compte sur vous les gars, hein ?

Croix de bois, croix de fer, tous avaient juré qu’ils seraient de la campagne d’après.

Sans doute, Laura et lui avaient-ils considéré que cette éradication partielle était un blanc-seing pour poursuivre leur course vers un éden.

*

Félicien avait regardé Barthélémy. Il tenait à s’assurer que son récit ne produisît pas sur lui un effet soporifique ou, pire, qu’il ne s’apparentât pas, déjà, à un galimatias indigeste.

Rien de tout cela. Derrière sa monture aux verres tout ronds, le prêtre attendait la suite. Devinant quelque gêne chez le jeune homme, il l’avait invité à continuer, redressant la tête, d’un simple commentaire :

– C’est ce que l’on appelle, parfois, naître sous une bonne étoile, n’est-ce pas ?

– … Oui… mais peut-être la leur était-elle filante…

*

Le semblant d’état de grâce s’était maintenu trois cycles durant, pour un bilan qui avait entretenu l’espoir. Les ceps rescapés de l’infestation avaient résisté et, pour la quasi-totalité des autres vignerons en situation dramatique, cet épuisant statu quo avait eu valeur d’accessit ; mais au prix d’une fantastique débauche d’énergie qui avait soumis à rude épreuve les organismes du couple. À Conliège, on s’inquiétait. Laura et Georges n’étaient que les deux bras de David ferraillant contre Goliath. Jusqu’à quand pourraient-ils encore redoubler d’efforts pour vaincre le géant ? Bientôt, une quatrième année à s’esquinter, et ces enfants qu’ils voulaient ?

Implacable, le parasite avait subitement coupé court aux supputations. Attestant de ses piqures, les tubérosités accumulées avaient libéré toute leur virulence sur chaque plant. Un à un, ils s’étaient vidés de leur sève, pour n’être que des squelettes sans sépulture. Lentement, le petit domaine n’avait plus été que désolation ; un vestige du rêve d’eldorado de ses tout jeunes métayers – avaient-ils l’envergure de ces attributions ? s’étaient-ils interrogés.

Le revers avait été dur à encaisser. Néanmoins, pour Laura et Georges un tel contrepied du destin ne pouvait être une fin de non-recevoir à leur demande d’une part de félicité. Et, puisqu’elle n’était pas dans ce village qui les avait vus naître, ils devraient s’en aller.

Ils avaient chargé leur modeste patrimoine sur la charrette d’un lointain cousin ; trimballés pendant deux jours et demi derrière un mulet imprévisible, ils étaient partis à l’assaut d’un ailleurs. À Bellefontaine, une cinquantaine de kilomètres plus à l’est, à proximité de la frontière suisse ; ils y avaient trouvé deux places d’ouvriers agricoles et inventé leur nouvelle existence dans une bicoque sans attrait. Inhabitée depuis longtemps, il y avait beaucoup à faire à l’intérieur. Énormément…

S’y sentir chez soi n’avait pas été simple, ni de tout repos. Il leur avait fallu un temps qui avait damé leurs ambitions. Tellement que Laura avait attendu d’avoir dépassé la trentaine pour la première maternité. Enfin, l’embellie différée à moult reprises était là ! Mais, quoique comblés par le fils qu’ils remerciaient Dieu de leur avoir donné, le constat avait été brutal : déjà difficile à assurer, le frichti le serait davantage – trop ? – pour enchaîner les naissances. Alors, après mûre réflexion, en pragmatique qu’ils étaient, Georges et Laura avaient reconsidéré leur projet de vie à cette aune-là. Lui, s’était détourné du travail de la terre pour la régularité d’un emploi dans une scierie. Elle, avait décidé de rester au foyer pour faire des miracles dans la maison qu’elle voulait tenir dans une absolue abnégation. C’est dans ce microcosme reconfiguré que Justine était arrivée, neuf ans plus tard, un peu par hasard mais biberonnée de cet amour que l’on met de côté pour ceux que l’on attend sans plus y croire.

Dopés par ce rebond de bonheur que leur avait offert le destin, leur raison d’être avait été dans ces deux enfants, tout au long des années qui avaient suivi. Ils avaient éduqué le frère et la sœur dans la même appétence pour l’effort, le respect d’autrui ; le culte de l’honneur aussi. Ah, oui, l’honneur… le beau et grand principe que la folie du genre humain allait dévoyer si honteusement en carnage. C’était en son nom que, lors de la bataille de Montdidier, en août 1918 près d’Amiens, leur aîné était tombé. Entaille béante, jamais cicatrisée dans le cœur de Laura et Georges.

Justine se remémorait souvent la scène, lorsqu’ils avaient appris par la voix du maire, ceint de son écharpe tricolore, que leur grand avait payé ce coup d’arrêt à Guillaume II en offrant sa poitrine aux balles ennemies. Terrassés, le cœur vrillé, ils n’avaient plus cru à la permanence de cet état de félicité qui, s’étaient-ils juré au soir de leurs épousailles, serait le ciment de leur union. Leur fils inhumé, il n’y avait plus eu qu’une urgence : se contenter de moments de joie friables. Arc-boutés aux décombres de leurs rêves de progéniture, ils avaient élevé leur fille au rang de personnage iconique qu’il fallait mettre à l’abri de tous les dangers – bouclier utopique contre le malheur que l’on redoute de croiser à nouveau.

Pour autant, Justine n’avait pas eu le sentiment d’avoir à compenser l’absence de son frère. Tout était acquis ; elle grandirait au creux de Laura et Georges, se désintéresserait petit à petit de sa poupée en rotin et chiffons bigarrés, retirerait un à un les habits de l’enfance pour se parer de ceux de la jeune fille qui s’en irait un beau matin. Elle s’était simplement promis de ne les décevoir jamais. Et puis, tout était allé très vite ; bien plus qu’elle et ses parents l’avaient imaginé.

Elle n’avait que dix-huit printemps quand Ludovic Martet était passé par là. Mi-Gavroche, mi-gentleman, la désinvolture comme seconde peau, c’était un aigrefin qui se donnait du bon temps et vivait d’expédients. Gouailleur, roublard et volage, celui que, dans les milieux interlopes du côté des Batignolles, on surnommait Monsieur Ludo, était une pousse de brigand prometteuse, au cursus déjà bien fourni.

Adolescent déjà, il avait commis quelques menus larcins, après avoir prématurément déguerpi, à ses dix-sept ans, de l’orphelinat où l’avait propulsé la Première guerre. Pour se prémunir des dangers de la rue et des descentes de police, il n’avait rien trouvé de mieux que frayer avec des truands notoires régnant sur les faubourgs nord de Paris. Solidaire de ces dignitaires du crime, il n’avait pas répugné à faire le coup de poing avec eux dans des opérations pas très catholiques ; jusqu’à ce jour fatidique, inévitable, fin novembre 1923. Alors, quoique second couteau dans une expédition à l’épilogue sanglant, ses mentors lui avaient conseillé de décamper. Parce que, avaient-ils prétendu, son très jeune âge – il avait vingt-deux ans – pourrait faire de lui, le cas échéant, un lampiste tout à fait correct.

Contre mauvaise fortune faisant bon cœur, Ludovic était donc parti exercer son professionnalisme en province. Très précisément à Chamonix où était programmée, deux mois plus tard, la Semaine internationale des sports d’hiver. Son naturel revenu au grand galop, il s’était coulé dans les préparatifs et, après quelques repérages, n’avait pas mis longtemps à se commettre dans de nouveaux imbroglios, aussi juteux que glauques, flouant quantité de crédules. En l’occurrence, il faisait ses premières armes en tant que véritable caïd, prenant la direction des transactions qu’il avait menées avec quelques petites frappes du coin. Un temps dans le collimateur des autorités locales, son bagout et une chance inouïe l’avaient préservé d’une incarcération pour malversations et abus de confiance. Le boulet était passé tout près.

L’effervescence retombée, il avait jugé plus prudent de mettre sous l’éteignoir sa boulimie d’adrénaline ; temporairement ! Car il n’avait nullement l’intention de s’acheter une conduite. La Suisse et ses immeubles cossus offraient des opportunités d’affaires dont il entendait bien se saisir. Préalablement, afin de s’assurer une logistique et une couverture, il avait prospecté pour dénicher la planque où il établirait son nouveau quartier général. C’est ainsi qu’il avait rangé son attirail de parfait gangster aux souliers vernis dans une pension de famille, au bord du lac de la petite commune des Rousses ; à quelques encablures de son prochain terrain de jeu, de l’autre côté de la frontière. Là, incognito, il ne s’était pas fait faute de faire fructifier un pécule de plus en plus nauséabond.

Rongeant son frein dans cette pseudo-retraite, l’année 1924 s’était toutefois achevée sur un bilan des plus prospères pour Monsieur Ludo ! Cependant, pas encore entièrement à l’apogée de son art, ses turpitudes et ses allées et venues fréquentes de part et d’autre du massif du Jura avaient commencé d’attirer la curiosité des inspecteurs helvétiques. Flairant de possibles répercussions de ses manigances, Ludovic avait regagné sa base arrière française, pour se faire oublier cinq ou six mois. De toute manière, il serait bientôt temps de renouer avec Paris…

C’était dans ces dispositions qu’il avait accosté Justine, au son de l’accordéon du bal de la Pentecôte, sur la place du lavoir à Bellefontaine, bourg distant de son fief d’une quinzaine de kilomètres. Sans savoir pourquoi, lui que la gent féminine n’intéressait que pour la gaudriole s’était souvenu d’une docte recommandation d’un des lascars parisiens qu’il rejoindrait :

– Mon gars, quand tu voudras être le chef, en plus de tes « danseuses d’un soir », il te faudra une régulière. Une petite bergère, une officielle juste pour l’état civil, tu saisis. Ça pose une réputation.

Le hâbleur avait donc jeté son dévolu sur la jeune fille, exceptionnellement exemptée d’activités ménagères en ce dimanche après-midi pour aller se distraire. Il n’avait pas eu à forcer son talent pour la prendre dans ses filets. Ingénue au joli minois romantique, Justine avait chaviré aux doux compliments de son cavalier, les premiers du genre. Entre sornettes et balivernes sirupeuses, le cœur d’artichaut de la « petite princesse » – Ludovic avait le sens de la formule – s’était englué dans les platitudes du coquin.

Ils s’étaient revus, avaient tiré des plans sur la comète, s’étaient promis des châteaux en Espagne. Tout à la soudaineté de cette spirale amoureuse, Justine avait cru qu’elle était adulte. Alors, dès la fin août, ils avaient convolé après une noce sans tralala : elle, pleine des espoirs irraisonnés qu’avait fait naître son prince charmant – une vaste demeure, des enfants, des amis haut placés, un époux flamboyant, l’opulence –, lui, superficiel, triomphal, ourdissant d’ignobles mais lucratifs desseins dont sa moitié semblait vouée à n’être qu’un maillon. Sans plus…

Justine avait donc fui son Jura pour le Passage Collin, une rue parallèle à la place Pigalle, à Paris. Le mauvais garçon l’y avait entraînée, dans un deux-pièces au deuxième étage obtenu, elle ne savait comment.

« Le temps d’améliorer la tambouille » avait-il fanfaronné.

Là-bas, tout eut été pour le mieux, pour Ludovic, dans le meilleur des mondes – le sien ! –, sans la grossesse précocement déclarée de Justine. S’il avait donné l’impression de l’accepter, bon gré mal gré, il n’avait en fait pas supporté l’intrusion effective de ce « mouflet braillard » aux premières chaleurs de 1926. Car, le petit Félicien réclamait une attention tout à fait incompatible avec son penchant pour s’encanailler, pour fréquenter la graine de voyou et flirter souvent avec l’inavouable. Non, décidément, cette naissance grippait le mécanisme de ses combines.

Six mois avaient passé depuis les premiers cris de l’enfant, les liens unissant Justine et Ludovic s’étaient imperceptiblement distendus ; moins de connivences, surcroît d’exigences dans le fonctionnement du foyer… Un après-midi, oisif comme souvent, il avait quitté l’appartement exigu pour « faire une course… ». Ensuite, il ferait un détour chez un copain, mais il ne s’éterniserait pas, juré…

Au petit matin, le beau merle n’avait pas encore réapparu. Morte d’anxiété, Justine avait accouru au commissariat d’arrondissement, son enfant dans les bras. Mais aucun signalement ne correspondait à son mari.

– Vous alarmez pas, ma petite dame. Il aura fait la fête avec son ami et il va rentrer avec des aiguilles dans le crâne. S’il lui était arrivé quelque chose, vous en auriez déjà été avertie, avait suggéré le fonctionnaire de garde.

Rompu à ces faits divers scabreux, il n’était pas vraiment convaincu par sa théorie, mais compatissait au tourment de la jeune femme.

Elle était repartie, entravée par un épouvantable pressentiment. Tout au long de la journée, chaque minute s’était chargée d’un silence assassin. Et puis, le soir venu, il avait bien fallu se rendre à l’évidence : Ludovic avait pris la poudre d’escampette ! Effarée, Justine avait longuement ressassé la réalité : elle n’avait aucune ressource, un fils de presque sept mois et un loyer à acquitter incessamment. Consternée, elle avait oublié son bébé dont les sanglots lancinants et ininterrompus avaient fini par alerter sa logeuse. Entre deux hoquets de désespoir, la maman aux abois avait raconté ses déboires à cette bonne Madeleine Corlat, vieille dame troublée par ce poupon que l’existence bringuebalait bien tôt. L’octogénaire avait alors spontanément offert de partager sa maigre pitance quotidienne pour, n’est-ce pas, laisser à ces deux égarés le temps de se rétablir.

Dès l’installation du couple, elle s’était prise d’affection pour Justine. Pour sûr, la malheureuse était à plaindre avec son bonimenteur au sourire de magazine. Gominé, outrageusement parfumé, il allait et venait à toute heure du jour, et parfois de la nuit aussi, résolument réfractaire à toute forme de contrainte. Fuyant le travail comme la peste – « les boulots de subalternes, très peu pour moi ! » pérorait-il à qui voulait l’entendre, il se targuait d’être sous peu un « grand monsieur ». Ce galant sans scrupule ne lui avait inspiré que le dépit dont l’avait poinçonné sa propre expérience lorsque, dans son jeune temps, elle avait côtoyé cette engeance. Ces charlatans de l’âme avaient fait de la sienne une telle jachère qu’au soir d’une déconvenue ravageuse elle avait répudié l’idée d’y cultiver encore le frisson de l’amour.

Mais il n’était plus question de cela.

Dans les jours qui suivirent, malgré les multiples amabilités de Madeleine, l’enfant avait eu de plus en plus de mal, en tétant le sein de sa mère, à trouver la quantité de lait suffisante pour remplir son petit estomac. Pour comble d’adversité, deux mois plus tard, deux gardes républicains s’étaient présentés au domicile de l’épouse désorientée. Les sourcils dégringolant, le plus âgé avait bafouillé son grade pour se donner le courage d’asséner à la jeune femme le coup de massue que serait l’annonce qu’il devait lui faire :

– Madame Martet… Nous souhaiterions nous entretenir avec monsieur Martet.

– C’est que… il n’est pas là… J’ignore où il est…

Justine avait blêmi. De sa main gantée, le policier lui avait tendu un portefeuille qu’elle reconnut sans difficulté :

– Mais… c’est le sien… Comment se fait-il que ?… Est-ce que… est-ce que Ludovic est… ?

– Mort ? Non… pas lui… En revanche, c’en est fini de la fripouille avec qui il s’est bagarré hier soir, entre deux becs de gaz, devant un cabaret à la renommée malsaine. À première vue, il semble que votre mari soit l’auteur du coup mortel. En tout cas, de fortes présomptions pèsent sur lui… Je suis navré, madame… nous le recherchons pour meurtre et tout porte à croire qu’il essaie de quitter le pays. Alors, si vous savez où il se cache, ou quoi que ce soit qui nous mette sur ses traces… ne vous rendez pas complice de ses forfaits. C’est trop grave.

Justine avait secoué le menton de gauche à droite. La tête lui tournait, elle n’écoutait plus le brigadier l’informant que Ludovic, Monsieur Ludo, était connu des services de la sureté nationale. Elle s’était évanouie comme une chiffe molle dans ses bras, sans avoir la force de hurler le désarroi que scellait définitivement cette nouvelle. La malheureuse s’était délitée face à l’immensité du précipice qui s’ouvrait.

Les gendarmes étaient déjà partis lorsque, étendue sur son lit, elle était revenue à elle avec la sensation d’être exsangue. Dans le monde d’hostilités qui tournoyait au-dessus d’elle, elle avait aperçu les rides amicales de Madeleine, prévenue par les hommes en uniforme. Un biberon à la main, sa bonne fée était occupée à calmer les piaillements de l’enfant. Elle avait déposé Félicien dans son berceau, paupières closes, ses lèvres charnues entrouvertes, ses petits poings à demi fermés boxant le vide par intermittence, pour un indispensable sommeil réparateur. Les pommettes de sa mère avaient rosi derechef, les deux femmes s’étaient regardées, une ébauche de sourire dessinée au coin des yeux. Dans la quiétude reconstituée, il n’y avait plus que la respiration régulière du chérubin pour avaliser la possibilité d’un avenir.

– Nous n’allons pas capituler ! avait décrété la grand-mère de circonstances, pleine de détermination.