''Parmi le thym et la rosée'' - Ligaran - E-Book

''Parmi le thym et la rosée'' E-Book

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Extrait : "La maison de mon beau-frère est à main gauche, en montant vers le col di a Vaccia et Zicau ; la bergerie a disposé en face, à main droite, sur le talus, en manière d'avant-postes, ses deux premières maisonnettes. Le gros qui, de la route, ne se voit pas, caché qu'il est par un pli de terrain, compte une dizaine de maisonnettes, qui se sont accrochées, sans trop s'écarter l'une de l'autre, à une pente dont le bas trempe dans le fiummu".

À PROPOS DES ÉDITIONS Ligaran :

Les éditions Ligaran proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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Prologue où l’auteur explique pourquoi il se retira chez les bergers

Colères, ressentiments, rancœurs, trop de choses intolérablement amères, acres, corrosives, j’avais tout cela sur le cœur, tout cela, acides et venins, à éliminer…

Il me fallait une cure de solitude et de silence.

 

Je m’avisai que mon beau-frère possède, à quelque neuf kilomètres d’Augdè – mon village natal – à quelques pas de la bergerie de Chiuonu une fort habitable maison de campagne.

Et je m’en allai chez les bergers.

Première partie
I

Chez, à vrai dire, n’est pas le mot. Mais tout près, seule la largeur de la route nationale N° 194, nous séparant.

La maison de mon beau-frère est à main gauche, en montant vers le col di a Vaccia et Zicau ; la bergerie a disposé juste en face, à main droite, sur le talus, en manière d’avant-postes, ses deux premières maisonnettes. Le gros qui, de la route, ne se voit pas, caché qu’il est par un pli de terrain, compte une dizaine de maisonnettes, qui se sont accrochées, sans trop s’écarter l’une de l’autre, à une pente dont le bas trempe dans le fiummu.

Fiummu, où vous reconnaissez le latin flumen, veut dire fleuve. Nous nommons fleuves nos cours d’eau les plus importants.

Et celui-ci qui est encore près de sa source, mais que grossiront canali et vadini (nos rivières et nos ruisseaux) fait, dans l’hydrographie corse, figure d’assez grand seigneur. Uni à d’autres fleuves qui, comme lui, s’épanchent du versant méridional de l’Incudine, il deviendra en plaine U fiummu (g) rossu, le grand fleuve, qu’on appelle Rizzanesi.

Et ce vocabulaire hyperbolique fera sourire. Notre grand fleuve, on le tiendrait ailleurs pour un fort modeste torrent. Mais, comme on dit, « tout est relatif » ; par rapport à l’Amazone, la Seine est forte peu de chose. On l’appelle fleuve, cependant, comme l’Amazone. Laissez-nous donc donner le nom de fleuves à nos cours d’eau les moins petits ; ils sont à l’échelle de notre Corse qui n’est pas grande…

Pour en revenir à cette pente, disons qu’elle est encombrée de rochers, de gros blocs de granit aux grises incrustations de lichens et qui, tout bien calés qu’ils sont, paraissent en équilibre instable.

On se demande si – comme aux chèvres qui montent ruminer dessus – il ne leur prendra pas fantaisie de se mettre à bondir pour rejoindre le troupeau de rochers qui – cohue désordonnée – se désaltère dans le lit du fleuve.

II

Chiuonu est un « lieu dit », dont l’étymologie saute aux yeux. Chiuonu est l’augmentatif de chiôa où il n’est pas besoin d’être un latiniste très fort pour découvrir le verbe claudere-clausum. Chiôa évoque l’idée de quelque chose de clos, de resserré, d’étranglé. Le mot désigne en effet une sorte de poche où les eaux d’un torrent se précipitent et font gouffre, entre des escarpements très hauts et fort rapprochés. Une gueule d’abîme dont vous diriez que la double mâchoire va se fermer pour vous engloutir…

Il y a précisément en ce lieu dont il justifie le nom, un chiuonu que la route nationale N° 194 franchit par un grand et magnifique pont en beau granit qui – quoique sexagénaire – paraît encore tout neuf. Un de ces « ouvrages d’art » des toutes premières années de la République, aussi belle alors qu’elle l’était sous l’Empire : l’on eût repoussé avec dégoût – en ce temps-là – ces choses qu’on nomme (de mots aussi bas qu’elles) malfaçons, sabotages, pots-de-vin… et qui expliquent que les constructions modernes sont si fragiles…

Pour tout dire, un pont qui n’a rien à craindre des siècles et en recevra cette patine à laquelle les vieilles pierres doivent leur émouvante poésie.

III

La bergerie de Chiuonu est toute neuve. Elle s’est placée là pour être près de la route. On pourrait dire qu’elle en est née. Aussi les habitations – maisonnettes et non cabanes – y sont-elles en pierre de taille, en bonne maçonnerie ; et, une exceptée qui est couverte en planches, elles ont de gaies toitures de tuiles, dont la mousse n’a pas eu le temps, encore qu’aidée du Nord et des longs hivers humides, d’attaquer, de sa lèpre verdâtre, le rouge net et vif.

Heureux bergers, direz-vous, bergers privilégiés. Eh ! non. Car toute médaille a, comme on dit, son revers. Ils sont beaucoup mieux logés que les autres, certes, mais trop loin des meilleurs pâturages qui se trouvent plus haut, tout là-haut, derrière la Punta di Francia et ’a Vignola, dans ce qu’on appelle « l’Altu pianu ».

Là, par exemple, celui qui ne connaîtrait les bergers que par la lecture des pastorales.

– Est-il possible, ferait-il, que les Muses viennent visiter ces…

Cabanes ? huttes ? Il ne trouverait pas de mot pour ces pauvres demeures.

L’éloignement de la route est cause qu’on ne saurait transporter ici qu’à grands frais (et, quoi qu’on en dise, notre berger n’est pas bien riche) la chaux et la tuile.

On bâtit en pierre sèche ; et les toitures sont en copeaux de hêtre qu’on a beau lourdement charger de gros cailloux, chaque hiver, les vents – mistral et tramuntana et grecu – dans leurs ébats cruels (imaginez ce que doivent être, sur ces plateaux, à quinze cents mètres d’altitude, les ébats des vents) les bouleversent quand ils ne les emportent pas…

IV

La petite maison de mon beau-frère, dont j’ai fait ma résidence, est en bonne maçonnerie de granit, un peu trop riche en mica dont les minces incrustations pointillent, à mon gré, d’un peu trop de noir le fond gris des murs. J’eusse aimé un ton moins sévère. Il est vrai que le toit est en tuile et s’embrasant au soleil de juillet, jette l’éclat d’une flamme rouge… Ou plutôt me fait-il, dans cette campagne décharnée où la pierre domine, avec son gris qui répond si peu à l’exaltation de la lumière, l’effet d’une rouge corolle, d’un coquelicot qui aurait miraculeusement poussé là pour la joie de mon cœur et le plaisir de mes yeux.

La maisonnette a un rez-de-chaussée qui sert de fenil et un étage où l’on accède par un massif et rustique perron en pierre de taille.

L’étage a deux pièces que sépare une cloison en brique, qui sont crépies à mortier, qui ont de robustes planchers en châtaignier et dont les deux fenêtres sont garnies (à deux pas de ces demeures de bergers qui n’ont même pas de fenêtres, luxe vraiment inouï !) de vitres et d’espagnolettes.

Si elle en est gardée ou assiégée, on ne saurait le dire, mais la maison est environnée de cerisiers.

Il y en a de tous les âges et de toutes les tailles, depuis ceux qui touchent au ciel à ceux qui sortent à peine de terre. Les entours de la maison leur ont été abandonnés. Et il semble bien que mon beau-frère leur a dit, comme dans l’Écriture : « Croissez et multipliez ! » Ce qu’ils font avec une fécondité à vous émerveiller et ravir. Partout les grosses racines des aïeuls et des pères se tordent, s’entrecroisent toutes hérissées – serrés et drus comme cheveux – d’innombrables rejetons. Car ces arbres-là engendrent et prolifèrent par le pied…

Il en est deux – patriarches et géants – dont on ne trouverait pas les pareils à dix lieues à la ronde. Chacun s’est planté devant une des deux fenêtres et s’est mis à pousser, et s’est mis à monter, et s’est mis à grossir. Si bien que les troncs – droits et à peine bossués et tout lamés de cuivre – sont plus hauts que la maison et arrondissent par-dessus, un épais feuillage d’où tombe un lac d’ombre avec des nappes de fraîcheur.

Il paraît que, de mémoire d’homme, on ne les a vus aussi chargés que cette année.

J’ai l’extrême fatuité de ne pas rejeter comme absurde la supposition que je puisse être pour quelque chose dans cette abondance inusitée. Pour la première fois que ces lieux solitaires reçoivent un hôte singulier qui porte Virgile dans sa poche (je n’ai pris qu’un livre, mais je l’ai toujours sur moi et c’est « Les Bucoliques ») pour cette première fois (me plaît-il de croire) Pomone dont il n’est pas invraisemblable qu’elle ait trouvé refuge dans la hêtraie voisine – sub tegmine fagi – Pomone a fait magnifiquement les choses. Sans doute lui avait-on révélé que la cerise est mon fruit de prédilection.

Sans être aussi sot que cet Ésaü qui vendit pour un plat de lentilles son droit d’aînesse, j’avoue que je n’eusse pas su disputer le mien à qui m’en eût offert une corbeille de belles cerises.

Belles comme ces divines petites boules gorgées de délices qui pendent là-haut, à vingt pieds au-dessus de moi, – que mon appétit, ma soif, ma fringale n’atteignent que trop, mais non ma main…

Ah ! espiègle et cruelle Pomone, pourquoi me les as-tu mises si haut ?

Ces cerisiers sont quasiment inaccessibles ; le moins qu’on puisse dire, c’est que l’escalade en est des plus ardues. Et personne qui s’y risquât…

J’endurai dans toute son horreur le supplice de Tantale, jusqu’au jour (ô jour trois et quatre fois heureux !) où un affreux et délicieux personnage, évadé d’un conte de fées…

C’était un tout petit bout d’homme, tout velu, tout noir, tout sec, dont les gros sourcils et le poil hérissé vous eussent laissé quelque inquiétude, si son bon regard n’eût été là pour vous rassurer. Gnome, lutin…

Je le savais grand pêcheur et qu’il cheminait au bord des précipices, sûr de son pas, aussi infaillible qu’un somnambule, et qu’il sautait d’un rocher à l’autre, par-dessus les gouffres, d’une brusque détente de ses ressorts, comme une puce ou un criquet.

Car pêcher en nos torrents, n’est pas nonchalante distraction de rêveur ou de doux maniaque, mais merveille d’audace, d’adresse, d’agilité, de promptitude. L’esprit, l’œil, le muscle, le pied, la main, tout est en jeu, toujours requis et toujours prêt. Que l’un manque à l’appel, et c’est l’accident qui serait mortel s’il n’y avait pour le pêcheur, comme pour l’ivrogne, un saint – St-André, sans doute – secourable et vigilant…

Voilà donc notre bonhomme qui, de ses bras courts, accole le tronc géant, de ses genoux noueux, l’étreint. Et, par détentes successives… Ah ! merveille ! il est déjà là-haut. L’araignée, le long de son fil, ne grimpe pas plus vite. Et d’aller d’une branche à l’autre, aussi à l’aise dans l’immense ramure que les oiseaux qu’il en a délogés, épouvantail non seulement vivant, mais agile, sautillant, aérien comme eux. La menue poignée d’os et de poil qu’il est fait à peine ployer les plus frêles branches.

Et cet homme est presque septuagénaire ! Incroyable élasticité du vieux paysan corse, nourri de rien !…

Cette corbeille pleine de rubis, qu’il laisse descendre au bout d’une corde dont il tient l’autre bout… Exquise curée où nous nous précipitons… Régal…

V

Sommairement vêtu d’un pantalon et d’une flanelle sans manches – tête nue, bras nus, gorge nue – je prends dans le jour nouveau qui, comme moi, s’est levé à peine, ma douche d’air frappé. Et c’est d’air frappé que, d’une bouche avide et mes poumons gonflés, je me désaltère.

Ah ! le divin instant ! Indicible volupté de la chair toute trempée et pénétrée – et rajeunie – par cet élixir, cette Jouvence qu’est l’atmosphère d’un matin d’été à mille mètres d’altitude.

Mais la fête n’est pas toute pour la chair. Voilà mes yeux qui en sont aussi.

Je suis face au sud. À ma droite, à ma gauche, les montagnes proches se sont écartées. Rien de plus curieux que ce mouvement général de fuite où la solidification les a surprises – et à jamais fixées.

À ma gauche, celles qui fuyaient vers le Nord-Est, vous diriez les croupes étiques de lévriers efflanqués.

À ma droite, Poghiu’(g) rossu qui fuyait vers le Nord-Ouest, porte derrière soi, accrochée à son derrière, à son énorme sacrum de granit, une traîne à six plis, grisâtre, tout élimée sur laquelle des bruyères encore naines et, çà et là, quelques fougères, ne dissimulent que fort mal les ravages qu’y fit un incendie récent.

Tout le bas en trempe dans le fiummu qui, épuisé par ses fureurs d’enfant sauvage, enchaîné à un lit trop dur, repose sous l’entassement des non moins durs coussins de vingt tonnes. Vous le diriez tari si vous ne deviniez – à certain vif miroitement – de l’eau courante qui frétille. Il n’est que maigri, – mais invraisemblablement. Et sa plainte enrouée, sa longue voix monotone est si faible, qu’elle vous paraît venir de très loin.

La retraite des montagnes nous a ouvert une large et profonde perspective. La vue porte jusqu’à la mer qui, à dix lieues, plus pâle encore que le ciel, s’en distingue à peine. Et, sur la mer, cette ombre horizontale, c’est la Sardaigne.

L’adorable vallée ! Au premier plan, sur cette rive-ci du torrent et plus encore sur l’autre, des jardins, des prés en terrasses, des châtaigniers jeunes aux belles frondaisons bien arrondies qui font, par terre, de petits lacs d’ombre. Un peu plus loin, une ravissante petite plaine, de frais fauchée, mais que déjà verdissent les regains. Tendres verdures, blondeurs de prairies coupées, de pâturages où l’herbe sèche, – elles se juxtaposent ou se mêlent. Et c’est exquis. Et mon regard s’y complaît, ne s’en écarte que pour y revenir, s’y promène, s’y roule, y batifole avec la volupté puérile d’un agneau lâché dans l’herbe jeune.

S’en échappe-t-il un instant ? Il file, par-dessus des promontoires successifs qui s’en vont tous tomber, en nobles courbes, vers la puissante chaîne (crête nue, âpre flanc de bronze, par endroits, hérissés de pins) qui forme le côté droit du paysage.

Ce n’est, je le sais, qu’un effet d’optique et l’orographie du pays m’est trop connue pour que mon œil m’abuse.

Mais vraiment, l’on dirait que Pinziu d’acegdi s’est mis en travers de la vallée, comme pour raccorder, de son arc majestueux, le plus reculé des promontoires à cette chaîne-là. Il s’offre comme pont et c’est, j’en conviens, un magnifique pont. Mais qui lui pardonnerait de n’être pas ouvert, comme tous les ponts ? Il a beau faire la roue, vous donner à admirer son dos qui, sous la plus riche housse de sombres verdures, dessine un demi-cercle presque parfait, – vous lui tenez rigueur de trop de choses qu’il cache. Et ce vous est satisfaction de voir le flanc qu’il vous montre tout raviné, labouré de cicatrices pelées, – comme si – pour s’être trop mis en évidence, se pavaner en grand fat de mont qu’il est, il s’était fait flageller cruellement.

À sa gauche, réduite à un plan vertical, une chaîne – tendue comme un rideau – ferme l’horizon que la mer borde d’un lavis imperceptiblement bleuté ; à sa droite, Zirau darde deux cornes dont la moins éloignée de moi, qui est taillée en pyramide, porte à sa pointe un feu vermeil : premier reflet de l’aurore qui, elle, ne m’apparaîtra que dans un instant.

Sous ce ciel sans couleur, où s’annonce à peine l’azur à venir, mais toute limpidité, c’est merveille comme les lignes précisent et s’accusent les contours, les arêtes, les reliefs. Quel modelé !

Et les teintes qui ont un velouté de pétales – il y a des violets, il y a des bleus, il y a des mauves, il y a des lilas – ces teintes… l’œil ravi passe de l’une à l’autre par des transitions si suaves qu’il ne se sent pas passer de l’une à l’autre…

VI

Nous voici face au Nord où vont se rencontrer – dessinant un accent circonflexe – ces montagnes qui semblent fuir.

Je me les nomme. À ma droite : Agdarata A’juanna, Preghia, Ariola et l’énorme Punta di Francia et A’Vignola ; à ma gauche, venant du col de A Vaccia, Poghiu’(g) rossu, Menta et la sombre, la sévère Sistaghia…

De la route nationale qui en contourne la base – lâche et sinueux lacet négligent – jusqu’aux crêtes qui – à droite – sont d’étiques échines, toutes en saillantes vertèbres, – à gauche, des ondulations de plus en plus amples et hautes, s’étend la zone des pâturages.

Mot évocateur de tendres verdures, incessamment rajeunies… Vous songez à de rondes cimes herbues, à des pentes gazonnées où s’éjouit – panse rebondie, gambadant et pétant et bousant – un bétail heureux d’être rassasié. Normandie, Vosges, Aubrac, gras pâtis…

Eh ! non, c’est en Corse que nous sommes. Il y a bien deux mois qu’il n’est tombé une goutte de pluie sur ces montagnes sèches ; il n’en tombera goutte avant la ruttura di u tempu – expression d’un parfait bonheur pour désigner la brusque et fracassante « cassure » météorologique qui, vers la fin de septembre, fait choir sur nos terres brûlées ces orages diluviens dont elles restent plus décharnées que désaltérées…

De la verdure, oui… mais, purement somptuaire, le vert si agréable aux yeux de ces fougères qu’aucune bête ne mange. Parure, non pâture…

Drues et hautes et lustrées, elles drapent de leur moire splendide et stérile, la base des montagnes dont elles semblent vouloir faire l’ascension. Et, tant qu’elles trouvent la bonne terre grasse qu’il leur faut – elles n’habillent bien que bien nourries – leur étoffe reste aussi riche et chatoyante…

Mais, peu à peu, vous la voyez s’amincir, se ternir, se déchirer, s’effranger… et enfin, se résoudre en lambeaux épars qui font l’effet, sur le roc apparu, de légères touches au crayon vert.

Mais le roc ne souffre pas longtemps ces haillons-là sur ses épaules qui, nues, sont plus belles…

Et, libéré, rendu à cette nudité – que l’inévitable maillot de lichen sépare seul de son absolu – il se livre à toutes sortes de « démonstrations », d’essais et de fantaisies, se fait ici rempart inaccessible, forteresse des temps abolis avec des tours et des créneaux, là précipice effrayant, ailleurs, entassement de monstres informes où se découvre parfois, comme s’il lui venait des lueurs d’intelligence, quelque ébauche curieusement animale, voire humaine, et brode, pour la calotte de soie bleue du ciel, ces festons, ces franges de pierre que sont les crêtes…

Mais le pâturage, direz-vous, où est le pâturage ?

Eh ! bien, mais c’est tout cela, le pâturage… Le type même du pâturage corse de montagne où ce qu’on voit le moins c’est justement l’herbe.

La preuve que c’en est un… tenez… voici trois bergeries et des plus importantes : le long de la route nationale, U Fozzanincu, plus haut U Niegdu et, sur cette rive-ci du fiummu, notre Chiuonu.

Et ceci encore qui distingue les territoires dévolus au berger : pas de macchia et pas d’arbres.

La hêtraie n’ose, dirait-on, franchir – comme si elle la reconnaissait pour limite – la crête qui, de la Vaccia à Sistaghia, nous sépare de ce versant zicavais qu’elle emplit de ses « formations » compactes. À peine envoie-t-elle quelques éclaireurs reconnaître le bastion de Menta, pose à partir de là un rideau de sentinelles aussi appliquées qu’il se peut à éviter les incidents de frontière et il ne s’est produit de violation assez sérieuse qu’au pied de Sistaghia où une forte avant-garde, enfreignant l’évidente consigne, occupe le ravin de Valdu bughiu, – le bois obscur…

Pas de macchia et pas d’arbres… Et de l’herbe, mon Dieu ! – m’assure-t-on – autant qu’il peut y en avoir dans notre pauvre Corse que le bon Dieu n’a jamais gâtée…

Il y en a sous la fougère, où elle se maintient fraîche, il y en a entre les rochers. Et remarquez que tout le terrain, que la fougère ou le rocher ne couvrent pas, vous a un blondeur brunissant de pain grillé… C’est encore de l’herbe, séchée, il est vrai, par le soleil, mais dont nos petites brebis corses se contentent.

Ah ! bonnes petites brebis corses… je veux bien croire ce qu’on me dit de vous et que vous trouvez ici le peu qu’il vous faut… Mais un doute me serre le cœur. Mangez-vous toujours à votre faim ?

VII
Da la piaghia a la muntagna
Da la muntagna a la piaghia

La vie de notre berger est soumise à cet annuel balancement.

Chaque année « a piaghia » l’envoie à la montagne qui le lui retourne.

C’est comme un jeu de tennis qui ne comporterait que deux coups de raquette par an.

Mais l’un des partenaires, maigre, nourri d’air vif et d’eau pure (ai-je besoin de vous le nommer ?) pousse sa balle en trois fois moins de temps que l’autre.

Ce langage figuré s’entend très bien. Le berger est un homme « di a piaghia », « un piaghiincu » qui prend ses « quartiers d’été » à la montagne.

« A piaghia » est le théâtre de son dur labeur ; c’est d’elle qu’il tire toutes ses ressources ; son séjour à la montagne n’est qu’une période de repos bien gagné, de détente, de mol abandon – où il se retrempe.

« In piaghia », il est chez lui ; à la montagne, il n’est qu’un hôte de passage.

« In piaghia », il besogne et sue ; il récolte aussi et engrange et fait son petit magot – qui n’est pas aussi petit qu’il vous l’atteste de sa voix trop souvent pleurarde, ni si gros qu’on se l’imagine.

Mais voici l’été. Il est fourbu ; il tire une langue aride et racornie ; il est jaune comme un citron ; il a une rate grosse comme çà… Alors il part pour la montagne.

Oui, madame, comme vous… Il fait sa cure d’altitude, comme vous… Et l’eau de la « Marinasca » ou d’i Tarminegdi vous décrassant un rein mieux que Vittel, on pourra dire, comme de vous, qu’il est « aux eaux ».

Et je vous assure qu’il en a autrement besoin que vous…

À ceux de nos lecteurs qui ne sont pas Corses, une explication est due.

Qu’est donc cette « piaghia » qui nourrit le berger mais qui l’empoisonne ; cette Médée, dont les troubles tendresses ne manqueraient pas de le tuer, s’il ne lui échappait trois mois par an ?

« Piaghia » n’est autre que le mot italien « spiaggia », – in panni cor si – vêtu à la Corse.

C’est à la langue de Dante et du Tasse que nous avons pris la plupart de nos mots ; mais pour les remodeler selon notre génie propre.

Le mot italien – grand faiseur d’embarras – est à la fois trop volumineux et trop sonore pour la nerveuse bouche corse. Il en sort quelque peu comprimé et durci, déformé – dira-t-on – et, peut-être, moins beau, mais ayant gagné en trempe et en ressort le panache qu’il a perdu.

Beaucoup de Corses, trop francisés, qui se privent du plaisir de piquer une fleur du terroir corse sur la belle étoffe du discours français, traduisent « a piaghia » par « la plaine ».

Or ce que nous appelons « a piaghia », c’est proprement notre région littorale, celle qui touche à la mer ou n’en est pas loin. Encore que de faible altitude, elle n’est guère moins inégale que le reste de notre terre trop convulsée, hérissée à jamais, – dans son horreur (dirait-on) du plan horizontal.

Hauteurs couronnées de rochers, lits abrupts où des torrents d’un jour roulent plus de galets qu’ils n’y laissent d’eau, crêtes précises, échines étiques… Le joli vallon s’y voit bien et le coteau au modelé adorable. Mais rare, extrêmement rare y est la plaine. Et pas plus grande qu’un mouchoir de poche.

Je traduirais plutôt par « plage » qui évoque bien la présence ou le voisinage de la mer. Mais ce mot implique toujours l’idée de plates étendues… qui n’est pas dans la nôtre.

Concluons que « piaghia » n’a pas d’équivalent français. Ne le traduisons pas. Laissez-moi dire : « a piaghia ». J’avoue que cela me plaît…

« Muntanà » et « impiaghià », ce sont les deux grands évènements périodiques de la vie du berger.

L’été qui vient provoque le premier ; l’été qui s’en va, le second. Depuis qu’il y a des bergers en Corse – et sans doute n’est-ce pas d’hier – il en est ainsi.

Escarpolette du berger, suspendue à l’ardent moyeu du soleil !…

Ne vous imaginez pas que le jeu l’amuse.

Comment voulez-vous que ce lui soit plaisir de quitter sa demeure, sa métairie, ses horizons, le cadre ordinaire, toujours aimé – ne fût-il guère aimable – de ses travaux, de ses joies, de ses peines ; d’emballer, de serrer sur un véhicule robuste mais si lent et sans discrétion, qui les livre à toutes les curiosités et à toute la poussière de la grand-route, son linge et ses hardes et ses ustensiles, tout le côté intime et qu’on souffre de laisser apparaître, d’une vie humble ; de pousser devant soi, deux jours durant, deux jours mortellement longs, sous un soleil qui le rôtit et le liquéfie, dans la brûlante, l’étouffante poussière qu’il ne soulève que pour en recevoir sur soi toute l’impalpable pluie, de pauvres bêtes harassées, haletantes, hagardes ?

Plaisir ! ah ! non… mais nécessité cruelle.

– Savez-vous, « a massiù »… m’a dit ce vieux berger, ce qu’est l’été « in piaghia » ?

L’enfer, « ô massiù ». Tous les supplices imaginables. Le supplice du feu, du froid, de la soif, de la faim, de l’insomnie et celui d’être livré aux plus cruelles des bêtes.

La terre fume, l’air bout et vous êtes à frire, là-dedans… Et le vent que vous implorez, au lieu de vous rafraîchir – quand il vient – vous jette sur la figure les flammes invisibles – mais qu’elles brûlent ! – de l’incendie du monde.

Alors la fièvre vient qui vous met dans les moelles un froid si intense que vous en grelottez de toutes vos dents, de tous vos os, de toute votre chair de poule, – la carcasse vibrante, claquant et cliquetant comme, secoué, un sac de noix.

La faim, qui vous tient aux entrailles, s’accompagne du dégoût de toutes choses. La faim sans l’appétit, « ô massiù », imaginez ce que ça peut être. On vous apporterait ce qu’il y a de plus délectable au monde, vous en auriez la nausée et finiriez – comme nous – par déjeuner d’un piment et dîner d’une tomate crue.

Que dirai-je de cette soif qui nous cuit les lèvres et nous met la gorge en feu – et nous remplit les oreilles (ô dérision !) d’un bruit clair de fraîches fontaines ?

En fait de fraîches fontaines, ce que « a piaghia » nous offre, c’est quelque rare source limoneuse et fétide où – parmi les grenouilles, les sangsues et les larves de moustiques – croupit, se corrompt une eau… atchi !… (il fait la grimace du malade qui vient de prendre un vomitif) je ne sais quoi de trouble, d’huileux où remuent et se tortillent (comme des pattes de poulpe) des filaments dont on se demande avec inquiétude ce qu’ils sont : bêtes dangereuses, peut-être, germes de maladies mortelles…

Et nous buvons (il le faut bien) nous engloutissons en fermant les yeux, cette… mon Dieu, disons cette eau, mais qui ressemble à l’eau vive de notre montagne comme la lie au vin clair, comme le bourbier à la source bouillonnante.

Ça vous laisse dans la bouche un goût de vase et de pourri, ça vous reste sur l’estomac, des heures…

Encore, si ça désaltérait !… Mais vous n’avez pas plus tôt bu – longuement, à la façon des bœufs : glou, glou, glou – que la soif vous reprend… Elle ne vous avait pas quitté.

Et je ne vous ai pas encore dit le pire. Le pire, c’est la nuit…

Vous retourner dans votre grabat trempé de sueur ; et, abruti de sommeil, « impastatu a sonnu » ne pas réussir à fermer l’œil,… vos pauvres paupières dont on vous cautérise les bords au fer rouge…

Et, dans l’obscurité, s’escrimer contre les moustiques. Zin ! Zin ! Zin ! Haïssable et féroce musique où se devine – vous est-il arrivé de la subir ? – le rire en coup de lime du tortionnaire ravi de faire souffrir…

Jouant de son aigre fifre, l’horrible bestiole tournoie autour de vous. Vous ne la voyez pas, mais elle vous voit. Elle vous a visé ! Œil, lèvre ou joue, elle sait où elle vous piquera.

Votre bras sur la figure… mais, comme masque, c’est ridiculement insuffisant. Zin ! Zin ! Votre drap par-dessus la tête, – et voilà que vous êtes sous la toile comme le Christ du dimanche de la Passion. Mais bientôt la musique, ce sacré petit air de fifre à vos oreilles et deux, trois, dix aiguilles dans votre peau. Alors, exaspéré, fou de rage et de douleur, vous rejetez le drap devenu tente à moustiques – et de lancer dans le noir vos deux poings et de vous donner de ces gifles… Pan ! Sur votre front, sous votre main qui s’y est appliquée avec un claquement terrible, vous sentez quelque chose de gluant. Un d’écrasé ! et c’est votre tour de rire. Mais pas pour longtemps. Car ces bêtes-là sont bien Corses : elles vengent leurs morts. Toute la race fond sur vous. Zin ! Zin ! En quel état elles vous auront mis, votre visage le dira demain…

Eh ! bien, voyez-vous « o massiu », conclut le vieux berger, s’il ne s’agissait que de nous, de notre chienne de peau faite pour souffrir, nous supporterions tout cela.

Mais nos bêtes ! Non les grandes, à la vérité, bœufs et vaches qui supportent gaillardement les canicules et peuvent boire à même le bourbier. Nous les laissons « in piaghia ». Les échaliers ouverts, elles passent d’un enclos à l’autre et trouvent toujours, dans les fonds qui se conservent humides, assez d’herbe pour ne pas mourir.

Nos chèvres aussi, à la rigueur, s’en tireraient, quoique plutôt mal. S’il est grandement profitable de les mener à la montagne (car, allez, la montagne, l’été, « ne dit mal de personne ») s’il y a utilité, il n’y a pas, du moins, nécessité.

Mais nos brebis, « o massiù » ! « I nosci picuregdi ». Ces chères, braves petites bêtes qui ne savent pas se plaindre, mais n’en sont que plus délicates et sensibles. Un été « in piaghia » leur est mortel… Comment je le sais ? Eh ! mon Dieu ! l’expérience a été faite. Elle fut si cruelle que personne n’est plus tenté de la refaire.

Le curieux, c’est que les bêtes qui y furent soumises traversèrent l’été sans dommage apparent. Mais, la mauvaise saison venue, elles périrent presque toutes. On se demandait pourquoi elles mouraient. C’était pourtant bien simple : il suffisait de regarder celles – si sémillantes – qui avaient eu leur cure de montagne…

Voyez-vous, il y a des siècles et des siècles qu’elles y sont habituées. Elles ne peuvent plus s’en passer. Il leur faut les herbes dépuratives humectées de rosée matinale, l’air fin, les claires et fraîches eaux…

Et c’est pour elles, « o massiu », que, chaque année, nous montons nous livrer à la cruelle bête aux ongles crochus et acérés qui se repaît de nos entrailles… qu’elle arrache…

Il s’aperçoit que je n’ai pas compris et, à l’interrogation qu’il lit dans mon regard :

– L’adjudicataire, « ô massiu ».

VIII

– Toujours vos références littéraires ! Laissez donc tranquilles, je vous prie, dans leur rayon de bibliothèque, Mistral et Daudet.

Ils nous donnèrent, c’est entendu, de ces troupeaux qu’on mène à la montagne comme les nôtres et qu’on en ramène, des descriptions justement devenues classiques. Mais…

Et laissez-moi tranquille avec votre Jean Giono – encore qu’il ait rajeuni le sujet et que, dans sa prose lourde et fuligineuse, jaillissent à tout moment des traits d’une poésie vraiment neuve…

Nous sommes en Corse, non en Provence et nos troupeaux sont à ceux de Crau, ce qu’est le maigre torrent que j’ai sous les yeux, au vaste Rhône.

Rien de comparable chez nous à ces milliers de bêtes qu’un seul mas envoie à l’Alpe herbue ou reçoit d’une Alpe surprise par la neige, à ces multitudes ovines d’un seul tenant et d’un seul maître, à ces marées montantes ou descendantes de toisons, de cornes et de bêlements qui ont, pour embruns, la poussière soulevée et que canalisent, sur une route aride, aidés de gros chiens sans aménité mais tout à leur consigne, des pâtres mal accoutrés, Neptunes dépenaillés et déchus qui brandissent, au lieu du trident, leur gros bâton ferré d’alpinistes.

Parlons comme Tityre et disons en ce langage figuré dont les simples comparaisons – aussi naturellement venues que, de sa source, une eau limpide, – donnent tant de fraîcheur aux églogues virgiliennes :

– Autant le hêtre dont la tête touche au ciel, sur le genévrier rampant ; autant le sombre sommet de Sistaghia sur le gracieux coteau que verdit le pampre des vignes, – autant le mas orgueilleux l’emporte sur l’humble cabane et l’immense troupeau de Crau sur la cheminante grappe de bêtes menues que notre berger pousse devant lui.

Notre berger n’a pas les moyens, au prix où sont brebis et chèvres, d’en acheter beaucoup, – ni de construire de grands bâtiments, ni de se payer des pâtres de profession aux gages désastreux.

Son troupeau, l’exploitation de son troupeau, – sa femme et lui sont seuls à s’en occuper, aidés, il est vrai, des vieux parents (si vieux soient-ils) et des enfants (fussent-ils bien jeunes).

Toute la famille s’y met et s’évertue et peine, mais rien qu’elle.

Aussi un troupeau passe-t-il pour grand qui compte cent brebis et cinquante chèvres.

IX

Et c’est par un matin de juin – à une heure où le jour dégage à peine sa tête pâle (qui, tout à l’heure, par degrés, se fera rose et pourpre et fulgurante) du gris filet trempé de rosée et lesté de balles d’or où la nuit l’emprisonne.

La démarcation n’est pas encore tracée de la mer et du ciel.

Il y a, au fond de la vallée largement ouverte, un grand fleuve de brumes qui porte à la mer ses molles ondes cotonneuses. Çà et là, une pointe de peuplier en émerge comme le mât d’une nef sombrée.

Quand le soleil, la travaillant de ses longues aiguilles d’or, aura réduit cette ouate en buée diaphane et puis en lumineuse écume, la vallée rira de toutes ses verdures : celle des vignes, claire et tendre, qui s’avive du bleu chimique des sulfates, celle des blés mûrissants qui tourne à la blondeur des chevelures nordiques, et celle qui renaît sous l’or des prairies fauchées.

Et la macchia aussi rira – qui n’y est guère portée, robe sévère d’une des plus tragiques terres qui soient au monde. Elle rira des mille fleurs épanouies dont elle se constelle, fleurs blanches, fleurs roses de ces cistes qui, à l’altitude où nous sommes, en forment presque seuls l’épais et spongieux tissu.

Et de la fête sera aussi la mer, unie et d’un blanc éblouissant, nappe d’on ne sait quel lait miraculeux.

Et il y aura une demi-heure divine sous le jeune soleil : avènement ineffable du Néron incendiaire qui, tout à l’heure, mettant le feu à son empire, embrasera les glèbes et le ciel…

… et la route poudreuse où se traînera le troupeau…