Paris au temps de Saint-Louis - Louis Boutié - E-Book

Paris au temps de Saint-Louis E-Book

Louis Boutié

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Extrait : "I. — Avant de pénétrer dans Paris pour en étudier les détails, du haut de la colline de Montmartre, couronnée par des moulins à vent et par la petite église de Saint-Pierre, nous jetterons un regard d'ensemble sur La ville aux longs cris, Qui profile son front gris : Des toits frêles, Cent tourelles, Clochers gris : C'est Paris. (V. HUGO)."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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Avant-propos

La physionomie de Paris et des Parisiens a varié au cours des siècles. Elle a reflété, avec toutes leurs nuances, les divers états de civilisation que la France a traversés. Nous voudrions essayer de la reproduire au moment où la civilisation chrétienne à son apogée lui a donné sa plus belle expression. En s’éloignant de cette civilisation, elle a pris d’autres traits, que beaucoup admirent. Pour nous, nous regrettons ceux qu’elle a perdus. Évoquée à travers les documents du temps, l’image du Paris de saint Louis nous a montré des beautés que les splendeurs du Paris actuel ne font pas pâlir. La plupart de nos historiens ne les voient pas, ou n’en voient qu’une partie. C’est que leur esprit n’est pas au point pour les bien voir.

« L’histoire, dit Fustel de Coulanges, n’étudie pas seulement les faits matériels, les institutions ; son véritable objet d’étude est l’âme humaine, ce qu’elle a cru, pensé, senti aux différents âges de la vie du genre humain. » Ce que les hommes de l’âge chrétien par excellence ont cru, pensé, senti, nos libres penseurs ne le croient plus, ne le pensent plus, ne le sentent plus. Avec une mentalité si différente, sont-ils en état de comprendre et de juger ces âmes d’autrefois, leur vie intellectuelle et morale ? Pour eux le Moyen Âge est l’âge des pleurs, Étrangers à l’élément surnaturel qui tenait une si grande place dans ces vies et leur assurait tant de certitudes et de motifs de joie, ils ne peuvent peindre qu’avec de sombres couleurs des existences auxquelles, d’après eux, les douceurs de la civilisation moderne, le bien-être matériel et la liberté étaient à peu près inconnus, une époque où la puissance civile et la puissance ecclésiastique combinaient leurs efforts pour étouffer toute indépendance. Le gouvernement tout clérical de saint Louis abandonnait à l’Église la direction de l’enseignement à tous les degrés, la laissait empiéter sur ses droits, prêtait l’appui du bras séculier à toutes ses mesures d’intolérance.

Imbus des préjugés du laïcisme gallican, des historiens catholiques trouvent aussi qu’au XIIIe siècle l’Église se mêlait de trop de choses et exerçait trop d’influence sur la société. L’émancipation de cette autorité et de cette influence a-t-elle été un progrès, et, depuis que la France est gouvernée d’après les théories de Rousseau, est-elle plus prospère et plus heureuse qu’au temps « où la philosophie de l’Évangile la gouvernait…, où l’influence de la sagesse chrétienne et sa divine vertu pénétraient les lois, les institutions, les mœurs des peuples, tous les rangs et tous les supports de la société, où le sacerdoce et l’Empire étaient liés entre eux par une heureuse concordance et l’amical échange de bons offices ? Organisée de la sorte, dit Léon XIII, la société civile donna des fruits supérieurs à toute attente, dont la mémoire subsiste dans d’innombrables documents ».

Dans son bref sur les Études historiques, le même souverain pontife dit « que les incorruptibles monuments de l’histoire, à les considérer avec un esprit calme et dégagé de préjugés, sont par eux-mêmes une magnifique apologie de l’Église ».

C’est à cette apologie de l’Église par les monuments de l’histoire que nous voudrions consacrer ce travail. Nous avons choisi un des rares moments où elle a pu exercer ses droits dans toute leur étendue, jouir de ses immunités et même de certains privilèges, sous un roi qui fut le type le plus pur du roi chrétien, et parmi les sujets de ce roi, ceux qui, plus près de lui, placés immédiatement sous son autorité, eurent le plus de part aux bienfaits de son gouvernement. Nous avons demandé aux documents du temps quelle fut la vie religieuse, intellectuelle, morale et matérielle des Parisiens du temps de saint Louis, entrant dans tous les détails qui pouvaient nous la remettre sous les yeux, et ne craignant pas de citer des textes nombreux qui, avec la preuve des faits, offriront au lecteur l’expression fidèle, la naïve peinture des mœurs et de la société de ce temps.

Beaucoup de travaux ont été faits sur cette époque. Nous avons mis à profit ceux dont les auteurs ont le plus d’autorité.

LIVRE PREMIERComment les Parisiens étaient gouvernés et administrés
CHAPITRE PREMIERCoup d’œil sur Paris. – Saint Louis et sa cour

I.– Avant de pénétrer dans Paris pour en étudier les détails, du haut de la colline de Montmartre, couronnée par des moulins à vent et par la petite église de Saint-Pierre, nous jetterons un regard d’ensemble sur

La ville aux longs cris,
Qui profile son front gris :
Des toits frêles,
Cent tourelles,
Clochers gris :
C’est Paris.

(V. HUGO).

C’est une forêt de clochers, de tours et de tourelles, de toits aigus qui se profilent sur l’horizon. De blanches murailles, flanquées de 100 tours et percées de 20 portes, lui servent de ceinture et la resserrent dans un assez étroit espace. Comparé au Paris actuel, le Paris de Philippe-Auguste et de saint Louis est bien petit. Il ne s’étend guère au-delà de notre 4e arrondissement, et d’une partie du 1er, du 5e et du 6e. À peine un dixième de la ville actuelle.

Au centre, entre les bras de la Seine, nous voyons la Cité « semblable à un grand navire enfoncé dans la vase et échoué au profil de l’eau » (Sauval). C’est du fond de ces marécages qu’est sortie Lutèce, « dans cette vieille île en forme de berceau » qu’est né Paris.

Aux deux extrémités opposées, au-dessus des maisons entassées dans l’étroit espace de l’île, se dressent la Cathédrale avec l’évêché et le Palais, la résidence de l’évêque et du roi, le siège des deux autorités à l’ombre desquelles les Parisiens vivent dans la paix et la tranquillité.

Une quinzaine d’églises et les deux places du Marché Neuf, et du Marché Palud, parfois submergé, se partagent l’espace bien restreint de la Cité.

« La Seine, dit un ancien auteur, entoure de ses deux bras la tête, le cœur, la moelle de la Cité dont elle fait une île. Deux faubourgs s’étendent sur la rive droite et la rive gauche. Chacun est relié à l’île par un pont de pierre… Les richesses, les navires, le commerce, les acheteurs, les marchands, se pressent autour du Grand Pont. Le Petit Pont est le rendez-vous des promeneurs et de ceux qui aiment à disputer sur la logique. »

Le Petit Pont, dont l’accès était défendu par le petit Châtelet, faisait communiquer la Cité avec le faubourg de la rive gauche, en partie couvert de vignobles, divisés en clos. Les principaux étaient le clos Saint-Victor, le clos des Arènes, dont on a découvert les ruines en perçant la rue Monge, les clos de Garlande et de Monvoisin, les deux clos Bruneau, le clos Saint-Sulpice, etc. Ces clos étaient séparés par des rues et arrosés par la Bièvre. Au temps de saint Louis, une grande partie de ces vignobles avait été remplacée par des rues et des établissements universitaires et religieux.

Ce boulevard, comme celui de la rive droite, était entouré d’un mur d’enceinte qui datait de Philippe-Auguste. Pour protéger ces deux boulevards, ce prince avait fait construire une muraille épaisse, flanquée de portes et de tourelles. Sur la rive droite, elle partait de la tour du Louvre et, après un grand circuit, elle se terminait à la Seine par une tour dite la tour Barbeau. Elle était percée de quatorze portes ou poternes « hautes et fortes et bien défendables ». Sur la rive gauche, le mur d’enceinte commençait à la grosse tour de Nesle, et aboutissait à la porte de la Tournelle, qui faisait pendant à la tour Barbeau.

L’épaisseur des murailles était de trois mètres environ, et la hauteur de neuf.

De distance en distance s’élevaient des tournelles, petites tours crénelées, couvertes d’une plate-forme, et ayant environ quatre mètres de diamètre à l’intérieur. Les portes étaient fortifiées de tours à deux étages, de quinze à seize mètres de hauteur. Les quatre tours qui formaient tête d’enceinte avaient trois étages voûtés, vingt-cinq mètres de hauteur et dix de diamètre.

Si, du haut de ces tours, nous jetons un regard sur la ville, au-dessus des maisons, nous verrons émerger dans tous les quartiers les églises, les abbayes, les monastères, avec leurs clochers et leurs hautes murailles. Les monuments civils sont encore rares. Si nous cherchons la demeure des rois, sur les bords de la Seine, rive droite, nous voyons se dresser un donjon colossal de quatre-vingt-seize pieds de haut, et tout autour une enceinte quadrangulaire défendue par des tours rondes. C’est le Louvre que Philippe-Auguste fit construire pour défendre le cours de la Seine, mettre à l’abri son trésor et ses archives, et en faire le centre de l’autorité royale. C’est de là que relevaient tous les fiefs du royaume, et là qu’il recevait l’hommage de tous les grands vassaux.

Cependant ce n’est pas dans ce château-fort, aux tours menaçantes, que nous trouverons saint Louis. Il avait choisi pour sa résidence ordinaire le Palais de la Cité, qui était en même temps le palais de justice, non loin du palais de l’évêque.

Il l’avait embelli et reconstruit en partie.

De ce monument nous n’avons aucune description ou représentation qui date du temps de saint Louis. Mais une précieuse miniature du Livre d’heures du duc de Berry (XIVe siècle) peut nous en donner une idée. Dans un charmant paysage, à côté des hautes murailles, des toits aigus et des tours du Palais, elle nous montre le verger royal, où des hommes et des femmes sont occupés à faucher l’herbe et à faner. Tout autour on voit de petits saules qui ont servi de cadre aux scènes si bien décrites par Joinville.

« Je vis quelquefois en été que, pour expédier ses gens, il venait dans le jardin de Paris, vêtu d’une cotte de camelot, d’un surcot de tiretaine, sans manches, un manteau de taffetas noir sur les épaules, très bien peigné, et sans coiffe, et un chapeau de paon blanc sur sa tête. Il faisait étendre des tapis pour nous asseoir autour de lui, et tout le peuple, qui avait affaire par devant lui, se tenait autour de lui debout. Et alors il les faisait expédier de la manière que je vous ai dite tout à l’heure pour le bois de Vincennes. »

 

II.– Approchons, nous aussi, d’un roi si accessible et si familier, pour étudier de près sa personne, sa famille et sa cour. Point de gardes et d’étiquette sévère pour nous tenir à distance : l’amour et la vénération de ses sujets le défendent assez.

Rien de plus simple que sa cour ordinaire. Il aimait trop ses sujets et craignait trop de les grever pour entretenir tous les jours une pompeuse et ruineuse parade.

Dans les grandes circonstances, il savait cependant s’entourer d’une magnificence vraiment royale. Joinville nous dit qu’il se comportait libéralement et largement dans les parlements et les assemblées des seigneurs. L’imagerie des sceaux nous le représente dans son costume d’apparat, assis sur le pliant traditionnel à têtes et à pieds de dragon, la couronne royale sur le front, le sceptre fleuronné à la main, une ample tunique tombant sur ses pieds, recouverte d’une dalmatique et d’un manteau taillé à la façon de l’antique chlamyde.

Mais les traits de sa figure, où les trouverons-nous exactement reproduits ? Certes, de nombreux portraits nous restent de lui dans les sculptures et les peintures des XIIIe et XIVe siècles : statuettes en bois et en ivoire du Musée de Cluny, manuscrit 5716 de la Bibliothèque nationale, registre 57 des Archives nationales, miniatures du Livre d’heures de Jeanne de Navarre (XIVe siècle), peintures représentant la vie de saint Louis exécutées par ordre de Blanche, sa fille, au couvent des Cordelières de Lourcine (Peiresc nous en a laissé une description accompagnée d’un croquis fait par un artiste flamand), copie des peintures de la Sainte-Chapelle, représentant quatre scènes de la vie de saint Louis (exécutée par Peiresc).

Mais parmi tous ces portraits si dissemblables, où est le véritable ?

Nous devons nous contenter des rares indications que nous trouvons chez les contemporains. Le Franciscain Salimbenc, qui le vit en 1248, dit que « saint Louis était long et grêle, subtilis et gracilis convenienter et longus, avec un air angélique et un visage plein de grâce ». À la croisade, Joinville dit que « jamais si bel homme armé il ne vit, car il dépassait ses chevaliers de toute la tête, un heaume doré sur son chef, une épée d’Allemagne en sa main ».

Mais sa force physique n’était pas en rapport avec cette haute taille. Encadré dans sa blonde chevelure (héritage de sa grand-mère Isabelle de Hainaut) son visage, aux traits délicats et purs, n’annonçait pas une grande vigueur de tempérament.

Dans sa jeunesse il avait aimé les divertissements, la chasse, les beaux habits. Après le retour de la croisade, son costume ordinaire était simple, presque monastique, comme le montre le texte de Joinville que nous avons cité. Joinville nous le montre dans le jardin du Palais.

C’est surtout dans la Sainte-Chapelle, comme dans son cadre naturel, que nous aimons à évoquer cette angélique figure, pâlie par les austérités, rayonnante de foi et de piété, sous ces voûtes azurées, aux fines nervures, construction aérienne qui, comme le cœur du saint roi, monte vers le ciel d’un élan sublime.

À côté de saint Louis, nous trouvons la reine Marguerite, cette gracieuse et poétique fille de la Provence, qui, habituée dès l’enfance aux élégances et au luxe d’une cour brillante, ne partageait pas les goûts simples du roi, mais était digne de lui par sa piété et son noble caractère. G. de Nangis dit que « elle avait reçu les meilleures leçons de sagesse et de courtoisie ; qu’elle était belle et agréable, et craignant Dieu en toutes choses ». Ces qualités, sa grande charité, son admirable conduite pendant la croisade, la firent aimer de tous ; dans les prières publiques du prône, on recommandait à Dieu l’âme du roi « quoiqu’elle n’en eût pas besoin », la reine Blanche « dont les aumônes méritent une éternelle reconnaissance » et la reine Marguerite « à qui l’on doit le trésor du royaume ». C’est ainsi qu’on appelait les jeunes princes, ses enfants.

Entre les deux reines, saint Louis ne parvenait pas toujours à maintenir l’accord, et il n’avait pas seulement à apaiser ces rivalités féminines ; il devait encore surveiller les intrigues politiques de Marguerite exposée à favoriser les intérêts de ses parents de Provence plutôt que ceux du royaume de France. Dans son gouvernement et son administration, il laissait une grande part à l’influence et aux conseils de la reine Blanche, sa mère, qui, même après la fin de la régence, aux yeux des Français comme des étrangers, restait toujours la reine de France. Il n’oubliait pas les éminents services qu’elle avait rendus au royaume pendant sa minorité.

Formée à l’école de Philippe-Auguste, héritière de ses meilleures traditions politiques, cette grande espagnole « qui avait courage d’homme en cœur de femme », par la souplesse de son esprit et la ténacité de son caractère, avait réussi à déjouer les complots des grands et à dissoudre leurs coalitions.

Elle avait eu pour l’assister les plus sages conseillers, chevaliers et clercs, fournis la plupart par les familles nobles de l’Île-de-France et du Gâtinais : Montmorenci, Montfort, Beaumont, Roie, Clément, etc., serviteurs éprouvés et dévoués, dont quelques-uns se succédaient de père en fils dans leurs charges et dans la confiance des souverains.

Saint Louis ne pouvait manquer de profiter de ce trésor de sagesse et d’expérience que la Providence avait placé à côté de lui.

« Il li portait si grant réverence et si grand enneur pour ce que ele estoit bone dame et sage et preude femme, dit le Confesseur de la reine Marguerite, que puis que il gouverna par soi le roiaume, il ne se voloit esloigner de li, ainçois (mais) requeroit sa présence et son conseil quand il le pooit avoir proufitablement ». Il se montra toujours pour elle plein de déférence, et conserva toute sa vie une tendre affection pour celle qui « l’avoit enformé comme celui qui devoit si grant roiaume governer, et comme celui qu’elle amoit devant tous les autres ».

De cette affection de la mère pour le fils et du fils pour la mère, les historiens du temps nous ont laissé de touchants témoignages.

Le Ménestrel de Reims nous raconte que, quand saint Louis partit pour la croisade, « la roine, et les frères et leurs femmes, deschauz et nu-pieds, et toutes les congrégations et le peuple de Paris les convoièrent jusqu’à Saint-Denis, en larmes et en pleurs… Et là prit à eux congié li rois et les renvoia à Paris, et pleura assez au départir d’eux. Mais la roine sa mère demeura avec lui, et la convoia trois journées, maugrée le roi. Et lors li dit : “Bele tres douce mère, par cette foi que me devez, retournez désormais”. Adonc li répondit la roine en pleurant : “Biau tres doux fiuz, comment sera que mes porra souffrir le départi de moi et de vous… Vous m’avez esté le mieudre (meilleur) fiuz qui onques fust à mère”. À ces mots chei (elle tomba) pasmée, et li rois la redreça et baisa, et prit congié à li en pleurant ».

Il ne devait plus la revoir. En apprenant sa mort à Joppé en Palestine, il se prosterna devant l’autel, les yeux baignés de larmes, et puis, levant la tête et les mains au ciel, il dit : « Je vous rends grâces, mon Seigneur et mon Dieu, de ce que votre bonté a bien voulu me prêter la reine, ma très chère dame et mère, que vous venez de retirer à vous, selon votre bon plaisir. Il est vrai, Seigneur, que je l’aimais par-dessus toutes les créatures mortelles, comme elle le méritait. Mais puisque vous avez voulu en disposer ainsi, que votre saint nom soit béni à jamais ».

Cette grande chrétienne couronna sa vie par une mort qui fut pour les Parisiens le spectacle le plus édifiant. Elle avait fondé pour les religieuses de Cîteaux deux monastères : Maubuisson près de Pontoise, et le Lis près de Melun. Dans sa dernière maladie, elle prit l’habit de cet ordre, et fit même les vœux ordinaires de cet institut. Sentant que la mort approchait, elle fit répandre de la paille dans sa chambre, et mettre par-dessus un simple tapis. Ce fut son dernier lit. Comme les clercs différaient de faire les prières des mourants, elle les commença elle-même, et elle expira doucement avant qu’on les eût achevées. On la revêtit après sa mort des habits royaux par-dessus les habits de religieuse avec une couronne d’or sur le voile. Les plus grands seigneurs la portèrent ainsi dans Paris, assise sur une chaise fort riche, avant de la conduire à Maubuisson, où elle avait choisi sa sépulture. Son cœur fut porté à l’abbaye du Lis.

Si elle avait donné des soins tout particuliers à l’éducation de celui de ses fils qui devait gouverner le royaume, la reine Blanche était loin d’avoir négligé celle des autres.

« La dite dame fist bien garder et nourrir mon seigneur Robert, et mon seigneur Alfons, frères du dit saint Louis, et avec ce, ma dame Ysabel, suer du saint roi, et les fist bien garder, enformer et enseigner… Et les bones œvres que les dits mon seigneur Robert, et mon seigneur Alfons et leur dite suer firent et continuèrent en tout temps de leur vie donneront tesmoing de leur bone norriture et des enseignements qu’ils reçurent au commencement.

Et certes li benoiz rois, mon seigneur Robert et mon seigneur Alfons et ensement la suer du benoist roy furent personnes de si grant purté et de si grant chastée. Car si comme mon seigneur Challes, homme de tres chere mémoire, jadis roy de Sezile (Sicile) et leur frère germain, afferma, juré par son témoing, que il n’oy onques que l’on meist sur nul de ces quatre devant diz aucun péchié mortel, les ques frères certainement orent la grâce de Nostre Seigneur jusqu’à la fin de leur vie. »

Des trois frères de saint Louis, Alphonse de Poitiers était celui qui lui ressemblait le plus par son caractère, ses vertus privées, et sa manière de gouverner. Devenu par son mariage avec l’héritière de la maison de Toulouse le plus grand seigneur de France, il prenait pour modèle le saint roi dans l’administration de sa province. On le voyait souvent à la cour de son frère, qui avait pour lui une affection particulière. Rutebeuf disait de lui qu’il :

« Ne fist pas honte à son bon père,
Ains monstra bien que prud’homme ière (était)
De foi, de semblant, de manière. »

Même foi, même piété dans Robert d’Artois « qui avait désiré qu’il pût finir la vie par le martyre ». Brillant chevalier, caractère fougueux, il paya de sa vie sa témérité à la Mansoura, et quand à saint Louis qui demandait de ses nouvelles on annonça « qu’il était au paradis, des larmes lui tombaient des yeux bien grosses » (Joinville).

Parmi les frères de saint Louis nous en trouvons un qui, par son caractère, jetait une note un peu discordante dans cette famille où régnait la plus grande cordialité. C’est Charles d’Anjou, qui avait de commun avec ses frères la foi, la piété, la pureté des mœurs, mais que Villeroi nous dépeint « parlant peu, dormant peu, ne riant presque jamais, méprisant les gens de cour, les ménestrels et les jongleurs ».

En sa qualité de frère aîné, saint Louis mêlait à ses sentiments de tendresse fraternelle quelque chose de paternel, et pour sa sœur Isabelle il avait de plus le sentiment de vénération qui s’attache à la sainteté. On sait qu’elle a été placée sur les autels par le pape Léon X. Dans une prairie agréable, couverte d’un côté par le bois de Boulogne, bordée de l’autre par la Seine, elle avait fait construire l’abbaye de Longchamps pour les filles de l’ordre de saint François. Saint Louis aimait à aller l’y visiter. « Devant lui elle se mettait à genoux, ce qui lui déplaisait fort, mais il ne l’en pouvait empêcher. » Agnès d’Harcourt, sa demoiselle suivante, raconte comment ses contemporains devançaient le jugement de l’Église :

« Elle avait trop durement beau chief et reluisant : quand on la pignait, ses demoiselles prenaient les cheveux qui lui chéaient (tombaient) et les gardaient moult soigneusement ; si que un jour elle leur demanda pourquoi elles faisaient ce, et elles répondirent : Madame, nous les gardons pour ce que, quand vous serez sainte, nous les garderons comme reliques. Elle s’en riait, et tenait à folie ces choses. »

Tels furent les fruits de l’éducation donnée par Blanche de Castille à ses enfants : un saint, une sainte et trois princes qui ne furent pas indignes de leur saint frère.

Les nombreux enfants de saint Louis (six garçons et cinq filles) ne furent pas moins bien « norris, gardés, enformés et enseignés ». Non content de choisir pour eux les meilleurs maîtres, le saint roi aimait à les instruire lui-même. « Avant qu’il se couchât, il les faisait venir devant lui, et leur rapportait les faits des bons rois. » Il les amenait avec lui dans ses visites aux hôpitaux pour les associer à ses œuvres de charité.

Isabelle, femme de Thibaut, roi de Navarre, était sa fille préférée. C’est à elle qu’il adressa par écrit les admirables enseignements que le Confesseur de la reine Marguerite nous a conservés. Il lui envoya aussi des boîtes d’ivoire renfermant « des chainnettes de fer, desquelles la dite royne se disciplinait et batoit aucune foiz, et des chainnettes de haire, desquelles elle se se ceignoit aucune foiz… et il la prioit que ele se disciplinast souvent a cele disciplines pour ses propres péchiez et pour les péchiez de son chétif père ».

Sur cette nombreuse famille royale, où les frères, même après leur mariage, continuaient à vivre ensemble dans une concorde parfaite, l’autorité maternelle de Blanche de Castille se perpétuait, toujours aimée et respectée.

Les comptes de l’Hôtel nous montrent qu’on y vivait à frais communs.

Les dépenses de chacun des princes sont confondues dans les dépenses communes de toute la famille royale. Elles sont telles que leur rang les demandait, mais sans rien d’exagéré. Les plus considérables sont en chevaux, faucons, distribution de robes aux seigneurs à l’occasion des grandes fêtes religieuses, des mariages, etc., selon l’usage du temps.

Les aumônes tiennent une large place dans le budget des dépenses. Jamais famille royale n’a mérité comme la famille de saint Louis l’amour que l’ancienne France avait voué à ses souverains. Parmi les nombreuses manifestations de cet amour nous, rappellerons seulement ce qui se passa au retour de la croisade en 1254.

« Quand li rois Loois, et la reine Marguerite et leurs enfanz (Jean et Blanche) qui furent nez outremer, revinrent de la Terre Sainte, ils furent receus à si grant honnour, que toutes les villes et toutes les gens, granz et menues, furent esmeus à leur faire feste de la joie qu’il eurent du bon roi et de la bonne reine et des bons enfanz. Et spéciamment li bourgeois de Paris et la bonne gent firent feste si grande à sa venue, que onques devinct ceste feste qu’ils li firent n’avait eu la pareille à Paris. »

À la cour de saint Louis, nous trouvons attachés à son service : le chevalier Jean de Soisi « qui fu avec le benoit roy par XXX ans, dès le temps de sa joenece, et avec lui demora mout privément » et qui rendit un si beau témoignage à la sainteté de son maître dans l’enquête qui fut faite après sa mort ;

Pierre de Laon qui « demora avec lui par XXXVIII ans, et fu son chambellan, et couchait à ses pieds, et le deschauçait, si comme seulent (ont coutume) de fere les sergenz des nobles seigneurs » ; Joinville dit de lui qu’il fut « l’homme le plus loyal et le plus droiturier qu’il eût jamais vu en l’hôtel du roi » ;

Pierre le Chambellan, qui mourut peu de temps après saint Louis, et fut enterré dans la basilique de Saint-Denis aux pieds de son maître ;

Parmi ses familiers, « Monseigneur de Sargines, li bon chevalier et li prudhomme » que Joinville nous montre à la croisade « défendant le roi contre les Sarrasins, comme le bon valet défend le hanap de son seigneur des mouches », et dont Rutebeuf a dit :

« Douz et cortois et débonère
Le trovoit-on en son ostel.
Mult amoit Dieu et sainte Yglise :
Ses povres voisins ama bien,
Volontiers leur donoit du sien. »

À côté des chevaliers, on voyait souvent auprès du roi des personnages ecclésiastiques qui donnaient à sa cour une physionomie cléricale : Guillaume d’Auvergne, évêque de Paris, Philippe, archevêque de Bourges, qualifié de bienheureux par quelques historiens. Odon Rigaud, archevêque de Rouen, les évêques d’Évreux et de Senlis, les doyens de Saint-Aignan d’Orléans et de Saint-Martin étaient appelés au Conseil du roi. Saint Thomas d’Aquin, Robert de Sorbon étaient aussi consultés, et Vincent de Beauvais, le grand encyclopédiste dominicain, était choisi pour diriger les études des jeunes princes.

Parmi ces personnages qui jouissaient de sa confiance, et quelques-uns de son amitié, nous n’en trouvons pas qui ait joué le rôle de favori et de premier ministre. Joinville lui-même, si aimé pour sa loyauté, son dévouement, sa belle humeur, dans les fréquents voyages qu’il faisait à Paris, était traité en ami plutôt qu’en confident, et nous ne voyons pas qu’il fût consulté pour les affaires d’État.

On connaît sa franchise, et ce n’est pas lui qui aurait pu servir de modèle au courtisan peint par La Bruyère : « qui dissimule les mauvais offices, sourit à ses ennemis, contraint son humeur, déguise ses passions, dément son cœur parle et agit contre son sentiment ».

Dans l’entourage de saint Louis on n’avait pas l’habitude de « contraindre son humeur et d’agir et de parler contre son sentiment ». La douce et condescendante gravité du saint roi ne gênait en rien la libre expansion des caractères.

Que de fières indépendances, d’originales physionomies, dans ces hommes qui, ennemis de tout déguisement, aimaient à se montrer dans toute la franchise de leur nature ! De cette sincérité dans les relations, et aussi de la gaieté et de la malignité qui assaisonnaient souvent les conversations, quelques anecdotes tirées des chroniqueurs du temps nous fourniront des exemples.

Bien que Champenois comme Joinville, Robert de Sorbon offrait avec lui plus d’un contraste : figure austère, âpre et hardi censeur du vice et des abus dans ses sermons, dans les discussions il s’attirait parfois des réponses mortifiantes de la part du malin sénéchal. Un jour il vint quérir Joinville et le prit par le bout de son manteau, et le mena au roi ; et tous les autres chevaliers les accompagnaient. « Alors, dit Joinville, je demandai à maître Robert : “Que me voulez-vous” Et il me dit : “Si le roi s’asseyait dans ce préau, et si vous alliez vous asseoir sur son banc, plus haut que lui, je vous veux demander si on vous en devrait bien blâmer” Et je lui dis que oui. Et il me dit : “Donc vous faites chose bien plus à blâmer quand vous êtes plus noblement vêtu que le roi : car vous vous vêtez de vair et de drap vert, ce que le roi ne fait pas”. Et je lui dis : “Maître Robert, sauf votre grâce, je ne fais rien à blâmer si je me vets de drap vert et de vair ; car c’est l’habit que me laissèrent mon père et ma mère. Au contraire, vous faites chose à blâmer, car vous êtes fils de vilain et de vilaine et avez laissé l’habit de votre père et de votre mère, et êtes vêtu de plus riche camelin que le roi ne l’est. ” Et alors je pris le pan de son surcot et du surcot du roi et lui dis : “Or, regardez si je dis vrai. ” Et le roi se mit à défendre maître Robert en paroles et de tout son pouvoir. »

On sait comment Joinville répondit au roi qui lui demandait ce qu’il aimerait mieux, ou d’être lépreux, ou d’avoir fait un péché mortel. « Et moi, qui jamais ne lui mentis, je lui répondis que j’aimerais mieux en avoir fait trente que d’être lépreux. »

Cette réponse étourdie et trop peu chrétienne lui mérita de la part du roi une douce réprimande.

Entre la maison épiscopale et le Palais du roi la distance était petite, et l’évêque Guillaume d’Auvergne était souvent appelé à la cour par le roi, qui ne goûtait pas moins la sagesse de ses conseils que le piquant de son esprit.

En 1240, la reine Marguerite allait donner le jour à son premier enfant. Le roi désirait et attendait un héritier de la couronne. Au lieu d’un garçon, ce fut une fille. Guillaume d’Auvergne, évêque de Paris, se chargea de porter la nouvelle au roi, et se présentant dans la chambre : « Sire, dit-il, réjouissez-vous. Je vous apporte d’heureuses nouvelles. La couronne de France s’est aujourd’hui enrichie d’un roi ; car, ayant une fille, vous pourrez, en la mariant, acquérir un royaume ; tandis que, si vous aviez un fils, vous lui céderiez un vaste comté. »

Apprenant que les Frères Prêcheurs de Paris étaient à bout de ressources et accablés de dettes, Guillaume d’Auvergne alla trouver Blanche de Castille, dont il était le confesseur, au moment où elle se préparait à faire à grand frais un pèlerinage à Saint-Jacques de Compostelle, et il lui dit : « Madame, vous avez dépensé là de grosses sommes en pure perte, pour être glorifiée aux yeux du monde et faire dans votre pays natal étalage de magnificence. Cet argent pouvait être mieux employé. – Dites, répondit la reine, je suis prête à suivre vos conseils. – Eh bien, je vais vous donner un sage avis, et, au Jour du jugement, je m’engage, si vous voulez, à répondre pour vous sur cet article. Nos Frères Prêcheurs, communément appelés les Frères de Saint-Jacques, doivent environ 1 500 livres. Prenez le bâton et la gourde, allez à Saint-Jacques (de Paris) et payez la somme. Je commue votre vœu, et vous promets de soutenir, au jugement dernier, qu’en agissant de la sorte vous avez mieux fait qu’en vous entourant d’un appareil de richesse tout à fait superflu. » Ainsi fit Blanche de Castille, et le couvent des Frères Prêcheurs s’en trouva bien.

Saint Louis avait pour chambrier messire de Beaumont chez qui la rudesse du caractère et la brusquerie du langage égalaient la fidélité et le dévouement. Un jour que Guillaume d’Auvergne dînait avec lui à la table du roi, messire de Beaumont lui dit : « À quoi sert l’eau que vous avez sur votre table, si vous n’en mêlez jamais à votre vin ? – Cette eau, répondit-il, remplit justement le même service à table que vous à la cour du roi. – Est-ce à dire que je ne serve de rien, Seigneur ? – Au contraire, quand vous êtes au palais, si un prince ou un comte veut élever la voix, aussitôt vous le chapitrez sévèrement et vous le faites taire. Si un chevalier parle trop librement, vous lui fermez la bouche. De même si mon bon vin d’Angers, de Saint-Pourcain ou d’Auxerre voulait me faire le moindre mal, j’aurais recours à l’esprit contrariant de cette bouteille d’eau et le vin perdrait au même instant sa violence. »

À la cour de saint Louis, il n’y avait pas encore une distinction parfaitement marquée entre les fonctions des personnes qui vivaient auprès du roi pour le servir, l’escorter, le conseiller, (haute et basse domesticité, dignitaires du palais), et celles des personnages qui aidaient le prince à gouverner et à administrer, et composaient la curia regis. Ces fonctions étaient quelquefois exercées par les mêmes individus, mais elles tendaient de plus en plus à se séparer, de même que dans la curia les différentes branches de l’administration (politique, justice, finances) tendaient à avoir des organes particuliers.

CHAPITRE IIGouvernement de Saint Louis

I.– Un bon gouvernement est celui qui, à un grand amour pour la justice, et à un respect scrupuleux de tous les droits des sujets, joint un désir sincère de leur bien temporel et spirituel, et le zèle pour le leur procurer,

C’est celui dont saint Louis fit jouir les Français, et dont les Parisiens, placés plus près de lui, durent encore plus que les autres ressentir les bienfaits.

Quelle idée avait-il de ses droits et de ses devoirs comme roi ?

Nous lisons dans un poète contemporain :

« Le premier roi fist Dieu par son commant (commandement)
Coroner a ses angles (anges) dignement en chantant ;
Puis lui commanda estre en terre son sergent,
Tenir droite justice, et la loi mettre avant. »

Comme notre premier roi chrétien, saint Louis avait lui aussi été couronné et sacré à Reims. En lui donnant l’onction sainte, à l’autorité qu’il avait héritée de son père, l’archevêque avait ajouté la consécration religieuse qui faisait de la dignité royale une sorte de sacerdoce. Le roi avait prêté serment d’employer son autorité au maintien et à la défense des droits et des privilèges canoniques de l’Église, et à faire jouir de ses droits légitimes le peuple qui était sous sa garde.

Saint Louis se considérait comme le lieutenant de Dieu, de qui il tenait son autorité. Les actes émanés de sa chancellerie commencent par cette invocation In nomine sancte et individue Trinitatis. Sur l’écu d’or qu’il fit frapper, on lit : Ludovicus Dei gratia Francorum rex, et au revers : XPC vincit : XPC regnat : XPC imperat .

C’était bien le Christ qu’il voulait faire régner sur la France, il ne se considérait que comme son sergent.

Absolue en droit, la monarchie chrétienne était très tempérée en fait, et ne rappelait en rien la tyrannie de l’État-Dieu, source de tous les droits, règle du bien et du mal, du vrai et du faux, que nos Jacobins ont renouvelée de l’antiquité païenne.

Saint Louis gouvernait « le regard fixé sur le souverain modérateur du monde, qu’il prenait pour modèle et pour règle, et son autorité, qu’il exerçait à l’avantage de tous, pour le bien commun, était l’image de l’autorité divine, à la fois très juste et unie à une paternelle bonté ».

Au temps où le roi et le peuple s’inclinaient devant la volonté de Dieu, le peuple obéissait au roi, parce qu’il commandait au nom de Dieu, et le roi respectait les droits et les libertés du peuple, parce que ces droits et ces libertés étaient établies de Dieu. Entre la liberté et l’autorité l’équilibre se maintenait parce qu’il avait son centre en Dieu, au-dessus des fragiles combinaisons de la politique, et, s’il était accidentellement troublé, il était facilement ramené à ce centre toujours subsistant. On connaissait des révoltes, mais non pas les révolutions.

Montesquieu a pu dire : « La liberté civile du peuple, les prérogatives de la noblesse et du clergé, la puissance du roi se trouvèrent dans un tel concert, que je ne crois pas qu’il y ait eu sur la terre de gouvernement si bien tempéré. »

Saint Louis disait à son fils : « J’aimerais mieux qu’un Écossais vint d’Écosse et gouvernât le royaume bien et loyaument, que si tu gouvernais mal ». Et comment n’aurait-il pas aimé cette France que ses ancêtres avaient faite, que ses descendants devaient gouverner après lui, et dont la prospérité et la grandeur s’identifiaient en quelque sorte avec celle de sa dynastie !

Beata terra cujus rex est nobilis (Eccles., X). L’obéissance, le respect, l’amour des Français montaient alors naturellement vers un trône où ils voyaient assis, non seulement l’oint du Seigneur, et son sergent sur la terre, mais aussi l’auguste héritier de ces rois, qui, par leur bravoure sur les champs de bataille et par leur sage Politique, avaient su tirer le royaume du chaos féodal, et fonder sa prospérité et sa grandeur.

« Puisqu’il faut servir, disait Voltaire, je pense qu’il vaut mieux le faire sous un lion de bonne maison, qui est né beaucoup plus fort que moi, que sous deux cents rats de mon espèce. »

La Révolution a chassé les lions de bonne maison, et a livré la France à quelques centaines de rats, sortis on ne sait d’où, et qu’on n’aurait jamais soupçonnés devoir être ses maîtres Insuspicabilis portavit diadema (Eccles., XI, 5).

Pour ses droits et ses libertés la nation avait moins à craindre de ces lions de bonne maison que des maîtres qu’elle s’est donnés de nos jours. Les savantes combinaisons, les mécanismes compliqués, les contrepoids que la sagesse humaine a imaginés pour protéger les droits de l’homme, étaient avantageusement remplacés par l’amour de la justice, le respect des droits de tous, le désir du bien de ses sujets que saint Louis portait dans son cœur, et par les garanties que la liberté trouvait dans l’organisation sociale de cette époque.

Les princes et les peuples étrangers eux-mêmes rendaient hommage à son amour pour la justice en recourant à son arbitrage dans leurs différends.

Ses enseignements comme ses actes témoignent du religieux scrupule avec lequel il l’exerçait et voulait la voir exercée par tous ses juges.

Dans les enseignements à son fils, il disait : « Chier filz, se il avient que tu viegnes a régner, porvoi que tu aies ce qui a roi apartient, c’est-à-dire que tu soies si justes que tu ne desclives ne desvoirs de justice pour nuls riens qui avenir puisse, se il avient que aucune querele qui soit meue entre riche et povre viegne devant toi, soustien plus le povre que le riche, et quand tu entendras la vérité, si leur fais droit. » Dans les différends qui pourraient s’élever entre le roi et des particuliers, il lui recommande « de ne pas montrer qu’il aime mout sa querele (sa cause) jusque a tant qu’il connaisse la vérité, car cil (ceux) de son conseil pourraient estre cremeteux (craintifs) de parler contre lui, et ce il ne doit pas vouloir ».

Sans rompre brusquement avec les traditions du droit féodal, saint Louis emprunta au droit romain et au droit canonique des principes de gouvernement et d’administration qui aidaient au maintien de l’ordre et de la paix dans le royaume.

Ce fut surtout par l’extension de son pouvoir judiciaire qu’il fit faire des progrès à l’autorité royale. Représentant sur la terre du Souverain juge, il se considérait comme juge suprême, comme source et distributeur de toute justice ; et, suivant la formule de Beaumanoir, « toute justice laïque, était tenue du roi en fief ou en arrière-fief » et n’était qu’une délégation de la souveraineté judiciaire du monarque. De tous les jugements il pouvait être fait appel à la cour du roi. Les cas royaux, affaires qui touquent le roi, selon l’expression de Beaumanoir, et ne peuvent être jugés que par ses tribunaux, s’étaient multipliés. De nombreux magistrats, soit à la Curia, soit dans les tribunaux inférieurs, étaient délégués pour juger ces cas et ces appels. Mais saint Louis ne renonçait pas à exercer personnellement sa fonction de juge suprême. Joinville nous en a cité un exemple célèbre (Chêne de Vincennes).

Parmi les membres de la Curia, il avait choisi ceux qui étaient plus particulièrement versés dans la connaissance du droit, et en avait formé des commissions judiciaires qui devaient se réunir à des époques déterminées. Elles étaient présidées par un bailli, qui « rendait les arrêts » au nom du roi. On donnait le nom de parlements aux différentes sessions de ces commissions. Presque toujours ces assemblées se tenaient dans le palais du roi. Mais quelques-unes se sont tenues au Temple, à l’hôtel de Nesle, et même hors de Paris, à Vincennes, à Pontoise, à Poissi. On pouvait toujours faire appel au roi des jugements rendus par les commissions judiciaires de la Curia.

Saint Louis avait soin de bien choisir ses représentants, ne leur demandant pas seulement la connaissance des affaires et la capacité administrative, mais encore la crainte de Dieu. Joinville dit « qu’il donna la connétablie de France à Monseigneur Gilles Le Brun, qui n’était pas du royaume de France, parce qu’il avait grand renom de croire à Dieu et de l’aimer ». Il recommandait à son fils « d’avoir avec lui compagnie de bonnes gens, de donner volontiers pouvoir aux gens de bonne volonté ».

La meilleure garantie de la bonne volonté était dans la mise en pratique de la réflexion que Pierre de Fontaines, un de ses conseillers, recommandait aux juges : « Saches-tu que si les parties sont par desoz (dessous) les hommes qui les jugent, li jugeor (juges) sont par desoz Deu, qui toz jors li regarde quex jugements il font, si come la lois dit. »

Les plus sages mesures furent prises pour prévenir ou réparer les abus de l’administration. Les ordonnances de 1254 et 1256 établissent que les « baillis, vicomtes, prévôts, maires et tous autres fassent serment qu’ils ne prendront ou recevront pour eux ou pour autrui ni or, ni argent, ni bénéfices…, qu’ils ne recevront nul don d’homme qui soit de leur baillage, ni d’autres qui aient affaire ou plaident par devant eux ». Ils doivent jurer aussi qu’ils feront droit à chacun, au pauvre comme au riche, à l’étranger comme au privé. Et il veut que ces serments soient pris en pleine assise devant tous, afin qu’ils craignent le vice du parjure, non pas seulement par la peur de Dieu, mais par la honte du monde (Joinville).

Après l’expiration de leurs fonctions, les officiers royaux devaient rester cinquante jours sur les lieux pour répondre aux plaintes qui pouvaient se produire contre eux. S’ils étaient convaincus d’avoir manqué à leur devoir, ils étaient punis « en leurs biens et en leur personne ». Mais on n’attendait pas la fin de leur administration pour leur en faire rendre compte. « Pour ce que, aucunes fois, le benoit Roy oyait que ses Baillis et ses Prévôts faisaient au peuple de sa terre aucunes injures et torts, ou en jugeant mauvaisement, ou en ôtant leurs biens contre justice, pour ce il ordonna certains enquêteurs