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Beschreibung

À la découverte des traditions et de la culture de Taïwan

Île austronésienne depuis des millénaires, refuge pour pirates, terre d’exil pour paysans chinois, l’île de Taïwan n’a pendant longtemps guère éveillé l’intérêt de ses voisins. Colonie japonaise jusqu’en 1945, Taïwan passa sous le contrôle de la Chine nationaliste à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Vaincus en Chine par les communistes, le gouvernement et l’armée nationalistes se replièrent en 1949 à Taïwan, où ils maintinrent jusqu’au milieu des années 1980 un régime autoritaire qui puisait une partie de sa légitimité dans la mise à l’honneur de l’héritage chinois.
Aujourd’hui, Taïwan est l’un des pays d’Asie les plus démocratiques, et sans conteste celui où les libertés publiques et individuelles sont les mieux respectées. Toutes écrites après l’an 2000, les nouvelles de ce recueil expriment les incertitudes politiques liées à la géographie, mais aussi cette profonde liberté vécue au quotidien, avec une grande sérénité. C’est d’abord de l’île dont parlent ces textes. La mer n'est jamais loin, que l’on s’y perde ou que l’on s’y raccroche, qu’on en tire sa subsistance ou qu’on y éprouve sa valeur personnelle. Par-delà des traditions différentes qui, mêlées, ont forgé l’identité des Taïwanais, ceux-ci ont des histoires à partager.

Laissez-vous emporter dans un formidable voyage grâce aux nouvelles taïwanaises de la collection Miniatures !

EXTRAIT

Le crâne de ma grand-mère était une sorte de tan-sii magique où elle rangeait toutes les histoires qu’elle entendait. Elle les collectait ; les récits au parfum d’hiver étaient rangés ensemble, ceux qui fleuraient bon l’automne soigneusement pliés dans un autre tiroir. S’il se passait un moment sans qu’elle n’en entende de nouveau, elle s’asseyait sous un arbre, grignotant une patate douce rôtie, et se racontait une vieille anecdote avec des cailloux pour figurer les personnages.

À PROPOS DES ÉDITIONS

Créées en 1999, les éditions Magellan & Cie souhaitent donner la parole aux écrivains-voyageurs de toutes les époques. Marco Polo, Christophe Colomb, Pierre Loti ou Gérard de Nerval, explorateurs pour les uns, auteurs romantiques pour les autres, dévoilent des terres lointaines et moins lointaines. Des confins de l’Amérique latine à la Chine en passant par la Turquie, les quatre coins du monde connu sont explorés. À ces voix des siècles passés s’associent des auteurs contemporains, maliens, libanais ou corses, et les coups de crayon de carnettistes résolument modernes et audacieux qui expriment et interrogent l’altérité.

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AVANT-PROPOS

Île austronésienne depuis des millénaires, refuge pour pirates, terre d’exil pour paysans chinois, l’île de Taïwan n’a pendant longtemps guère éveillé l’intérêt de ses voisins. Ce n’est qu’assez tardivement, au XIXe siècle, que l’empire mandchou gouvernant la Chine commença véritablement à administrer l’île, avant de la céder au Japon en 1895. Colonie nippone jusqu’en 1945 - la langue nationale y était alors le japonais -, Taïwan passa à la fin de la Seconde Guerre mondiale sous le contrôle de la Chine nationaliste. Vaincus en Chine par les communistes, le gouvernement et l’armée nationalistes se replièrent en 1949 à Taïwan, où ils maintinrent jusqu’au milieu des années 1980 un régime autoritaire qui puisait une partie de sa légitimité dans la mise à l’honneur de l’héritage chinois. La langue nationale était désormais le mandarin.

Sur le plan littéraire, ce sont les écrivains arrivés de Chine qui occupèrent alors le devant de la scène, profondément marqués par le déchirement d’avec leur terre natale. S’éloignant vite de la propagande officielle, ils surent donner à leurs écrits un élan moderniste, ouvrant grand la langue et la littérature chinoises aux influences extérieures.

À mesure que la présence sur la scène internationale de cette « Chine libre » fut contestée - difficile de rivaliser avec le géant qu’était déjà la Chine populaire -, le régime mit l’accent sur le développement économique. Ce fut le fameux « miracle taïwanais » et l’heure de gloire des produits made in Taiwan. L’urbanisation était galopante, l’exode rural massif, l’environnement dégradé. Des auteurs taïwanais convoquèrent le thème du « terroir » pour évoquer ces bouleversements et une identité taïwanaise encore placée sous le boisseau.

À la faveur de la démocratisation, dans les années 1980 et 1990, une population de mieux en mieux éduquée et au niveau de vie en plein essor donne naissance à une société civile vibrante, où coexistent esprit d’entreprise et souci du bien commun. L’identité locale se renforce alors, les langues du cru - taïwanais, hakka, langues austronésiennes - ont à nouveau droit de cité, les débats politiques sont vifs. Les combats sont autant identitaires que sociaux et environnementaux : ils portent sur le rapport à la Chine, mais aussi sur les droits des femmes, les conditions de vie des travailleurs, l’homosexualité, le nucléaire, la stigmatisation des peuples autochtones...

Aujourd’hui, Taïwan est l’un des pays d’Asie les plus démocratiques, et sans conteste celui où les libertés publiques et individuelles sont les mieux respectées. Cela se manifeste notamment dans le dynamisme du secteur de l’édition. Les entreprises taïwanaises, fleurons technologiques encore largement tournés vers l’export, sont imbriquées dans l’économie mondiale, mais aussi dans celle de la Chine, avec laquelle les échanges se sont en grande partie banalisés au cours des trente dernières années. Pour autant, le statut international incertain de Taïwan et la menace constante que fait planer Pékin (qui considère l’île comme faisant partie du territoire chinois et n’exclut pas de la conquérir par la force), soumettent les Taïwanais à de multiples contraintes. Dans une société vieillissante, l’avenir a souvent l’allure d’un point d’interrogation. Décidément, il n’est pas simple d’être Taïwanais.

Toutes écrites après l’an 2000, les nouvelles de ce recueil expriment ce désir d’une impossible normalité, ces incertitudes mais aussi cette profonde liberté. Chen Sih-jie, Coraline Jortay et Iris Lai ont participé au choix des nouvelles ici présentées. Qu’elles en soient remerciées, tout comme le Centre culturel de Taïwan à Paris qui a rendu possible la publication de cet ouvrage.

C’est d’abord de l’île dont nous parlent ces textes. La mer n’est jamais loin, que l’on s’y perde ou que l’on s’y raccroche, qu’on en tire sa subsistance ou qu’on y éprouve sa valeur personnelle. Tong Wei-ger, avec Lâcher de pigeons, voit en elle un « désert d’azur » où les souvenirs et les mots de l’enfance, miraculeusement convoqués, peuvent redonner sens à une vie sans propos. Dans Le pêcheur, Tsai Suh-fen fait de l’océan le miroir, fidèle ou inversé, des destinées sociales, des espoirs et des renoncements. Quant à Kao Yi-feng, il recrée dans Moustique et Mer des paysages océaniques aux allures de nature électrifiée.

La figure insulaire semble concerner jusqu’aux individus, isolés, enfermés sur eux-mêmes, retenant leurs paroles ou criant dans le vide, évitant l’échange direct. Animés par un sens du devoir et de la fidélité, leurs corps sont « comme emprisonnés dans des coffres trop étroits ».

De ces coffres, nous dit Kao Yi-feng, on peut parvenir à s’envoler. La liberté ainsi conquise peut tourner à la frénésie sans lendemain, mais elle permet aussi de jouer avec les convenances, d’explorer de nouveaux rapports entre les hommes et les femmes, de s’exonérer de traditions devenues absconses - celles liées au deuil sont souvent évoquées dans ce recueil. Liberté aussi de jouer avec les mots, avec les noms, comme l’illustrent les facéties de la Grand-Mère Nouilles de Kan Yao-ming ou le style ludique de Ko Yu-fen dans Le frigo.

Ballotés entre repli et liberté, les personnages révèlent leurs failles. Déboussolés, ils s’accrochent à ce qui pourrait leur apporter un semblant de sécurité : la dégustation névrotique de mets pour le couple dépeint par Sabrina Huang, le froid rassurant d’un réfrigérateur chez l’héroïne fruitée de Ko Yu-fen. L’âme taïwanaise contemporaine est ainsi saisie au plus près des angoisses individuelles et collectives : l’abandon, la trahison, la perte du fil des générations.

Pour autant, ce recueil n’est pas sombre. Il est possible de trouver les mots, semblent nous dire ces six écrivains. Un frigo se débranche, une télévision s’éteint, un pigeon peut vaincre les vents marins, un fils disparu trop tôt peut trouver le réconfort dans l’au-delà, un homme au bord de la noyade n’est pas moins insaisissable qu’un poisson. Par-delà des traditions différentes qui, mêlées, ont forgé l’identité des Taïwanais, ceux-ci ont des histoires à partager. À la suite de Grand-Mère Nouilles, ils murmurent : « Que notre seule empreinte soit celle de nos histoires. »

Pierre-Yves Baubrywww.lettresdetaiwan.com

LE CINÉMADE GRAND-MÈRE NOUILLES

par Kan Yao-mingtraduit du chinois par Coraline Jortay

Grand-Mère est une grande enfant : elle se moque des règles du jeu, même pour son trépas.

C’était une froide journée d’hiver que les rayons du soleil tempéraient d’une douce tiédeur ; ne pas déplacer le fauteuil de rotin sous le porche pour en profiter aurait été un affront à la météo. Allongée, ma grand-mère - mon Ah-Po - regardait se mouvoir sur l’écran bleu du ciel les nuages en d’inépuisables métamorphoses ; avec un peu d’imagination ces formes étranges et merveilleuses s’animaient en un film - superbe, et gratuit avec ça !

Quand le vent s’arrêta et, avec lui, ce cinéma de nuages blancs, elle ferma les yeux pour se reposer, serrant contre elle la bassine léguée par mon défunt grand-père où reposait un chat. Elle contait au félin l’histoire qui, à l’instant, se jouait dans le cinéma des nuages : une moule d’eau douce s’accrochait à un cheval de guerre de la période japonaise qui traversait la rivière devant la maison. Deux mois durant, elle lui suçait le sang jusqu’à ce que l’animal meure d’épuisement. Cette moule, qui avait vécu des jours fastes en se nourrissant du sang du cheval, traversant avec lui le fleuve Ta’an dans sa course vers le sud, élisait finalement domicile dans les eaux du fleuve Chuoshui. Voilà d’où venait la « moule suceuse de sang du fleuve Chuoshui ».

Son récit terminé, Ah-Po s’exclama dans un souffle : « Devenir un nuage blanc et m’envoler dans le ciel me permettrait d’observer encore plus d’histoires ! » Sa respiration ralentit, se fit paresseuse, et Ah-Po quitta ce monde pour ne plus jamais revenir. Ma grand-mère s’est éteinte à quatre-vingt-six ans, un bel âge. Son secret de longévité ? Écouter des histoires, étonnamment, ces dernières étant un véritable remède pour elle.

En fait, mon Ah-Po avait failli mourir dès sa plus tendre enfance. La légende familiale voulait que, à l’âge de six ans, Ah-Po ait contracté une grave maladie qui la plongea dans un long coma. Bientôt, elle fut au seuil de la mort. Pour ma famille, qui avait dix enfants, en perdre un était un coup dur mais la saison des récoltes et les lourds travaux manuels ne laissaient guère à quiconque le loisir de pleurer. Lorsque mon arrière-grand-père paternel voulut enterrer la fillette dans un tapis de joncs, sa femme, n’y tenant plus, improvisa une historiette en guise de dernier cadeau pour la ban-li (la benjamine). Cette petite fable, on ne peut plus simple, parlait d’un mouton philosophe qui avait vécu six mois tête en bas jusqu’à ce que tous les autres moutons l’imitent.

Ah-Po se mit à tousser, la poitrine prise de convulsions en réaction à cette douce histoire. Elle avait échappé au monde des esprits avant que ses portes ne se referment sur elle et avait fait un pas en direction du monde des vivants. Mon arrière-grand-mère, voyant un bon présage, s’empressa d’aller visiter tout le voisinage, Ah-Po dans les bras, priant les uns et les autres d’en raconter pour guérir la fillette. Tristes ou joyeuses, elles venaient l’une après l’autre se glisser dans l’oreille de ma grand-mère, et l’effet thérapeutique de ce « médicament conté » la tira des griffes de l’enfer. Peu à peu, Ah-Po se remit sur pied, se mit à gambader, à parler, volubile, comme si à chaque instant un moineau pouvait jaillir de sa bouche. Elle était pleine de vie, une vraie petite canaille, un caractère qui faisait pester mon arrière-grand-mère : « Petit diable ! »

Le crâne de ma grand-mère était une sorte de tan-sii1 magique où elle rangeait toutes les histoires qu’elle entendait. Elle les collectait ; les récits au parfum d’hiver étaient rangés ensemble, ceux qui fleuraient bon l’automne soigneusement pliés dans un autre tiroir. S’il se passait un moment sans qu’elle n’en entende de nouveau, elle s’asseyait sous un arbre, grignotant une patate douce rôtie, et se racontait une vieille anecdote avec des cailloux pour figurer les personnages.

Enfant, ces plaisants jeux soliloqués et solitaires valaient à Ah-Po les qualificatifs de « mignonne, maligne et volubile ». Mais dès qu’elle fut un peu plus grande, on la trouva « bizarre, excentrique et juste bonne à aller se faire adopter par le légendaire En Chu-kong2 ». Certains décrétèrent qu’elle avait une maladie mentale. Pour la vieille génération, l’essentiel était que les enfants soient capables de manger, de travailler, et qu’ils ne meurent pas : aussi, si les soliloques d’Ah-Po étaient singuliers, ils ne présentaient aucune gravité nécessitant des soins.

Ah-Po, née en 1921, n’avait jamais reçu d’éducation formelle, ses connaissances lui venaient de la vie. À douze ans, elle apprit la chose la plus grandiose de son existence - comment écrire les prénoms. Cette fillette qui n’avait jamais été à l’école, et qui n’avait pas la possibilité d’y prétendre, voyait dans les prénoms des êtres invoqués par une force invisible qui exigeait le maniement du pinceau. C’est mon arrière-grand-père paternel qui lui apprit à puiser dans cette force. Mais la même année, mon arrière-grand-père mourut d’une pneumonie. Chaque fois qu’Ah-Po écrivait son prénom, elle songeait à cet unique héritage, inestimable, légué par son père.

Le départ de mon arrière-grand-père plongea sa femme dans une douleur insupportable. La journée, elle tenait le coup, s’absorbant dans les tâches, mais la nuit, une fois couchée, la silhouette de son mari s’infiltrait comme un fantôme et s’agriffait à ses pensées. Elle ne connaissait pas le repos, elle sanglotait, reniflait, pleurait à chaudes larmes, ressassait interminablement les bons et les mauvais côtés de son mari. Dans ces moments-là, elle se saisissait d’une épingle à chignon pour graver un trait sur l’un des piliers du lit à alcôve en cèdre. Une marque à la tête du lit signifiait qu’elle songeait aux qualités de son mari, une griffe au pied du lit lui rappelait ses défauts. Mais elle se rendit compte que les éraflures au pied du lit se multipliaient, comme s’il était un homme mauvais-venu-hanter-les-vivants. L’incompréhension liée à son départ était telle qu’elle traçait résolument un trait de plus, avec tant de force que le bois gémissait, puis elle éclatait en sanglots.

Au cœur d’une nuit, ses sanglots réveillèrent mon Ah-Po. Cette fillette de douze ans, pieds nus, une bougie à la main, avança à tâtons jusqu’au lit de mon arrière-grand-mère, y grimpa, s’empara de l’épingle à chignon et la tourna vers la tête du lit. Elle traça un trait, puis un autre, puis un troisième, sans interruption, transformant en mots les cicatrices du bois. Ah-Po écrivait des prénoms : toute la famille était là, alignée sur la tête du lit, mon arrière-grand-père, mon arrière-grand-mère, l’ensemble des dix enfants.

« Ce min-chhong est un navire ! À partir de maintenant, on reste ensemble, plus personne ne le quitte », disait Ah-Po avec un sourire sagace, la bougie à la main, le visage éclairé d’une vacillante lueur jaune pâle.

Ensuite, elle rampa jusqu’au pied du lit tailladé de colère et regrets. De la même manière, elle transformait ces profondes balafres avec l’épingle à chignon - regarde, ici un raisin de loup, là un lièvre, un drongo3 royal, un cyprin doré4, une tasse de thé... Les traits étaient un peu plus malhabiles, mais absolument lisibles.

« Cette chèvre, que signifie-t-elle ? », demanda mon arrière-grand-mère.

Ah-Po lui rappela l’histoire de mon arrière-grand-père et de la chèvre, comment celui-ci l’avait sauvée du danger lorsqu’elle s’était perdue dans la ravine, puis comment l’animal reconnaissant avait brouté toutes les mauvaises herbes de l’aire de séchage du grain.

« Et le poisson ? », demanda mon arrière-grand-mère.

Ah-Po lui raconta alors une autre histoire, mon arrière-grand-père sauvant un cyprin échoué sur un banc de sable. Lorsqu’il le remit à l’eau, le poisson resta planté là. Alors, mon arrière-grand-père l’installa dans une jarre, le poisson mangeait les larves de moustiques en contrepartie. Un filtre à eau naturel ! Et gratuit, avec ça !

« Et l’araignée ? »

Ah-Po conta un troisième prodige. Lors du grand nettoyage de fin d’année, mon arrière-grand-père n’avait pas eu le cœur d’enlever les fils qu’une araignée avait tissés dans un coin. Quelle surprise, l’araignée reconnaissante s’en fut tisser une robuste toile dans l’entrée, protégeant la maison des mouches et moustiques importuns.

Oh ! Le son de la voix d’Ah-Po avait réveillé la fratrie, et voilà que ses neuf grands frères et sœurs venaient de leur chambre, s’asseyaient sur le bord de ce lit où ils avaient été conçus et écoutaient les histoires d’Ah-Po. Si certaines leur étaient familières, les détails qu’elle contait dépassaient de loin leurs souvenirs. Certains éléments insignifiants que tout le monde avait oubliés reprenaient vie lorsqu’elle les évoquait. Cette nuit-là, la vie de mon arrière-grand-père se rejouait devant les yeux de tous. À la lueur vacillante de la bougie, les motifs gravés sur les piliers de l’alcôve se déliaient au fil des histoires, se débattaient comme des mouches prises au piège, puis, dans un clapotis, quittaient le bois pour aller danser au firmament, oniriques, illusoires, et pourtant si puissants.

Tout le monde rit, tout le monde pleura. Mon arrière-grand-mère comprit que son mari n’était pas mort, il était juste parti, il vivait dans leur cœur à tous. Le jour se fit de plus en plus clair ; grâce aux histoires d’Ah-Po, la silhouette de mon arrière-grand-père se fit belle et nette sous les rayons du soleil. Le lit s’était changé en berceau qui, lorsque mon arrière-grand-mère s’endormirait chaque soir, l’emmènerait rêver de scènes magnifiques.

Grâce à ses récits thérapeutiques, mon Ah-Po avait guéri l’affliction de sa mère. Mais Ah-Po elle-même éprouvait de la peine - même si le mot est probablement trop fort pour une fillette de douze ans, disons plutôt qu’elle était triste. Elle était triste que le monde comporte si peu d’histoires et s’enfuyait régulièrement au village à la faveur du jour pour aller étancher sa soif.