Nouvelles de Bretagne - Collectif - E-Book

Nouvelles de Bretagne E-Book

Collectif

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Beschreibung

À la découverte des traditions et de la culture bretonnes.

La collection Miniatures s’était aventurée une fois, une seule, dans l’une des treize régions de France (à l’époque vingt-deux) avec le volume consacré à la Corse. C’était en 2008. Avec ce volume consacré à la Bretagne et à ses auteurs, nous renouvelons donc l’expérience éditoriale. À savoir l’approche par la littérature, non pas dans ce cas d’un pays ou d’une langue, mais d’une région française qui, d’une certaine façon, de par sa langue et son histoire populaire notamment, a toutes les caractéritiques d’un pays. Et quelle langue, le breton étant la troisième langue celtique parlée au monde, après le gallois et l’irlandais ! Ce « Miniatures Bretagne », ou Breizh, (composé de nouvelles écrites en français), aurait aussi pu être un « Miniatures celtique », car évoquer le contexte géographique et historique de la Bretagne y mène.

La frange celtique, c’est cet ensemble de régions et de pays de l’ouest européen : Irlande, pays de Galles, Cornouaille, île de Man et Bretagne, mais aussi Galice et Asturies (bien que les langues locales y soient d’origine latine). La culture celtique, c’est cette civilisation spécifique, immédiatement identifiable, avec les vestiges qu’elle a laissés, et les croyances et les mythes que les spécialistes des mythologies comparées ont pu reconstituer.

Laissez-vous emporter dans un formidable voyage grâce aux nouvelles bretonnes de la collection Miniatures !

À PROPOS DES ÉDITIONS

Créées en 1999, les éditions Magellan & Cie souhaitent donner la parole aux écrivains-voyageurs de toutes les époques.

Marco Polo, Christophe Colomb, Pierre Loti ou Gérard de Nerval, explorateurs pour les uns, auteurs romantiques pour les autres, dévoilent des terres lointaines et moins lointaines. Des confins de l’Amérique latine à la Chine en passant par la Turquie, les quatre coins du monde connu sont explorés.

À ces voix des siècles passés s’associent des auteurs contemporains, maliens, libanais ou corses, et les coups de crayon de carnettistes résolument modernes et audacieux qui expriment et interrogent l’altérité.

EXTRAIT DE LE RIRE

Le Gonidec était un petit homme chauve et rond et, sous le nez, il portait une moustache, petite feutrine sans âge qui lui donnait des airs de flic des brigades du tigre. Il travaillait à Brest, dans un bureau du port de commerce et nous n’en dirons pas plus, parce que franchement, la vie de bureau, et surtout cette vie de bureau-là, n’offre aucun intérêt. Il travaillait dos à la mer, dans un bâtiment plein de semblables bureaux. Il était libre à cinq heures et fêtait ça rituellement, d’une petite bière moussue prise au comptoir d’un bar du front de mer. Ç’aurait dû être l’occasion de se faire des amis, mais Le Gonidec n’aimait pas les contacts humains.

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Seitenzahl: 130

Veröffentlichungsjahr: 2018

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Avant-propos

La collection Miniatures s’était aventurée une fois, une seule, dans l’une des treize régions de France (à l’époque vingt-deux) avec le volume consacré à la Corse. C’était en 2008. Avec ce volume consacré à la Bretagne et à ses auteurs, nous renouvelons donc l’expérience éditoriale. À savoir l’approche par la littérature, non pas dans ce cas d’un pays ou d’une langue, mais d’une région française qui, d’une certaine façon, de par sa langue et son histoire populaire notamment, a toutes les caractéritiques d’un pays. Et quelle langue, le breton étant la troisième langue celtique parlée au monde, après le gallois et l’irlandais !

Ce « Miniatures Bretagne », ou Breizh, (composé de nouvelles écrites en français), aurait aussi pu être un « Miniatures celtique », car évoquer le contexte géographique et historique de la Bretagne y mène. La frange celtique, c’est cet ensemble de régions et de pays de l’ouest européen : Irlande, pays de Galles, Cornouaille, île de Man et Bretagne, mais aussi Galice et Asturies (bien que les langues locales y soient d’origine latine). La culture celtique, c’est cette civilisation spécifique, immédiatement identifiable, avec les vestiges qu’elle a laissés, et les croyances et les mythes que les spécialistes des mythologies comparées ont pu reconstituer.

Tous ces pays et régions ont en partage de se situer à l’extrême ouest de l’Europe, de faire face au vaste océan Atlantique et de s’être projetés des siècles durant de l’autre côté de cette immense masse d’eau : aux Amériques. Car comme chacun sait, tout Breton est un marin dans l’âme.

Il faut être bien installé sur la terrasse de plein air du Chenal1, à Porspoder, dans le Finistère nord, en bordure d’océan, fouettée par les vents puissants du large, pour (éventuellement) comprendre un peu mieux la Bretagne. Ici, dans cette région superbe des abers comme dans de nombreux autres endroits de Bretagne, l’homme est en prise directe avec les éléments.

Il y a la littérature française, il y a la littérature francophone, mais il y a aussi ce que l’on connaît moins : les littératures de langue française marquées par un cadre dit régional. Le « régionalisme » n’a pas toujours bonne presse dans le monde éditorial français, très parisianiste : la centralisation politique et administrative (ce vieux jacobinisme au passé glorieux, mais aujourd’hui fatigant et fatigué dans une Europe protéiforme), et, par voie de conséquence, la centralisation culturelle à la française, l’élitisme parisien, tendent toujours à écraser les particularismes des régions. De leurs extraordinaires langues enracinées dans l’Histoire et de tout ce qui en fait des régions aux caractéristiques propres, seules les moins soumises sont en mesure de faire entendre leur différence. pourtant, deux écrivains français sur trois sont issus des régions, mais la centrifugeuse parisienne les fait souvent renoncer, dans leurs écrits, à leurs racines. Tout cela en visant à l’universel. Paradoxalement, il serait très chic d’être un écrivain haïtien et très ringard d’être un écrivain auvergnat.

De Cancale à Pornic, ce n’est pas tout à fait la même histoire, mais un fonds commun d’histoires, sûrement. Les six nouvelles d’écrivains bretons de ce volume, savamment réunies par l’un d’eux, Hervé Bellec, posent bien le décor, les atmosphères, les personnages, les destinées. Tout y est pour un beau et riche voyage en terre bretonne.

Pierre Astier

1. Le Chenal est aussi le siège de la maison d’édition Géorama, dirigée par Didier Labouche, et abrite le fonds de plus de mille titres de la Librairie du voyageur. À découvrir ! (N.d.É.)

LE RIRE

par Arnaud Le Gouëfflec

Le Gonidec était un petit homme chauve et rond et, sous le nez, il portait une moustache, petite feutrine sans âge qui lui donnait des airs de flic des Brigades du Tigre. Il travaillait à Brest, dans un bureau du port de commerce et nous n’en dirons pas plus, parce que franchement, la vie de bureau, et surtout cette vie de bureau-là, n’offre aucun intérêt. Il travaillait dos à la mer, dans un bâtiment plein de bureaux semblables. Il était libre à cinq heures et fêtait cela rituellement, d’une petite bière moussue prise au comptoir d’un bar du front de mer. Ç’aurait dû être l’occasion de se faire des amis, mais Le Gonidec n’aimait pas les contacts humains. C’était un petit homme chauve, rond, et d’une timidité maladive. Au point qu’il s’était contenté de cette petite vie sans relief, qu’il ne risquait jamais à frotter à celle des autres, sauf de loin, au bout de ce comptoir, solidement arrimé à son verre. À cinq heures, le bistrot se remplissait : les travailleurs avaient cessé de travailler. Chacun tombait le masque, la cravate. Boniments, rires, éclats de voix. Pour accompagner la nuit qui tombe, rien de tel que l’alcool. Le Gonidec buvait, mais sa bière ne descendait qu’à la lenteur d’un long sablier. Il s’abreuvait surtout d’autre chose, quelque chose qui le réjouissait en secret. Car tout le temps que durait l’apéritif, son visage s’éclairait d’un sourire qui fronçait la moustache en feutrine.

Si quelqu’un venait à lui parler, il se carapatait illico. Il ne voulait pas qu’on sache que lui, Le Gonidec, était atteint d’un mal étrange : il ne savait pas rire. Y a-t-il un terme médical pour désigner ce trouble ? C’est, au milieu des humains, un handicap plus lourd encore que celui d’être privé de jambes ou de la parole : même les muets savent rire. Tout le monde le sait, sauf les monstres, et les monstres n’existent pas. Le rire est nécessaire à la vie sociale, toujours là, même lorsqu’il est sous-jacent : si quelqu’un ne sait pas, il suffit de quelques minutes seulement pour le débusquer. Alors, quand il courait le risque d’être démasqué, Le Gonidec s’éclipsait, quittait le bistrot, filait sur le front de mer, bifurquait rue Daviaud, contournait le rond-point en suivant le tracé scolaire des passages cloutés, puis remontait le grand escalier qui mène au cours Dajot. Il rasait les murs comme pour se punir. Passant le pont du centre-ville, il fermait les yeux à cause du vertige. Au pied de son immeuble, il sentait sa poitrine s’alléger, composait son code et grimpait l’escalier en soufflant. La porte refermée, il suait, s’épongeait le front avec son mouchoir à carreaux, calmait le martèlement de son cœur de bureaucrate, d’ordinaire si constant, prenait une ou deux bouffées de Ventoline. Il habitait dans le quartier de Recouvrance, dans un appartement ; et nous n’en dirons pas plus, parce que cet intérieur-là n’offrait, lui non plus, aucun intérêt.

On pourrait croire que c’est cette petite vie de rond-de-cuir qui avait tué chez lui la faculté de rire, mais la vérité était que Le Gonidec n’avait jamais su. Pas une fois, jamais. Il n’y avait dans sa mémoire ni rire d’enfant, ni rire d’ado, même un peu forcé, pas même un ricanement, et pourtant c’est le rire de ceux qui n’ont aucune prédisposition à la gaieté, le rire facile et mécanique par excellence. Mais même le ricanement lui échappait. Ses rares tentatives s’étaient soldées par des échecs, n’avaient fait qu’aggraver son sentiment de solitude. Il se souvenait, jeune, de ses efforts désespérés devant la glace, de l’expression de son visage se défaisant comme celle du noyé qui cherche l’air, de ses yeux en capsules, de ses joues tendues, gonflées, dégonflées. Du grotesque son de bidet qui sortait alors de sa gorge, du ridicule de tout ça. Il avait dû se rendre à l’évidence : lui, Le Gonidec, ne serait pas un homme comme les autres, un homme qui rit. Il devrait vivre en conséquence. Il devint chauve, porta moustache et se dissimula dans un bureau.

Mais se dissimuler tout à fait revient à mourir, et il n’y parvint pas. Personne ne peut s’effacer, du reste, même si certains y mettent toute leur énergie, et leur vie durant. Quelque chose retenait Le Gonidec, l’empêchait de s’assoupir, de s’oublier complètement, et le ramenait à heures fixes au pied de son comptoir, devant sa bière moussue, le sourire en bandoulière. À ce régime, il avait fini par faire partie des meubles. Ça tombe bien. Un meuble ne rit pas.

Qu’est-ce qui le passionnait tant ? Il écoutait les rires des autres.

La vie de Le Gonidec avait basculé le jour où il avait fait l’acquisition, au Comptoir électronique, d’un objet providentiel : un enregistreur de poche, de la taille d’un paquet de cigarettes, facile à manier, facile à dissimuler. Au micro extraordinairement discret, fiché dans un repli de son col, au bout d’un fil indécelable. Il peut paraître étrange qu’un simple gadget puisse prendre tant d’importance et pourtant, l’existence de Le Gonidec s’en trouva radicalement transformée. Comme un pêcheur sans canne à pêche qui vient soudain de s’équiper, il sut qu’il venait de mettre la main sur « l’outil », celui qui lui permettrait de devenir ce qu’il était vraiment : un collectionneur de rires. Jamais plus il ne sortit sans. Il le mettait en marche à l’heure de l’apéritif, et le laissait tourner avec la jubilation de celui qui sait que le temps joue pour lui. Il buvait en silence, pour lui laisser le champ libre. Et dans le brouhaha des rires des uns et des autres, l’engin ne perdait pas une miette.

Quand il rentrait chez lui, Le Gonidec branchait l’engin sur son ordinateur et, parmi les fichiers glanés, faisait le tri. Dans le bazar ambiant, traversé de cris et de bruits de chaises, des éclats de la caisse enregistreuse ou de la radio, un à un, il isolait les rires, retaillait chaque son comme on découpe un timbre. Il jouait sur les fréquences pour éliminer les parasites. Du pinceau de sa souris, il leur donnait un lustre, puis un vernis. À force de faire, il avait développé des compétences d’ingénieur du son. Il s’en était fait une collection d’entomologiste. Chacun nommé, numéroté, classé dans des dossiers. Parfois, il s’en gravait des disques, des compilations thématiques, auxquels il prenait le soin de donner un titre : « rires d’automne », « rires de filles », « rires flûtés », « rires communicatifs », « rires nostalgiques ». Quand le week-end arrivait, il s’autorisait de longues séances d’écoute, parfois agrémentées d’un petit verre de cognac. Qu’est-ce que c’était, en définitive, que le rire ? Dans la philosophie, il n’avait trouvé aucune consolation. Dans la psychologie non plus, ni dans les études sociologiques ou les traités du larynx, de son mécanisme. C’est pourquoi les livres avaient déserté l’appartement. Il ne restait que le PC, la paire d’enceintes, la chaîne hi-fi et, près du minibar, les CDs impeccablement classés sur leurs étagères. Quand le samedi soir était tombé, que les rideaux étaient tirés, il dégustait alors, du fond de son fauteuil, les yeux à demi fermés, en gilet déboutonné, les mains jointes, comme un mélomane qui goûte un disque rare. On aurait pu croire qu’il dormait, mais non, il ne dormait pas. Il était à l’affût de la moindre nuance, de la moindre altération, des variations de ton, des effets de volume. Il les soupesait, les classait de nouveau, selon d’autres paramètres : des rires appuyés, forcés, hoquetés, à trilles ou monocordes, des rires pincés, malicieux, lourds, faux, généreux, s’achevant en toux, en soupir, en cri. Leur variété était sans limite.

Le lundi, quand il repassait le pont du centre-ville, coincé dans son pardessus, il les entendait encore, ceux du week-end, les rires épinglés comme des papillons. Il sentait aussi, dans la poche intérieure, la bosse de l’enregistreur chargé d’en dérober d’autres, de faire à nouveau le plein pour remplir le vide de son existence. Il n’en avait jamais assez. Le collectionneur ne peut être rassasié.

Voilà quel genre d’homme était Le Gonidec. Il riait par procuration. Il avait trouvé dans sa manie un remède à sa propre impuissance.

C’est pourquoi il fut bouleversé lorsqu’il croisa cette femme.

Elle avait bu. Elle parlait fort. Elle apostropha le patron avec une gouaille qui le fit rougir. Belle, d’une beauté incroyablement préservée pour quelqu’un qui, sans doute, n’en était pas à sa première bordée éthylique, métisse, les cheveux hauts perchés dans un chignon savant, la robe jaune un peu trop échancrée, qui laissait deviner des seins parfaits, elle agissait comme quelqu’un sûr de sa beauté, de ses effets. De l’effet, elle en faisait à tout le monde, car les regards se pressaient sur ses hanches, sur ses bras fins, sur sa nuque, et sur d’autres parties de son corps que Le Gonidec ne pouvait ignorer, mais dont il était distrait : car elle avait ri, et ce rire l’avait tétanisé. Dans sa collection, ce serait le plus beau : un rire d’une folle gaieté, un rire tout d’un timbre étranger, feutré par en-dessous, coloré sur les ailes. Un rire flûté et sensuel. Dans sa poche, il vérifia fiévreusement l’enregistreur. Il sut qu’il était là, à sa place, relié par son fil au discret micro planté dans un repli du col. Il pria pour que la fille rie une seconde fois, plus fort, plus longtemps.

Il y avait du bruit dans le bar, la faute aux gens du bureau de l’import, qui offraient un pot de départ. Agacé par le brouhaha, Le Gonidec se rapprocha sensiblement, lentement, progressant le long du bar en faisant glisser son verre. De profil, recueilli comme un bénédictin, il se rapprocha de la fille qui gesticulait, chantait, faisait du tintamarre. Elle parlait pour dix, et dix paires d’oreille écoutaient ses confidences. Mais maintenant elle ne riait plus.

Bientôt elle s’assombrit, baissa la tête et, tandis que le vacarme des gens de l’import semblait avoir triomphé des efforts de Le Gonidec, elle se mit à parler bas, à la peine, et les oreilles de se pencher d’autant, car ses paroles qui se fanaient n’oblitéraient en rien sa beauté. Les yeux des hommes autour, écarquillés comme au premier instant, restaient brillants : la tristesse n’était peut-être qu’un prélude. Elle serait bientôt vulnérable, disponible. La tentative maladroite du premier prétendant, elle ne la balaierait pas d’un revers de la main. Au jeu de la consoler, chacun avait ses chances.

C’est alors qu’elle vit Le Gonidec. Elle vit son visage rond, là tout près, questionnant. Sa petite moustache en poil de martre. Son air d’employé de bureau qui avait pris par mimétisme l’expression des pots à fleurs de la réception. De surprise, elle partit d’un rire parfait. Un rire sonore et taillé dans le clair, à grandes lignes, à voûte et à colonnes. Un rire qui couvrit d’un coup les sourds meuglements des gens de l’import. Un rire qui ébranla les collections de Le Gonidec et déclassa ses plus belles prises.

« Excuse-moi, dit-elle en se reprenant, mais tu tires une de ces tronches ! »

À nouveau le rire. D’émotion, il faillit en mouiller son pantalon. Son visage prit une expression étrange, comme s’il s’enfonçait un peu à l’intérieur de lui-même. Son regard s’éclaira tout au fond. Car s’il n’avait jamais su rire, Le Gonidec n’avait non plus jamais fait rire personne.

Et le voilà, source de ce rire-là.

Alors, sans doute, il aurait pu continuer à la fixer de son air de potiche, tenter de provoquer à nouveau ce rire inespéré, sans qualificatif ni comparaison possibles, mais la suite des événements ne lui en laissa pas le loisir. La porte du bar s’ouvrit à la volée et le jaloux entra. Lui aussi était ivre, mais d’une ivresse bagarreuse, revancharde. Il cherchait sa femme, là, en robe échancrée, qui amusait la galerie et excitait les mâles. Il la saisit par le bras, cria et, dans la cohue qui suivit, tandis que quelqu’un tentait de le raisonner et se faisait remettre à sa place, Le Gonidec se sentit emporté comme un bouchon, refluant vers le fond de la salle. Il y avait maintenant un début de bagarre. La fille criait là-dedans, au loin. Les gars de l’import s’en étaient mêlés. Le Gonidec choisit la fuite.

Jamais il ne traversa le rond-point si vite, dédaignant le circuit des passages cloutés, coupant à travers bitume. Jamais il ne gravit si prestement le grand escalier qui monte vers le cours Dajot, filant sur le pont sans penser au vertige, grimpant quatre à quatre vers son appartement.