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Extrait : "Il n'y a pas longtemps qu'il m'advint de rencontrer, dans un café voisin du Palais, un ancien agent du service de la sûreté, d'un esprit original, et d'une mémoire intéressante à feuilleter comme un livre d'anecdotes. Nous liâmes conversation. En dépit qu'on en ait, c'est un fort honnête homme, qui conserve en son cœur le goût du métier qu'il n'a plus le droit de pratiquer et le ferait encore par amour de l'art."
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● Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
● Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.
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Seitenzahl: 201
Veröffentlichungsjahr: 2016
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Il n’y a pas longtemps qu’il m’advint de rencontrer, dans un café voisin du Palais, un ancien agent du service de la sûreté, d’un esprit original, et d’une mémoire intéressante à feuilleter comme un livre d’anecdotes. Nous liâmes conversation. En dépit qu’on en ait, c’est un fort honnête homme, qui conserve en son cœur le goût du métier qu’il n’a plus le droit de pratiquer et le ferait encore par amour de l’art. Pour tout dire :
– Vous devriez – me dit-il – essayer d’écrire un guide de l’étranger dans le Paris étrange.
Je ne répondis pas tout d’abord. L’idée me plaisait et le titre, bien que précieux, me semblait joli. Mais d’entreprendre un pareil travail n’était-ce pas se donner une peine bien inutile ?
Du Paris pittoresque, malfaisant, étrange, que peut-on encore observer d’inédit ? N’a-t-il pas révélé tous ses secrets à M. Maxime Du Camp, continuateur de Frégier, tous ses mystères à nos romanciers socialistes ou réalistes, et le pauvre Privat d’Anglemont, qui sut y découvrir tant d’industriels inconnus, depuis le peintre en pieds de dindons jusqu’à l’employé aux yeux de bouillon des gargotes populaires, en ignorait-il quelque chose ?
Aux derniers venus dans ce champ d’exploration, que reste-t-il à glaner après de tels maîtres ?
– Le besoin d’un supplément aux guides Conty se fait donc généralement sentir ? dis-je en riant.
– Plus que vous ne pensez, reprit très sérieusement l’agent de la sûreté. Je vais vous le prouver par raisons démonstratives.
– Je vous écoute.
– Vous ne savez pas à quel point devient exigeante la curiosité des étrangers de distinction qui visitent Paris. Le Paris opulent et raffiné des courses, du boulevard et des cercles de haute gomme n’y suffit plus. Excédés de plaisirs élégants, nos millionnaires exotiques s’amuseraient d’émotions violentes. Être un peu surinés dans un bouge ne leur déplairait pas. Leurs oreilles, fatiguées de la politesse des salons, seraient charmées d’un engueulement en argot. De vigoureux coups de poing, assénés par nos… poissons du trottoir, leur chatouilleraient délicieusement l’épiderme. Tout cela les sortirait un peu des banalités du high-life. Aux cicerones empressés de leur montrer les charmes du Paris mondain, ils diraient volontiers : Mes amis, menez-nous en des lieux mal famés, nous vous paierons davantage.
Il ne faut pas chercher bien loin la cause de ce goût bizarre. Nos jolies histoires de cours d’assises l’expliqueraient assez, si la célébrité de notre littérature à la mode n’en rendait pas déjà raison.
M. E. Zola n’a-t-il pas écrit, – et d’après lui nombre d’imitateurs, – le roman d’une ville mystérieuse, souterraine, nocturne, et pour ainsi dire, défendue, dont M. Maxime Du Camp a fait de son côté la statistique ? Ville obscure, cachée dans les plis sombres du Paris brillant et luxueux, ville de malfaiteurs, de mendiants et de vagabonds, catalogués par la police sous des noms expressifs, ville où s’agitent confusément dans une populace de Lantiers et de Gervaises, de précoces coquins, tels qu’Abadie et Gilles !
Il est naturel, après cela, que les étrangers de « distinction » désirent voir, de leurs propres yeux voir, les bals, les cabarets, les garnis où vivent les héros intéressants dont la Gazette des Tribunaux enregistre les exploits, et que M. E. Zola photographie merveilleusement.
De ce désir passionné autant que nouveau, M. le préfet de police a, dit-on, maintes preuves. Comme il dispose d’un nombreux personnel, il n’est pas un amateur des bas-fonds parisiens qui ne se croie en droit de lui demander un agent pour servir de guide et au besoin de défenseur à sa personne. Si M. Camescasse cédait à ces fantaisies, je ne crains pas d’affirmer qu’il resterait seul pour assurer la tranquillité publique. Ce ne serait plus assez.
Un fonctionnaire, également infortuné, c’est le chef de la sûreté, M. Macé. On n’imagine pas ce qu’il a déjà conduit dans les endroits les plus ignorés de Paris de rois en vacances, d’altesses errantes et de magistrats observateurs. Les Othon de Grèce, les Oscar de Suède et d’autres Léopold belges se sont fait un devoir d’étudier en sa compagnie les mœurs de nos classes dangereuses et notre organisation policière. Quand il s’agit de telles puissances et de pareils intérêts, le moyen de refuser ?
Mais ce sont des exceptions. Les sollicitations naïves, excentriques, impudentes, impossibles forment la règle. Une miss vaporeuse veut absolument visiter l’« Assommoir » où débuta Nana la rousse. Un anglais spleenétique n’aura pas de repos qu’il n’ait constaté, vérifié les assertions du troisième volume de « Paris, sa vie et ses organes », qui contient la description détaillée des diverses espèces de malfaiteurs. Un autre… mais ne pouvant les citer tous, je m’en tiens à ces exemples.
Si vous étiez à la place de M. Macé, que répondriez-vous à ces curieux ? Qu’ils se moquent de vous et qu’ils veuillent bien vous laisser la paix. M. Macé, qui ne se départ jamais, lors même qu’il interroge les pires scélérats, d’une parfaite urbanité, n’en usera pas ainsi, mais il leur dira :
– En vérité, madame – ou monsieur – désolé de vous refuser. Je ne puis disposer d’une minute seulement, et si j’avais deux fois plus d’agents que je n’en ai, tous seraient occupés. L’infanticide donne beaucoup en ce moment, l’assassinat ne chôme pas, et le vol, accompagné d’effraction, n’a jamais été plus florissant. Je suis sur la trace de vingt coupables qui sont peut-être quarante.
Je dois examiner aujourd’hui un tibia récemment retrouvé dans un égout, qui a dû évidemment appartenir à une jambe, qui a dû tenir à un corps, traîtreusement privé de la vie. Une main de femme, séparée de son bras, me donne aussi beaucoup à réfléchir. Tous les matins, nous arrêtons un Walder que nous relâchons tous les soirs. On a volé 600 000 fr. de valeurs au général Schramm, et nous faisons nos efforts pour qu’un vétéran de l’Empire ne meure pas sur la paille. Je suis en cet instant dans mon cabinet, dans l’instant suivant le télégraphe m’appellera peut-être à Bruxelles ou à Copenhague… Madame, je suis votre serviteur. – Monsieur, je vous salue…
J’avais écouté les révélations de l’agent retraité avec un vif intérêt, me gardant bien de l’interrompre.
Quand il eut terminé :
– Que concluez-vous de tout cela ? lui dis-je.
– Que ce serait faire œuvre méritoire de délivrer nos fonctionnaires des importunités des curieux de tous les pays du monde.
– Il faut bien que j’en convienne. Mais comment y parvenir ?
– Ne vous l’ai-je pas déjà dit ? En écrivant, puis en publiant, à l’usage particulier des étrangers, un itinéraire descriptif et détaillé des endroits dangereux et des mauvais lieux qu’ils ne doivent pas visiter.
– Et que, mon livre en main, ils ne manqueront pas d’aller voir.
– Mon idée vous plaît-elle ?
– Elle me paraît excellente ; mais voici où l’auteur serait embarrassé.
– Où cela ?
– Pour parler des bouges, il est nécessaire de les connaître ; pour en donner l’itinéraire, il est indispensable de l’avoir parcouru.
– Rien de plus judicieux. Mais je vous guiderai, si vous le désirez.
– J’allais vous le demander.
– Entendu. Prenons rendez-vous. Quand vous plaît-il de commencer ?
– Dès à présent, ce soir même, si vous en avez le temps.
Il réfléchit un instant.
– Aujourd’hui, vendredi, non. Remettons notre première tournée à demain. C’est jour de paie de quinzaine pour les ouvriers. Le spectacle sera beaucoup plus intéressant.
– À samedi, donc !
Notre rendez-vous était à huit heures et demie précises du soir.
À trois minutes près, je fus exact.
– Vous êtes en retard, me dit gravement l’ex-agent de la sûreté. Deux minutes de plus, et vous ne m’auriez pas trouvé. La ponctualité est de rigueur dans notre profession.
– La patience aussi, répliquai-je.
– Oui, si nous avons à guetter le gibier malfaisant, gibier leste et d’un subtil odorat, je vous le certifie. Mais il faut plutôt le saisir à l’improviste, sur de brèves indications, dans l’instant rapide et fugitif comme l’éclair où il ne songe pas à nous échapper. Les coquins avisés nous devinent, nous flairent, pour mieux dire. Le moindre indice les avertit que nous sommes sur leur piste ; ils se détournent, nous échappent, – et la poursuite est à recommencer.
Je le priai de m’excuser, ce qu’il fit de bonne grâce, et comme nous passions sur le pont Saint-Michel :
– Où me conduisez-vous ? lui dis-je.
– Dans le quartier Maubert.
Je lui en exprimai ma surprise.
– Si près de la préfecture, que pouvons-nous voir de remarquable ?
– Je m’attendais à cette question, mon cher Monsieur, ce n’est pas la première fois qu’on me l’adresse. Elle prouve tout simplement que vous partagez l’ignorance commune. Mais avant de continuer, permettez-moi de répondre à votre question par une autre. Avez-vous confiance en moi ?
– Une confiance aveugle.
– Bien. En ce cas, suivez-moi hardiment, non pas en aveugle, mais au contraire les yeux vifs, les oreilles attentives, pour tout observer, tout entendre et tout retenir. Vous ne perdrez pas votre temps. La proximité de la préfecture de police n’empêche pas que ce quartier ne soit le séjour préféré d’une foule de mauvais drôles. Si toutes les variétés de l’espèce des scélérats ne s’y trouvent pas, les habitués de la correctionnelle, les voleurs au poivrier, les mendiants et les vagabonds surtout y sont nombreux. Ils fréquentent des cabarets, des bals et des hôtels meublés dont vous ne soupçonnez pas l’existence.
J’aurai le plaisir de vous les montrer chez eux. Vous reconnaîtrez en eux des échantillons distingués de la basse plèbe, jadis décrite par Eugène Sue, les descendants des grotesques du Lapin Blanc, émigrés de ce côté de l’eau depuis l’assainissement de la vieille Cité.
Tout en causant, nous avancions lentement dans un dédale de rues étroites, boueuses, tortueuses, contournées, tronquées, enchevêtrées les unes dans les autres comme les fils embrouillés d’un écheveau, sans lumière qui les éclaire, sans chaleur qui les sèche, où, contiguës à des maisons anciennes et de haute mine, s’adossent d’autres maisons vulgaires, plates, salies par la pluie et les immondices, suintantes et tout empuanties d’exhalaisons fétides.
Il n’est certes pas beau, ce vieux quartier Maubert, et l’on ne saurait, à l’examiner, regretter les autres, ses contemporains décrépits du vieux Paris, tombés sous la pioche infatigable d’Haussmann, le démolisseur. S’il rappelle à l’esprit de chers souvenirs de l’histoire de Paris, qui font aimer sa laideur, on ne peut songer sans tristesse aux milliers de gens qui vivent dans la noirceur et l’infection de ses rues, comme des mollusques dans l’humidité des trous. Les hôtels garnis et les cabarets y foisonnent, et ce ne serait pas chose facile, à mon avis, de distinguer entre ces hôtels celui qui n’est pas un repaire de vices et de misères, entre ces cabarets, celui qui n’est pas un bouge honteux.
Mon guide s’arrêta court devant un couloir obscur, sis dans la rue Galande.
– J’ai l’honneur, me dit-il, de vous présenter le « Château-Rouge ».
– Quoi ! ce couloir ?…
– Conduit à ce castel. Le Château-Rouge est un cabaret pudique. Il cache, ignoré des passants, connus des seuls initiés, les attraits capiteux et violents que recouvre sa façade vermillonnée. Entrons…
Du comptoir de zinc où il trônait dans toute sa majesté, surveillant les faits et gestes de ses habitués, entassés en une large salle fumeuse, le patron se leva, et, reconnaissant mon guide, il ôta sa casquette de soie et lui serra la main d’un air d’intelligence…
– Est-ce un confrère ? dis-je à l’ex-agent.
– Non, monsieur est un ami.
Puis à notre hôte :
– Avez-vous encore deux places dans la « salle du Sénat » ?
– À votre service, monsieur Lapince.
– Pourquoi Lapince ? demandai-je.
– C’est mon nom de guerre.
La « salle du Sénat » n’est pas, comme on pourrait le supposer, vu son titre, une annexe brillante et luxueuse du cabaret. Nulle décoration ne l’embellit. C’est tout simplement une arrière-boutique où, dans l’atmosphère opaque, deux becs de gaz projettent quelque clarté. On la réserve aux « rupins », selon le style du lieu. Il serait impossible de pénétrer dans ce coin choisi sans traverser la chambre vaste qu’emplissent les buveurs attablés.
Notre arrivée produisit parmi eux une certaine sensation que M. Lapince interpréta de la manière la plus flatteuse pour son amour-propre.
On le dévisageait sournoisement, on chuchotait, et les réflexions que les habitués se communiquaient à son sujet ne me semblaient pas d’une nature extrêmement bienveillante. Loin de s’inquiéter, l’ex-agent me dit tout haut, d’un ton ironique :
– Nous sommes, paraît-il, en pays de connaissance, et j’espère bien qu’on va s’empresser de nous offrir un verre.
Cette plaisanterie eut tout le succès désirable. On la répéta de table en table. Des buveurs qui, particulièrement connus de M. Lapince, en ont une peur abominable, donnèrent des signes marqués de leur satisfaction.
Puis chacun revint à sa conversation interrompue, et, de notre poste d’observation, nous pûmes à loisir, sans crainte d’être dérangés, suivre et noter les progrès de l’ivresse commune, toujours, toujours grandissante…
L’aspect de la salle n’est-il pas déjà curieux ?
Imaginez, assis sur les bancs, qui sont les sièges uniques du Château-Rouge, une clientèle d’hommes et de femmes livides, plâtrés, sans regards, abrutis. De sordides vêtements, blouses blanches ou blouses bleues, robes bigarrées, de coton ou de laine, usées, recouvrent ces pauvres somnambules de l’alcoolisme.
Sur ce fond uniforme de simplicité indigente se voient, ainsi que des taches, des paletots râpés de coupe ambitieuse, achetés ou pris à l’étalage du fripier, des robes de soie effilochées, par-dessous lesquelles passe un chiffon de dentelle, une balayeuse maculée par l’éclaboussure du ruisseau. Aux poignets de filles encore jolies luisent des bracelets en similor, bijoux de si peu de valeur qu’elles peuvent s’en parer coquettement sans éveiller la cupidité de leurs « amis ». Le Mont-de-Piété ne prête pas sur le « doublé ».
D’une voix sourde, avec des gestes maniaques, tous demandent à boire.
– Du vin !
– Du raide !
– Une verte !
Les garçons, d’une politesse méfiante, servent à ces messieurs et à ces dames l’eau-de-vie, l’absinthe, le vin frelatés qu’ils réclament. Les consommations – c’est la règle – se payent aussitôt qu’apportées. À petits coups, lentement, les habitués savourent le poison de leurs verres.
Peu à peu, les liqueurs stimulant les nerfs des buveurs léthargiques, la vie revient à leurs cerveaux surexcités. Les yeux éteints s’allument, les langues épaissies se délient, deviennent bavardes, exubérantes.
Les étranges propos échangés de table à table, entre voisins ! Incidents vulgaires et ridicules de l’existence oisive des brutes, où se mêlent parfois de sinistres aventures. C’est, ici, le récit amplifié, glorieux, d’une querelle sanglante, où le narrateur a triomphé ; là, le conte risible d’un bon tour joué à la rousse. Que sais-je encore ? Des histoires cruelles de filles battues, de vols réussis ou ratés, d’attaques nocturnes…
Bientôt les voix plus criardes, toutes parlant ensemble, se confondent dans une clameur indistincte d’instruments baroques. Çà et là, pourtant, des habitués ont la torpeur rétive, regardent sans voir, écoutent sans répondre, et probablement sans comprendre, les yeux vagues, la bouche ouverte.
Ces gens-là n’ont pas mangé de la journée, me dit l’agent, qui m’explique ainsi leur effrayante prostration.
– En revanche, les femmes, plus promptes à l’ivresse, sont déjà tout égarées et titubantes. Une vieille s’est levée, va de place en place en dansant, entoure le cou des buveurs de ses bras maigres, et veut les embrasser. Avec un cynisme douloureux, elle rappelle sa vie de débauches et de folies, s’en vante. « Savez-vous qu’elle a été au moins vingt fois en prison ? Toutes les femmes, pourraient-elles en dire autant ? »
Puis une jeune fille, insensible, égarée, folle à demi, avec des accents stupides et déchirants tout à la fois, parle de sa vie flétrie, du rude métier qu’elle fait et qu’elle fera tant qu’elle vivra, jusqu’à l’hôpital…
– Père Digue-Don appela mon compagnon – soucieux de m’égayer par la vue de ce bohème – voulez-vous accepter un verre ?
Il vint à nous, ce vieux chanteur des rues, ce gratte-musette des fêtes foraines, joie bizarre, gaîté lugubre de ce tapis-franc. Il vint à nous, sifflotant entre ses mâchoires dénuées un air grivois, esquissant un pas de menuet, car son âge lui permet d’avoir dansé le menuet avec Lisette ou Margot, du temps de la Gaudriole, ô gué ! et de Roger-Bontemps. Sa figure mate, encadrée de cheveux blancs qui pendent en boucles frisées sous son chapeau de soie défoncé, est jeune encore, presque enfantine ; mais, fort inutilement, M. Lapince l’invite à chanter, il préfère boire.
À côté de nous, dans la salle du Sénat, cinq jolis messieurs se sont installés. Ils ont demandé du vin cacheté. Des « rupins » véritables, enfin ! Ce ne sont pas des coquins honteux, mais d’agréables souteneurs, dont la toilette a du genre. Portant veston de velours, gilet de laine violet, où s’étalent de grosses chaînes de montre chargées de breloques, ayant aux doigts des bagues, au front de séduisants accroche-cœurs, sur la tête de hautes casquettes à pont, à la dernière mode, au cou des cravates à nuances provocantes ou tendres, rouges ou azur ; ne sont-ils pas parfaits ainsi ?
Ces « messieurs » jouent, très graves, s’observant de l’œil pour s’empêcher mutuellement de tricher, et coupant leur partie des propos les plus intéressants. Que ne puis-je les reproduire ici ? Mais il est de telles infamies qu’on essaierait vainement de les mettre en un français honnête.
Cependant le bruit est devenu plus énorme ; une buée fétide, formée de toutes les haleines empestées des buveurs, emplit le cabaret. Sur plusieurs points, on entonne des chansons sentimentales ou patriotiques, des refrains obscènes ou immondes…
– À présent, me dit l’agent, les résolutions sont prises. L’exploit de la nuit est décidé. On s’amuse, on s’étourdit avant de risquer l’affaire. Sortons !
L’air frais de la nuit me fit du bien.
– N’êtes-vous pas fatigué ? me demanda M. Lapince.
– J’ai la tête un peu lourde, rien de plus.
– Je comprends cela. Ce que nous venons de voir est nouveau pour vous et le spectacle n’en est pas charmant. Si vous le voulez bien, cependant, nous continuerons notre tournée de nuit. Je désire vous montrer un bal, le bouge du père Lunette et certain caveau des Halles. Y consentez-vous ?
– Marchons !
Nous ne marchâmes pas longtemps.
Les sons délirants d’une musique effrénée nous attiraient dans la rue du Fouarre.
Suspendue à la porte d’un marchand de vin, une lanterne, où se détachait, en lettres capitales, flamboyantes dans les ténèbres de la ruelle, l’inscription : BAL, indiquait l’entrée d’un lieu de plaisir populacier.
Sur le seuil une querelle, comme une enseigne.
Une femme, les cheveux dénoués, les yeux dilatés par la colère, assaillait de ses reproches et de ses injures imagées, tour à tour passionnée, suppliante, furieuse, un louche individu, de face glabre et sournoise. Ne disant mot, mais prêt à l’assommer de son poing fermé, celui-ci la visait, indifférent, et comme habitué à cette tempête… conjugale.
– Dispute d’amants qui s’adorent, observa froidement M. Lapince.
J’essayai d’intervenir.
– Mais il va l’égorger ! lui dis-je.
– Oh ! vous exagérez ; il la corrigera, tout au plus. Que voulez-vous faire à cela ? Ni vous ni moi n’y pouvons rien. S’il plaît à la femme de ce Sganarelle de carrefour d’être battue, nous ne l’en empêcherons pas. C’est dans sa destinée. Entrons plutôt au bal Chabot.
Mais la pauvre égarée, reconnaissant l’agent, lui barrait le passage de son bras étendu, et le tutoyant en ami, adoucissant l’âpreté de sa voix, que des hoquets entrecoupaient, elle le prenait à témoin de la légitimité de ses griefs.
– C’est que, voyez-vous, s’écriait-elle, ça n’a pas de cœur ! C’est fainéant comme une couleuvre, et ça voudrait toujours avoir de la « galette » pour faire la noce avec les autres… Je n’en ai plus, et il me menace, le lâche ! Dis, est-ce que c’est juste ?
– Faites votre paix, la belle !
M. Lapince voulut bien lui donner cet avis, d’une sagesse philosophique incontestable, et d’un mouvement brusque se dégageant de son étreinte, il descendit les trois marches en contrebas qui nous séparaient de l’antichambre du gracieux bal Chabot.
Moi, préoccupé d’une expression singulière de la fille, je voulus m’en éclaircir aussitôt.
Le peuple du quartier Maubert, me disais-je, a-t-il suivi le conseil de la sémillante duchesse de Polignac. Se nourrit-il de pâtisserie à défaut de pain, de brioche ou de galette, il n’importe ?
– La galette que cette femme partageait avec son monsieur m’inquiète, dis-je à l’agent. Ces gens sont-ils donc si gourmands ?
– Plaisantez-vous ? me répondit-il, étonné de ma question.
– En aucune façon.
– La galette de cette femme, c’est du poignon.
– Ah ! Et du « poignon » c’est ?
– Que vous êtes ignorant ! Le poignon c’est de la monnaie.
– Très bien
– Il me semble que vous ne comprenez mot au langage des « gonses » que nous visitons.
– Des gonses ?
– Sans doute, des gonses et des gonzesses. Les habitués des établissements que nous fréquentons se désignent eux-mêmes par ces noms harmonieux.
– Je vous remercie de la leçon et j’en ferai mon profit. N’est-ce pas l’usage de cette langue que l’on appelle « rouscailler bigorne » ?
– Oui.
– Et les mots dont elle se compose ne sont-ils pas inscrits dans les dictionnaires de langue verte ?
– Il n’y a pas de véritables dictionnaires d’argot et il ne peut pas y en avoir.
– Pourquoi cela ?
– Parce que l’idiome des malfaiteurs change incessamment. Il faudrait être parmi eux, intimement mêlée à leur existence, pour suivre les rapides modifications qu’ils lui font subir. Un mot connu de la police est un mot perdu. Ils ne s’en serviront plus. Aussi l’argot d’aujourd’hui, 1883, n’est déjà plus celui de M. Maxime Du Camp, qui n’était plus celui d’Eugène Sue, et celui-là même ne ressemblait pas à l’argot de Vidocq et de Vautrin.
– Galette, gonse, gonzesse, rupin, – les jolies expressions que voilà, et quelles nobles recrues pour la langue de l’avenir ! Si le bon Malherbe, qui se flattait, au seizième siècle, d’avoir appris le beau français qu’il écrivait en écoutant les habitants du quartier Maubert, pouvait y revenir aujourd’hui, voilà pourtant ce qu’il entendrait à chaque pas.
Il est bien petit, le bal Chabot, mais par son charme concentré, il vaut un grand bal, comme un sonnet irréprochable, essence de poésie, vaut un long poème. Pour n’avoir pas la grandeur du Vieux-Chêne, ni le luxe de la Reine Blanche ou de la Boule Noire, il n’en est pas moins bien hanté, au contraire. Les jeunes gens d’avenir… correctionnel en préfèrent l’isolement et la simplicité sans recherche au faste et au bruit révélateur des bals « chics. » On s’y trouve en famille. Là, dans la salle carrée qu’une corde sépare en deux, faisant une place aux danseurs et l’autre aux consommateurs, on peut alternativement passer des plaisirs aux affaires. L’idéal du genre, en résumé.
Qui l’aurait cru ? La musique déchirante dont nos oreilles étaient émues, lorsqu’elles étaient encore dans la rue Galande, cinq musiciens, nul de plus, suffisent à la produire : deux violons, une clarinette, un piston, un tambour, mais énergiques, stridents, terribles, tordent avec une irrésistible furia, un entrain féroce, les nerfs ébranlés des sauteurs.
En ce moment, huit couples se trémoussent dans un quadrille déclassé ; femmes au pitoyable métier, hommes inavouables. Le public, celui qui regarde en attendant son tour d’entrer en danse, se tient debout, et nous pouvons lire sur les murs une affiche ainsi conçue :
Les bancs sont réservés aux dames seulement.
La galanterie ne perd jamais ses droits.