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Extrait : "Le boulevard du Temple fut ouvert le 7 juin 1856 sur l'emplacement des terrains de l'hôtel Foulon. C'était une kermesse perpétuelle, une foire essentiellement parisienne, une ville dans la ville, qui n'avait pas sa pareille au monde, elle était célèbre dans l'univers entier. Désaugiers chantait ainsi le boulevard du Temple : La seul' prom'nade qu'ait du prix, La seule dont je suis épris..."
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• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.
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Seitenzahl: 339
Veröffentlichungsjahr: 2015
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Le Boulevard du Temple. – Le café des Mousquetaires. – Le Tailleur dramatique. – Le Café de l’Épi – Scié. – La Capitaine de recrutement. – Le Poète sur commande. – Le Café Achille. – Grecs et Pigeons. – Monsieur Pas-de-Chance. – Conspirateur et Policiers, – Le Gamin et le Voyou de Paris. – Théâtre-Historique. – Les trois Persans. – Théâtre-Lyrique. – Scribe et Napoléon III.– Folies-Dramatiques. – Le Cirque Olympique. – Billion et Mouriez. – La Gaîté. – Clarisse Miroy et Billoir. – L’Avant-Scène n° 5. – Les Funambules. – Timothée Trimm et Caussidière. – Délassements-Comiques. – Corneille et André Chénier. – Monsieur compte son linge. – Mélanie Montre tout. – Rigolboche et Marie Dupin. – Les Variétés de Bois. – Arlequin pendu. – Le Petit-Lazzari. – Bambochinet.
Le boulevard du Temple fut ouvert le 7 juin 1856 sur l’emplacement des terrains de l’hôtel Foulon.
C’était une kermesse perpétuelle, une foire essentiellement parisienne, une ville dans la ville, qui n’avait pas sa pareille au monde, elle était célèbre dans l’univers entier.
Désaugiers chantait ainsi le boulevard du Temple :
Les théâtres s’étaient groupés sur ce boulevard ; quand il n’y avait pas de place dans l’un, l’ouvrier qui était sorti avec l’intention formelle d’aller quand même au spectacle, entrait dans un autre, les théâtres déshérités profitaient ainsi du trop-plein des théâtres en vogue.
En sortant du faubourg du Temple, à gauche, on rencontrait immédiatement sur le boulevard, le Café des Mousquetaires, le Théâtre-Historique plus tard Théâtre-Lyrique, les Folies-Dramatiques, le Cirque-Olympique qui, sous le second empire, s’appela le Théâtre-Impérial, la Gaîté, les Funambules, les Délassements-Comiques, et enfin le Petit-Lazzari ; entre chaque théâtre, cela va sans dire, il y avait un café, mais trois seulement furent célèbres à différents titres : le Café des Mousquetaires, le Café de l’Épi-Scié et le Café Achille.
Je ne parle pas du Café Turc, il était sur la rive droite du boulevard et existe toujours.
Le CAFÉ DES MOUSQUETAIRES était le Helder du populo, sa clientèle se composait d’artistes qui venaient après le théâtre y souper à bon marché ; d’ouvriers, d’étudiants, curieux de voir de près les « reines de la rampe », et surtout de provinciaux qui espéraient en faire connaissance !
Quelle joie pour eux, rentrés dans leur province, au cercle, de pouvoir dire à leurs partenaires, en annonçant soixante de dames : – ah ! vous savez, à propos de dames, j’ai été à Paris.
– Oui, nous savons ça, répondait le notaire, vous avez fait vos farces ?
– Mon Dieu oui, j’ai soupé aux Mousquetaires, avec Mlle Fargueil, j’ai serré la main à Madeleine Brohan, disait le bon bourgeois en se rengorgeant.
– Polisson, ajoutait le capitaine de gendarmerie, ça ne m’étonne plus, que votre femme ne passe pas sous la porte de la ville.
Les potins scandaleux allaient leur train et les bonnes bourgeoises, mises au courant par un ami complaisant, disaient d’un ton dédaigneux : – ces grandes actrices, toutes p…
Voilà comment les réputations s’établissent, le bourgeois en rupture de comptoir avait simplement offert à souper à une figurante des Délass-Com, que Mangin lui avait présentée sous le nom de Fargueil ou de Brohan.
Ces mystifications se répétaient quotidiennement.
Le clan des raseurs était nombreux, ils venaient régulièrement tenter, entre la poire et le fromage, d’intéresser à leurs pièces l’acteur en vogue, on avait beau les dépister les décourager, rien n’y faisait ; ils trouvaient toujours le moyen de lire un acte ou de vous raconter un scénario.
Parmi les raseurs, il y en avait un remarquable par sa ténacité ; je ne le nommerai pas, car il est aujourd’hui un de nos plus grands tailleurs de Paris à cette époque, simple ouvrier, il avait la toquade d’être auteur dramatique, il travaillait chez Ulmann, le tailleur à la mode ; ce dernier habillait Laferrière ; on sait que le grand artiste était un élégant à tous crins, et que chaque saison, il inaugurait la mode.
L’auteur-tailleur était chargé d’essayer les vêtements de Laferrière ; chaque fois qu’il accomplissait cette besogne, l’artiste devait subir la lecture d’un acte ; c’est très beau, disait-il, mais ce n’est pas assez scénique ; c’est bien, Monsieur, répondait le tailleur, je reviendrai demain, et il revenait en effet, avec cinq actes nouveaux. Chaque fois qu’il livrait un vêtement à Laferrière, celui-ci trouvait un drame dans une poche de son habit.
Il écrivit plus de deux cents pièces en cinq actes ; aucune ne vit la rampe, cela va sans dire.
Mangin était un habitué fidèle du Café des Mousquetaires, on l’avait, je ne sais pourquoi, surnommé Col de zinc, il arrivait généralement vers minuit, escorté d’une bande de voyous, qui criaient à tue-tête : Vive Mangin ! Toujours, élégamment habillé, il promenait dans la salle sa morgue insolente, jamais on n’aurait soupçonné l’illustre saltimbanque, qui savait si bien dire à Vert-de-Gris : Tourne la commode !
Laferrière, le pauvre cher et grand artiste, l’inoubliable jeune premier, était aussi un habitué, il mangeait silencieusement, en compagnie de Victor, sans se soucier des regards envieux de ceux qui jalousaient son éternelle jeunesse et des œillades des femmes qui quêtaient un sourire.
Le CAFÉ DE L’ÉPI-SCIÉ était dans un sous-sol, la police y faisait régulièrement des rafles fructueuses ; c’était le rendez-vous de la lie du boulevard. On peut se faire une idée de ce que pouvait être ce public, quand on saura que les habitués du boulevard étaient eux-mêmes la lie de Paris.
On y jouait le passe-dix et le petit-paquet. C’était le rendez-vous des chevaliers du surin, des caroubleurs, des marchands de contremarques, des lutteurs de foire ; là se combinaient les vols, les assassinats ; ah ! c’était un joli public, dans lequel souvent la police jetait ses filets, la pêche y était toujours miraculeuse.
Parmi les habitués, on voyait fréquemment une énorme femme, chaussée de socques, vêtue d’une robe de soie à ramages, jadis couleur bleu ciel, coiffée d’un cabriolet fané, les oreilles garnies de pendants en toc, la taille serrée par une ceinture à plaque d’acier, sur laquelle retombait une gorge volumineuse, qu’aucun corset au monde n’eût été capable de discipliner.
Sa figure était couverte d’une épaisse couche de poudre de riz qui ne parvenait pas à dissimuler les boutons couperosés qui l’émaillaient, on la nommait : la Capitaine de recrutement.
Son cabas en tapisserie (les mauvaises langues disaient qu’elle couchait avec) était un véritable capharnaüm, il recélait tout un monde, la Capitaine avait plusieurs cordes à son arc ; aux dames du monde, elle tirait les cartes ; elle faisait escompter des billets aux fils de famille, le quart en argent, la moitié en intérêts et commissions, et l’autre quart en marchandises qu’elle rachetait à quatre-vingts pour cent de perte.
Elle vendait à tempérament aux cocottes, prêtait sur gages, avançait les appointements aux artistes, fournissait des petites filles aux amateurs de fruits verts ; elle avait un stock de Chouard pour les Germiny, de gouvernantes discrètes pour les curés de province, une collection d’amies de pension pour dames seules ; bref, c’était une femme universelle.
Elle fut la créatrice du truc du bureau de placement pour bonnes à tout faire ; aujourd’hui qu’elle a fait école, on trouve cela très simple ; ce fut pourtant un trait de génie.
Elle avait des affidés aux principales gares de chemins de fer, chargés de suivre les jeunes filles de province qui arrivaient à Paris ; elle notait soigneusement leurs adresses, puis leur envoyait sa carte ; presque aussitôt elle recevait leur visite.
Après la question d’usage, âge, pays, dame ! il fallait se méfier des mineures, elle déclarait qu’elle avait une place superbe, à Amiens par exemple. « Oui, je veux bien, répondait la pauvre fille, mais je n’ai plus d’argent. – Oh ! qu’à cela ne tienne, disait la Capitaine, je vais vous avancer le voyage. » La malheureuse, enchantée d’une pareille aubaine, demandait à partir le plus vite possible ; elle arrivait à destination… Le lendemain, les habitués du café de la Comédie se chuchotaient à l’oreille :
– As-tu vu la nouvelle, chez la mère Stephen ?
– Non !
– Elle vient de Paris, mon cher ; on l’a baptisée : Fleur de naïveté
– Nous irons ce soir.
La Capitaine est morte dame de charité.
Un autre type. Le poète était très à la mode parmi les bourgeois du faubourg, c’était une sorte de modiste littéraire à qui l’on pouvait demander du jour au lendemain des voiles de fiancées et des chapeaux de deuil en vers. Il était assassiné de commandes, il en tenait un registre au jour le jour ; en voici quelques-unes : « Épitaphe pour un homme et deux enfants, avec prière de mettre seulement deux cent cinquante lettres, parce que la pierre tumulaire n’en peut contenir davantage. – Le propriétaire d’un serin mort de faim désirerait quelques vers élégiaques, genre Millevoye – Mettre la ponctuation et l’orthographe à un manuscrit de trois cents pages ; l’auteur n’aime à mettre ni l’une ni l’autre, parce que lorsqu’il se livre à cette occupation il éprouve une douleur aiguë dans le dos ! – Faites-moi des vers sentis sur mon jeune enfant. Vous trouverez peut-être quelques idées touchantes dans le fait qu’il s’est noyé dans un tonneau rempli de nourriture destinée à mes cochons. – Écrivez-moi une poésie pour mettre dans l’album d’une dame dont je n’ai jamais entendu parler. Faites-la aussi vite que possible, car demain je me rends chez elle avec une nouvelle paire de bottes. Mettez beaucoup de passion, de feu ; ne reculez pas devant le cher ange, ou l’ange de mes rêves ! ! »
Il est mort riche, décoré et sénateur.
À côté du Café de l’Épi-Scié se trouvait le caveau Mac-Moc, tenu par Léon. Le grand succès de cet établissement souterrain fut une chèvre qui passait sur une planche peinte, à côté de laquelle une corde était tendue ; l’illusion était complète, les spectateurs étaient persuadés que la chèvre marchait sur la corde raide. Mac-Moc faisait la parade à une fenêtre du premier étage et vantait le mérite de Mlle Didgilah, nom de la chèvre acrobate. Après la démolition du boulevard, Mac-Moc devint un fonctionnaire ; il était surveillant des Lanciers du préfet, chargés de balayer le faubourg du Temple.
Le Café de l’Épi-Scié avait été construit sur l’emplacement occupé jadis par la baraque où s’illustrèrent Bobèche et Galimafré ; ce dernier est mort en 1869, rentier à Montmartre.
Le CAFÉ ACHILLE avait été baptisé par les Grecs, Café de la Basse-Grèce ou : Café de l’Allumage ; c’était là en effet que se réunissaient les Grecs qui opéraient dans les tripots tenus par les marchands de vins ou dans les cafés borgnes, pour se vendre ou s’acheter des dupes, car la dupe était une marchandise autrefois, comme aujourd’hui sans doute.
Lorsque l’un d’eux avait rencontré un malheureux provincial qui flânait devant les théâtres du boulevard, il l’amenait au Café de l’Allumage sous un prétexte quelconque.
Là, le pigeon était jaugé sur la mine par une douzaine de grecs, qui en achetaient aux enchères, dans un langage convenu, la propriété au dénicheur.
Le prix fait et payé, le pigeon était présenté à sa proie et on lui donnait rendez-vous pour le soir dans tel ou tel tripot, sous prétexte de le présenter, dans le monde.
On voyait quelquefois des pigeons payés 10 louis ; on les désignait sous le nom de chapons, quoiqu’ils ne vinssent pas du Mans.
Après eux venaient les canards, puis les poules ; une poule se payait rarement plus d’un louis.
Jamais les filons ne se trompaient entre eux ; ils exécutaient loyalement leurs conventions ; c’est le cas d’appliquer le proverbe : Les loups ne se mangent pas entre eux !
Plusieurs assassins célèbres furent arrêtés dans ce café.
Dans la maison, il y avait un hôtel borgne qui logeait le public du café ; on y arrêta un soir un assassin dans des circonstances curieuses.
Un homme abattu, trempé de sueur et de pluie, frappait à la porte de l’hôtel ; on n’ouvrait pas, il frappa plus fort. Enfin, une atroce vieille présente son nez crochu au guichet qui trouait la porte :
– Qui es-tu ?
– Bec-à-Mèche.
– Il n’y a pas de place pour toi, ce soir.
– J’ai de l’or.
– C’est différent.
La vieille lui ouvrit, il monta l’escalier, tortueux et humide, arriva sur un palier qui précédait un couloir en boyau ; on le poussa dans une chambre, véritable taudis où une femme était déjà couchée dans un coin. Au bruit, elle s’éveilla à moitié, se retourna sur sa paillasse et allait se rendormir ; l’homme la regarda à peine, il poussa le verrou de la porte, puis vida son or sur la cheminée. Au son de l’or sur la pierre, la femme dressa l’oreille et à travers les trous de sa couverture, elle vit l’homme qui nettoyait dans l’âtre, un couteau teint de sang. Une heure après, l’homme lui avait offert son or, elle l’avait refusé ; chose étrange, cette créature tombée avait un caprice, elle préférait le couteau au tas d’or ; l’homme lui donna le couteau, puis s’endormit.
Toute la nuit, la femme, le couteau ouvert à la main, assise à côté du grabat où l’homme dormait, veilla ; le matin arriva, éclairant le galetas d’un jour gris ; l’homme se leva, sans faire attention à la femme, puis, silencieux, s’en alla à peine était-il dans l’escalier que la femme verrouilla la porte, y poussa le fit et ouvrit la fenêtre. – À l’assassin ! à l’assassin ! cria-t-elle. – Les agents, qui avaient perdu, la veille, trace de l’homme – l’assassin – accoururent et se précipitèrent sur la porte de l’allée ; l’homme rebroussa chemin et remonta l’escalier ; trouvant la porte de la chambre d’où il sortait fermée, il l’enfonça d’un vigoureux coup de pied, mais la femme était debout devant la porte, le couteau à la main.
– Si tu avances, dit-elle, je te cloue !
Les agents arrivèrent et arrêtèrent l’homme.
– Faites donc des cadeaux aux femmes ! fit-il en regardant son couteau ; pour la première fois que cela m’arrive, je n’ai pas de chance ! !
Au début de l’Empire, les conspirations étaient à la mode, chacun voulait son petit complot, la police fut avertie que des républicains se réunissaient au Café Achille : il y avait, paraît-il, une conspiration révolutionnaire dont il s’agissait de saisir la trame. Selon la tradition, on dépêcha une douzaine d’agents secrets ayant pour instruction de s’affilier à la conspiration. Pour plus de sûreté, ces hommes ne se connaissaient pas entre eux.
Les agents commencèrent donc leur travail ; attablés dans un cabinet attenant à la salle commune, ils échangeaient des signes mystérieux, chantaient à voix basse des refrains séditieux, et poussaient des soupirs à l’adresse de la déesse Marianne. Il se trouva que les vrais conjurés avaient été prévenus, et que les gens de la police seuls conspiraient entre eux. Cependant, un jour que l’on avait mis sur la table un buste de Napoléon III, en chantant la chanson :
le limonadier, craignant d’être compromis, prit l’alarme et alla faire sa déclaration chez le commissaire de police du quartier. Celui-ci, vu le flagrant délit, fit cerner la maison par la troupe, et les agents, emballés dans des fiacres, furent conduits à la préfecture. Chemin faisant, ils jurèrent tous de ne rien révéler. – Il fut aussi décidé que si jamais on découvrait celui qui avait trahi la conspiration, il serait mis à mort. Une fois devant l’autorité, tout s’expliqua. Le chef de la police reconnut tous ses hommes et il paraît qu’on rit beaucoup. Il y avait de quoi. Pas de commentaires, n’est-ce pas ?
Jamais les théâtres, et particulièrement ceux du boulevard du Temple, ne furent tant suivis que pendant l’hiver de 1714, année de la grande disette. Les spectateurs mangeaient des noix et des noisettes et disaient en sortait : Nous avons épargné le bois et la chandelle ; il nous en aurait autant coûté pour nous chauffer et pour nous éclairer. Il ne fallait pas toutefois qu’ils prissent une voiture pour rentrer chez eux, car la course en fiacre, de dix minutes, coûtait 600 livres, soit, l’heure, 6 000 livres… sans le pourboire ! Il est vrai que c’était en assignats !
Il y avait de tout sur le boulevard : des marchands de marrons, de coco, de sucrés d’orge, de chaussons aux pommes et aux pruneaux, de pommes de terre frites ; la limonade polonaise à deux liards le verre faisait fureur ; la bière à quatre sous la bouteille était le régal des huppés.
Dans le jour, les petits bourgeois faisaient du boulevard leur promenade favorite ; mais une fois quatre heures, ils devaient céder la place au public, qui arrivait de toutes parts pour faire queue à la porte des théâtres pour avoir la meilleure place.
Ah ! c’était un curieux spectacle quand l’acteur aimé, Paulin Ménier, Alexandre, Dumaine, Christian ou Taillade se promenait devant les queues en attendant l’heure d’entrer en scène, les voyous qui jouaient au bouchon ou à l’anglaise s’écartaient respectueusement et le saluaient d’un : bonjour, M’sieu, grand comme le bras. L’acteur, en homme bien élevé, soulevait légèrement son chapeau ; alors des discussions violentes s’élevaient :
– J’te dis q’c’est moi qu’il a salué !
– Des navets ! c’est pas toi.
– J’te dis que si !
Tout à coup un gamin criait : Pet ! pet ! v’là la rousse ! Alors la bande s’envolait comme une nuée de moineaux pour aller plus loin continuer la partie.
Le gamin de Paris, qu’il ne faut pas confondre avec le voyou, étaient tous deux habitués du boulevard.
Le gamin reste gamin jusqu’à l’âge de douze ans, passé cet âge il devient voyou. Voyez passer sur le boulevard deux enfants de dix à seize ans : le premier est encore petit pour son âge, mais il est déjà fort, leste, hardi ; son visage respire la franchise, les yeux sont ouverts, il regarde en face, avec une nuance de crânerie, les hommes et les choses ; sa tenue est convenable, bien qu’elle sente l’atelier ; son linge blanc annonce les soins protecteurs d’une femme.
Accompagnez d’un sourire ce bambin qui trottine en chantonnant un air nouveau, car cet enfant, c’est un gamin de Paris.
Regardez maintenant le second : il frôle les boutiques comme s’il cherchait un carreau cassé pour les dévaliser ; examinez ce teint impossible à décrire et détournez-vous avec dégoût : cet enfant perdu avant l’âge, c’est le voyou de Paris.
Le gamin de Paris fait des mots.
Le voyou de Paris fait la bourse, la montre et le mouchoir ; le gamin de Paris est accessible à tous les bons sentiments, il est capable d’accomplir les plus belles actions.
Le voyou de Paris possède tous les vices et il est toujours prêt à commettre les plus grandes lâchetés.
Le 23 février 1848, un gamin de Paris voyant un garde municipal qu’on allait fusiller, se jeta dans ses bras et lui sauva la vie en s’écriant : « C’est mon père ! » Le même soir, un voyou de Paris rencontrant, près du Palais-Royal, un soldat blessé qui cherchait une retraite, lui brûla la cervelle avec un pistolet volé chez Lefaucheux.
Revenons au boulevard.
Enfin l’heure de l’ouverture des bureaux sonnait ; un immense brouhaha s’élevait ; les derniers arrivés voulaient passer les premiers ; aussitôt retentissaient des cris formidables : à la queue ! à la queue ! Puis c’étaient les cris des marchands qui voulaient se hâter d’écouler leurs marchandises : – Limonade à la glace, fraîche et bonne ! qui veut boire ! – Demandez le passe-temps de l’entracte ! – Fleurissez-vous, Mesdames, un sou la botte ! – Ma belle valence, mon beau Portugal ! – Sucre d’orge à la guimauve et au réglisse ! – Voulez-vous une place moins chère qu’au bureau ? – Demandez le portrait de Paulin Ménier dans le rôle de Choppard ! – Quarante chansons nouvelles pour un sou !
C’était un vacarme assourdissant. En quelques minutes, hors les marchands, le boulevard était vide, la foule s’était engouffrée dans les théâtres ; on n’entendait plus que le pas cadencé du municipal qui se promenait mélancoliquement et aurait bien voulu s’en aller aussi.
Une fois dans la salle, avant le lever du rideau, les spectateurs se mettaient à leur aise. On ne connaissait guère l’étiquette, surtout aux galeries supérieures, chacun ôtait sa blouse, d’aucuns leurs souliers ; puis si la toile tardait à se lever, c’étaient des cris, des chants à croire qu’on se trouvait dans un asile d’aliénés ou au Jardin-des-Plantes.
– La toile ou mes quat’sous ! – La toile ou j’en fais des faux-cols ! – L’embrassera ! l’embrassera pas ! – Fermez donc vos boîtes, tas de mannequins ! – C’est pas toi qui la feras fermer, eh ! muffe !
Puis tout à coup on entonnait le cantique de Chœur fidèle ou d’Esprit saint, descendez en nous ; d’aucuns lançaient des flèches de papier qui allaient s’enflammer aux lustres ou aux girandoles, d’autres crachaient sur les crânes chauves de l’orchestre ou jetaient des pelures d’oranges. Enfin, les trois : coups traditionnels étaient frappés par le régisseur la toile se levait lentement, pendant que l’orchestre jouait l’ouverture avec force trémolos. Alors un silence solennel s’établissait, le public était tout, à la pièce. Malheur à celui qui aurait interrompu.
Dans les entractes, les titis, toujours affamés, avaient le choix entre Madame Véfour ou la Mère Gras-Double ; toutes deux se tenaient dans le passage des Folies-Dramatiques. Leur spécialité consistait à vendre pour deux sous un morceau de pain dans lequel elles mettaient un morceau de gras-double rôti dans la poêle ; les plus riches allaient jusqu’à trois sous, alors, pour ce prix, ils avaient une saucisse plate. Dans le langage du Boulevard, cela s’appelait un enterrement de première classe.
Derrière les théâtres du Boulevard se trouvait la rue des Fossés-du-Temple, qui commençait place d’Angoulême pour aboutir faubourg du Temple. Vers minuit, cette rue présentait un curieux spectacle : une foule d’hommes, jeunes, vieux, gris, bruns, blonds, battaient la semelle en arpentant les trottoirs ; ils attendaient ces « dames » à la sortie des artistes. Tandis que les amoureux transis se morfondaient, elles sortaient tranquillement par le boulevard. La mère Henri, qui tenait un petit débit de vins à l’angle des rues de la Tour et des Fossés-du-Temple, avait la clientèle artistique des théâtres d’en face. On y rencontrait Lebel, Williams, Hache et beaucoup d’autres, devenus célèbres à différents titres, qui buvaient fraternellement le demi-setier de l’amitié sur le modeste comptoir d’étain ; comme le vin était, servi dans des verres, bombés, les artistes criaient en entrant : Une bombe ! s. v. p.
Lebel, qu’on avait surnommé la Jambe-de-laine, se distinguait dans la consommation des bombes ; il faisait assaut avec Hache ; ce dernier était marchand au Temple. Dans les pièces patriotiques, le soir, il remplissait au Cirque les rôles de tambour major. Son rêve était d’avoir un rôle à force d’intrigues, d’obsessions, il obtint de dire un mot dans une pièce de Laloue ; il devait dire à Napoléon : « Quel échec, mon Empereur ! » La langue lui fourcha, il avait oublié ! Alors, à tout hasard, il s’écria : « Ah ! quelle dèche ! mon Empereur. » L’expression est restée ; et, dans le langage populaire, lorsqu’on veut indiquer une grande pauvreté, elle est employée.
Place d’Angoulême, à la naissance de la rue des Fossés-du-Temple, dans l’ancien hôtel du général Saint-Hilaire, Mme Morin, vers 1825, fonda un restaurant qui portait pour enseigne : Au Capucin du Marais. Il ne tarda pas à devenir célèbre, pas pour sa cuisine, mais pour les fêtes qu’y donnait le grand Chicard.
Toutes les petites actrices des théâtres des boulevards, qui logeaient aux environs, en étaient les danseuses assidues.
L’escalier, qui donnait accès aux salons du premier, était le plus splendide de Paris, dix soldats pouvaient y monter de front sans se gêner ; aujourd’hui, cet hôtel sert de magasin à un marchand de fer.
Les fondateurs de cette salle qui ne datait que du mois de février 1847, furent MM. Ardoin, Bourgoin, Hostein et Alexandre Dumas père. Tous quatre formèrent une Société au capital de quinze cent mille francs.
La salle fut construite en dix mois sur les plans de l’architecte De Dreux.
La pièce d’ouverture fut la Reine Margot. On y joua successivement les œuvres de Dumas ; le Chevalier de Maison-Rouge obtint un immense succès.
Tout Paris a connu un vieillard à longue barbe blanche qu’on rencontrait partout, toujours vêtu d’une longue robe, la taille entourée d’une ceinture de cachemire bleu et coiffé d’un bonnet d’astrakan. On ignorait son nom ; mais, en raison de son costume, on l’appelait le Persan.
Mélomane enragé, il avait une stalle à l’année à l’Opéra, aux Italiens et à l’Opéra-Comique, ce qui ne l’empêchait pas de fréquenter les autres théâtres.
Jamais le Persan n’adressait la parole à qui que ce fût. Quand il s’agissait de payer son abonnement à l’Opéra-Comique, il arrivait à l’ouverture de la saison, et au contrôle déposait sur le bureau un billet de 500 fr. Son abonnement expiré, le contrôleur le prévenait ; sans souffler mot, il se rendait à sa stalle et, la première fois qu’il venait, il donnait à nouveau 500 fr.
Ce Persan énigmatique donna lieu à une scène des plus comiques.
Un soir de Carnaval, Alexandre Dumas avait invité du monde à dîner ; ensuite, lui et ses amis devaient aller finir la soirée au Théâtre-Historique. Gavarni eut la singulière idée de s’habiller comme le Persan ; il s’était fait une tête, comme l’on dit, admirablement grimé, il eût trompé les plus clairvoyants. Comme le Persan, ne parlait jamais ; quand il avait un mot à dire au contrôleur du théâtre, il le lui glissait dans l’oreille : l’illusion était complète.
Gavarni était sur le devant de la loge. Mais voilà que quelques minutes plus tard, le Persan entra et se plaça à côté de lui. Vous croyez que ce fut Gavarni le plus embarrassé ? Erreur, ce fut l’autre. Ils se saluèrent gravement ; les spectateurs de la galerie, du balcon, de l’orchestre, des loges les regardaient absolument intrigués. – Ils sont donc deux Persans ? disait-on.
Les deux Persans s’examinaient comme les deux ours du vaudeville de Scribe, chacun des deux croyant avoir affaire au vrai. Ils ne l’étaient ni l’un, ni l’autre. La même pensée bizarre était venue à Gavarni et à un écrivain très gai alors, aujourd’hui un grave académicien.
Enfin, ils se reconnurent et éclatèrent de rire tous les deux. Les loges firent comme eux et le rire, gagnant de proche en proche, devint général au point d’interrompre le spectacle.
Alors Alexandre Dumas, pour égayer encore la situation, annonça qu’il avait invité le vrai Persan et qu’il l’attendait.
Ce fut à qui des deux sosies courrait au plus vite vers la porte.
Le Théâtre-Historique succomba en 1851 la révolution de 1848 avait tué l’entreprise.
Dans la salle de l’ancien Cirque, on avait installé un théâtre lyrique populaire qui avait végété pendant une année.
Scribe, qui s’intéressait à cette tentative, écrivit au Prince-Président pour lui demander l’autorisation de transférer le Théâtre-Lyrique du Cirque au Théâtre-Historique. Le Président de la République fit appeler Scribe.
– Quel avenir, croyez-vous, lui dit-il, peut avoir un Théâtre-Lyrique dans un quartier essentiellement ouvrier ?
– Un grand, selon moi, répondit Scribe, qui tenait à son idée. Cela moralisera le peuple, qui abandonnera, petit à petit les cafés-concerts, les goguettes, et se familiarisera vite avec la musique des maîtres.
– Je sais bien, ajouta le Président, que le peuple a l’instinct musical ; il est possible que l’opéra-comique réussisse en cet endroit, cependant j’en doute.
– Et pourquoi ? fit Scribe.
– Mon Dieu… parce que, parce que… si je vendais des diamants comme Fontana, je n’irais pas m’établir au milieu des marchands de ferrailles de la rue de Lappe !
L’autorisation sollicitée par Scribe fut néanmoins accordée par le président et le Théâtre-Lyrique ouvrit.
Sa grande époque fut la direction Carvalho.
On y entendit Mme Marie Cabel et M. Meillet dans le Bijou perdu.
M. Montjauze dans Jaguarita.
Mme Borghèse dans les Dragons de Villars.
Mme Ugalde dans Gil-Blas.
Mmes Miolan, Vandenheuvel-Duprez et Ugalde dans les Noces de Figaro.
M. Michot dans la Fée Carabosse.
M. Bataille dans l’Enlèvement au sérail.
Et encore Marie Sass, Balanqué, Junca, Laurent et tant d’autres devenus célèbres.
C’est au Lyrique que, pour la première fois, au bénéfice de Nelly, ou entendit chanter le trio de Guillaume Tell en français par Tamberlick, Duprez et Baroilhet.
Le Prince Président avait eu raison de douter que le Théâtre-Lyrique pût réussir ; car, après douze années d’efforts, de luttes terribles, M. Carvalho dut abandonner sa direction.
Mais cette tentative n’avait pas été vaine pour l’art, car M. Carvalho initia presque deux générations à des beautés musicales que, sans lui, elles n’auraient pas connues, en même temps qu’il révéla des artistes qui ont fait et font encore la gloire de l’école française.
Ouvrirent le 22 janvier 1831, sous la direction d’un homme de lettres nommé Léopold ; plus tard la direction passa aux mains de M. Charles Mouriez, connu comme auteur dramatique sous le pseudonyme de Valory. Le papa Dorlange, comme on l’appelait familièrement, était régisseur général. Il garda ce poste vingt-cinq ans et ne consentit à l’abandonner qu’à la condition qu’il resterait régisseur honoraire, tout comme un notaire !
Le père Mouriez fit une grande fortune aux Folies-Dramatiques ; il avait la science d’attirer le public. La salle était malpropre, infecte, sans air, mal éclairée les banquettes usées jusqu’à la corde étaient rembourrées avec des noyaux de pêches, impossible de s’asseoir dans les stalles ; ajoutez à cela des décors sales, déchirés ; les acteurs habillés avec une parcimonie qui surpassait celle de Billion, de légendaire mémoire, mais la foule venait.
La raison était que ses pièces amusantes, pour la plupart, avaient pour interprètes des artistes tels que Christian, Levavasseur, Calvin, Mmes Julia
Baron, et Adèle qui rivalisait avec Alphonsine.
Quand le père Mouriez avait un insuccès, cela lui arrivait parfois, il tenait bon et jouait quand même la pièce chutée. Plus obstiné que le public, il savait bien que ce dernier avait l’habitude de son théâtre et qu’il viendrait quand même.
Ce curieux et unique directeur n’a pas heureusement fait école ; il est vrai qu’il trouva moyen de s’enrichir, quand d’autres, comme Hostein et Marc Fournier, se ruinèrent pour avoir dirigé différemment.
Le Cirque fut ouvert le 2 mars 1827, sous la direction des frères Franconi.
Ces habiles écuyers étaient originaires de Lyon. On lit dans le Moniteur du 14 avril 1791 : « M. Franconi, citoyen de Lyon, est arrivé avec ses enfants, ses élèves et trente chevaux. Il commencera ses exercices aujourd’hui, 14 de ce mois, à dix heures, dans l’amphithéâtre de M. Astley, rue du Faubourg-du-Temple. »
Astley avait, dès 1780, établi au n° 24, rue du Faubourg-du-Temple, un manège. En 1794, Franconi père succéda à Astley et transféra son spectacle, en 1802, dans le jardin de l’ancien couvent des Capucines ; mais en 1809, il dut revenir au Faubourg.
Dans la nuit du 15 au 16 mars 1826 un incendie détruisit le Cirque-Olympique et ruina les frères Franconi. Chose curieuse, on jouait : l’Incendie de Salins. C’est alors, qu’à force d’instances, ils obtinrent le privilège de faire construire le Cirque du boulevard du Temple.
Le Cirque avait la spécialité des pièces militaires. Toute la période Napoléonienne y passa : Bonaparte à Toulon, l’Histoire d’un Drapeau, etc. Une pièce qui eut un immense succès : Les Cosaques, dut sa vogue à Alexandre, qui jouait le rôle du conscrit Panel, et Paulin Ménier celui du sergent Durivau. On ne reverra de longtemps sur la scène deux types militaires aussi réussis.
Dans le milieu de la pièce, Artus chantait une chanson dont le refrain était :
La salle entière accompagnait l’artiste ; je ne me rappelle pas avoir jamais vu pareil enthousiasme, quand dans le lointain on apercevait flotter le drapeau tricolore, l’enthousiasme devenait du délire.
Qu’est devenue cette littérature ?
Billion était directeur du Cirque ; c’était un directeur unique en son genre, avare à rendre des points à Harpagon, et illettré comme deux ignorantins.
Un soir, il reçut la visite du père Mouriez, son émule en avarice ; tous deux se mirent à causer dans le cabinet directorial, éclairés par une simple bougie ; tout à coup Billion souffla la lumière.
– Que faites-vous donc ? dit le père Mouriez.
– Vous le voyez, dit Billion, j’ai éteint la bougie, nous pouvons bien causer sans voir clair.
Après une demi-heure de conversation, Billion ralluma la bougie pour reconduire son visiteur ; il aperçut le père Mouriez qui se disposait à remettre son pantalon. Billion, stupéfait, lui demanda pourquoi il l’avait ôté.
– Nous pouvions bien causer sans lumière, dit le père Mouriez, je pouvais bien causer sans pantalon ; vous économisez la bougie, moi j’économise mon fond de pantalon !
À avare, avare et demi.
Billion ne comprenait pas la particule ; cela le choquait d’entendre toujours dire M. de Chilly par-ci, M. de Chilly par là. Rencontrant Frédérick-Lemaître arrêté devant les affiches de l’Ambigu, sur lesquelles le nom de M. de Chilly s’étalait en grosses lettres, il lui demanda : Pourquoi donc dit-on M. de Chilly ?
– Frédérick, avec un geste inimitable, lui répondit : On dit bien de la M… !
Le rêve de Billion était de se retirer à la campagne et d’avoir champignon sur rue !
En fait de barbarisme, en voici quelques-uns qui lui étaient familiers : – Comment la belle Cléopâtre a-t-elle pu s’empoisonner avec un as de pique ? – J’ai reçu en cadeau un baril de vin de Latrine à Christi !
Un inconnu lui lisait un drame dans lequel il y avait une histoire d’amoureux ; il arriva à la fin de l’acte qui se terminait par cette phrase : – Ludovico se glissa jusqu’à elle en tapinois. Billion se leva d’un bond et congédia l’auteur en lui disant : Jamais je ne mettrai de tapis noir dans ma pièce !
Étant un jour chez Billion, en attendant la venue du fameux directeur, je m’amusai à regarder les images enluminées, les peintures aux mètres et les statues en plâtre des mouleurs de la rue Basfroi qui ornaient les murs du cabinet ; Billion entra, il était furieux : – Comprenez-vous, me dit-il, que mes vauriens de figurants vont boire chez le marchand de vins à côté, sans retirer les bottes que je leur fournis pour figurer ; quelques-uns même vont se promener en ville avec ; ils vont être bien attrapés, je viens de faire enlever toutes les semelles ! !
Laferrière, amateur éclairé, fréquentait la salle Drouot, les jours de vente des grandes galeries ; il finit par persuader Billion qu’un richissime directeur comme lui devait avoir des tableaux de maîtres dans son cabinet et qu’il devait reléguer au grenier ces affreuses images d’Épinal qui l’ornaient.
Billion se fit bien tirer l’oreille, mais sa vanité l’emporta sur son avarice ; il chargea Laferrière de lui acheter des tableaux. Après bien des recherches, il fit l’acquisition d’une toile splendide, du Dominiquin ; il la fit transporter avec des soins infinis dans le cabinet de Billion, et alla aussitôt lui faire visite, heureusement, car, en arrivant, quelle ne fut pas sa stupéfaction, son indignation, en entendant Billion donner l’ordre à un domestique de rogner un coin de la toile, pour qu’on puisse la caser dans l’angle du cabinet.
– Couper ce chef-d’œuvre, s’écria l’artiste, les cheveux hérissés de stupeur, y pensez-vous, mon cher ?
– Il est trop grand, je ne peux pas faire démolir le mur.
– Mais, c’est du vandalisme.
– Non, il est signé du Dominiquin.
– Vous ne me comprenez pas, ce serait un crime de toucher à ce chef-d’œuvre.
– Bah ! une figure de plus ou de moins !… Laferrière eut toutes les peines du monde à détourner tourner Billion de son barbare projet. Il est donc bien vrai que les artistes ont leurs douleurs posthumes !
Michel Anézo avait écrit un drame : La Tour d’Auvergne ; il le porta à Billion.
– Qu’est-ce que c’est q’ça ? lui dit l’illustre directeur.
– C’est une pièce militaire, répondit l’auteur.
– Vous vous f… ichez de moi, dit Billion, je connais mieux La Tour d’Auvergne que vous ; chaque fois que j’ai besoin d’une grue, c’est là que je vais la chercher !
Billion confondait le théâtre de la Tour-d’Auvergne avec le premier grenadier de France !
Une autre fois Anézo vint lire à Billion une pièce en vers en trois actes, intitulée : les Chansons de Nadaud ; le régisseur dit au directeur :
– Ces messieurs vont lire leur pièce, il faudrait des verres et de l’eau sucrée !
– Des verres, de l’eau sucrée, dit Billion ; jamais pour une pièce en trois actes !
Au second acte, la mise en scène exigeait un lustre avec des bougies allumées. Anézo lut la scène ; tout à coup Billion l’arrêta :
– Coupez-moi ça, dit-il, c’est trop long, ça brûlerait trop de bougies !
C’est Nicolet, le grand Nicolet, célèbre dans les foires de Saint-Germain et Saint-Laurent, qui fonda en 1759 le théâtre de la Gaîté.
Son répertoire n’était composé que de pièces grivoises ; aussi eut-il dès les débuts un grand succès à la Cour et par la ville ; on ne jurait que par Nicolet.
La Gaîté avait son Molière : c’était un acteur nommé Taconnet ; il était inimitable dans les rôles d’ivrogne et de savetier. Il était, disait Préville, si complaisamment comique, qu’il eût été déplacé dans les cordonniers ! Quand il voulait exprimer le suprême degré de son mépris pour quelqu’un, il disait :
– Je te méprise comme un verre d’eau.
L’Opéra, qui voyait d’un œil jaloux la faveur dont jouissait Nicolet et sa rapide fortune, lui fit interdire la parole, c’est-à-dire qu’il dut abandonner les pièces dialoguées pour en revenir à la pantomime et aux danses de corde.
Cette interdiction dura depuis 1769 jusqu’en 1772, date à laquelle la troupe de Nicolet fut appelée à donner quelques représentations devant la Cour, réunie au château de Choisy.
Mme Dubarry fut si charmée de ce spectacle qu’elle fit donner à Nicolet le titre de Théâtre des Grands-Danseurs du Roi.
Nicolet fut le premier directeur qui, en 1777, donna une représentation au bénéfice des malheureux incendiés de la foire Saint-Laurent.
Le Théâtre des Grands-Danseurs du Roi prit, en 1792, le nom de Théâtre de la Gaîté.
En 1795, ce nom fut changé en celui de Théâtre d’Émulation.
En 1798, la veuve de Nicolet lui rendit son nom de Théâtre de la Gaîté.
La féerie du Pied-de-Mouton, première pièce de ce genre, y fut représentée en 1806, on peut dire que tout Paris vint la voir.
En 1808, Bourguignon fit construire une nouvelle salle sur l’emplacement de l’ancienne ; le 21 février 1835, elle fut entièrement brûlée ; neuf mois plus tard elle était reconstruite.
La Gaîté alternait les féeries avec les sombres mélodrames, Bouchardy et Dennery étaient ses fournisseurs attitrés ; le Sonneur de Saint-Paul, les Orphelins du Pont Notre-Dame, la Berline de l’Émigré obtinrent des succès de larmes. Il fallait voir les mouchoirs fonctionner lorsque le traître assassinait la jeune première, ou enlevait les enfants ; les habitués mêmes s’y laissaient prendre : – Oh ! la canaille, criait une voix du paradis, sauve-toi, la petite !
Il arrivait certain soir que la foule attendait le traître à la sortie des artistes pour lui faire un mauvais parti.
Chilly jouait le rôle de Rodin dans le Juif Errant, à l’Ambigu ; après la représentation, plus de deux cents spectateurs l’attendirent et faillirent l’écharper ; il fallut l’intervention des municipaux de service pour l’arracher de leurs mains. Chilly racontait cet épisode avec orgueil ; il avait raison, car aucun acteur ne l’égala dans ce rôle écrasant.
Un soir, dans je ne sais plus au juste quelle pièce, dans la Poudre de Perlimpinpin, je crois, au troisième acte, un officier des gardes annonça aux seigneurs assemblés : – Messieurs ! le roi ; tout aussitôt, un gamin du parterre cria : – Je le marque ! Hilarité générale, qui d’ailleurs ne troubla en rien les acteurs, car ils étaient habitués à ce genre d’interruptions, heureux quand elles n’étaient pas grossières.
La grosse Clarisse Miroy jouait certaine reine de féerie, son énorme poitrine faisait craquer son corset, et ses seins retombaient en cascade au dehors, chaque fois qu’elle faisait un mouvement.
Un enthousiaste de Clarisse disait à Mélingue : – Quelle riche nature, impossible de voir rien de plus beau. – Vous avez raison, dit l’artiste, je ne me rappelle pas avoir rien vu de pareil… depuis ma nourrice.
À un moment donné, Clarisse était en tête à tête avec le jeune premier, qui lui jurait de l’aimer éternellement ; à l’arrivée de son mari, retour d’une campagne guerrière, elle devait s’évanouir et son amant devait l’emporter dans une pièce voisine ; le roi arriva, elle s’évanouit et glissa de son fauteuil sur la scène ; le jeune premier, mince comme un roseau, essaya de la soulever, mais malgré des efforts surhumains, il ne pouvait y parvenir ; les spectateurs riaient à se tordre ; un voyou lui cria : – Va chercher une voiture à bras ! un autre : – Fais-en deux voyages !… Le roi, qui regardait cette scène, ne savait quelle contenance tenir ; pour sauver la situation, il eut une inspiration : – Coupe-la en morceaux ! dit-il au jeune premier. Un tonnerre d’applaudissements éclata, et la pièce continua sans encombre.
C’est peut-être ce soir-là que Billoir puisa l’idée de découper la Le-Manach.
En voilà un que le théâtre n’a pas moralisé !
Les avant-scènes du rez-de-chaussée du théâtre de la Gaité étaient certainement les plus sombres de tous les théâtres de Paris ; il arriva dans l’une d’elles, un certain soir, une aventure qui défraya, pendant longtemps toutes les conversations des salons du high-life.
M. de X… ne savait pas résister aux charmes d’une femme, pourvu que ce ne fût pas la sienne ; il s’était fait dans le demi-monde la réputation d’un très bon garçon, et il vivait largement de cette réputation et sur son capital ; dans son ménage, l’infidélité était à l’ordre du jour et de la nuit.
Mme de X… trouvait chez les hommes des qualités remarquables que son mari lui dissimulait avec un soin pieux ; à supposer qu’il les eût, elle réussissait à faire des infidélités de M. de X… un manteau pour les siennes, et, dans les heures d’épanchements intimes, elle chargeait son époux de toutes les iniquités du ménage. Heureusement qu’il avait bon dos.
Un jour, vers deux heures, M. de X… sortit avec le calme que donnent une âme pure et un bon déjeuner, et alla, par habitude, fumer son cigare, chez Mlle A…, une ingénue, qui ne l’était que les soirs où elle jouait au théâtre de la Porte-Saint-Martin.
Mlle A… habitait, rue de Douai, un entresol, que plusieurs ruines avaient meublé ; il était d’un mauvais goût qui plaisait, comme une juste vengeance ; elle reçut M. de X… du fond d’un excellent divan, où elle se reposait d’un maquillage consciencieux.
– As-tu la loge pour ce soir ? lui demanda-t-elle au bout de quelques minutes consacrées à des cancans ineptes.
– Oui, dit M. de X….
Il chercha dans sa poche et ne la trouva pas.