Pavé de Paris - Ligaran - E-Book

Pavé de Paris E-Book

Ligaran

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Extrait : "Pour voir des peuplades barbares, des tribus farouches, il n'est pas besoin de traverser les mers ; il y a des hordes de sauvages à nos portes. Paris a ses Peaux-Rouges ; la Seine a ses Hurons ! Et de même que les farouches sauvages qui vivent de leurs excursions sur les terres du Mexique, les Peaux-Rouges parisiens se livrent à des razzias souvent sanglantes sur les districts des Visages-Blancs parisiens..."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de qualité de grands livres de la littérature classique mais également des livres rares en partenariat avec la BNF. Beaucoup de soins sont apportés à ces versions ebook pour éviter les fautes que l'on trouve trop souvent dans des versions numériques de ces textes.

LIGARAN propose des grands classiques dans les domaines suivants :

• Livres rares
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Veröffentlichungsjahr: 2015

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IL’homme-wagon

Pour voir des peuplades barbares, des tribus farouches, il n’est pas besoin de traverser les mers ; il y a des hordes de sauvages à nos portes. Paris a ses Peaux-Rouges ; la Seine a ses Hurons !

Et de même que les farouches sauvages qui vivent de leurs excursions sur les terres du Mexique, les Peaux-Rouges parisiens se livrent à des razzias souvent sanglantes sur les districts des Visages-Blancs parisiens, qu’ils dépouillent par ruse ou par force ; ils attaquent les caravanes qui, revenant des villages voisins, traversent les savanes de la plaine Saint-Denis, les défilés des Saint-Chaumont.

Au cœur même de Paris, ils pillent les promeneurs, avec une adresse inouïe. Et imitant ces bandes de Comanches du Brésil qui ont l’audace de se ruer contre des haciendas situées à quelques pas des forts, ils osent pénétrer dans nos villas d’Asnières placées pourtant sous les canons des remparts et ils les mettent à sac.

Ces tribus barbares qui campent à nos portes ont eu des historiens : leurs mœurs ont été décrites ; mais il est, dans les contrées qu’ils habitent, des coins qui sont restés inexplorés. Nous avons découvert des pistes nouvelles, visité des wigwams inconnus, exhibé des types inédits. Ce sont là les sujets de nos études, – nous avons rencontré dans nos voyages des espèces d’hommes taillés à la façon de Bas-de-Cuir, des pionniers que Cooper ne renierait pas.

Vivant hardiment au milieu des nomades, ces hommes exercent des industries bizarres et mènent une existence pittoresque. Sans avoir les vices de ceux qui les entourent, ils ont adopté leurs mœurs et leurs coutumes et ils offrent des côtés saisissants que nous tâcherons de mettre en relief, en rappelant que, tout aussi piquante que celle des bandits célèbres, leur vie offre l’intérêt particulier que l’on accorde aux honnêtes gens.

Non loin du railway de ceinture, au pied des buttes Montmartre, dans un terrain vague l’on aperçoit un objet qui ressemble à un wagon que l’on dirait échoué au milieu des terres, épave de quelque accident de chemin de fer.

C’est bien un wagon, un wagon, peste, habité par un personnage original, Simon Jésus (le sobriquet lui vient de son profil qui rappelle celui du Christ). C’est peut-être le seul Parisien qui ait réalisé le problème d’être bien logé sans payer de terme.

Avant la scène, le décor ; avant l’escargot, sa coquille ; avant l’homme, sa maison ; maison bizarre qui annonce ce que doit être l’habitant.

Simon a acheté son wagon à la Compagnie de l’Ouest ; il l’a conduit dans un terrain libre, avec permission des autorités auxquelles il a exhibé des papiers réguliers et prouvé, qu’ayant un métier et des capitaux, il n’était pas un vagabond. Il a exhaussé sa demeure d’un étage : il en a caché les roues par un carré de planches clouées au marche-pied ; entre les roues il a creusé des trous pour recevoir bouteilles et barils ; et il a eu ainsi cave, corps de logis et grenier.

Au grenier, sa marchandise et ses outils.

Le corps de logis se compose d’une banquette, sur laquelle une natte est étendue ; à la tête une couverture est pliée en quatre ; un coussin de varech est l’oreiller. Du plafond tombe un rideau de serge verte qui voile ce lit de camp et limite la chambre à coucher.

Un mètre carré, partant du rideau et s’arrêtant à une seconde banquette, forme l’atelier ou Simon travaille.

Enfin une tenture de soie sépare de ces deux pièces le reste du wagon qui compose le salon ; un salon somptueux, orné d’un grand tapis et garni de glaces comme certaine salle de Versailles. Simon a ramassé tous les éclats de miroirs qu’il a pu se procurer et les a collés sur les cloisons les uns près des autres ; les trois faces du salon ne forment qu’un immense miroir mosaïque d’un effet saisissant ; car chaque fragment renvoie une image et l’on se voit reproduit en diverses grandeurs, cinq ou six cents fois.

Un service à thé en magnifique porcelaine est posé à terre. Les différentes pièces en sont raccommodées avec une pâte très solide et proviennent de débris reconstitués.

Çà et là, sur des étagères, sont étalées des curiosités de toutes sortes ; papillons inconnus, coquillages introuvables, armes du Nouveau-Monde et enfin un tableau qui est tout simplement un superbe Prud’hon que jamais Simon n’a voulu vendre.

Il paraît qu’il lui rappelle une aventure, une liaison, dont il n’a jamais livré le secret.

Simon reçoit au salon ses visiteurs et leur sert le café ou le thé. Il n’a pas de siège ; chez lui on s’assoit à l’orientale sur le tapis. On devise avec le propriétaire en fumant ; il met au service de ses hôtes la plus riche collection de pipes qui fut jamais et toutes les variétés de tabac connu.

Le wagon est entouré d’une palissade.

Un énorme chien le garde.

Le cerbère est admirablement dressé ; il aboie pour écarter les gens et ne mord que ceux qui n’écoutent pas ses avertissements.

Au-dehors, la cuisine qui se fait en plein air.

Outre son chien, Simon quand il sort, a des moyens de préserver son bien des voleurs ; il a organisé un système de carabines et de révolvers qui partiraient dans la poitrine de celui qui essayerait de pénétrer dans la maison roulante.

Plusieurs fois Simon a dû déménager.

Il a enlevé sa balustrade, levé quelques planches, attelé trois chevaux à son wagon ; puis, vogue la galère ! Il est parti à la recherche d’une oasis dans les plaines désertes qui s’étendaient devant lui. Quand il trouvait un terrain à sa convenance, ayant une fontaine à quelque distance, il s’y arrêtait.

Mais Paris s’est agrandi à ce point qu’il est maintenant aux fornications ; Simon s’apprête à passer la barrière.

Telle est la demeure ; voici l’homme :

Grand, blond, barbe fauve, front intelligent, l’œil doux et farouche à la fois. Du reste, un mot le peindra : qu’on s’imagine un Christ byzantin empaysanné.

Il nous a parlé, ce qui lui arrive rarement en dehors de ses affaires. – Il fait des affaires. – Il a l’élocution difficile et il emploie les tournures de style les plus élégantes au milieu de phrases débitées dans le patois béotien de la Champagne. Il parle par sentences, et ses sentences inédites sont souvent frappées au bon coin. Son éducation explique, du reste, toutes les anomales de cet esprit singulier. Il est né à Rizancourt, un petit village champenois situé au milieu de forêts immenses ; tout jeune, il exerça la profession de braconnier vivant dans les bois, y chassant, y mangeant, y couchant.

Il se procurait dans une ferme du lard cuit pour huit jours, une miche de pain, un broc de vin et payait le tout par une pièce de venaison. Quand il était sûr de n’être pas pris, il rôtissait un perdreau pendant que son chien faisait le guet. En été » il logeait dans les broussailles ; en hiver, il s’installait dans le creux d’un vieux chêne que les gens de Rizancourt nous ont montré (ce qui nous donna le désir de voir Simon à notre retour à Paris).

Le braconnier pénétrait dans son chêne par un trou que dissimulait une sorte de porte garnie de mousse se souciait des gardes comme un sanglier d’un plomb à perdrix ; il leur échappa toujours. Simon avait commencé sa vie errante vers ses huit ans ; il savait déjà lire ; plus tard, en allant vendre son gibier à Bar-sur-Aube, il y achetait des bouquins pour se servir des feuillets afin de bourrer son fusil : un in-18 dans sa gibecière de toile ne le gênait pas beaucoup et ne le chargeait pas. Un jour Simon s’avisa de lire une page d’un de ces livres ; c’était du Jean-Jacques Rousseau. Il dévora le Contrat social. Épris du style du grand philosophe, il acheta peu à peu toutes ses œuvres, puis il passa à Voltaire, puis à d’autres. Il voulut avoir une profession, pour se conformer aux conseils de Jean-Jacques ; il avait appris en deux hivers celle de cordonnier à Bar-sur-Aube ; chose bizarre, car il allait nu-pieds en tout temps. Pas un cordonnier ne fut bientôt capable de lui en remontrer dans le département ; mais si reprit tout à fait sa vie errante, quand il fut passé maître dans l’art de chausser les autres.

Sur ces entrefaites, il lut Balzac, le grand corrupteur !

Une tarentule le piqua au talon ; il résolut de partir pour Paris. Il avait un pécule de mille francs ! À force de tuer et de vendre « les chevreuils et des lapins, sans jamais dépenser un sou, il avait amassé cette somme relativement considérable. Simon, une fois à Paris, étudia la ville pendant un mois ; il eut vite formé un pécule, il acheta un wagon de réforme, en fit le domicile que nous avons décrit ; puis il demanda et obtint des commandes chez les cordonniers de la capitale. Il se créa une réputation dans la spécialité des hottes de cuir. Il inventa de nouveaux modèles et gagna beaucoup d’argent. Il étudia dans ses courses la place de Paris et prêta son argent aux boutiquiers de sa partie embarrassés pour un billet ; plus tard il agrandit ses opérations sans cesser de travailler ; il spécula à la Bourse avec un bonheur inouï et arrondit ses capitaux. Il continue à jouer et possède à Paris une ou deux maisons et de vastes terrains où il ne loge pas ! Il est toujours silencieux et presque inabordable aux inconnus ; il faut lui être présenté pour qu’il vous reçoive. Cependant il n’est pas misanthrope et il a rendu plus d’un service d’une façon bourrue.

Il aime le beau sexe et on lui a connu plusieurs maîtresses ; il va les voir chez elles, se donnant pour un négociant retiré des affaires, et il se présente avec le costume de l’emploi.

En vient-on à le connaître ?

Vite il plante là sa connaissance et en fait une autre.

Évidemment Simon a une idée.

Il n’est pas avare ! Que veut-il faire de son argent ? Nul ne te sait. Il a répondu obligeamment à toutes nos questions ; mais sur ce point, il est resté muet.

D’anciens prétendent qu’il veut aller fonder une colonie sur les côtes d’Afrique : dans un jour d’ivresse, il avait parlé de chasses à l’éléphant, de battues au lion, enfin d’un paradis des chasseurs sous la zone torride.

Après être venu à Paris sous l’influence de Balzac, l’homme-wagon voudrait-il partir pour les côtes de Guinée sous l’impulsion de Méry dont il a lu la Floride.

Mystère !

Un jour peut-être connaîtrons-nous son secret…

En attendant, ceux de nos lecteurs qui seraient curieux de voir le wagon peuvent aller au passage Mouron et demander ou demeure Simon-Jésus, on le leur indiquera.

Le wagon n’est pas loin de là !

IIUne traversée bizarre

Or fait de singulières traversées ; je suis allé de Paris à Saint-Ouen dans l’embarcation la plus primitive qu’on puisse imaginer.

Le premier homme qui s’est aventuré sur les flots a dû employer le moyen dont je me suis servi pour descendre le fleuve. Je me promenais le long des quais, cherchant des types, quand j’aperçus un homme qui liait entre elles deux planches et semblait fort embarrassé de deux autres qui lui restaient.

Je le questionnai.

Il m’apprit que ces quatre planches, immenses du reste, avaient servi de passage à des débardeurs pour vider un bateau et qu’il voulait se fabriquer un radeau pour aller à Saint-Ouen ; un autre bateau l’attendait là, lui et un ami devaient le remplir ; il fallait y transporter leurs planches ; mais ils trouvaient plus commode de se faire transporter par elles. C’est l’habitude des ouvriers débardeurs. Malheureusement son compagnon ne venait point.

– Assemblez les quatre planches, lui dis-je ; votre radeau n’en sera que plus solide.

– Il serait trop lourd à manœuvrer, me répondit-il.

– Et si je m’embarquais avec vous ?

– Ça m’irait, fit-il.

Les ouvriers ont ce beau côté qu’ils sont liants ; ils ont le caractère ouvert ; une franche proposition est toujours cordialement acceptée.

Mon compagnon de voyage acheva ses apprêts, doubla son premier radeau de deux autres planches, et, vogue la galère ! nous partîmes.

Il m’avait donné une espèce de rame et il s’était muni d’une autre ; mais il se contentait de m’indiquer la manœuvre, n’intervenant que quand j’étais trop maladroit.

Nous filions agréablement au fil de l’eau et je trouvais charmant ce mode de voyager : je ne me doutais pas que la traversée serait émaillée d’incidents dramatiques.

Mon compagnon avait tiré d’un sac qu’il portait sur son dos une ligne solide, munie d’une cinquantaine de forts hameçons bien garnis d’appâts.

– Vous allez pêcher ? demandai-je.

– Sans doute, dit-il ; vous ne serez pas fâché de manger une matelote à Saint-Ouen, je suppose ?

Il supposait bien.

La matelote est loin de m’être désagréable.

Il mit à l’eau cette longue corde, en me promettant que plus d’un poisson serait pris quand nous la retirerions au port d’arrivée.

Tout, alla bien jusqu’au pont de Grenelle ; mais, là un bateau à vapeur qui descendait la Seine vint me donner des inquiétudes.

– N’ayez pas peur, me dit mon compagnon, nous allons nous en garer.

Et il manœuvra, en effet, de façon à quitter le milieu du courant pour livrer passage à ce steamer d’eau douce.

Par malheur, l’avant de celui-ci rencontra notre malencontreuse ligne ; un hameçon s’accrocha quelque part au flanc du bateau et nous voilà remorqués !

Les vagues soulevées par ce pyroscaphe de Seine étaient monstrueuses pour notre petit radeau ; les passagers du bateau riaient ; mais ni moi ni mon compagnon n’avions envie de les imiter.

Je voulais qu’il coupât sa ligne ; lui ne voulait pas la perdre, et nous dansions sur les flots irrités (le mot peut s’appliquer aux flots comme à nous), comme si nous avions été les jouets d’une tempête.

Une tempête dans un verre d’eau, dira-t-on.

Soit.

Mais de même qu’une goutte d’eau est un étang pour un ciron, le fleuve était un océan pour notre microscopique radeau.

J’aurais donné un louis pour être tranquillement assis sur le boulevard, en face d’un grog.

Vous ne me croirez pas ; je devrais le taire ; mais la vérité doit se dire : j’eus le mal de mer… sur la Seine.

Puis il survint une telle secousse que je fus renversé et que je tombai dans l’eau avec mon compagnon ; notre cadeau avait chaviré…

Naufrage complet !

Le bateau s’arrêta.

On ne riait plus à bord.

On nous porta secours ; mais il était arrivé que j’avais été accroché par un hameçon de la ligne toujours tendue entre le radeau et le bateau à vapeur ; il fallut couper cette espèce d’amarre au point où elle était liée sur nos planches ; puis je fus hissé sur le navire sauveur, toujours accroché, en compagnie de deux barbillons, d’un beau gardon et d’une brème superbe.

Les passagers saluèrent de leurs lazzi cette pêche miraculeuse. J’étais furieux comme tout homme qui se sent ridicule.

Mon compagnon, lui, était remonté sur son radeau ; il accosta le vapeur et réclama sa ligne, sa pêche et… son ami.

On lui rendit poissons et engins, mais je refusai formellement de remonter sur sa frêle embarcation, à laquelle j’avais confié des jours qui me seront précieux tant que je pourrai causer avec vous, chers lecteurs.

Mon aventure a tant désopilé les passagers du bateau, sur lequel je finis ce périlleux voyage, que j’ai pensé à vous la conter.

Plus vous en rirez, mieux je serai consolé.

IIILe père Patagon

Ramasseur de bouts de cigares (mingo en langue verte), voilà la profession du père Patagon.

Pour avoir une idée assez juste du bonhomme, il faudrait s’imaginer un peuplier plié par le milieu.

C’est un grand vieux, sec et maigre, qui va, cassé en deux, par les rues.

Il marche singulièrement, à la façon des crabes, obliquant, à droite, à gauche, se jetant brusquement de côté, tirant des bordées.

Les deux mains de ce vieillard, toujours courbé, rasent le sol ; qu’il travaille ou qu’il flâne, il a toujours les doigts à terre.

Pour prendre ses mingos, le père Patagon ne se sert pas du pouce et de l’index, mais, écartant le médium de l’annulaire, il ouvre ses mains en forme de pinces de homard et saisit ainsi les objets. Nous avons cru d’abord qu’il en agissait de la sorte parce qu’il voulait se singulariser ; car les originaux sont nombreux dans les petits-métiers de Paris.

Mais nous nous trompions : Errare humanum est.

Le père Patagon nous expliqua que le pouce étant plus court que les autres doigts, il serait forcé, s’il s’en servait, de se baisser plus encore.

C’était raisonner sagement.

Le brave homme se courbe déjà suffisamment ; il a une telle habitude de la ligne brisée, qu’il éprouve beaucoup de peine à se redresser pour parler à quelqu’un.

Le père Patagon est un rusé compère ; la petite tête qui termine son corps pétillé de malice ; il a le génie de l’observation, et l’on pourrait s’étonner de lui voir exercer un pareil métier.

Une idée fixe l’a réduit où il est.

Celle du père Patagon était d’avoir un bureau de tabac.

Fils d’un officier du premier empire, il avait pour mère une veuve de la Grande-Année ; une veuve sérieuse et honorable qui avait obtenu un débit de la régie.

Élevé au milieu des cigares, le père Patagon s’accoutuma aux acres senteurs de la nicotine ; à mesure qu’il grandit et songea à l’avenir, il caressa l’espérance de tenir un bureau comme sa mère.

Jamais le brave homme ne s’est figuré qu’on pouvait être heureux autrement.

En conséquence, il arrangea sa vie en ce sens :

Il s’engagea à dix-sept ans.

Pourquoi cela ?

Patagon est un homme logique.

Qui veut la fin, veut les moyens ; or, le meilleur moyen d’obtenir un bureau, c’est d’être ancien militaire, chevalier de la Légion d’honneur, et plus ou moins criblé de blessures.

Donc, le voilà soldat aux chasseurs, la tête pleine de songes dorés.

Il monte sa première garde d’écurie, une rosse s’avise de ruer ; Patagon à la jambe cassée et voilà un homme estropié pour la vie, un avenir brisé pour toujours.

Plus de croix !

Partant plus de bureau de tabac.

Mais le père Patagon était un homme de ressources ; ce qu’il ne pouvait vendre au nom de la régie, il le vendit au sien.

Il se mit à ramasser des bouts de cigares, il les lava, conserva les uns, hacha les autres et commença son commerce, qu’il fait du reste avec intelligence.

Chaque soir, la récolte du jour est triée avec soin ; les londrès, encore assez longs, bien mouillés, purgés soigneusement, sont rognés et transformés en pseudo-cigares de contrebande ; Patagon les place avec de beaux bénéfices.

Le reste des mingos, pilé et haché, devient un excellent tabac, aussi propre que tout autre. Les ouvriers, qui en savent la provenance, rachètent sciemment à moitié prix et l’apprécient fort.

Le père Patagon fait chaque jour sa tournée en commençant par les boulevards ; il sait les bons endroits.

Philosophe, il observe l’humanité tout en exerçant son industrie.

À midi, le père Patagon exploite les boulevards ; à deux heures, il parcourt les environs de la Bourse, et il termine par les théâtres, devant lesquels il rôde pendant les entractes.

La journée du père Patagon se termine au théâtre, il va rôder pendant les entractes devant les portes et complète sa récolte ; il est rare que son industrie ne lui rapporte pas en moyenne trois cents francs par mois. Il ramasse environ quatre cents livres de mingos par jour ; à deux francs cinquante centimes : soit dix francs.

Avec ces gains, il pourrait vivre dans l’abondance ; mais le brave homme possède une famille nombreuse qu’il nourrit tout seul.

Voici le roman bizarre et vrai des amours du bonhomme ; jamais un charpentier du drame n’exécuterait ce que les combinaisons du hasard ont fait là ; on ne saurait imaginer un intérieur pareil à celui que nous allons photographier.

Jadis notre héros rencontra, – que ne rencontre-t-on pas à Paris ? – une femme patagonne venue en Franc avec un aventurier yankee qui l’avait plantée là.

Cette malheureuse, délaissée par son amant dans un garni où logeait le ramasser de mingos, était dans une misère profonde. Elle ne disait pas un mot de français, elle ne savait pas travailler, elle se trouvait sans ressources quand la logeuse la mit à la porte.

Le père Patagon (il ne s’appelait pas encore ainsi) la trouva pleurant devant la maison, il en eut pitié, la fit loger et nourrir à ses frais, puis s’aperçut qu’avec le bien-être, la jeune femme devenait fort jolie. Il l’épousa.

Pendant dix années, le père Patagon fut heureux ; mais tout à coup sa femme, minée par le mal du pays, tomba en folie, folie douce, mélancolique, qui lui fait voir son pays. Elle a oublié le français qu’elle avait appris, et entonne de bizarres chansons.

Incapable de travailler, elle refuse de sortir et reste accroupie du matin au soir sur un petit tapis ; ses enfants jouent devant elle.

Son état réagit-il sur ces petits êtres ? Ont-ils en germe la maladie mentale de leur mère ?

Nous ne savons.

Seuls avec elle, ils s’amusent, folâtrent, sautent et gambadent dans la chambre.

Survienne quelqu’un, ils vont se blottir contre elle, comme les poulets sous la poule.

Veut-on leur parler ? ils cachent leur tête dans le sein maternel.

Les gronde-t-on ? Ils pleurent.

Cherche-t-on à les séparer ? Ils ne cessent de pousser des cris perçants.

Le père lui-même n’a sur eux aucun empire ; il ne peut les approcher, ni les embrasser.

Il les adore, car ils sont fort gentils. Nous l’avons vu pleurer, quand, posant des gâteaux devant eux, il nous montra qu’ils ne voulaient rien de sa main.

Inutile de dire que ses enfants ne savent pas un moi de sa langue.

Le père Patagon a dû prendre une bonne qui fait la pâtée de toute la famille ; la mère ne veut voir personne autre que son mari ; la domestique n’oserait pas entrer dans la chambre de la sauvage (elle appelle ainsi sa maîtresse) ; elle serait écharpée.

La pauvre folle serait-elle jalouse ?

Toujours est-il, que la touchante sollicitude du père Patagon pour sa nichée de monstres (sic) nous a profondément ému : il se dévoue pour ce petit monde-là ; il est épris de sa femme plus que jamais.

Mais il faillit être privé de sa tendresse à tout jamais.

Au début de sa maladie, la folle l’avait pris en grippe, comme tout le monde, mais il eut une idée sublime.

Il vit un jour, dans un livre de voyages, une gravure représentant des Patagons ; il se confectionna un costume dans le genre de celui de ces sauvages et se tatoua comme eux, il se présenta ainsi, avec une flèche et un arc, devant sa femme qui poussa un cri de joie et lui sauta au cou…

Ivre de bonheur, le père Patagon ne quitta pas son déguisement de toute une semaine ; mais il fallait travailler. Il reprit ses effets bourgeois pour le jour seulement ; le soir, en rentrant, il endossait le déguisement ! Peu à peu il accoutuma su femme à le voir sans le tatouage, puis sans la coiffure, en retirant chaque soir une plume ou un brimborion, il en vint à ne plus s’habiller en cannibale (comme il dit).

Puis il a gardé avec un soin religieux le carquois et l’arc qui lui ont rendu la tendresse de la petite sauvage.

– Eh ! monsieur, nous disait-il, les flèches qui sont là-dedans sont de vraies flèches à Cupidon ; grâce à elles.

Voyons-nous d’ici le joli Cupidon que devait faire le ramasseur de mingos en grande tenue de chef sauvage.

N’importe ! sa femme l’aimait ainsi, il ne se trouvait pas ridicule.

Au milieu de son bonheur conjugal, le père Patagon éprouve un profond chagrin de l’aversion que lui témoignent ses enfants, mais il espère imaginer un moyen d’apprivoiser sa farouche progéniture.

Souhaitons-lui de réussir.

IVSoulouque – Le charmeur de serpents

Si j’en juge par ce qui m’est arrivé, l’Exposition a dû procurer à tout le monde d’étranges rencontres.

Vous aviez vu un homme à deux mille lieues de votre pays, rien ne pouvait vous faire supposer que jamais vous auriez occasion de lui serrer la main, et un beau matin vous le rencontrez sur le boulevard.

Vous vous étonnez, vous le questionnez, et il vous répond :

– Je suis venu pour l’Exposition !

Et il vous dit cela tout simplement, comme si c’était la chose la plus naturelle que de traverser les Océans pour se rendre à l’appel de Paris conviant les peuples à la fraternité.

Encore s’il s’agissait de gens riches, de nababs indiens, de mandarins chinois, de pachas turcs ou de planteurs brésiliens !

Mais non.

Ce sont de pauvres diables sans ressources que j’ai trouvés sur l’asphalte de nos trottoirs : un Cantonnais, ex-coolie de notre armée ; un ancien cipaye, ordonnance d’un officier anglais en Crimée, puis porteur d’eau à Calcutta ; un bachi-bouzou ayant fait partie des spahis d’Orient.

Et bien d’autres !

Ils sont venus chercher fortune à Paris.

Comment ont-ils payé leurs traversées, des traversées dont le prix effrayerait plus d’un bourgeois aisé de chez nous ?

La nécessité, mère de l’ingéniosité, leur a inspiré des combinaisons diverses.

Nous n’avons qu’un moyen, nous autres, pour voyager : payer un billet de chemin de fer ou de bateau à vapeur.

Eux, ils ont cent façons différentes de parcourir le monde.

L’un s’engage comme matelot et trouve moyen d’économiser cent dollars, où nous aurions dépensé trois cents napoléons.

L’autre se fait domestique d’un riche voyageur.

Le Cantonnais s’était fait chauffeur auxiliaire à bord d’un paquebot.

Enfin Soulouque, celui dont je veux vous parler aujourd’hui, avait trouvé un Barnum ; je dis avait, car son imprésario est mort.

Soulouque était turco.

Il faisait partie du 2e régiment de cette arme ; maintes fois mon régiment avait expéditionné en compagnie du sien.

Soulouque est un surnom.

Noir comme l’ébène, notre turco ressemble à l’ex-empereur d’Haïti, de là le sobriquet.

La mère de Soulouque était une négresse du Soudan, amenée à travers le Sahara par les marchands d’esclaves, vendue à Tuggurt aux Moyabites, revendue de seconde main sur le souk (marché) de Laghouat.

Les trafics de chair humaine se pratiquaient en Algérie avant notre conquête.

Cette négresse était une sorcière, possédant de noirs secrets… au dire de son fils.

Elle sut, paraît-il, jeter un charme sur le fils de son maître, qui l’épousa, n’eut qu’elle pour femme, et l’adora tant qu’il vécut… et pourtant elle était laide et avait vingt-quatre ans en se mariant, ce qui est la vieillesse pour une femme indigène.

Mais c’était une sorcière, je vous l’ai déjà dit.

Entre nous, je ne vous garantis pas cette histoire ; je vous raconte ce qu’on racontait là-bas, sous la tente, quand on s’entretenait de Soulouque le charmeur.

Il semble avéré que le père de ce dernier était fort riche, qu’une guerre de tribu à tribu le ruina ; qu’il lut tué et que la négresse du Soudan fut réduite à la plus affreuse misère.

Toutefois elle éleva son fils jusqu’à l’âge de douze ans, lui enseigna quelques-uns de ses secrets et disparut sans que l’on sût ce qu’elle était devenue.

Un célèbre marabout l’avait fait jeter à la mer, s’il faut en croire les supposions que l’on hasarda sur cet évènement.

Soulouque, orphelin, se fit commissionnaire et cireur de bottes à Oran ; quand il eut quinze ans, il s’engagea aux turcos.

Rien ne le distingua de ses camarades pendant un certain temps.

Mais voilà qu’un jour il advint à un officier une aventure singulière.

On campait aux confins du Sahara.

La contrée était infestée de vipères noires, au venin terrible qui tue en quelques secondes ; plus d’un homme était mort foudroyé par la morsure de ces dangereux reptiles.

Impossible de les éviter.

Chaque nuit, ils se glissaient dans tes tentes, cherchaient la chaleur dans les plis de nos couvertures et s’endormaient blottis contre nous.

Au malin, lorsqu’on secouait ses vêtements, il n’était pas rare d’en faire tomber un serpent.

En ceci, pas la moindre exagération.