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À la découverte des traditions et de la culture de la Tunisie.
Le « Printemps tunisien » déclenché par l’immolation de Mohamed Bouazizi, qui est aussi devenu le « Printemps arabe », est également un printemps litéraire. Une apiration à la liberté de parole et d’écriture, qui ne s’était pas exprimée avec autant de force depuis longtemps, s’est emparée de beaucoup sur un axe allant de Casablanca à Sanaa. Au centre, la Tunisie a ouvert la voie. Et des voix se sont élevées de ce beau pays méditerranéen, trop longtemps réduit à une image de carte postale.
Laissez-vous emporter dans un formidable voyage grâce aux nouvelles tunisiennes de la collection Miniatures !
À PROPOS DES ÉDITIONS
Créées en 1999, les éditions Magellan & Cie souhaitent donner la parole aux écrivains-voyageurs de toutes les époques.
Marco Polo, Christophe Colomb, Pierre Loti ou Gérard de Nerval, explorateurs pour les uns, auteurs romantiques pour les autres, dévoilent des terres lointaines et moins lointaines. Des confins de l’Amérique latine à la Chine en passant par la Turquie, les quatre coins du monde connu sont explorés.
À ces voix des siècles passés s’associent des auteurs contemporains, maliens, libanais ou corses, et les coups de crayon de carnettistes résolument modernes et audacieux qui expriment et interrogent l’altérité.
EXTRAIT
« Lève-toi, derviche, murmura-t-il, il est temps que tu partes. »
Cette voix inconnue retentit à mes oreilles rouillées, assoupies depuis trois siècles.
« Lève-toi, Maître, dit-elle, nous sommes au moment précis de l’histoire dont tu seras l’acteur, nous en sommes sûrs, pardonne-nous… »
J’entrouvris les yeux. De ma chemise ouverte sur ma poitrine me parvint l’odeur de moisi, et je réalisai que mes poils s’étaient agglutinés au tissu comme de petits vers blancs. Après cette découverte, je tournai les yeux vers le propriétaire de la voix, c’était un beau garçon. Je l’embrassai sur les lèvres, le bout de sa langue toucha la mienne, je le mordis, je crois, l’odeur de chanci fit place à un parfum de sang. Le garçon ferma les yeux dans un râle, et, tout en tétant le bout de ma lèvre inférieure, saisit ma main en s’allongeant. Il avait de surcroît un nom tout à fait papal : Slim Jib XII. Slim était son véritable prénom. En arabe, Slim signifie « saint ».
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Seitenzahl: 96
Veröffentlichungsjahr: 2015
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« Le 17 décembre 2010, un garçon brun comme les blés, frêle comme un roseau, souriant comme la lune, et aux yeux clairs comme l’eau de certains lacs qu’il n’avait jamais eu la chance de contempler, criant sa détresse et défiant le mal qui assassinait son pays, créa l’espoir chez tout un peuple de jeunes et de moins jeunes. Il leur fit découvrir qu’ils étaient bien capables de dire NON et de s’opposer à leur sort. Ce jour-là, Lina-Leena-Linah-Leenah-La Nôtre n’eut pas à réfléchir et se refusa à toute discussion. Sans hésitation, elle prit son bâton de pèlerin, son appareil photo et partit vers… le sud », écrit Linah Ben Mhenni dans « Le Soleil au cœur », l’une des cinq nouvelles de ce volume. Le « Printemps tunisien », qui est aussi devenu le « Printemps arabe », est également un printemps littéraire. Une aspiration à la liberté de parole et d’écriture, qui ne s’était pas exprimée avec autant de force depuis longtemps, s’est emparée de beaucoup sur un axe allant de Casablanca à Sanaa. Au centre, la Tunisie a ouvert la voie. Et des voix se sont élevées de ce beau pays méditerranéen, trop longtemps réduit à une image de carte postale. Yamen Manai, Iman Bassalah, Monique Zetlaoui, Habib Selmi et Linah Ben Mhenni, évoquent ici, chacun à sa façon, une Tunisie fière de son passé, de sa riche histoire, mais une Tunisie en mouvement.
Pierre ASTIER
par Yamen Manai
Dans le pays où chacun avait un surnom, on le surnommait « le pape de Tunis ».
C’était un surnom curieux mais qui avait une certaine légitimité et qui avait été gagné au mérite. Il avait en effet beaucoup de points communs avec le souverain pontife. Il parlait couramment italien et mâchait parfois quelques mots en latin, il gérait bien son business, avait plusieurs fidèles à son obédience et aimait baiser sans capote. Mais même s’il avait vécu un bon moment à Rome, à quelques kilomètres du Vatican, son fief était bien à Tunis.
Il avait de surcroît un nom tout à fait papal : Slim Jib XII.
Slim était son véritable prénom. En arabe, Slim signifie « saint ». Mais ceux qui le connaissaient, comme ceux qui connaissaient le vrai pape d’ailleurs, avaient de sérieux doutes quant à sa sainteté. Cependant, pour diriger son obédience, il ne manquait pas de discernement.
Jib en dialecte tunisien veut dire « ramène ».
XII faisait référence à la douzaine de canettes de Celtia, la bière nationale. Des canettes rouges et blanches, effilées, emballées dans un pack qui représente l’unité indivisible de consommation quotidienne chez la plupart des jeunes Tunisiens en manque d’ambitions et de rêves. Était-ce de leur faute s’ils plongeaient dans l’alcool la tête la première, où était-ce la faute du gouvernement qui les abrutissait un peu plus chaque jour passant ? Slim Jib XII ne se posait pas la question, il avait une obédience et des fidèles à gérer, et pas trop de temps pour les interrogations métaphysiques.
Le business papal démarrait à la tombée de la nuit. Alors que le muezzin appelait à la prière depuis le minaret de la mosquée voisine, ses fidèles à lui s’alignaient dans leurs voitures à la queue leu leu, en mode premier arrivé, premier servi. Et dans cette queue se mesurait la diversité du culte dont il était l’emblème. Il y avait des vieilles Peugeot qui ne roulaient qu’à la grâce divine, et des BM flambant neuves, des Solex et des piétons, et tous allaient à sa rencontre et prononçaient son nom, alors qu’il était installé sur le trottoir, à l’entrée de sa maison, exhalant dans l’air la fumée de son narguilé.
– Slim Jib XII ? lui demanda un fidèle.
– Ça te fera vingt dinars, lui répondit-il en guise de bénédiction.
Slim Jib XII était le marchand d’alcool de contrebande le plus prospère de la banlieue ouest de Tunis. La vente légale d’alcool étant interdite le vendredi, jour saint, et à partir de 17 heures le reste de la semaine, il fallait bien que quelqu’un assure la continuité afin de préserver l’ordre public. Slim Jib XII s’en chargeait avec un véritable sens du devoir.
Quelques années auparavant, celui qui ne s’appelait alors que Slim avait quitté les plages de sa terre natale dans une embarcation de fortune pour échouer sur celles d’Italie. Il avait découvert sur place, au bout de quelques jours, que de l’autre côté de la Méditerranée, il ne pleuvait pas de sous, que les blondes à la peau claire ne raffolaient pas spécialement des clandestins en manque d’hygiène et que la bienveillance divine laissait la place à des lois aussi sévères que la mort elle-même.
Il avait fini comme plusieurs dans son cas : guetteur dans les rues pour les trafiquants de drogue, hurlant comme un singe depuis le coin qu’il squattait toute la nuit dès qu’il voyait l’ombre d’un carabinier. Et comme il hurlait mieux que les autres, et qu’en plus, il savait conduire, il avait été promu pilote de Go Fast. Mais dans ce genre de métier, il ne faut pas espérer faire carrière, l’espérance de vie fondant comme neige au soleil. Il l’apprit à son sixième voyage.
Quand les carabiniers l’interceptèrent sur la route de Naples, il était au volant d’un bolide dont le coffre débordait de fines herbes du Maroc. Il avait roulé des heures sans s’arrêter depuis le détroit de Gibraltar, à une allure très peu catholique.
– Fermi ! lui avaient lancé les carabiniers derrière le barrage qu’ils avaient planté sur la route.
Mais celui qui ne s’était pas encore fait pape n’avait nullement l’intention de s’arrêter et protesta avec élégance :
– Va fanculo !
Mais la salve jouée en orchestre l’arrêta net. Les balles crevèrent les pneus du bolide, touchèrent son pied gauche et le firent s’encastrer dans un mur. Le choc contre le pare-brise finit par lui ouvrir le front, le marquant à jamais d’une belle cicatrice, couronnant son crâne rasé et parachevant de parer son corps de bandit.
Il passa des années à la prison de la Santé de Rome qui finirent son éducation, et à la fin de son séjour, il fut renvoyé à sa banlieue ouest de Tunis, pour laquelle il avait un plan bien précis. Au regard de sa jambe boiteuse, il lui fallait y exercer un métier de prêche.
Ce pays est une cocotte, et j’en serai la soupape, se dit-il.
En une semaine, il forma une bande de jeunes fascinés par son histoire et ses multiples stigmates. Mais ses balafres légendaires ne suscitaient pas uniquement la crainte auprès des jeunes paumés, elles excitaient aussi les fantasmes des jeunes bourgeoises de la banlieue nord de Tunis, et même de certaines prétendues saintes sous leur dalle de tissu.
Il demanda à ses premiers apôtres :
– Qui vend de l’alcool de contrebande dans le quartier ?
– Ali Casper, lui répondit-on.
À la tombée de la nuit, il rendit visite à Ali Casper. Le lendemain, en bon fantôme, Ali Casper disparut, et ceux qui faisaient la queue devant sa maison furent aiguillés vers celle de Slim Soupape, nouveau pourvoyeur du sang du Christ et autres dérivés.
La ligne italienne sur le CV de Slim Soupape n’était pas seulement une ligne de prestige, elle était également un gage de qualité. L’organisation qu’il monta pour supporter son business tirait son schéma de ce qu’il avait appris là-bas. Ainsi, il organisa en 3/8 le ravitaillement de son entrepôt qui n’était rien d’autre que sa maison, glissa régulièrement des enveloppes pleines de dinars dans les poches des policiers du quartier, et instaura avec ses apôtres un système de sécurité sociale, payant leurs points de suture quand il s’agissait de défendre leur lieu de culte.
Le 2 avril 2005, Jean-Paul II passait l’arme à gauche et mettait l’Église en émoi. Tous les chrétiens pleuraient leur pape adoré et se demandaient bien par quel autre vieillard ils allaient pouvoir le remplacer. Alors que les télés du monde entier passaient les images de la cheminée du Vatican et que des experts analysaient la couleur de sa fumée, de l’autre côté de la Méditerranée, pour les amis de Slim Soupape, cette succession n’avait rien d’épineux. Ils étaient avec lui comme tous les soirs, eux aussi devant la télé, et n’avaient pas l’air d’accord avec la confusion ambiante :
– Moi je dis : il est temps que tu passes Pape, Slim Soupape, suggéra Fathi, le plus francophone de la bande.
L’idée reçut tout de suite les acclamations des têtes arrosées. Slim s’agenouilla devant ses apôtres, fut aspergé de bière et proclamé « Pape de Tunis ». Slim Jib XII était au final un nom papal qui coulait de source.
La prospérité du business papal rejaillit sur tout le quartier. Deux vendeurs de fruits secs et de tabac s’installèrent à proximité, un mécanicien spécialisé dans la restauration rapide des Solex ouvrit un garage au coin de la rue, ainsi que des spécialistes de grillades d’on ne sait trop quel mammifère qui profitaient de la fringale des bourrés.
Les jeunes soûlards buvaient partout où un cul pouvait se poser. Ainsi, à des heures et depuis des endroits improbables, on pouvait entendre leur voix portée par la douceur d’un pays qu’ils pensent mériter. Dès que l’alcool chatouillait leurs quelques neurones déjà imbibés de la veille, ils se lançaient alors dans de formidables chorales. De Wahrane de Cheb Khaled à La Bohème de Charles Aznavour, ils savaient tout mal chanter, y allant toujours à voix haute pour ne rien cacher à ce monde de leur talent insoupçonné. Les cannettes finissaient vides là où elles avaient été bues, sur les trottoirs, sur les plages, et parfois même dans les jardins des écoles. Quand arrivait le petit matin, les chants se transformaient en ronflements sonores. À entendre ses fidèles chanter ou ronfler, le pape se réjouissait. Il était bien prophète en son pays.
Janvier 2011.
Il est bien connu que la peur rend solidaires même les animaux. Sous les yeux incrédules de son pape, Tunis suivit l’arrière-pays et sortit réclamer la tête du dictateur qui ne prenait pas une ride, de sa femme experte en magie noire, et de sa belle-famille aussi affamée qu’une nuée de sauterelles. Le monde saluait la jeunesse qui avait bravé les obstacles, et qui avait su mettre à profit ses téléphones portables, soutenue dans son élan par un groupe d’anonymes qui voulaient changer la face du monde à coup de virus informatiques. Mais Slim Jib XII, en grand expert social rattaché à cette jeunesse, avait sur la révolution une opinion bien arrêtée :
– Même un chien muselé, battu et affamé pendant vingt ans, finit un jour par aboyer, dit-il à Féthi avant de bénir un jeune qui succédait à un autre.
Le couvre-feu instauré par l’armée suite aux troubles post-révolutionnaires n’affecta en rien son chiffre d’affaires. Et ce n’est pas le blindé rempli de soldats qui s’était installé en face du méchoui des mammifères qui allait le perturber.
À vrai dire, Féthi n’en n’avait rien à foutre de tout ce tintouin, mais il y a des nuits où il fait bon parler de tout et de rien.
– Tu penses que la révolution ne va rien changer ?
– Elle changera le prix des choses, et c’est tant mieux pour nous, répondit-il.
Sa décontraction resta la même alors qu’il observait les deux soldats qui, depuis leur blindé, prenaient sa direction.
– Slim Jib XII ? lui demanda le plus gradé des deux.
– En chair et en os, répondit le pape en le dévisageant sans crainte aucune.
– Alors Jib XII pour moi, et Jib XII pour lui, demanda-t-il.
– Ça te fera vingt dinars, mon général. Exceptionnellement ce soir, il y aura une tournée pour moi.
Les deux militaires levèrent leurs casquettes en guise de reconnaissance. Pendant que le pape encaissait, Féthi partit chercher les deux packs bien glacés :