Nouvelles du Congo - Collectif - E-Book

Nouvelles du Congo E-Book

Collectif

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Beschreibung

À la découverte des traditions et de la culture du Congo.

Le Congo-Kinshasa, toujours en proie à de fortes tensions, revient de loin en termes de destruction et de massacre. Comme l’écrivait Arthur Conan Doyle en 1909 : « Beaucoup d’entre nous, en Angleterre, considèrent le crime qui a été commis sur les terres congolaises par le roi Léopold de Belgique et ses partisans comme le plus grand jamais répertorié dans les annales de l’humanité. » Comment, après des décennies de violences contre les peuples du Congo, comment ce pays parvient-il à exprimer son identité ?

Nous le savons : la littérature est un baromètre infaillible de cette quête des peuples. « La littérature d’un pays ne peut réellement surgir que d’un processus d’émancipation politique et sociale et de construction nationale », écrivait Christophe Cassiau-Haurie en 2007, ajoutant : « … aujourd’hui, l’écrivain congolais est dans une impasse : il n’est lu ni en RDC, du fait de problèmes énormes de distribution, d’une impossibilité de “médiatisation” et d’un lectorat confidentiel, ni en Occident, faute de pouvoir entrer dans les circuits de l’édition parisienne, du fait de sa “belgitude” d’origine. La littérature congolaise ne fait donc pas le poids économiquement parlant, et, à défaut, ne dispose pas de l’entregent nécessaire, malgré son abondance éditoriale et les succès incontestables de certains de ces écrivains à l’extérieur. »

Laissez-vous emporter dans un formidable voyage grâce aux nouvelles congolaises de la collection Miniatures !

À PROPOS DES ÉDITIONS

Créées en 1999, les éditions Magellan & Cie souhaitent donner la parole aux écrivains-voyageurs de toutes les époques.

Marco Polo, Christophe Colomb, Pierre Loti ou Gérard de Nerval, explorateurs pour les uns, auteurs romantiques pour les autres, dévoilent des terres lointaines et moins lointaines. Des confins de l’Amérique latine à la Chine en passant par la Turquie, les quatre coins du monde connu sont explorés.

À ces voix des siècles passés s’associent des auteurs contemporains, maliens, libanais ou corses, et les coups de crayon de carnettistes résolument modernes et audacieux qui expriment et interrogent l’altérité.

EXTRAIT

L’exil pour une garde-robe, il n’y a pas de cause plus noble, de quête plus précise. C’est un credo, nous sommes des milliers à le chanter. Martyrs de la sape. Je serai le seul à être canonisé. Moi, Cyprien Matondo, alias N’Kwame, le grand prêtre Cavelli di Gucci.
Voyez-vous, rien ne m’émeut plus que la délicieuse forme d’un costume trois-pièces, taillé dans la plus pure tradition italienne. Tenez, l’autre jour, j’étais confortablement installé dans le canapé chez Yolande, il était 17 heures. Yolande, c’est une amie… une bonne amie. Enfin, soit ! Elle avait préparé unmatembele dont seules les filles du Kasaï ont le secret. Vous voyez le genre ? De minuscules morceaux de poisson séché qui apparaissent subitement sur le bout de la langue après que l’on a englouti une boule de fufu. Mmm…

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Seitenzahl: 133

Veröffentlichungsjahr: 2016

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Avant-propos

Plusieurs siècles après l’édification des royaumes Luba, Kuba, Lunda, Baluba, Garangeza et Kongo, plus de cent trente ans après sa violente colonisation par Leopold II de Belgique, cinquante-cinq ans après son indépendance, ce grand pays au cœur du continent africain qu’est l’ex-Congo belge (ou Congo-Léopoldville), ou ex-Zaïre (de Mobutu), ou Congo-Kinshasa, rebaptisé République démocratique du Congo par Laurent-Désiré Kabila, prend toute sa place dans l’Histoire. L’Histoire de l’Afrique d’abord. L’Histoire du monde ensuite.

Pourtant, le Congo-Kinshasa, toujours en proie à de fortes tensions, revient de loin en termes de destruction et de massacres. Comme l’écrivait Arthur Conan Doyle en 1909 : « Beaucoup d’entre nous, en Angleterre, considèrent le crime qui a été commis sur les terres congolaises par le roi Léopold de Belgique et ses partisans comme le plus grand jamais répertorié dans les annales de l’humanité. » Après des décennies de violences contre les peuples du Congo, comment ce pays parvient-il à exprimer son identité ? Nous le savons : la littérature est un baromètre infaillible de cette quête des peuples. « La littérature d’un pays ne peut réellement surgir que d’un processus d’émancipation politique et sociale et de construction nationale », écrivait Christophe Cassiau-Haurie dans Bibliothèques congolaises : état des lieux en 2007, ajoutant : « Aujourd’hui, l’écrivain congolais est dans une impasse : il n’est lu ni en RDC, du fait de problèmes énormes de distribution, d’une impossibilité de “médiatisation” et d’un lectorat confidentiel, ni en Occident, faute de pouvoir entrer dans les circuits de l’édition parisienne, du fait de sa “belgitude” d’origine. La littérature congolaise ne fait donc pas le poids, économiquement parlant, et, à défaut, ne dispose pas de l’entregent nécessaire, malgré son abondance éditoriale et les succès incontestables de certains de ces écrivains à l’extérieur. »

Partir à la découverte de la littérature du Congo-Kinshasa, depuis Paris, en dépit de cette supposée « belgitude », c’est d’abord partir à la découverte du quatrième pays le plus peuplé d’Afrique, du pays francophone le plus peuplé du monde, du deuxième pays d’Afrique le plus vaste. Le tout rapporté aux dimensions du continent donne idée de sa taille.

Son immensité explique qu’une centaine d’ethnies en forment la population. Le français est la langue officielle et quatre langues bantoues (kikongo, lingala, tshiluba, swahili) ont le statut de langue nationale, mais on compte entre deux cents et quatre cents langues minoritaires, dont le néerlandais !

Le Congo-Kinshasa est au cœur de l’Afrique. Économiquement et culturellement, il est appelé à jouer au XXIe siècle un rôle comparable à ceux de l’Afrique du Sud ou du Nigéria. Dès lors, il convient d’aborder cette effervescence créatrice qui touche aussi bien la musique (historiquement, la musique congolaise est fondatrice des musiques du monde d’aujourd’hui), que le cinéma, la peinture, la photographie, la mode, etc., comme l’a fait la Fondation Cartier pour l’art contemporain avec une exposition à succès (Beauté Congo, 1926-2015). C’est ce mouvement d’ensemble dans lequel sont pris les auteurs des six nouvelles de ce volume. Joëlle Sambi, Parole L.P. Mbengama, Monique Mbeka Phoba, Freddy Kabeya, Marie-Louise Bibish Mumbu et Richard Ali vivent entre Kinshasa, Bruxelles et Montréal. Tous ont en eux cette énergie, cette force, qui caractérise un pays qui veut affirmer sa singularité, et prendre son rang dans l’histoire et la culture du monde d’aujourd’hui.

Pierre Astier

RELIGION YA KITENDI

par Joëlle Sambi

I

L’exil pour une garde-robe, il n’y a pas de cause plus noble, de quête plus précise. C’est un credo, nous sommes des milliers à le chanter. Martyrs de la sape. Je serai le seul à être canonisé. Moi, Cyprien Matondo, alias N’Kwame, le grand prêtre Cavelli di Gucci.

Voyez-vous, rien ne m’émeut plus que la délicieuse forme d’un costume trois-pièces, taillé dans la plus pure tradition italienne. Tenez, l’autre jour, j’étais confortablement installé dans le canapé chez Yolande, il était 17 heures. Yolande, c’est une amie… une bonne amie. Enfin, soit ! Elle avait préparé un matembele1 dont seules les filles du Kasaï ont le secret. Vous voyez le genre ? De minuscules morceaux de poisson séché qui apparaissent subitement sur le bout de la langue après que l’on a englouti une boule de fufu2. Mmm…

Il était donc 17 heures… Enfin presque. Je venais de finir le repas, à moitié éveillé devant les programmes effarants de la chaîne nationale, les doigts encore couverts de manioc séché, et Yolande la gourmande avait prévu pour le dessert de me durcir le baobab. Elle se donnait du mal, la Yolande… Pourtant, elle est réputée dans l’art d’extraire le fioul des puits les plus asséchés, d’une simple pression des lèvres ! Mais bon, rien n’y fit, elle abandonna, agacée, et j’étais là, aussi agacé qu’elle, la braguette ouverte : mou, flasque, lamentable.

Puis soudain, je le vis. Il apparut sur l’écran, majestueux dans sa longue tunique noire et ses mocassins ocre. Scintillant ! Rayonnant ! É-T-I-N-C-E-L-A-N-T comme la vierge de Medjugorgje ! Le roi, Papa Wemba. Auréolé des plus grandes marques de la mode, jusqu’au slip. En voilà du litiéré3 ! Pas un vulgaire chiffon mais une étoffe riche et fluide, un alpaga princier. Pas un ourlet sauvage mais une doublure fine et transparente. S’habiller, c’est l’art de bien choisir, un rituel sacré, une tradition inviolable, la vache que l’on immole, la pose de la première pierre, voire l’Eucharistie ! Papa Wemba l’a compris, lui le Grand Sapeur, l’idéologue, le précurseur.

Cette apparition eut pour effet de redonner toute sa jeunesse à mon baobab, il dressait désormais fièrement ses branches au soleil, glorifiant le ciel pour les merveilles de Dame Nature. Même Yolande, pourtant peu tournée vers l’écologie, remarqua ce miracle. Elle baladait ses yeux soupçonneux entre l’écran de télévision et mon anatomie, cherchant probablement un lien de cause à effet. J’étais un peu embarrassé, un peu beaucoup… mais c’est une fille bien, Yolande. Nous décidâmes conjointement de mettre cet événement sur le compte des-choses-à-comprendre-plus-tard, avant de finir la soirée buccauliquement.

II

J’ai détesté l’école. Moi, Cyprien, fils d’instituteur ! On avait tous droit aux mêmes vêtements : une chemise blanche et un pantalon bleu nuit. Quoi de plus minable que de ressembler à tout le monde, même un troupeau de chèvres était plus original que nous ! Mais bon, il n’y avait que des mbakasa4 mal sapés. Pas de quoi ébranler mon amour-propre. Je me contentais donc d’une coupe punk et de baskets blanches et puis… j’avoue que j’aurais fait n’importe quoi pour éviter les coups de mètre-canne du professeur, alors j’ai bossé dur. Les coups de mètre-canne… ça évoque des souvenirs en vous, non ? On reste songeur, hein ? Ouais, moi aussi… Pourtant, de l’accord du participe passé, des règles de trois ou du roi des Belges, je n’ai pas retenu grand-chose, si ce n’est que Léopold II était hypocondriaque. Je comprends que le bonhomme soit parano, de vous à moi, avec une barbe aussi longue. Comment voulez-vous qu’il en soit autrement ? Toutes les bactéries du quartier danseraient le makossa5 dans votre toison, évidemment ! Je n’aime pas les barbes, ces forêts de poils, de cheveux frisés, crépus ou plein de poux, qui chevrotent à chaque mastication ! Paraît que c’était d’usage… pfff ! Ringard, moi j’dis, enfin…

À l’école, il me manquait quelque chose, je ressentais au fond de moi un grand vide, comme si je faisais fausse route. Non, non, il ne s’agissait pas de crise d’adolescence. D’ailleurs, c’est un truc de Blancs ça, crise d’adolescence ! Avec qui tu crois que tu vas faire ta crise, au bled, hein ? Chez nous, les choses sont claires et ordonnées : tu es l’aîné, tu prends soin des petits comme on l’a fait avec toi. Et quand t’es le plus petit, sans broncher, tu fais ce que l’on te dit : « Va m’acheter une boîte de tomates concentrées ! », « Mène les chèvres au pâturage ! », « Va moudre le maïs ! », « Pourquoi les fenêtres ne sont pas fermées, il est 18 heures ! Les moustiques, tu y penses aux moustiques ? » Franchement, qui trouverait le temps de faire une crise alors que l’adolescence est l’ultime moment où les anciens initient aux métiers sacrés de garçon de courses, de berger et d’expert en médecine tropicale !

Bref, je n’ai pas eu de crise d’ado et je n’aimais pas l’école. Il me semblait évident que je n’aurais pas besoin de toute cette diarrhée verbale pour atteindre mon destin. De la naissance à l’âge adulte, on passe par toute une série d’apprentissages : comment se laver, utiliser des couverts, s’habiller, parler, etc. Mais il y a deux choses dont personne ne peut se charger pour vous : trouver son dieu et trouver le bonheur. Il était donc évident pour moi, qu’aucune leçon, le cul collé sur une planche en bois, ne me préparerait à la vie de sapeur puisque mon bonheur est dans la fringue, la matière textile : kitendi6 quoi !

Ils se trompent, ces hommes de Dieu qui proposent du Jésus à la carte : « Un petit Jésus aux cœurs brisés ? », « Du Jésus aux célibataires endurcis ? », « Vous prendriez bien un Jésus au Lion de Judah ? » Foutaises ! Très peu d’entre nous trouvent leur dieu dans les temples ou les églises. Le christianisme, ça ne suffit pas ! D’ailleurs, Kinshasa est la ville polythéiste par excellence, et c’est tant mieux ainsi ! Regardez donc ces femmes à la peau décapée. Qui croyez-vous donc qu’elles adorent tous les matins devant la glace ? L’hydroquinone7 bien sûr ! Et ces vieux domestiques à l’uniforme immaculé ? Ils ne baissent religieusement le ton que face à leurs patrons. Ces hommes qui circulent en Mercedes aux abords des lycées n’honorent que leur pédophilie. Quant à moi, je n’ai qu’une religion : la sape.

Pourtant, nous allons tous à l’église. Rien de tel qu’un détour au temple le jour du Seigneur pour tester l’effet d’une nouvelle chemise bien signée Yohji8. Ahaaa, la procession du dimanche, ou l’art de la désinvolture intéressée ! Le tout, c’est d’arriver quelques minutes après la prière d’ouverture, lorsque les ouailles rouvrent les yeux et s’apprêtent à suivre le sermon, alors là, à cet instant précis, je fais mon entrée, ostensiblement recueilli. S’il y a du remous, que les mères grincent des dents, que les maris serrent les poings et que les jeunes filles remettent brusquement de l’ordre dans leur coiffure, c’est gagné. Certains signes ne trompent pas.

À Kinshasa, nous sommes champions toutes catégories du remplissage d’église, tout le monde y va : les vieux, les mamas, les marmots, les jeunes, beaucoup de jeunes qui ont tous été un jour à l’école, vêtus de leur « bleu-blanc », puis ont dépassé le cap des examens d’État9, pour finir par pourrir sur les bancs de Golgotha10 ! Un bref séjour là-haut suffit à vous dispenser de l’enfer ! Je le sais pour y avoir vécu quelque temps avant de trouver ma place dans les bas-fonds de cette cité égrenant mes jours au rythme du ndombolo11. Depuis, je me suis converti, car Dieu m’a préservé du destin d’universitaire : rien dans l’aspect, ni dans le crâne.

Je les vois tous les jours, ces jeunes-là. Ils ne se pressent vers nulle part. Le regard vide. Ils n’attendent rien, n’espèrent plus et vivent, tout bêtement. Finalement, comme des millions d’autres, ils sont au point mort, désœuvrés. Leurs repères balayés par les désertions meurtrières des aînés. En quête d’un lendemain, d’une reconnaissance, d’une porte de sortie… Il nous faut partir, chercher la vie !

Franchement, si je vais à l’église, c’est parce que les pentecôtistes ont compris qu’il ne fallait pas être en guenilles pour prier, bien au contraire. Enfin, c’est aussi pour faire plaisir à ma mère. Chuuut… Le tissu, la mode, c’est ma religion, religion ya kitendi12. Mon église : la SAPE ou, pour les incultes, Société des ambianceurs et des personnes élégantes.

III

Je suis un sapeur, mes feux à moi sont torrides et parfumés. Pyromane à toutes les heures, je chasse les haillons et embrase les hardes. Dans mon univers, pour être sacré roi, une seule chose : la forme, « La forme fait l’homme », comme on dit. Tout comme « ékéngé13 fait l’homme » ! Ékéngé, maître mot et mot d’ordre. On ouvre grands les yeux pour repérer ceux et, surtout, celles qui tomberont dans nos filets. Attention ! Pas de sardines ! Pas de petites pointures insignifiantes beaucoup trop près de leur argent, mais de vrais libundu, nzombo, malangwa, mboto14 ! Des poissons tellement gros qu’ils laissent des traînées de dollars à chaque coup de nageoire. On les appelle les « bana ya », des gosses de riches aux cerveaux embourbés dans le luxe et la vanité. Ceux-là, pour peu que tu remplisses leur solitude, te couvriront d’or et d’argent… Je me contenterais de l’argent… juste assez pour un ensemble griffé Masatomo et un ticket pour Panama15. Faut pas croire que notre religion ya kitendi ne prêche pas l’amour, si, bien entendu, mais pas d’histoire d’amour. C’est une question de temps, une question d’instant, ça aussi je l’ai appris à l’école : la conjugaison à l’indicatif présent. Pas question de s’amouracher. Il faut se soustraire aux élans de cœur des âmes bien nées. Elles ont du temps à perdre et un avenir tout tracé. Pas moi. C’est pour ça que je dois partir, m’arracher à cette terre ingrate, quitter ce pays qui n’offre rien. Alors non, pas d’histoire d’amour car elle traînerait les aspirations de gens comme moi sur des terrains inconnus. C’est dangereux. On se retrouve vite sous l’emprise de sentiments incontrôlables et on perd le nord. Or, le Nord, c’est là que je veux aller. Seule une chose m’envahit l’esprit : Paris, Paris, Paris… Je mangerais à tous les râteliers pour y arriver. Les scrupules ? C’est pour les radins et les idiots. Oui, madame ! Oui oui, monsieur ! Homme ou femme, peu importe, je donnerais mon corps et mon temps.

IV

Ma foi est en latex : elle s’étire, me protège et parfois craque. Tous ces gens qui nous jugent, qui n’y comprennent rien ! Comment pourraient-ils ? Ils ne savent pas ce que c’est que de frissonner au froufrou d’un gilet Giorgio Armani, d’exister sous le poids ultra léger d’une chemise Galliano, de rester en adoration devant des doigts de pied élégamment couverts d’une Versace en fil d’Écosse, d’errer des journées entières de boutiques en boutiques, ivre de ces odeurs de vinyle et de flanelle, malade de ces textures de cuir havane, de croco et de velours, insatiablement repu de ces chaussures derby aux formes galbées, pointues ou carrées. Tout entier voué à la cause de l’Aspect.

L’air supérieur, tous les bigots désœuvrés du quartier se croient obligés de nous délivrer du démon de la mode (sic) en se livrant à de longues cures de jeûnes et prières. Les mères murmurent et essuient une larme, se désespérant d’être grands-mères un jour. Quant aux vieux, ils se contentent de nous lancer : « Va à l’église, Dieu t’exaucera… » Je ne doute pas que leur dieu puisse étendre sa toute-puissance jusqu’aux confins de la concession paroissiale et du bien-pensant ecclésial, mais me faire gagner au PMU16semble ne pas relever de sa juridiction ! Je suis fauché comme un champ de blé en juillet. Ce n’est pas comme ça que je rejoindrai la capitale du raffinement !

Un jour, j’irai à Paris. Événement ! Événement ! Je débarquerai à Château-Rouge, en vrai mikiliste17 : une main dans le fourreau en toile de mon pantalon chinos, l’autre réajustant le nœud simple de ma cravate en Mogador, une jambe en avant pour laisser les passants se mirer dans ma Berluti couleur noisette. Je me tiendrai là, au milieu des Champs-Élysées, noble, élégant et en parfaite harmonie avec le prestige ambiant. Je serai quelqu’un et l’on me regardera. Alors, il n’y en aura que pour moi, le grand N’kwame, le grand yanké. Moi et ma veste Uomo. Moi et mes ceintures Torrente. Moi et mes allures de mannequin ! Fini les insultes sur mes origines de villageois : « Mowuta moko boye » ! Je n’appartiendrai plus ni à Bikoro, ni à Bumba, ni à Bakwa Kalonji ou Kasongolunda18. Désormais, on parlera de moi comme de l’homme qui arpente les rues de Las Vegas ! Je sauterai d’une étoile à l’autre sur les pavés californiens où sont inscrits les noms de Papa Wemba ! Stervos Niarcos ! Koko Waya ! Les grands prophètes, les patriarches, la sainte Trinité. Amen ! Moi aussi j’écrirai mon histoire. Moi aussi j’aurai ma plaque en or sur les Champs-Élysées. Quand arrivera mon heure, les touristes bouderont la Tour Eiffel pour venir me voir, moi, le beau gars au sourire ya Pepsodent19 ! Je suis comme les ninjas20